Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
Première grossesse de la Reine.—Son bonheur.—Ses rêves pour l'éducation de son enfant.—Joie du Roi.—Sentiments divers de la famille royale et de la Cour.—Propos malveillants.—Couches dramatiques de la Reine.—Danger qu'elle court.—Naissance de Madame Royale.—Joie du public, mélangée de désappointement.—Paroles de la Reine à sa fille.—Te Deum à Notre-Dame.—Amélioration de la conduite de la Reine, malgré quelques inconvénients encore inévitables.—Intimité des deux époux.—Affection de Marie-Antoinette pour Mme Élisabeth.—Impatience de Marie-Thérèse et du public d'avoir un Dauphin.—Fausse couche de la Reine.—Mort de Marie-Thérèse.—Douleur de Marie-Antoinette.—Second voyage de Joseph II en France.—Naissance du Dauphin.—Bonheur universel.
«Vers les derniers mois de 1777, raconte Mme Campan, la Reine étant seule dans ses cabinets, nous fit appeler, mon beau-père et moi, et, nous présentant sa main à baiser, nous dit que nous regardant l'un et l'autre comme des gens bien occupés de son bonheur, elle voulait recevoir nos compliments, qu'enfin elle était Reine de France, et qu'elle espérait bientôt avoir des enfants; qu'elle avait jusqu'à ce moment su cacher ses peines, mais qu'en secret elle avait versé bien des pleurs [1293]».
Ces espérances pourtant furent encore ajournées; mais au bout de quelques mois elles s'affirmèrent de nouveau, et cette fois ce ne fut pas à Mme Campan, ce fut à sa mère que la Reine en fit part. «Madame ma chère mère, lui écrivait-elle le 19 avril 1778, mon premier mouvement, et que je me repens de n'avoir pas suivi, il y a huit jours, c'était d'écrire mes espérances à ma chère maman. J'ai été arrêtée par la crainte de causer trop de chagrin, si mes grandes espérances venaient à s'évanouir; elles ne sont pas encore entièrement assurées et je n'y compterai entièrement que dans les premiers jours du mois prochain... En attendant, je crois avoir de bonnes raisons pour y prendre confiance; du reste je me porte à merveille; mon appétit et mon sommeil sont augmentés [1294].»
De quel tressaillement de joie ces premières espérances, si longtemps et si impatiemment attendues, firent-elles battre le cœur de la Reine, il est facile de le comprendre. Elle avait si souvent envié la fécondité de la comtesse d'Artois! Elle sentait si bien que tant qu'elle ne serait pas mère, elle ne serait en quelque sorte considérée que comme étrangère! Aussi, que de précautions prises pour ne pas faire évanouir ce rêve! Elle renonce aux courses à cheval, aux excursions à Paris [1295], même au billard [1296]; elle ne fait plus que des promenades à pied [1297], après quoi elle s'assied dans ses cabinets à de petits ouvrages d'aiguille [1298]. Quand vient le printemps, elle s'installe à Marly, où les promenades sont plus belles et plus commodes, où elle sort dès son lever, où le grand air du matin et un exercice modéré épanouissent l'esprit et fortifient le corps [1299]. Si parfois elle monte en voiture, ce n'est qu'avec l'autorisation expresse de l'accoucheur qu'elle a choisi, Vermond, frère de l'abbé [1300]. Plus de veilles, plus de jeux [1301]. Sa vie devient plus sérieuse, sa volonté plus ferme, son esprit plus réfléchi [1302]. Sa pensée est tout entière absorbée par cet enfant qu'elle porte dans son sein. Elle suit pas à pas les diverses évolutions d'un état dont la nouveauté l'enchante, dont elle salue chaque progrès par une explosion de joie [1303]; elle s'y intéresse jusqu'à mesurer sa taille pour en constater le développement [1304].
Elle se plaît à songer aux soins dont elle entourera ce petit être qui est dès à présent l'objet de sa tendresse; elle se plonge avec délices dans tous ces doux et souriants détails de la maternité. L'enfant ne sera point emmailloté; on l'élèvera en liberté dans une barcelonnette ou sur les bras; il logera au rez-de-chaussée, séparé seulement par une petite grille de la terrasse du Château sur laquelle il fera ses premiers pas plus facilement que sur le parquet [1305]. Si c'est un Dauphin,—et ce doit en être un, tout le monde le prédit—on ne lui nommera pas de gouverneur avant l'âge de cinq ans; ce sera un moyen d'éviter les intrigues et de faire un choix avec plus de maturité [1306].
Et pour constater publiquement son bonheur et l'inaugurer par un acte de charité, elle envoie douze mille livres à Paris, quatre mille à Versailles pour la délivrance des pauvres gens détenus pour dettes de nourrices. Le cri de la reconnaissance populaire répondra au cri de joie des parents, et ces enfants qui retrouveront leurs pères béniront cette mère qui va enfin pouvoir embrasser son enfant [1307].
Le Roi est dans l'ivresse; il est tout à l'épanouissement et comme à la fierté de sa dignité nouvelle; il entoure des plus délicates attentions et d'une affection enfin expansive celle qui lui promet ce grand bonheur si longtemps souhaité en vain [1308]; il l'annonce officiellement à l'Impératrice.
Tout va bien d'ailleurs et, malgré les alarmes que causent à la Reine la guerre de Bavière, le danger de ses frères et les angoisses de sa mère, elle supporte merveilleusement les fatigues de sa grossesse. «Ma santé est toujours très bonne, écrit-elle le 14 août. Mon enfant a donné le premier mouvement le vendredi 31 juillet, à dix heures et demie du soir; depuis ce moment il remue fréquemment, ce qui me cause une grande joie. Je ne puis pas dire à ma chère maman combien chaque mouvement ajoute à mon bonheur [1309].» Le lendemain, elle va trouver son mari: «Je viens, Sire, lui dit-elle gaiement, me plaindre d'un de vos sujets assez audacieux pour me donner des coups de pied dans le ventre [1310].» Le Roi rit de son bon gros rire et embrasse tendrement sa femme.
Mais tout le monde ne riait pas. Si Mesdames tantes semblaient s'associer franchement au bonheur de leur neveu et se rapprocher même un instant de leur nièce,—ce qui d'ailleurs ne dura guère [1311];—si le comte d'Artois, uniquement occupé de ses plaisirs, ne paraissait pas s'inquiéter de cette situation nouvelle, les deux sœurs piémontaises, Madame et la comtesse d'Artois, tout en conservant en apparence l'attitude la plus convenable, n'en faisaient pas moins, dans leur particulier, de pénibles et désagréables réflexions [1312]. Monsieur gardait sa tournure ordinaire, mais il écrivait à Gustave III: «Vous avez su le changement survenu dans ma fortune... Je me suis rendu maître de moi à l'extérieur fort vite et j'ai toujours tenu la même conduite qu'avant, sans témoigner de joie, ce qui aurait passé pour fausseté et ce qui l'aurait été, car franchement, et vous pouvez aisément le croire, je n'en ressentais pas du tout;—ni de tristesse, qu'on aurait pu attribuer à de la faiblesse d'âme. L'intérieur a été plus difficile à vaincre; il se soulève encore quelquefois [1313].»
