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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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«Si jamais événement a eu des droits à l'étonnement public, c'est celui de l'union du Roi et de l'Impératrice-Reine, conclue en 1756 [3]

C'est en ces termes que, dans les instructions remises en 1759 au comte de Choiseul, nommé ambassadeur à Vienne, l'un des principaux promoteurs du grand changement survenu au XVIIIe siècle dans la politique de la France, le duc de Choiseul, ministre des affaires étrangères, appréciait ce grave événement, et sa conviction était si profonde qu'il répétait la même pensée, sous la même forme, deux fois encore dans ses instructions diplomatiques, en 1761, pour le comte du Châtelet, en 1766, pour le marquis de Durfort [4].

Le changement avait été radical en effet, et l'étonnement public avait dû être grand. Depuis plus de deux siècles, la France s'était habituée à regarder l'Autriche comme son éternelle rivale. Libre du côté de l'Angleterre qui, pendant tout le Moyen âge, avait été l'ennemie héréditaire, mais que la glorieuse épopée de Jeanne d'Arc et, plus tard, la prise de Calais par François de Guise avaient définitivement rejetée de l'autre côté de la Manche, elle avait eu, depuis le commencement des temps modernes, à défendre non pas seulement sa puissance, mais son existence même contre la double étreinte des Habsbourg, qui, par leurs deux branches, d'Espagne et d'Autriche, la resserraient au Nord, au Midi et à l'Est. Briser cette ceinture qui nous étouffait, repousser au delà de nos frontières naturelles les postes avancés que le roi d'Espagne d'un côté, l'Empereur de l'autre avaient sur le territoire national, reprendre la liberté de nos mouvements et assurer à la couronne de France «le rôle supérieur qui convenait à son ancienneté, à sa dignité et à sa grandeur [5]», tel avait été le but poursuivi, avec une patiente obstination et une habileté patriotique, par les princes qui, depuis François Ier, s'étaient succédé sur le trône et les grands ministres qui les avaient servis. Un moment dissimulée plutôt que suspendue par les troubles religieux sous les derniers Valois, la lutte avait repris avec plus d'éclat et de force sous les Bourbons. Ce combat pour la vie avait été l'origine d'alliances qui avaient dû coûter au Roi Très Chrétien, mais que la nécessité avait imposées: l'alliance avec le sultan et avec les protestants d'Allemagne et de Hollande qui, ennemis de l'Espagne et de l'Autriche, étaient naturellement pour nous d'utiles auxiliaires. Et c'est ainsi que, sous la protection de la France, s'était fondée et développée la grandeur des Hohenzollern, qui, d'électeurs de Brandebourg, étaient devenus rois de Prusse.

Mais la situation s'était modifiée. Les conquêtes de Richelieu et de Mazarin, consacrées par les traités de Westphalie et des Pyrénées, les victoires de Louis XIV, ses défaites même, aboutissant à la paix d'Utrecht, avaient bouleversé la carte de l'Europe. La Maison d'Autriche avait été à tout jamais chassée d'Espagne, où les Bourbons l'avaient remplacée, et si elle était demeurée d'abord un danger par ses possessions d'Italie, par ses domaines des Pays-Bas surtout, où la coalition l'avait manifestement placée comme une avant-garde contre nous, et par l'alliance de l'Angleterre, qui, sympathique à Louis XIV, sous les Stuarts, avait repris, avec Guillaume III et la Maison de Hanovre, toutes ses traditions antifrançaises, les traités de Vienne et d'Aix-la-Chapelle, qui l'avaient évincée de Naples et de Parme, en même temps que le traité de Belgrade la refoulait du côté de l'Orient [6], avaient bien affaibli son prestige, tandis que grandissait parallèlement celui de la Prusse.

