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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Période de dissipation.—Courses de chevaux.—Chasses au bois de Boulogne.—Courses en traîneau.—Voyages à Paris.—Bals de l'Opéra.—Aventure de Monsieur.—La Reine en fiacre.—Oubli de l'étiquette.—Condescendance fâcheuse du Roi.—Dépenses de la Reine.—Les bijoux.—Le jeu.—Les banquiers à Fontainebleau.—Malgré tout, la Reine reste fidèle aux habitudes de piété.—Ce que pense Mercy du caractère et de la conduite de Marie-Antoinette pendant cette période.—Jugement du prince de Ligne.—Jugement du comte de Goltz.—Une page du comte d'Haussonville.

Les derniers jours du règne de Louis XV avaient été tristes. Éloignée des plaisirs du Roi par son antipathie pour Mme du Barry; osant à peine organiser, avec la jeune famille royale, quelques amusements particuliers, qui eussent pu paraître une condamnation de ceux du vieux monarque; vivant à l'écart entre de vieilles filles ombrageuses et maussades et une dame d'honneur entichée de l'étiquette, Marie-Antoinette avait dû concentrer et contraindre ses vives et juvéniles aspirations. Lorsque, à dix-neuf ans, elle monta sur le trône, devenue tout à coup libre de ses actes, ne trouvant ni direction ni expérience chez un mari à peu près aussi jeune et aussi inexpérimenté qu'elle, et d'un caractère moins ferme, il semble qu'il y ait eu, chez cette nature comprimée, comme une spontanée réaction; la sève refoulée de la jeunesse s'épanouit et s'emporta dans toute son exubérance. Condamnée depuis quatre ans à un ennui officiel, la Reine parut comme affamée de plaisirs et de distractions. Il ne manquait pas, à la Cour, de gens qui partageaient avec Marie-Antoinette ce goût des amusements, et parmi eux, tout le premier, son beau-frère, le comte d'Artois. Le «prince de la jeunesse», comme on l'appelait [743], se fit en quelque sorte l'organisateur des fêtes de sa jeune belle-sœur.

Ce furent d'abord les courses de chevaux, plaisir nouveau récemment importé d'Angleterre. L'anglomanie était alors à la mode. Malgré la sanglante réponse de Louis XV au comte de Lauraguais [744], les jeunes seigneurs, comme le comte d'Artois, le duc de Chartres, le duc de Lauzun, le marquis de Conflans, ne rêvaient que de faire adopter en France les habitudes anglaises. La première course eut lieu le 9 mars 1775, dans la plaine des Sablons [745]; ce fut un cheval du duc de Lauzun qui remporta le prix. La Reine y vint, «belle comme le jour,» dit Métra, et le jour était superbe; elle y vint avec Monsieur, Madame, et la comtesse d'Artois. A cette course en succédèrent d'autres; puis ce devint un amusement régulier, qui eut lieu chaque semaine aux environs de Paris, et auquel la jeune souveraine prit un goût «extraordinaire [746]»; mais cet amusement n'était pas sans inconvénient. La liberté des courses autorisait une confusion fâcheuse. On avait élevé pour la Reine une sorte d'estrade d'où elle dominait la piste; c'était là que se réunissaient les principaux amateurs, et ces amateurs, emportés par leur ardeur, n'avaient pas toujours la tenue qui eût convenu. On entrait dans le pavillon en bottes et en chenille, et les gens graves en étaient scandalisés. Il y avait là toute une troupe de jeunes gens, «indignement vêtus, dit Mercy, faisant une cohue et un bruit à ne pas s'entendre [747],» et, au milieu d'eux, la famille royale, perdue en quelque sorte dans la foule sans distinction aucune; le comte d'Artois, courant de haut en bas, pariant, se désolant bruyamment quand il perdait, se livrant à une joie non moins bruyante quand il gagnait, s'élançant dans le peuple pour aller encourager ses postillons ou «jaquets» et revenant présenter à la Reine celui qui lui avait gagné un prix. La Reine avait beau conserver, au milieu de ce pêle-mêle, un air de dignité qui en diminuait les inconvénients; le public, ne pouvant saisir cette nuance, voyait là une familiarité qui semblait exclure le respect [748]. Le Roi n'avait pu se résoudre qu'une seule fois à assister à un de ces divertissements [749]; il ne dissimulait pas son mécontentement et la Reine elle-même sentait le peu de convenance de ces imitations anglaises; mais, entraînée par son ardeur, elle ne mettait pas toujours sa conduite d'accord avec ses sentiments [750].