Et puis les ministres,—Maurepas surtout,—qui voyaient dans la grossesse de la Reine, dans sa vie plus sérieuse, dans l'affection plus tendre que lui témoignait le Roi, comme l'affermissement d'un crédit qui leur portait ombrage et qu'ils avaient voulu étouffer dans la dissipation [1314]. Et les courtisans, mécontents de n'avoir point été invités à Marly où la Reine était allée chercher le repos et la solitude [1315]. Et les envieux de Mme de Polignac, dont la faveur était plus forte que jamais, au point que Louis XVI l'avait fait revenir précipitamment à la Cour, pour consoler sa royale amie, profondément troublée par les lettres désespérées et pressantes de Marie-Thérèse [1316]. Et cette vindicative comtesse de Marsan, toujours ulcérée contre Marie-Antoinette, à qui elle ne pardonnait pas son peu de sympathie pour les Rohan et son goût pour Choiseul, Mme de Marsan, trop bien secondée dans ses manœuvres par l'homme de confiance de son neveu, l'abbé Georgel, intrigant subalterne, mais des plus dangereux, dont les propos indignaient tellement l'honnête monarque qu'il avait voulu le chasser de Versailles [1317].
Tous ces mécontentements se coalisaient contre la Reine pour saper son crédit au moment même où il semblait devenir plus solide et la perdre elle-même, sinon près du Roi, alors dans la fraîcheur de son nouvel amour, du moins près du public, rendu plus méfiant, dans les circonstances présentes, par l'ambition intempestive de Joseph II, qui avait réveillé les vieux préjugés contre la Maison d'Autriche.
Des couplets odieux, des propos infâmes, inventés par le dépit et propagés par l'envie, circulaient à Versailles et dans Paris, et quelques jours avant les couches de Marie-Antoinette, on jetait dans l'Œil-de-Bœuf un volume entier de chansons contre elle et contre les principales femmes de la Cour. Louis XVI, indigné, voulut qu'on en recherchât l'auteur; on le découvrit [1318]; il ne fut pas même inquiété.
Quoi qu'il en soit, plus le moment des couches approchait, plus l'anxiété était vive; on priait dans toutes les églises [1319]. A la Cour, mille intrigues se nouaient, qui avaient pour objet la naissance prochaine de l'enfant royal. Chacun était aux aguets. Plus de cent personnes de qualité, qui habitaient ordinairement Paris, étaient venues s'installer à Versailles, pour connaître plus tôt l'issue du grand événement, et être plus à portée d'en profiter. La ville regorgeait de monde; on ne trouvait plus de logement et le prix des vivres avait triplé [1320].
Le 18 décembre, la Reine s'était couchée à onze heures, sans ressentir aucune souffrance. A une heure et demie, on sonna vivement: les douleurs commençaient. Mme de Lamballe et les honneurs, avertis, entrent dans la chambre. A trois heures, Mme de Chimay va chercher le Roi; une demi-heure après, on introduit les princes et princesses qui sont à Versailles, tandis que des pages courent à bride abattue prévenir ceux qui sont à Paris et à Saint-Cloud [1321]. La famille royale, les princes et les princesses du sang, les honneurs et Mme de Polignac se tiennent dans la chambre même de la Reine, autour du lit dressé en face de la cheminée; la Maison du Roi, celle de la Reine, les grandes entrées, dans les petits cabinets; le reste des assistants, dans le salon de jeu et la galerie. Un usage bizarre veut que l'accouchement des Reines de France soit public; on s'y conforme jusqu'à l'abus. Au moment où Vermond s'écrie: «La Reine va accoucher!», un tel flot se précipite dans la chambre royale qu'en un instant l'appartement est rempli; il est impossible d'y remuer; on se croirait sur une place publique, un jour de grande fête; deux Savoyards montent même sur un meuble pour mieux voir.
A onze heures et demie, l'enfant vient au monde: c'est une fille. On la porte immédiatement dans le grand cabinet pour l'emmailloter et la remettre à la gouvernante, princesse de Guéménée. Le Roi, joyeux et ému, suit le porteur pour jouir de la vue de son premier-né et la foule, presque tout entière, se précipite à la suite du Roi et de l'enfant [1322].
Tout à coup, ce cri retentit, anxieux et pressant: «De l'air, de l'eau chaude; il faut une saignée au pied!» La chaleur, le bruit, le manque d'air, la contrainte qu'elle s'est imposée pour dissimuler ses souffrances; le saisissement qui s'empare d'elle, quand, au premier instant, l'enfant ne crie pas; le mouvement de joie qui l'agite, quand l'enfant se met à crier, toutes ces émotions contraires provoquent chez l'auguste accouchée une effrayante révolution [1323]. Le sang se porte à la tête avec violence; la bouche se tourne; la Reine perd connaissance. Un indicible frissonnement court dans la foule; la princesse de Lamballe s'évanouit [1324]. On se précipite à la fenêtre, on l'ouvre vivement [1325]; les huissiers chassent les curieux indiscrets qui sont encore dans la chambre. Mais l'eau chaude n'arrive pas. Avec une rare présence d'esprit, Vermond ordonne au premier chirurgien de piquer à sec; le sang jaillit avec force; la Reine ouvre les yeux; elle est sauvée! Tout cela a été si rapide, que le Roi n'a pas même été témoin de l'accident [1326]. Mais pendant ces quelques instants, quelle angoisse parmi les spectateurs! Si la Reine avait été saignée deux minutes plus tard, elle était morte [1327]. Aussi, quelle explosion de bonheur quand le danger est passé! On se félicite, on s'embrasse, on pleure de joie [1328].