Convenait-il de pousser jusqu'au bout nos revendications, de poursuivre jusqu'à l'épuisement l'abaissement d'un adversaire vieilli et humilié, pour élever sur ses ruines une puissance jeune, remuante, belliqueuse, dont le chef, sans autre règle que ses convoitises, sans autre frein que ses intérêts, sans autres scrupules que ceux de son ambition, venait de montrer, dès ses débuts, qu'il n'était ni un client docile, ni un allié fidèle? Fallait-il, par un prétendu respect pour une politique traditionnelle et de famille, mais en réalité par esprit de routine, s'obstiner dans un système dont les effets utiles étaient produits, et ne valait-il pas mieux, en mettant fin à une lutte désormais sans objet, garantir les résultats acquis et consolider l'équilibre obtenu en assurant la paix?

Depuis quelque temps, du reste, les observateurs attentifs auraient pu saisir des symptômes de détente dans la haine séculaire des Maisons de France et d'Autriche. L'empereur Charles VI, guéri de ses idées de conquête et éclairé par ses derniers échecs, songeait à se rapprocher de la France, et le cardinal de Fleury n'était nullement éloigné d'accepter ses ouvertures. «Il pensait, a-t-on écrit justement, que la France et l'Autriche, parvenues toutes deux à leur plein développement, devaient chercher à assurer leur pouvoir plutôt qu'à l'étendre et qu'elles feraient œuvre de sagesse en s'unissant pour exercer sur le reste de l'Europe une action modératrice [7].» L'adhésion de Versailles à la Pragmatique Sanction, qui assurait la succession des Habsbourg, semblait la consécration de cette politique d'apaisement, et le traité même de Belgrade, où l'influence française, s'exerçant au profit de la Turquie, avait déjoué les projets de l'Empereur, ne l'avait point altérée; une correspondance active s'était établie entre Charles VI et Fleury, et, s'il faut en croire un témoin non suspect, Frédéric II, ces relations intimes avaient été sur le point d'aboutir à la cession pacifique du grand-duché de Luxembourg au Roi [8]. On assure même qu'avant de mourir l'Empereur avait recommandé à sa fille de s'unir à la France [9].

Quant à Louis XV, dont l'esprit, naturellement juste, voyait souvent avec beaucoup de perspicacité le parti à prendre, sans avoir toujours l'énergie de le suivre, il partageait sur ce point les sentiments de son ministre et penchait visiblement vers un rapprochement avec la Cour de Vienne. «Le Roi gémissait depuis longtemps, lit-on dans les instructions données au comte d'Estrées, que les préjugés de la politique s'opposassent à l'établissement d'un système qui satisfaisait son cœur et qui lui paraissait plus propre qu'aucun autre à maintenir la vraie religion et la paix générale, et à resserrer dans les bornes de leur État et de leur puissance l'ambition de chaque prince [10]

La malheureuse guerre de la succession d'Autriche, où le cabinet de Versailles, poussé par Frédéric II, excité par le parti militaire et son chef, le maréchal de Belle-Isle, entraîné par l'opinion publique, toujours imbue de ses vieux préjugés, se laissa aller à manquer à la parole jurée, cette guerre, qui semblait constituer un grief de plus contre la France, ne ralentit pas un désir de rapprochement qui se faisait jour malgré tout. Il l'augmenta au contraire en quelque sorte, de toute la passion de vengeance que Marie-Thérèse ressentait contre le Roi de Prusse. La perte de la Silésie, enlevée brutalement sans déclaration préalable d'hostilités, lui était infiniment plus sensible que la cession de Parme et de Plaisance. Pendant la guerre même, elle avait, à diverses reprises, soit directement, soit par le canal de la Cour de Dresde, fait à la Cour de Versailles des propositions de paix particulières, offrant même de livrer quelques places des Pays-Bas, pourvu que le Roi voulût seulement rester neutre entre elle et le Roi de Prusse [11]. Après la paix d'Aix-la-Chapelle, les avances continuèrent, et, il faut le dire, elles furent réciproques.