D'autres fois, c'étaient des courses en cabriolet [751] ou des chasses au daim dans le bois de Boulogne, avec le comte d'Artois. La chasse se terminait par un dîner dans une maison du bois. La Reine sans doute n'assistait jamais à ces repas, auxquels le bruit public reprochait d'être trop gais. Mais cependant, à Paris, on la voyait avec peine monter avec son beau-frère dans de petites voitures ouvertes que le comte conduisait lui-même, et l'on regrettait qu'elle semblât s'associer si complètement aux parties de plaisir d'un prince que sa légèreté faisait juger sévèrement [752].

L'année 1776 amena d'autres divertissements. L'hiver était exceptionnellement rude; la neige couvrit la terre plus de six semaines de suite. Marie-Antoinette, qui se souvenait encore du charme qu'elle avait goûté dans son enfance à des courses en traîneau, voulut s'en donner l'amusement. Ce n'était point une nouveauté à la Cour de France: on retrouva dans le dépôt des écuries de Versailles de vieux traîneaux qui avaient servi au Dauphin, père de Louis XVI; mais on en fit faire des neufs, plus appropriés à la mode du jour, et la Reine, accompagnée de la princesse de Lamballe, charmantes toutes deux dans les fourrures qui les enveloppaient, se mit à courir sur la glace, avec les principaux seigneurs et les principales dames de la Cour. Elle hésitait à venir à Paris dans la crainte, disait-elle, «d'être ennuyée par de nouvelles histoires [753].» Les premières parties se firent dans le parc de Versailles; le bruit des grelots dont les harnais des chevaux étaient garnis, l'élégance et la blancheur de leurs panaches, la variété de forme des diverses voitures, l'or dont elles étaient rehaussées, tout cela constituait un coup d'œil charmant pour les spectateurs [754]. Le succès encouragea; on poussa jusqu'au bois de Boulogne [755]; une fois même on vint à Paris, et l'on parcourut les boulevards et quelques rues. Par bonté, et comme le terrain glissant et couvert de frimas pouvait rendre les chutes fréquentes et dangereuses, la Reine n'avait pas voulu être escortée de ses gardes. Mais le public ne comprit pas ce motif d'humanité et, accoutumé à voir les souverains entourés d'une pompe fastueuse, il fit un crime à Marie-Antoinette de cet appareil trop simple [756]. La Reine le sut: dans les années suivantes, elle ne fit plus que de rares courses en traîneau, et lorsque, en 1778, elle revint à Paris, une seule fois d'ailleurs, ce fut avec une suite nombreuse, en très bon ordre, et accompagnée de toute la Cour dans vingt et un traîneaux [757].

La Reine aimait Paris; elle en aimait les spectacles; elle en aimait les divertissements; elle se plaisait à y prendre part, et les Parisiens, au début du moins, étaient heureux de ces apparitions fréquentes qui tenaient les acteurs en haleine et les forçaient de perfectionner leur jeu [758]. La Reine allait au Colisée, avec Monsieur, sans diamants ni coiffure, se laissant approcher par tout le monde, et le public applaudissait [759]. Elle allait au Palais-Royal, à un bal paré que donnait le duc de Chartres; mais cette fois le public murmurait: ce n'était point l'usage que la Reine acceptât un bal chez le duc d'Orléans. Le Roi l'avait permis pourtant; mais il n'était pas venu lui-même [760]. La Reine allait surtout aux bals de l'Opéra. C'était alors le rendez-vous de la bonne compagnie; les grands seigneurs et les dames de la Cour se réunissaient là en domino et s'amusaient à y intriguer. Marie-Antoinette y prenait plaisir elle-même. «Pour n'être pas reconnue, raconte le prince de Ligne,—ce qu'elle était toujours pour nous et même pour les Français qui la voyaient le moins,—elle s'adressait aux étrangers pour les intriguer; de là mille histoires et mille amants anglais, russes, suédois et polonais [761]