Le jour même, tandis que le marquis de Béon, lieutenant des gardes, va faire part de la naissance au Corps de ville de Paris, assemblé depuis le matin [1329], et que des courriers extraordinaires partent pour Vienne et pour Madrid, l'enfant est baptisée dans la chapelle du Château, en présence du Roi, par le cardinal de Rohan, grand aumônier, et reçoit les noms de Marie-Thérèse-Charlotte; Monsieur remplace le roi d'Espagne, parrain; Madame représente l'Impératrice, marraine; toute la famille royale assiste à la cérémonie; un Te Deum solennel est chanté dans la chapelle [1330] et, le soir, un magnifique feu d'artifice est tiré sur la place d'Armes [1331]. La Cour et la ville, Paris et Versailles, toute la France est dans l'ivresse. Dans la capitale, les deux premiers échevins se transportent aux prisons et en font sortir les détenus pour dettes de nourrices. Un feu de joie est allumé sur la place de l'Hôtel-de-Ville, et les principales maisons de la grande cité sont illuminées [1332]. Mais un assez vif désappointement se mêle à ces transports. L'enfant royal annonce des traits réguliers et charmants, de grands yeux, une tournure de bouche agréable, et un teint de la meilleure santé; mais ce n'est qu'une fille et l'on comptait sur un Dauphin. «Pauvre petite,» dit la Reine à sa fille quand elle la pressa pour la première fois sur son cœur, «vous n'étiez pas désirée; mais vous ne m'en serez pas moins chère. Un fils eut plus particulièrement appartenu à l'État. Vous serez à moi; vous aurez tous mes soins; vous partagerez mon bonheur et vous adoucirez mes peines.»
Le Roi se livrait à la joie sans arrière-pensée; il était tout à la fierté de sa dignité nouvelle; il ne savait comment marquer sa tendresse à sa femme. Il renonçait même à la promenade et à l'exercice, qui lui étaient nécessaires, pour ne pas s'éloigner d'elle. Le matin, il était le premier à son chevet, il y passait une partie de la matinée, y revenait dans l'après-midi, y restait toute la soirée [1333]. Quant à sa fille, il ne se lassait pas de la contempler; il allait à chaque instant la voir, et un jour l'enfant lui ayant serré le doigt, il en fut dans un ravissement qui ne se pouvait rendre [1334]. Cette nature en globe s'ouvrait et se développait; ce cœur, si longtemps froid et presque fermé, s'échauffait et s'épanouissait sous l'action vivifiante de la paternité.
Le 26, la Reine reçut pour la première fois son ancienne dame d'honneur, la maréchale de Mouchy, et son ancienne dame d'atours, la duchesse de Cossé. Le 27, ce fut le tour des dames du palais; le 28, celui des grandes entrées [1335]. Le 31, l'auguste accouchée se leva sur une chaise longue [1336]. Le 18 janvier, elle faisait ses relevailles dans la sacristie de la chapelle de Versailles [1337] et reprenait la tenue de la Cour dans sa forme ordinaire [1338]. Le 8 février, accompagnée du Roi, de Monsieur, de Madame, du comte et de la comtesse d'Artois, elle allait à Paris, rendre grâces à Dieu de son heureuse délivrance. Comme elle l'avait fait au moment de sa grossesse, c'était par la bienfaisance qu'elle voulait inaugurer sa maternité. A Versailles, six mille francs étaient donnés à chacun des deux curés de la ville, douze mille livres répandues en aumônes particulières [1339]. A Paris, cent jeunes ménages étaient unis par l'archevêque, le jour même de l'entrée de la Reine, habillés et dotés à ses frais. Chacun d'eux recevait cinq cents livres de dot, deux cents pour le trousseau, douze pour la noce [1340], avec la promesse de quinze francs par mois pour le premier enfant, si la mère le nourrissait elle-même, de dix, si elle le confiait à une nourrice étrangère [1341]. Lorsque le cortège royal parut dans la cathédrale, ces cent jeunes hommes et ces cent jeunes filles, que le lieutenant de police, Lenoir, avait recommandé de choisir parmi les plus jolies [1342], étaient rangés dans l'église pour saluer la Reine au passage. Les prisonniers pour dettes étaient délivrés, des aumônes considérables confiées aux soins des curés de diverses paroisses [1343]. Le soir, il y avait feux de joie, feu d'artifice, illuminations, fontaines de vin, distributions de pain et de cervelas [1344], spectacles gratuits à la Comédie-Française, où les charbonniers occupaient la loge du Roi, les poissardes celles de la Reine [1345]. Mais le pain était cher, la guerre imposait de lourdes charges; les acclamations furent moins nombreuses et moins bruyantes qu'on ne l'avait espéré [1346].
La Reine cependant avait eu soin de s'abstenir en ce jour de tout plaisir profane. Elle avait voulu prouver que sa présence dans la capitale n'était déterminée que par de pieux motifs et nullement par le désir de ces divertissements qu'elle y était venue souvent chercher. Après le service de Notre-Dame et celui de Sainte-Geneviève, elle avait été souper à la Muette, puis était rentrée à Versailles. Comme si elle sentait que sa maternité lui imposait des devoirs nouveaux, elle se prêtait davantage aux réflexions sérieuses et renonçait en partie aux plaisirs bruyants. Le carnaval était plus modéré [1347], le carême était tranquilles [1348], le jeu devenait plus rare [1349], la complaisance pour les favoris, moins facile [1350].
Les prétentions du comte d'Adhémar rencontraient une résistance invincible [1351]; la société de la Reine tout entière était astreinte à plus d'ordre et de réserve [1352]. L'harmonie était soigneusement entretenue dans la famille royale [1353]; Monsieur [1354] et Madame [1355] étaient mieux traités; le comte d'Artois, avec plus de froideur [1356]. La Reine était bien revenue sur le compte de ce pétulant beau-frère et refusait de s'associer à ses rancunes contre Necker [1357].
Non pas assurément qu'il n'y eût encore quelques imprudences. Marie-Antoinette, convalescente de la rougeole, se retirait à Trianon avec quatre seigneurs de son intimité, les ducs de Coigny et de Guines, le comte Esterhazy et le baron de Besenval. Le Roi y avait consenti, et la présence constante de Madame, de la princesse de Lamballe et de Mme Élisabeth [1358], atténuait un peu les mauvais effets de cette préférence. Néanmoins, la Cour glosait; les méchantes langues baptisaient les quatre privilégiés les quatre garde-malades de la Reine et s'amusaient à désigner les quatre dames qui devaient être à leur tour les quatre garde-malades du Roi [1359]. Il y avait bien aussi l'aventure du fiacre, que nous avons racontée plus haut, en la réduisant à ses vraies proportions [1360], et une reprise des promenades à cheval qui alarmait le premier médecin Lassone. Et puis quelques divertissements bruyants pendant le printemps de 1780, et un retour aux jeux de hasard, celui de tous les points sur lequel la jeune femme paraissait le plus difficile à ramener [1361].