Tandis que le comte de Kaunitz, qui fut, de 1751 à 1753, ambassadeur à Paris, avant de devenir pour quarante ans le directeur de la politique autrichienne, cherchait à nouer avec le cabinet de Versailles des relations cordiales [12] et y réussissait dans une certaine mesure, les instructions données aux ministres de France partant pour Vienne étaient empreintes de cette même cordialité. «Le marquis d'Hautefort, écrivait le secrétaire d'État aux affaires étrangères, M. de Puysieux, en 1750, aura soin de jeter dans ses conversations avec les ministres impériaux, lorsqu'il en trouvera des occasions naturelles, que le Roi n'est nullement affecté des anciennes défiances qui, depuis le règne de Charles-Quint, avaient fait regarder la Maison d'Autriche comme rivale dangereuse et implacable de la Maison de France, que l'inimitié entre ces deux principales puissances ne doit plus être une raison d'État, et que Sa Majesté est au contraire très persuadée qu'elles trouveraient leurs sûreté et convenance réciproques dans une alliance sincère et dans un parfait concert qu'elles cimenteraient entre elles; que cette intelligence, solidement établie, préviendrait nécessairement à l'avenir les guerres qui, en épuisant les finances des souverains, sont toujours si funestes aux peuples qui en sont les victimes; que les engagements que le Roi pourrait prendre dans la suite avec la Cour de Vienne, n'ayant pour motif et pour but que le repos public, ne devraient pas être incompatibles avec ceux que les deux Cours auraient déjà pris avec d'autres puissances [13]

Même langage trois ans plus tard au marquis d'Aubeterre, qui, en 1753, succéda au marquis d'Hautefort.

«Il n'est plus question aujourd'hui de ces fameux démêlés de François Ier et de Charles-Quint. Les circonstances ont bien changé; le Roi ne songe qu'à vivre dans la meilleure intelligence avec l'Impératrice-Reine. Il ne reste aucune trace de ces griefs surannés dans le cœur de Sa Majesté; Elle est disposée à contribuer aux avantages de Leurs Majestés Impériales [14]

Toutefois, cette pensée de rapprochement avec l'Autriche,—les instructions de M. d'Hautefort l'attestent,—n'allait pas jusqu'à une rupture des anciennes alliances. Le Roi de France demeurait ce qu'il était depuis le traité de Westphalie, le protecteur de la Confédération germanique; ami de l'Autriche, il n'entendait pas lui sacrifier la Prusse. C'était un client qui avait grandi sous son patronage; il ne l'abandonnait pas. Mais il trouvait que l'enfant avait assez grandi, qu'il était remuant, indocile, frondeur, trop disposé à braver son tuteur, au besoin même à le supplanter; il était temps d'arrêter un développement qui, avec le tempérament connu du jeune successeur de Frédéric-Guillaume, pouvait devenir menaçant. Il était utile à la France d'avoir en Allemagne un auxiliaire dévoué: il ne pouvait lui convenir d'y élever de ses mains une nouvelle rivale. «S'il n'était ni de sa gloire ni de son intérêt de livrer le Roi de Prusse aux ressentiments de la Cour de Vienne [15]», elle ne pouvait admettre que «l'électeur de Brandebourg remplît en Europe la place qu'y occupait un Roi de France [16]».