La Reine n'allait jamais seule à ces bals; elle était toujours accompagnée, soit de quelqu'un de sa suite, soit le plus habituellement des princes ou princesses de la famille royale. Un officier de garde se tenait à quelques pas d'elle; une de ses dames était à ses côtés, et, s'il lui arrivait de se promener un instant avec des hommes, ce n'était jamais qu'avec des personnages connus et de distinction [762]. Mais le Roi n'y paraissait que rarement, et, tout en encourageant sa femme à user de ces sortes d'amusements, il s'abstenait ordinairement d'y prendre part [763]. Quelquefois même, Madame, avec sa politique «italienne», prétextait au dernier moment une indisposition, afin de ne point accompagner sa belle-sœur [764]. La Reine allait donc avec Monsieur, et le public en glosait; on n'épargnait à la jeune princesse ni les critiques malveillantes ni même les apostrophes directes. Une fois, un masque s'était enhardi jusqu'à s'approcher d'elle et à lui reprocher gaîment de manquer aux devoirs d'une bonne femme qui devrait rester près de son mari et ne pas courir les bals sans lui. La liberté de ces sortes de réunions faisait naître des inconvénients qui fussent passés inaperçus dans d'autres pays, mais que Mercy déclarait justement redouter avec l'étourderie et la légèreté françaises [765].

Un jour, à l'Opéra, la Reine avait voulu circuler dans le bal; pour ne pas trahir son incognito, elle avait ordonné au chef de ses gardes de ne la suivre qu'à dix pas et elle s'avançait avec Monsieur et la duchesse de Luynes. Un masque en domino noir vint heurter assez rudement Monsieur, qui le repoussa d'un coup de poing. Le masque se plaignit à un sergent qui s'apprêtait à arrêter le prince, lorsque l'officier le fit reconnaître. Cet incident, fort simple en lui-même, donna naissance aux histoires les plus ridicules [766]. Les circonstances les plus ordinaires étaient aussitôt travesties, et rarement avec bienveillance.

«L'absurdité et l'invraisemblance des mensonges qui se débitent ici à tout propos n'ont point de bornes,» écrivait Mercy [767]. Les gens, qui n'avaient pour vivre d'autre métier que d'écrire des gazettins, les remplissaient d'une foule d'anecdotes, inventées à plaisir pour la plupart, mais qui, trouvant prétexte dans ces excursions à Paris et ces apparitions aux bals, rencontraient crédit dans les salons et assuraient le débit de ces feuilles à l'étranger. Les amateurs de scandales s'en délectaient, et ainsi se formait autour du nom de Marie-Antoinette une légende malveillante qu'entretenaient les haines de cour, qu'ont alimentée les pamphlets, qui, reproduite dans les mémoires d'ennemis acharnés, exploitée par les passions de parti, est arrivée jusqu'à nous et que, malgré l'éclat de la vérité, l'histoire, exactement informée aujourd'hui, a souvent encore bien de la peine à dissiper; tant il est difficile, en France, de détruire une calomnie!