Mais, malgré ces rechutes inévitables, le progrès était évident. «Si j'ai eu anciennement des torts, écrivait-elle elle-même, c'était enfance et légèreté; mais, à cette heure, ma tête est bien plus posée [1362].» Mercy, l'impitoyable critique, constatait que le séjour de Trianon, au printemps de 1779, s'était passé tranquillement [1363]. Le séjour de Marly, qui suivait, n'était pas moins satisfaisant [1364], et il se renouvelait en 1780 au contentement universel de ceux qui y étaient admis [1365]. L'ordre y était parfait; la tenue excellente. Les autres voyages ne se faisaient pas; on avait renoncé à Compiègne par économie, à Fontainebleau pour la prompte expédition des affaires [1366]. On avait cessé les promenades du soir [1367], bientôt après les promenades à cheval. Le jeu même s'était ralenti; la Reine n'avait pas dissimulé son mécontentement de quelques grosses pertes faites chez Mme de Lamballe [1368] et elle-même avouait qu'elle jouait plutôt par complaisance que par goût [1369].
Elle supprimait le spectacle de Choisy, par crainte de la dépense [1370], et se prêtait de la meilleure grâce aux réformes que le ministre des finances faisait dans sa maison [1371]. Le Roi ayant voulu doubler sa cassette, elle n'en acceptait que la moitié pendant la guerre [1372], et Marie-Thérèse, toujours cependant si sévère pour sa fille, lui écrivait, le 30 juin 1780, que «la charmante Reine de France ne contribuait pas peu aux seuls moments heureux de sa vie pénible [1373]».
Louis XVI, qui avait dû se séparer de sa femme pendant sa rougeole et sa convalescence, Louis XVI, après un moment de froideur causé par des insinuations malveillantes, était revenu à ses sentiments de tendresse empressée [1374]. Vainement, des misérables, profitant de la maladie de la Reine, avaient-ils voulu le travailler du côté de la galanterie: sa pure et loyale nature s'était révoltée contre ces tentatives indignes [1375] et l'intimité entre les deux époux en avait été resserrée [1376]. C'était de part et d'autre comme un assaut d'attentions et de complaisances mutuelles: la Reine accompagnait son mari à Saint-Hubert; le Roi accompagnait sa femme à Trianon et allait passer la soirée avec elle chez Mme de Polignac [1377].
La comtesse était toujours des amies de Marie-Antoinette celle dont la faveur était la plus inébranlable. La Reine pouvait juger sévèrement et généralement avec justesse d'esprit les autres personnes de sa société [1378]; sur celle-là, elle ne voulait rien entendre. Elle passait des heures et des journées entières en sa compagnie [1379]. Le crédit de Mme de Polignac, qu'on avait cru un instant, sinon ébranlé, du moins partagé par la princesse Charlotte de Lorraine, fille de la comtesse de Brionne [1380], se maintenait toujours, bravant toute critique et défiant toute attaque.
Une autre amitié naissait, moins vive que celle-là, plus profonde peut-être, et qui, après quelques éclipses momentanées, dues aux perfides suggestions des vieilles tantes, devait se retrouver à l'heure de l'adversité: c'était celle de la sœur de Louis XVI, l'aimable et sainte Mme Élisabeth. Au départ de Mme Clotilde, la jeune princesse avait manifesté une sensibilité qui avait touché Marie-Antoinette. «C'est une charmante enfant, disait-elle, qui a de l'esprit, du caractère et beaucoup de grâce [1381].» L'enfant avait grandi; c'était maintenant une agréable jeune fille, pleine d'entrain et de gaîté. La Reine l'avait prise avec elle à Trianon; elle en avait été enchantée et, au retour, elle disait à tout le monde «qu'il n'y avait rien de si aimable que sa petite belle-sœur, qu'elle ne la connaissait pas encore bien, mais qu'elle en avait fait son amie et, que ce serait pour la vie [1382]». Elle tint parole, et depuis cette époque, Mme Élisabeth fut de tous les voyages de Trianon.
Mais ce qui attire surtout la Reine, c'est sa fille. Elle jouit de cette enfant avec toute l'ardeur et toute la vivacité d'une première affection. Elle va chez elle à toute heure du jour [1383], surveillant les soins qui lui sont donnés, suivant d'un œil attentif son développement physique, ravie de la voir grandir, souriant à ses premiers pas et à ses premières paroles, joyeuse qu'elle balbutie d'abord «papa»; car, dit-elle, «c'est pour le Roi une attache de plus [1384];» plus joyeuse encore, peut-être, quand l'enfant, qui commence à marcher, vient à elle en lui tendant les bras [1385], ne se lassant pas de parler de sa fille dans ses lettres à l'Impératrice et, un peu plus tard, lorsque le travail de la dentition provoque des accès de fièvre chez la jeune princesse [1386], s'asseyant à son chevet des heures entières et ne consentant à prendre part aux plaisirs de la Cour que sur l'assurance positive du médecin et le désir formel du Roi [1387]; mère enfin dans toute l'acception du mot, avec toutes les tendresses, toutes les alarmes, tous les petits bonheurs, toutes les prévoyances des mères. L'éducation de sa fille est l'objet constant de sa pensée. Cette femme, qu'on croyait emportée dans le tourbillon des plaisirs et seulement occupée de frivolités, avait médité sur les difficultés et les délicatesses infinies de l'éducation des enfants de race royale.
Si des traditions inexorables ne lui avaient pas permis de changer une gouvernante [1388] qui ne lui paraissait pas à la hauteur de sa grave mission, du moins la Reine se promettait-elle bien de suppléer elle-même à l'insuffisance de cette gouvernante, et, dès le début, elle s'était tracé un plan que Mercy qualifiait de «très sage et très réfléchi [1389]». Elle tenait avant tout à ce qu'aucune idée de grandeur ne germât prématurément dans l'esprit de l'enfant [1390]. Sans supprimer absolument l'étiquette, elle était résolue à retrancher toute mollesse nuisible, toute affluence inutile de gens de service, toute image propre à faire naître des sentiments d'orgueil [1391]. Ce plan, Marie-Antoinette y fut fidèle, et sous l'œil de son père et de sa mère, Marie-Thérèse-Charlotte grandit dans la pratique des fortes et chrétiennes vertus.
Mais il fallait un Dauphin. «Nous espérons que la Reine se conduira mieux l'année prochaine,» écrivait une femme de la Cour, le lendemain même de la naissance de Madame Royale [1392]. Les poètes s'exerçaient sur ce sujet. La comtesse Fanny de Beauharnais qui, paraît-il, avait prédit à la jeune souveraine la naissance d'un fils, réparait son erreur par ce quatrain:
Et le poète Imbert, reprenant la même pensée, composait les quatre vers suivants, qui couraient tout Paris:
Ces espérances furent encore une fois trompées.