Les choses en étaient là, les deux gouvernements devançant manifestement l'opinion de leurs pays, mais s'étant bornés, en somme, à des coquetteries et à des politesses, lorsque, au commencement de septembre 1755, le comte de Stahremberg, ambassadeur d'Autriche à Paris, demanda un rendez-vous à Mme de Pompadour, afin de lui faire part, disait-il, de propositions secrètes dont il était chargé par l'Impératrice. On a raconté que Marie-Thérèse, désireuse avant tout de voir aboutir ces négociations et connaissant l'influence prépondérante de la favorite, n'avait pas hésité à lui écrire un billet où elle aurait poussé la condescendance jusqu'à la traiter de «chère amie». C'est une légende, et Marie-Thérèse elle-même a pris soin de la démentir dans une lettre à l'électrice de Saxe [17]. Mais ce que l'Impératrice n'avait pas fait, l'ambassadeur n'hésita pas à le faire, et c'est par l'entremise de Mme de Pompadour qu'il fit passer ses propositions [18]. Il demandait en même temps que le Roi désignât un de ses ministres pour assister à cette première conférence et servir ensuite d'intermédiaire [19]. Le Roi désigna l'abbé de Bernis, et quoique la favorite ait affirmé que ce choix avait été spontané, il est bien difficile d'admettre qu'elle n'ait pas au moins indiqué le nom d'un homme qui n'avait point encore ses entrées au Conseil, mais qu'en revanche elle savait lui être absolument dévoué. C'était d'ailleurs un moyen de cacher aux ministres, dont on n'ignorait pas l'hostilité contre l'Autriche, une ouverture qui répondait au vœu secret du Roi.

Après quelques objections, Bernis accepta la mission qui lui était confiée, et les entrevues commencèrent dès le lendemain avec l'ambassadeur d'Autriche. Elles avaient lieu dans une petite maison située au bas de la terrasse de Bellevue, et dont le nom de Babiole a servi de thème aux plaisanteries des amis de Frédéric II. Mme de Pompadour assista à la première; les autres eurent lieu entre Bernis et Stahremberg seuls; il n'y avait même pas de secrétaire pour les écritures. «L'intention de l'Impératrice était de négocier comme tête à tête avec le Roi [20].» A Vienne, Marie-Thérèse, Joseph II et Kaunitz; à Versailles, le Roi et Mme de Pompadour étaient seuls dans la confidence. Ce ne fut qu'au bout de près de trois mois que les ministres français, ou du moins quelques-uns d'entre eux, y furent admis. Quant aux ministres étrangers, le secret, dit Bernis, fut si bien gardé que, «pendant plus de six mois, ils ne soupçonnèrent rien de notre intelligence [21].» Chaque soir, Bernis rendait compte directement au Roi des résultats de la journée et faisait approuver par lui toutes les réponses et mémoires qu'il remettait à Stahremberg [22].

Quelque désir passionné d'arriver à une solution qu'il vit chez le souverain, le négociateur français ne s'avançait qu'avec la plus extrême prudence: il redoutait toujours un piège. La franchise même, l'abandon avec lequel le gouvernement impérial exposait ses projets et découvrait ses vues, le mettait en garde contre leur sincérité. Les propositions de Marie-Thérèse offraient des avantages réels pour la France, pour la Maison de Bourbon, pour la paix de l'Europe; mais elles entraînaient un tel changement dans le système politique que Bernis hésitait à y acquiescer. Le Roi les eût acceptées plus résolûment; mais il comprit les motifs de son plénipotentiaire et lui laissa carte blanche. La réponse faite aux premières ouvertures de Stahremberg fut réservée, presque froide; on se retranchait derrière les stipulations d'Aix-la-Chapelle, et les négociations traînaient en longueur, lorsqu'une découverte inattendue vint changer la face des choses et presser la solution.