Que n'a-t-on pas dit, par exemple, de ce qu'on a nommé l'aventure du fiacre? Cette aventure, la voici dans toute sa simplicité:

C'était en 1779, trois ans après l'incident que nous venons de raconter: la Reine avait conservé le goût des bals de l'Opéra, et le Roi avait fini par le prendre. Tous deux y étaient venus ensemble, le soir du dimanche gras, et, après être restés jusqu'au matin dans la salle sans être reconnus, étaient revenus à Versailles en tête-à-tête [768]. Ils avaient formé le projet de retourner à l'Opéra le mardi suivant. Puis, au dernier moment, le Roi avait changé d'avis et engagé la Reine à aller seule à ce bal, avec une de ses dames d'honneur. La Reine partit donc seule avec la princesse d'Hénin. A Paris, elle se rendit chez le premier écuyer, le duc de Coigny, pour prendre une voiture particulière, qui sauvegardât son incognito, et c'est dans cet équipage qu'elle s'achemina vers l'Opéra. Malheureusement, la voiture était mauvaise: elle se brisa à quelque distance du théâtre. La Reine descendit avec sa dame d'honneur, entra, sans se démasquer, dans la maison d'un marchand de soieries, pendant qu'on cherchait une autre voiture, et, comme on ne pouvait en trouver, monta dans un fiacre qui passait et arriva ainsi à l'Opéra. Quelques personnes de sa suite, qui s'y étaient rendues séparément, l'entourèrent et ne la quittèrent plus, tout le temps qu'elle resta au bal, et sans qu'elle eût été reconnue. Telle fut l'histoire du fiacre, d'après les témoins les mieux informés [769]. La Reine cependant en fut un peu peinée; mais le Roi ne fit qu'en rire et y trouva matière à plaisanterie; les gazettiers seuls, amateurs et inventeurs de scandales, la travestirent en calomnies.

Il n'en est pas moins vrai que ces courses à Paris, ces apparitions aux bals de l'Opéra avaient de réels inconvénients. La Reine, forte du témoignage de sa conscience et de la pureté de ses intentions, n'apercevait là qu'un plaisir innocent et une distraction sans conséquence. Mercy voyait plus juste, quand il faisait à la jeune princesse, sur ces passe-temps frivoles, des observations sérieuses: ce n'étaient que de petites fautes, mais qui produisaient une impression fâcheuse. La Reine, avec sa bonté naturelle et son accueil facile, parlait à tout le monde, et il en résultait une apparence de laisser-aller qui compromettait un peu sa dignité et froissait le public, mal habitué à cette manière d'être. On s'accoutumait peu à peu, même dans les actions les plus solennelles, même avec les meilleures intentions, à oublier le haut rang d'une souveraine, qui semblait ne pas vouloir s'en souvenir elle-même; la familiarité tuait le respect [770]. «Toujours plus près de son sexe que de son rang, a dit justement Rivarol, elle oubliait qu'elle était faite pour vivre et mourir sur un trône réel; elle voulut trop jouir de cet empire fictif et passager que la beauté donne aux femmes ordinaires et qui en fait des reines d'un moment [771]

Il ne faudrait pas cependant imputer à la Reine seule ces imprudences: Louis XVI en doit porter avec elle, et peut-être plus qu'elle, la responsabilité. Chef de famille et chef d'État, c'était à lui à comprendre le tort que ces courses à Paris pouvaient faire à sa femme; c'était à lui à l'en avertir et, au besoin, à lui interdire des distractions, innocentes en elles-mêmes, sans contredit, mais qui prêtaient le flanc à la critique. Il ne le faisait pas: loin de là, non seulement il autorisait ces plaisirs, mais il était le premier à engager Marie-Antoinette à s'y livrer [772]; et lorsque Marie-Thérèse, alarmée, pour le crédit de sa fille, des bruits qui lui arrivaient de Paris, et se faisant, de Vienne, l'écho sévère des observations de Mercy, écrivait que ces amusements «où la chère Reine se trouvait sans ses belles-sœurs et le Roi, lui avaient causé bien de tristes moments [773]», la jeune femme avait le droit de répondre que, ces amusements, le Roi les connaissait et les approuvait, et qu'elle ne pouvait mal faire en cédant aux instances de son mari [774].