Quelques mois après la naissance de Madame, la Reine devint grosse; mais en levant avec force une glace de sa voiture, elle se blessa et huit jours après fit une fausse couche. Elle en fut vivement peinée et pleura beaucoup; le Roi passa la matinée entière près de son lit, lui témoignant la plus touchante affection, la prenant dans ses bras, et mêlant ses larmes aux siennes [1394].
Marie-Thérèse ne fut pas moins désolée que Marie-Antoinette; elle était impatiente d'avoir un petit-fils. Mère, elle souhaitait ardemment un événement qui eût couronné le bonheur de sa fille; politique, elle sentait que la naissance d'un Dauphin, en donnant satisfaction au pays et en comblant les désirs du Roi, eût définitivement consolidé le crédit de la Reine. Elle y revenait constamment, jusqu'à l'importunité, dans ses lettres soit à Mercy, soit à Marie-Antoinette. C'était le sujet de ses recommandations réitérées; c'était son premier vœu de bonne année [1395]; on eût dit une idée fixe. L'Impératrice en était venue à gourmander la Reine et à la rendre en quelque sorte responsable de l'ajournement de ses espérances [1396]. «Il nous faut absolument un Dauphin,» répétait-elle sans cesse, avec cette insistance et cette hâte de jouir des vieillards qui sentent que leur vie s'écoule.
«L'impatience me prend, mon âge ne laisse guère attendre [1397].»—«Jusqu'à cette heure j'étais discrète; mais à la longue je deviendrai importune; ce serait un meurtre de ne pas donner plus d'enfants de cette race [1398].» Et un mois plus tard, lasse d'être déçue dans ses désirs, elle écrit encore: «Point d'apparence de grossesse; cela me désole; il nous faut absolument un Dauphin.... Pour constater votre bonheur et celui de la France, il faut cela [1399].»
Il fallait cela; mais Marie-Thérèse ne devait pas le voir. Sa santé, épuisée par tant de fatigues, tant de préoccupations maternelles et politiques, tant de soins et de soucis de toute sorte, s'altérait visiblement. Depuis longtemps elle souffrait d'un catarrhe; il semblait qu'un feu intérieur la dévorait. Le 24 novembre 1780, elle tomba tout à fait malade. De violentes crises de toux, des suffocations continuelles la forcèrent à quitter son lit. Le médecin, appelé, ne se fit pas d'illusions: il engagea l'Impératrice à recevoir les derniers sacrements. Sur les instances de l'Empereur, on ajourna l'extrême-onction; mais, le 25, la malade se confessa; le 26, le nonce lui apporta le viatique. Marie-Thérèse le reçut agenouillée sur son prie-Dieu, la tête couverte d'un voile de deuil, comme le vendredi-saint. Cette femme vraiment forte ne voulait pas que la mort la trouvât couchée. Le 28, après l'extrême-onction, elle resta seule avec l'Empereur, lui donna sa bénédiction pour ses frères et sœurs absents, écrivit beaucoup, trancha diverses questions, fit ses recommandations pour son enterrement, s'occupa de tout pendant ces dernières heures: de ses enfants, de ses sujets, de ses affaires, réglant jusqu'aux moindres détails, donnant à Joseph II des conseils pour l'administration de son vaste empire, entretenant Maximilien de son avenir, l'archiduchesse Marianne de sa vocation, conservant jusqu'au bout la lucidité de son esprit et la vigueur de son caractère, et suivant d'un œil calme et d'un cœur tranquille les progrès de la mort qui venait: «J'ai toujours désiré mourir ainsi, dit-elle; mais je craignais que cela ne me fût pas accordé. Je vois à présent qu'on peut tout, avec la grâce de Dieu.» La nuit fut affreuse; la malade avait des étouffements terribles, où l'on s'attendait à chaque instant à la voir passer. Après une de ces crises, elle sembla vouloir dormir, mais résista au sommeil. Ses enfants l'engageaient à y céder: «Comment voulez-vous que je m'endorme, dit-elle, lorsque, à chaque instant, je puis être appelée devant mon juge? Je crains de m'endormir; je ne veux pas être surprise; je veux voir venir la mort.» Quand elle sentit que la dernière heure approchait, elle fit sortir ses filles, ne voulant pas qu'elles la vissent mourir. Puis, tout à coup, elle se leva de son fauteuil, fit quelques pas vers sa chaise-longue, et s'y affaissa; on l'y étendit aussi bien que possible. L'Empereur lui dit: «Vous êtes mal.....»—«Assez bien pour mourir,» répondit-elle. Puis, s'adressant au médecin; «Allumez le cierge mortuaire, dit-elle, et fermez-moi «les yeux; car ce serait trop demander à l'Empereur.» Joseph II, Maximilien, le prince Albert de Saxe s'agenouillèrent près d'elle. Tout était fini [1400].
Ainsi mourut, le 29 novembre 1780, à l'âge de 63 ans, dans toute la plénitude de ses facultés, en grande souveraine et en grande chrétienne, Marie-Thérèse d'Autriche, Impératrice d'Allemagne, dernière héritière des Habsbourg.
On raconte que, dans la bénédiction suprême qu'elle donna à tous ses enfants, présents et absents, lorsqu'elle prononça le nom de Marie-Antoinette, sa voix s'attendrit et ses yeux se remplirent de larmes. Eut-elle, à cette heure dernière, comme une intuition soudaine de l'avenir sanglant réservé à une princesse alors si enviée? Ou revit-elle, en un instant rapide, les dix ans qui s'étaient écoulés depuis le jour où l'Archiduchesse quittait Vienne, gracieuse et souriant à la vie, et, en contemplant, avec cette claire vue que donne l'approche de la mort, tout le mal que des influences successives, la sienne même parfois, trop facilement acceptées, avaient fait à cette jeune femme, comprit-elle les dangers qui allaient l'assaillir encore? Chercha-t-elle à conjurer ces dangers dans la lettre suprême que, s'il faut en croire Weber et le comte de Goltz [1401], elle dicta, le jour même de sa mort, pour la Reine de France? Ce sont les mystères de la tombe; mais il semble bien qu'il y ait eu là pour la grande souveraine, comme un nuage menaçant qui voilait l'horizon radieux de son éternité.
Il n'y eut qu'un cri dans le monde, à la nouvelle de la mort de Marie-Thérèse, un cri de vénération et d'éloge pour la grande âme qui quittait la terre. A Paris, malgré les préventions contre la Maison d'Autriche, ce fut une impression générale de respect et de regret [1402]. Marie-Thérèse aimait la France, et au fond elle y était admirée et aimée. Le Roi, qui n'avait pour son beau-frère qu'une médiocre sympathie, avait pour sa belle-mère une considération profonde et une filiale déférence [1403]. En Allemagne, l'émotion fut extrême; Frédéric II lui-même, l'adversaire acharné de l'Impératrice, s'associa à l'hommage universel: «J'ai donné des larmes bien sincères à sa mort, écrivait-il à d'Alembert; elle a fait honneur à son sexe et au trône. Je lui ai fait la guerre et n'ai jamais été son ennemi.»