Dès le premier jour,—et c'était une des bases principales sur lesquelles il appuyait ses raisonnements—l'ambassadeur avait révélé que, depuis le mois d'août [23], le Roi de Prusse préparait, par l'intermédiaire du duc de Brunswick, un traité avec l'Angleterre. Mais comment croire à cette défection? Notre diplomatie n'en avait rien su. N'était-ce pas un piège qu'on nous tendait, en excitant notre légitime susceptibilité? Le Roi de Prusse était lié à nous, depuis quatorze ans, par un traité qui n'expirait que dans quelques mois. Comment supposer qu'au moment de le renouveler,—car rien n'indiquait de la part d'aucune des parties des intentions de rupture,—il allait contracter avec l'Angleterre, jusque-là fidèle alliée de l'Autriche et notre traditionnelle ennemie? Comment le supposer, surtout à l'heure où un conflit nouveau venait d'éclater entre les deux vieilles rivales? Le 8 juin 1755 en effet, en pleine paix, sans déclaration d'hostilité, la flotte anglaise avait enlevé deux bâtiments français, l'Alcide et le Lys. L'injure avait été vivement ressentie en France, et le ministre de Prusse à Paris, le baron de Knyphausen, renchérissant encore sur la légitime indignation du public, s'en allait répétant tout haut qu'une pareille agression était intolérable, qu'il fallait la punir sans retard, en attaquant à la fois l'Angleterre et son amie l'Autriche, offrant même l'appui de son maître, prêt à entrer en Bohême avec cent quarante mille hommes [24]. Le Conseil du Roi, qui n'était pas prêt, avait résisté à ces excitations; il s'était contenté d'adresser des réclamations au cabinet de Londres, s'abstenant de toutes représailles, mais préparant néanmoins la guerre qui paraissait chaque jour plus inévitable. Comment croire que c'était précisément le moment que Frédéric allait choisir pour abandonner sa fidèle alliée, brutalement insultée, et se rapprocher de l'agresseur, contre lequel il manifestait si bruyamment sa réprobation?

Quelque étrange et quelque invraisemblable que fût cette révélation de Stahremberg, il était urgent de l'éclaircir. Un ambassadeur extraordinaire, le duc de Nivernais, fut envoyé à Berlin, sous prétexte d'examiner avec le Roi de Prusse la manière de renouveler le traité de 1741, en réalité pour démêler ses vrais sentiments et lui «tâter le pouls», en quelque sorte, dans une conjoncture si grave. Grand seigneur dans toute la force du terme, mais grand seigneur libéral, homme du monde et du meilleur monde, esprit ouvert et éclairé, poète à ses heures et membre de l'Académie française, partisan de la Prusse, comme la plupart des courtisans à cette époque, le duc de Nivernais ne pouvait être à Berlin que persona grata. Le Roi lui fit le meilleur accueil, le reçut à la fois en plénipotentiaire et en académicien, écouta ses vues, écouta ses propositions, le combla de prévenances, protesta de son attachement pour la France, endormit sa confiance, aveugla sa perspicacité, et, un beau jour, lui déclara cyniquement que son ministre à Londres venait de signer un traité d'alliance avec l'Angleterre [25]. Quelques instances que fît le duc pour l'empêcher de confirmer un acte qui, à cette heure, était vis-à-vis de nous une vraie trahison, il le ratifia sous ses yeux en quelque sorte, le 16 février 1756, offrant en revanche de traiter aussi avec nous, «ce qui, dit Bernis, avait l'air d'une véritable dérision [26],» et à toutes les plaintes légitimes du plénipotentiaire ne répondant que par des plaisanteries. «Vous voilà bien fâché, dit-il en riant; que ne faites-vous un traité avec l'Impératrice? Je ne le trouverai pas mauvais [27]

Pendant ce temps, les conférences de Bellevue, refroidies par la première réponse de Bernis, ne continuaient que lentement. Il n'était d'ailleurs question, entre la France et l'Autriche, que d'un simple traité de garantie, dans lequel le négociateur français insistait pour faire comprendre le Roi de Prusse [28]. La nouvelle de la trahison de Frédéric précipita les choses. «La France ne pouvait rester sans alliances; abandonnée par la Prusse, il fallait ou qu'elle s'unît à la Cour de Vienne, ou qu'elle demeurât exposée à la ligue des grandes puissances de l'Europe [29].» Les négociations, un moment interrompues par une maladie de Bernis, aboutirent enfin, le 1er mai 1756, à un traité d'alliance défensive et de neutralité.

Cet acte a donné lieu à de vives controverses et à d'ardentes critiques, et lorsqu'il a été conclu, et plus tard. Les auteurs de mémoires dévoués au Roi de Prusse, les philosophes pensionnés par lui, les diplomates de la vieille école dérangés dans leurs traditions, ne se sont pas fait faute d'attaquer le profond changement de la politique française. Frédéric lui-même, dans ses Œuvres, s'est posé en victime. L'histoire, mieux connue, a réduit à leur véritable valeur les récriminations de cet étrange champion de la justice et du droit des gens. Il est bien démontré que c'est lui qui le premier a trahi l'alliance française, et que le traité de Versailles n'a été que la réponse parfaitement légitime au traité de Londres. Quant aux conséquences de cet acte, si elles n'ont pas été telles qu'on eût pu les prévoir et les désirer, si elles ont tourné parfois au détriment de la France et au profit de l'Autriche, si elles ont abouti aux désastres de la guerre de Sept ans, et au partage de la Pologne, la faute n'en est pas aux négociateurs du traité de 1756, mais aux continuateurs de leur œuvre, qui n'ont pas su lui faire porter ses fruits naturels et équitables, et comme l'a très bien dit Bernis, «à notre mauvaise conduite, au mauvais emploi de nos forces et à l'intrigue qui a présidé au choix de nos généraux [30]

Mais à l'époque où ce traité a été conclu, il tranchait de la façon la plus satisfaisante une situation difficile et délicate. Lorsqu'une guerre nouvelle s'engageait avec l'Angleterre, il enlevait à cette implacable ennemie son auxiliaire le plus puissant. Il maintenait le traité de Westphalie, base de notre influence en Allemagne [31]. Il ne nous entraînait pas forcément dans les différends de l'Autriche et de la Prusse, puisque par un dernier ménagement pour un ancien client, Louis XV avait formellement déclaré qu'aucune mesure ne serait prise contre le Roi de Prusse, qu'au cas où ce prince violerait les stipulations d'Aix-la-Chapelle. En détruisant ainsi ou du moins en diminuant sensiblement les chances de conflit sur le continent, en assurant notre frontière du Nord, en unissant les deux grandes puissances territoriales, il nous donnait les moyens de refaire nos forces navales et de nous livrer tout entiers à la lutte maritime contre notre éternelle rivale. Il permettait même de rétablir plus promptement la paix et de la fonder sur des bases durables. Et ainsi, dit Bernis, «le Roi aurait joué en Europe le plus grand rôle politique et militaire sans s'écarter de la droiture et de la justice [32].» A l'amitié douteuse du Roi de Prusse, client ombrageux, allié suspect, fort surtout par les ressources de son génie, mais toujours prêt à changer de parti dans l'intérêt de son ambition, se substituait l'alliance d'une puissance de premier ordre qui, désabusée de ses prétentions à la monarchie universelle, ramenée à de justes limites, n'était plus un danger et était un appui. C'était un acte de sagesse et, dans les circonstances données, un acte nécessaire. A vrai dire même, c'était moins l'abandon de la politique de Richelieu et de Louis XIV, que ce n'en était le couronnement et la consécration. «Le plus grand hommage que Louis XV put rendre à ses prédécesseurs, a dit un éminent homme d'État, c'était de reconnaître comme doit le faire aujourd'hui l'histoire, qu'ils avaient conduit les revendications de la France contre l'Autriche à ce point où l'œuvre étant consommée, il n'était ni nécessaire ni même prudent de vouloir les pousser plus avant [33]

Et, comme pour cimenter cette politique nouvelle, tandis que, en France, se poursuivaient les négociations qui aboutissaient au traité de Versailles, en Autriche l'Impératrice donnait le jour à l'enfant qui devait être un jour le lien le plus cher et comme le symbole vivant de l'alliance des deux pays.


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