La terrible nouvelle arriva à Versailles dans la soirée du mercredi 6 décembre; mais Louis XVI n'eut pas le courage de l'annoncer lui-même à Marie-Antoinette; il confia ce triste soin à l'abbé de Vermond et ne parut chez sa femme qu'un quart d'heure après le funèbre messager. L'affliction de la Reine fut affreuse; la violence du coup provoqua même un crachement de sang, qui ne laissa pas de donner de l'inquiétude [1404]. La jeune femme prit immédiatement le deuil de respect, en attendant que la Cour prît le deuil officiel. Retirée dans ses cabinets pour y donner un plus libre cours à ses larmes, elle s'y renferma pendant douze jours, n'en sortant que pour aller à la messe, n'admettant dans son intérieur que la famille royale, la princesse de Lamballe et la duchesse de Polignac, n'aimant à s'entretenir que de sa mère, de ses vertus, de ses conseils et de ses exemples [1405], et jetant comme le cri de sa douleur dans cette lettre, adressée le 10 décembre à Joseph II:
«Accablée du plus affreux malheur, ce n'est qu'en fondant en larmes que je vous écris. Oh! mon frère, oh! mon ami, il ne me reste donc que vous dans un pays qui m'est et me sera toujours cher! Ménagez-vous, conservez-vous; vous le devez à tous. Il ne me reste qu'à vous recommander mes sœurs. Elles ont encore plus perdu que moi; elles seront bien malheureuses! Adieu, je ne vois plus ce que j'écris. Souvenez-vous que nous sommes vos amis, vos alliés, aimez-moi. Je vous embrasse [1406].»
Ce frère chéri revint encore une fois en France pendant l'été de 1781; mais il n'y fit qu'un très court séjour, dans le plus strict incognito [1407]. La Reine n'en fut pas moins bien heureuse de le revoir. N'était-il pas comme l'écho des dernières paroles, l'expression des dernières volontés d'une mère qu'elle pleurait toujours? Quand il repartit, au bout de quelques jours seulement, le 5 août, très content d'ailleurs de sa visite, et constatant chez le Roi et la Reine «un changement en mieux considérable» [1408], elle ne put dissimuler sa tristesse, et les courtisans la virent se cacher sous son chapeau pour pleurer [1409].
La maternité seule pouvait la consoler de ces brisements de cœur si souvent répétés. Dieu allait enfin lui envoyer ce Dauphin, si ardemment et si longtemps souhaité. Dès le mois d'avril, la grossesse de la Reine avait été déclarée [1410]. Sa santé s'était maintenue excellente pendant tout l'été [1411], et cette fois elle comptait bien sur un fils: «Ma santé est parfaite; je grossis beaucoup, écrivait-elle à son amie la princesse Louise de Hesse-Darmstadt. Votre sorcellerie est bien aimable de me promettre un garçon. J'y ai beaucoup de foi et je n'en doute nullement [1412].»
Ce fut le 22 octobre que ce bonheur lui fut donné. La nuit précédente s'était bien passée. Le 22, en s'éveillant, la Reine ressentit quelques douleurs; elle n'en prit pas moins un bain; mais le Roi, qui devait partir pour aller tirer à Saclé, contremanda la chasse. Entre midi et midi et demi, les douleurs augmentèrent; à une heure et quart, le Dauphin était né [1413]. Pour prévenir le retour des accidents qui s'étaient produits à la naissance de Madame, il avait été décidé qu'on ne laisserait pas la foule envahir l'appartement royal, et que la mère ne connaîtrait le sexe de l'enfant que lorsque tout danger serait passé. Avertie à onze heures et demie, Mme de Polignac avait couru chez la Reine; mais les autres personnes qui y avaient couru aussi précipitamment, les dames dans le plus grand négligé, les hommes tels qu'ils étaient, avaient trouvé la porte fermée [1414]. Seuls, Monsieur, M. le comte d'Artois, Mesdames tantes, Mmes de Lamballe, de Chimay, de Mailly, d'Ossun, de Tavannes et de Guéménée, étaient là, passant alternativement de la chambre de l'accouchée au salon de la Paix. Lorsque l'enfant fut né, on l'emporta silencieusement dans le grand cabinet où le Roi le vit laver et habiller et le remit à la gouvernante, princesse de Guéménée.
La Reine était dans son lit, anxieuse et ne sachant rien; tous ceux qui l'entouraient composaient si bien leur visage que la pauvre femme, leur voyant à tous l'air contraint, crut qu'elle avait une seconde fille. «Vous voyez comme je suis raisonnable, dit-elle doucement; je ne vous demande rien.» Mais le Roi n'y tint plus; s'approchant du chevet de sa femme: «Monsieur le Dauphin, dit-il les larmes aux yeux, Monsieur le Dauphin demande d'entrer.» On apporta l'enfant; la Reine l'embrassa avec un effusion que rien ne saurait peindre; puis le rendant à Mme de Guéménée: «Prenez-le, dit-elle; il est à l'État; mais aussi je reprends ma fille [1415].»
Ce fut une scène indescriptible; toute contrainte avait cessé; la joie éclatait en pleine liberté; elle était si vive et si vraie qu'elle faisait taire même la jalousie et la haine. «L'antichambre de la Reine était charmante à voir, écrit un témoin oculaire. La joie était au comble; toutes les têtes en étaient tournées. On voyait rire, pleurer alternativement. Des gens qui ne se connaissaient pas, hommes et femmes, sautaient au cou les uns des autres et les gens les moins attachés à la Reine étaient entraînés par la joie générale; mais ce fut bien autre chose quand, une demi-heure après la naissance, les deux battants de la chambre de la Reine s'ouvrirent et que l'on annonça Monsieur le Dauphin. Mme de Guéménée, toute rayonnante de joie, le tint dans ses bras et traversa dans son fauteuil les appartements pour le porter chez elle. Ce furent des acclamations et des battements de mains qui pénétrèrent dans la chambre de la Reine et certainement jusque dans son cœur. On l'adorait, on le suivait en foule. Arrivé dans son appartement, un archevêque voulut qu'on le décorât d'abord du cordon bleu; mais le Roi dit qu'il fallait qu'il fût chrétien premièrement [1416].»
Madame apprit d'une façon piquante cette nouvelle qui devait à jamais l'éloigner du trône. Elle courait chez la Reine «au grand galop», lorsqu'elle rencontra un de ces vaillants Suédois, alors attachés à la fortune de la France, le comte de Stedingk, qui ne pouvait contenir sa joie: «Un Dauphin, Madame, lui cria-t-il étourdiment, un Dauphin, quel bonheur [1417]!» La princesse ne répondit rien; mais elle eut le tact de cacher ses sentiments et de manifester, en apparence du moins, la plus grande satisfaction, plus habile que Mme de Balbi, qui montrait «une humeur de chien [1418]».
Monsieur dissimulait, comme sa femme; Mme Elisabeth était en proie à un tel ravissement qu'elle ne pouvait pas le croire; elle riait, pleurait, se trouvait presque mal d'émotion [1419]. Seul de la famille royale, le comte d'Artois laissait échapper un mot qui trahissait son désappointement. Son fils, le jeune duc d'Angoulême, était allé voir le Dauphin: «Mon Dieu, papa, dit-il en sortant de la chambre, qu'il est petit, mon cousin!»—«Il viendra un jour, mon fils, ne put s'empêcher de répondre le prince, où vous le trouverez bien assez grand [1420].»
Quant au Roi, il était ivre de bonheur; il ne cessait pas de regarder son fils et de lui sourire; des pleurs coulaient de ses yeux; il présentait indistinctement sa main à tout le monde; la joie l'avait fait sortir de sa réserve habituelle. Gai, affable, il cherchait toutes les occasions de placer ces mots: «Mon fils, le Dauphin [1421],» et prenant l'enfant dans ses bras, il le montrait aux fenêtres avec une expression de contentement qui touchait tout le monde.
A trois heures, le nouveau né fut baptisé dans la chapelle de Versailles, par le cardinal de Rohan, grand aumônier. Il était tenu sur les fonts par Monsieur au nom de l'Empereur, par Mme Élisabeth, au nom de la princesse de Piémont, et nommé Louis-Joseph-Xavier-François. Après la cérémonie, le comte de Vergennes, grand trésorier du Saint-Esprit, lui porta le cordon bleu; le marquis de Ségur, ministre de la guerre, la croix de Saint-Louis [1422]. Le Te Deum succéda au baptême et, le soir, il y eut feu d'artifice sur la place d'Armes [1423].
C'était au surplus un bel enfant, que ce Dauphin, d'une force surprenante, disait-on [1424], et quand on le voyait, frais et rose, dans son petit lit, bercé par sa nourrice, Mme Poitrine,—un nom prédestiné,—robuste paysanne des environs de Sceaux, qui jurait comme un grenadier, ne s'étonnait de rien, pas même des dentelles et des bonnets de six cents livres dont on l'affublait, mais déclarait qu'elle ne mettrait pas de poudre parce qu'elle ne s'en était jamais servie [1425], on asseyait sur cette jeune tête les plus beaux rêves d'avenir. Les dames de la Cour, admises à contempler l'enfant royal, le trouvaient beau comme un ange [1426]; les courtisans se disputaient déjà sur le choix du futur gouverneur et l'on remarquait, non sans malice, la mine désappointée du duc de Guines qui s'était flatté d'avoir cette place et à qui sa récente disgrâce enlevait tout espoir [1427]. Puis venait le compliment du premier président de la Cour des comptes et celui de l'avocat général de la Cour des aides, qui disait au Dauphin: «Votre naissance fait notre joie; votre éducation fera notre espérance; vos vertus, notre bonheur [1428].»
A Paris, les transports ne furent pas moins vifs, lorsque M. de Croismare, lieutenant des gardes du corps, fut venu annoncer la grande nouvelle à l'Hôtel-de-Ville. On riait, on s'embrassait dans les rues. Le soir même, à la Comédie italienne, Mme Billioni, qui remplissait un rôle de fée, chanta le couplet suivant composé par Imbert:
Et un poète, peu connu aujourd'hui, la Chabeaussière, publiait l'allégorie suivante, qui était bien dans le goût du jour et qui eut du succès:
Les fêtes furent aussi splendides qu'ingénieuses. Les Arts et Métiers de Paris dépensèrent des sommes considérables pour se rendre en corps à Versailles, offrir leurs hommages à la Reine et défiler devant elle, musique en tête, dans la cour de marbre. Le défilé fut charmant; il se continua pendant neuf jours [1431]. Chaque corporation avait les insignes de sa profession; les ramoneurs portaient une cheminée, du haut de laquelle un de leurs plus petits compagnons chantait d'une voix claire une chanson appropriée aux circonstances [1432]. Les bouchers conduisaient un bœuf gras; les porteurs de chaise, une chaise dorée qui contenait une nourrice avec un Dauphin; les serruriers frappaient sur une enclume; les cordonniers achevaient une paire de bottes pour le nouveau-né; les tailleurs, un petit uniforme de son régiment [1433]. La Cour tout entière s'amusa de ce spectacle; le Roi demeura longtemps à le contempler et fit distribuer douze mille livres à ces braves gens [1434].
Les serruriers de Versailles n'avaient pas voulu être en reste avec leurs confrères de Paris; ils offrirent une serrure à secret. Louis XVI, en sa qualité d'homme du métier, voulut découvrir le secret lui-même; au moment où il pressait un ressort, un Dauphin d'acier, admirablement travaillé, s'élança du milieu de la serrure. Le prince fut ravi: il dit tout haut que le cadeau de ces bonnes gens lui avait fait un plaisir extrême et il leur fit donner trente livres de plus qu'aux autres corps de métier [1435].
Les Dames de la Halle vinrent à leur tour, le 4 novembre, complimenter l'heureuse mère; elles étaient cent vingt [1436], vêtues de robes de soie noire et la plupart couvertes de diamants. Trois de ces Dames furent admises près du lit de l'accouchée; l'une d'elles, fort jolie et qui avait une belle voix, prononça une harangue, composée par La Harpe, et qu'elle avait écrite dans son éventail: «Madame,» dit-elle à la mère, il y a si longtemps que nous vous aimons sans oser vous le dire, que nous avons besoin de tout notre respect pour ne pas abuser de la permission de vous l'exprimer.»
Et se retournant vers le Dauphin: «Vous ne pouvez entendre encore les vœux que nous faisons autour de votre berceau; on vous les expliquera quelque jour. Ils se réduisent tous à voir en vous l'image de ceux de qui vous tenez la vie [1437].»
La Reine répondit avec la plus grande affabilité à ce discours, et le Roi, enchanté, fit servir à ces femmes un copieux repas [1438]. On l'entendit fredonner d'un air joyeux un couplet chanté par les Dames de la Halle, dont la vive facture et le ton populaire l'avaient frappé:
Le vendredi 26, le Roi alla en grande pompe à Paris, assister au Te Deum chanté à Notre-Dame; l'archevêque vint le complimenter à la porte [1439] et, le soir, les illuminations furent superbes [1440].
Le lendemain 27, l'Opéra, récemment reconstruit, inaugurait sa nouvelle salle par une représentation gratuite au milieu des cris populaires de Vive le Roi! Vive la Reine! Vive le Dauphin!
Pendant un mois, ce fut chaque jour quelque réjouissance nouvelle, cérémonies religieuses d'actions de grâces, ou spectacles amusants: procession des paroisses de Paris à Notre-Dame, où l'on remarquait le curé de Saint-Nicolas, suivi de cinq cents pauvres [1441]; représentations gratuites dans les théâtres [1442]; couplets, concerts, etc. Chacun voulait se signaler par son zèle, jusqu'à la bouquetière du Roi, Mme Médard, qui faisait chanter un Te Deum à Saint-Germain-l'Auxerrois [1443].
La charité eut sa place habituelle dans ces solennités: quatre cent soixante quatorze mille livres furent consacrées à délivrer les prisonniers pour dettes [1444].
Les grandes fêtes officielles, suspendues quelque temps par les événements de la guerre, puis par une maladie grave de la comtesse d'Artois [1445], furent définitivement fixées au lundi 21 janvier 1782. Ce jour-là, la Reine partit de la Muette à neuf heures et demie, prit son carrosse de cérémonie au rond du Cours et alla au pas à Notre-Dame, puis à Sainte-Geneviève pour remercier Dieu de l'heureuse naissance du Dauphin. A une heure et quart, elle se rendit à l'Hôtel-de-Ville, où le Roi vint la rejoindre et où l'attendaient les princes, les seigneurs et les dames de la Cour, en grand costume. L'architecte Moreau avait couvert la cour de l'Hôtel et en avait fait ainsi une magnifique galerie; les arcades formaient des loges décorées de colonnes corinthiennes et surmontées de cartels et écussons aux armes de France. La loge royale occupait les trois entre-colonnements du milieu, avec rotonde et coupole, ornées de vases d'or d'où s'élevaient des lys. Le dessus de la loge était recouvert d'une étoffe cramoisie et couronné par un Dauphin. Lorsque, avant le dîner, le Roi et la Reine se montrèrent au balcon, les applaudissements éclatèrent dans toute la foule qui remplissait la place et le quai.
Un somptueux festin de soixante-dix couverts avait été préparé. Le Roi y fut servi par le prévôt des marchands, M. de Caumartin; la Reine, par la nièce du prévôt, Mme de la Porte. Après le dîner il y eut appartement et jeu dans la grande salle, d'où l'on revint dans celle du banquet pour voir le feu d'artifice tiré sur le nouveau quai. Il représentait le temple de l'Hymen au seuil duquel la France recevait l'auguste enfant qui venait de naître. Le plan était beau; l'exécution fut médiocre; le service du banquet lui-même laissa à désirer; s'il faut en croire un chroniqueur, les ducs et pairs, notamment, n'eurent à manger que du beurre et des raves [1446].
A sept heures et quart, le Roi reprit le chemin de la Muette; une demi-heure après, la Reine partit à son tour. Tous deux parcoururent, en s'en allant, les principales rues et les places brillamment illuminées, et en particulier la place Vendôme et la place Louis XV [1447]. Des acclamations enthousiastes les saluaient sur leur passage, plus bruyantes toutefois pour le Roi que pour la Reine [1448]. Comme si quelque amertume devait toujours être mêlée aux joies les plus pures et les plus légitimes de cette princesse, Louis XVI, de mauvaise humeur, ce jour-là, nous ne savons pourquoi, avait repoussé, avec une raideur inaccoutumée, les demandes qu'elle lui avait adressées. Il n'avait pas consenti à ce que, à son entrée à Notre-Dame, on lui fît hommage des drapeaux pris à Saint-Eustache, avant de les suspendre aux voûtes de la basilique. Et le soir, malgré les instances de sa femme, il avait tenu à retourner seul à la Muette, afin de ne pas confondre les deux cortèges dans un même éclat. Ce qui était plus grave, un pamphlet effroyable, odieusement injurieux pour la Reine, avait été affiché le matin à la porte même de la cathédrale [1449], et le bruit avait couru qu'un grave danger la menacerait à l'Hôtel-de-Ville, en sorte que l'infortunée souveraine, imprudemment avertie par le comte d'Artois de ces bruits et de ces menaces, avait passé toute la journée dans des transes qui avaient empoisonné son bonheur [1450].
Le 23, le Roi et la Reine revenaient à Paris pour le bal de l'Hôtel-de-Ville et s'y montraient fort gais, en dépit de la cohue qui emplissait la salle au point de les étouffer à moitié [1451].
En province, l'enthousiasme était sans mélange; c'était un «délire patriotique», disait un chroniqueur. Les États de Bourgogne dotaient douze jeunes filles; l'archevêque de Vienne en faisait autant; le Parlement de Rennes envoyait six mille livres aux pauvres [1452]. A Soissons, l'intendant Le Pelletier offrait une fête aux laboureurs de sa généralité et distribuait du vin à trois mille personnes [1453]. A Limoges, on élevait une fontaine et on créait une place Dauphine [1454]; à Orléans, on baptisait une rue du même nom [1455]. A Rouen, un comédien de passage, obscur encore mais destiné à une grande et sinistre célébrité, Collot d'Herbois, faisait jouer, sur le théâtre de la ville, une pièce de sa composition, et chanter un couplet qui, s'il n'était qu'une œuvre poétique au-dessous du médiocre, était du moins une ardente profession de foi monarchique, et un hommage de dévouement à l'auguste princesse «dont la bonté et les vertus ont conquis tous les cœurs»:
L'histoire s'arrête avec une mélancolique jouissance sur ces détails qui remplissent toutes les gazettes et toutes les chroniques du temps. C'est le dernier éclat d'un ordre de choses sur le point de disparaître. L'œil contemple avec complaisance cette intime alliance d'un peuple [1457] et d'une dynastie, qui confondaient leurs joies, leurs douleurs et leurs espérances et qui, à vrai dire, ne formaient ensemble qu'une grande famille, dont le Roi était le père.
«La folie du peuple est toujours la même, écrivait une dame de la Cour, huit jours après la naissance du Dauphin. On ne rencontre dans les rues que violons, chansons et danses; je trouve cela touchant et je ne connais pas, en vérité, de nation plus aimable que la nôtre [1458].»