«Parmi les bruits qui s'élèvent contre la gloire et la considération essentielles à une Reine de France, écrivait Mercy le 17 décembre 1776, il en est un qui paraît plus dangereux et plus fâcheux que les autres. Il est dangereux, parce que, de sa nature, il doit faire impression sur tous les ordres de l'État, et particulièrement sur le peuple; il est fâcheux, parce qu'en retranchant les mensonges et les exagérations inséparables des bruits publics, il reste néanmoins un nombre de faits très authentiques auxquels il serait à désirer que la Reine ne se fût jamais prêtée. On se plaint assez publiquement que la Reine fait et occasionne des dépenses considérables. Ce cri ne peut aller qu'en augmentant, si la Reine n'adopte bientôt quelque principe de modération sur cet article. Il n'a commencé que depuis la mort du feu Roi; mais il est déjà bien considérable [775]

Chose étrange, Marie-Antoinette, Dauphine, n'avait jamais eu aucun goût de dépense. Elle avait même semblé plutôt «pencher vers une économie un peu stricte».—«Il n'y a pas d'exemple,» écrivait l'ambassadeur, que Mme la Dauphine ait fait de son propre mouvement quelque libéralité marquée [776].» Un an plus tard, il observait encore avec chagrin que «Mme l'Archiduchesse n'avait donné que bien rarement des marques de disposition aux largesses [777]», et il se demandait, non sans inquiétude, quel usage il pourrait faire des mille louis que l'Impératrice l'avait autorisé à mettre à la disposition de sa fille [778]. En montant sur le trône, Marie-Antoinette pouvait, en toute justice, se vanter de n'avoir jamais fait de dettes [779]. Au début même de son règne, elle s'était montrée résolue à éviter toute dépense «inutile ou superflue», et elle avait renoncé sans regret à des amusements susceptibles de devenir dispendieux et embarrassants [780]. Puis, bientôt, éblouie par l'éclat de sa grandeur nouvelle, entraînée par ses amies, elle se lança dans le tourbillon des plaisirs et du luxe. Dauphine, elle dépensait peu pour sa toilette [781]; quoiqu'elle aimât beaucoup les bijoux, on l'avait vue refuser des pendants d'oreilles en brillants que Mme du Barry offrait de lui faire donner par Louis XV [782]. Une fois sur le trône, son goût pour les pierreries s'affirma avec plus de force et elle ne sut plus y résister. En janvier 1776, c'étaient des girandoles d'une valeur de 400.000 francs qu'elle achetait, et il fallait demander au marchand un délai de quatre ans pour en acquitter le prix [783]. Six mois après, c'étaient des bracelets de 250.000 livres. «Cette emplette, disait Mercy, s'est décidée par tentation des entours de la Reine et par protection accordée à quelques joailliers [784].» Mais, cette fois, la cassette de la jeune femme, largement entamée par l'acquisition des girandoles, se trouva tout à fait insuffisante. Il fallait pourvoir au déficit: on vendit des bijoux; puis la Reine, «avec une répugnance extrême,» se décida à demander deux mille louis à son mari. Le Roi fit quelques observations et versa la somme [785]. Marie-Thérèse fut moins patiente; elle adressa à sa fille de vifs reproches.

«Ces sortes d'anecdotes percent mon cœur, surtout pour l'avenir, lui écrivit-elle, avec son style vif et incorrect: celle des diamants m'a humiliée. Cette légèreté française, avec toutes ces extraordinaires parures! Ma fille, ma chère fille, la première reine, le deviendrait elle-même! Cette idée m'est insupportable [786]

La Reine fut piquée de ces reproches: «Voilà que mes bracelets sont arrivés à Vienne,» dit-elle avec humeur en lisant cette lettre de sa mère; «je gage que cet article vient de ma sœur Marie [787]!» Ne sachant que répondre, elle affecta de tourner la chose en plaisanterie et traita l'achat des bracelets de «bagatelle [788]». L'Impératrice reprit vivement:

«Vous passez fort légèrement sur les bracelets, dit-elle; mais cela n'est pas tel que vous voulez l'envisager. Une souveraine s'avilit en se parant, et encore plus si elle pousse cela à des sommes si considérables, et en quel temps! Je ne vois que trop cet esprit de dissipation; je ne puis me taire, vous aimant pour votre bien, non pour vous flatter [789]

Marie-Thérèse avait raison; son langage était sévère, mais cette sévérité était légitime et ces craintes n'étaient que trop fondées. Derrière ces dépenses excessives, on voit apparaître, dans l'avenir, comme un menaçant fantôme, le procès du Collier.

Après les achats de diamants [790], le jeu. Là aussi, la Reine subissait des entraînements. Dauphine, elle avait manifesté une assez vive répulsion pour ce genre de plaisir [791]; Reine même, elle avait longtemps refusé de jouer [792]. Puis le goût était né avec la société des favorites et l'exemple du comte d'Artois, et n'avait pas tardé à être très vif. «Son jeu est devenu fort cher, écrivait Mercy; elle ne joue plus aux jeux de commerce, dont la perte est nécessairement bornée; le lansquenet est devenu son jeu ordinaire, et parfois le pharaon, lorsque son jeu n'est pas entièrement public [793].» Le Roi désapprouvait ce gros jeu; mais on se cachait de lui. Lorsqu'il venait chez la princesse de Guéménée, on enlevait les cartes un quart d'heure avant son arrivée; puis on les reprenait après son départ. On jouait aussi chez la princesse de Lamballe. Louis XVI lui-même, avec sa trop facile bonté, se prêtait parfois à ces fantaisies de la société de la Reine; il se contentait d'en plaisanter au lieu de les interdire; le public murmurait, et les dames de la Cour se plaignaient.

Une fois, pendant un séjour à Fontainebleau, la Reine eut envie de jouer au pharaon; elle demanda à son mari la permission de faire venir des banquiers de Paris. Le Roi fit quelques objections, représenta le danger d'autoriser, par l'exemple de la Cour, des jeux interdits par les ordonnances de police, même chez les princes du sang; puis il céda et accorda la permission demandée, ajoutant que cela ne tirerait pas à conséquence, pourvu qu'on ne jouât qu'une soirée. Les banquiers arrivèrent le 30 octobre et taillèrent toute la nuit et la matinée du 31, chez la princesse de Lamballe, où la Reine resta jusqu'à 5 heures du matin; après quoi Sa Majesté fit encore tailler le soir et bien avant dans la matinée du 1er novembre, jour de la Toussaint. La Reine joua elle-même jusqu'à près de trois heures du matin. Le grand mal de cela était qu'une pareille veillée tombait dans la matinée d'une fête solennelle, et il en est résulté des propos dans le public. La Reine se tira de là par une plaisanterie, en disant au Roi qu'il avait permis une séance de jeu, sans en déterminer la durée, qu'ainsi on avait été en droit de la prolonger pendant 36 heures. Le Roi se mit à rire et répondit gaiement: «Allez, vous ne valez rien, tous tant que vous êtes [794].» Il fit plus, il poussa la faiblesse jusqu'à faire revenir lui-même les banquiers, le 11 novembre [795]. Était-ce avec une pareille condescendance qu'on pouvait mettre un frein à cette passion de jeu qui dérangeait les finances de la Reine et compromettait son crédit [796]?

Hâtons-nous de dire pourtant qu'au milieu de ces entraînements et de cette société encore infestée de la corruption de Louis XV, parmi cette jeunesse un peu mêlée et parfois entreprenante que de pareils amusements attiraient à Versailles ou à Fontainebleau, Marie-Antoinette savait toujours garder une contenance qui commandait le respect et retenait la liberté des propos [797]. L'ardeur même avec laquelle elle se livrait aux frivolités ne changeait ni son esprit ni le fond de son caractère, et Mercy demeurait convaincu que «l'un et l'autre, naturellement enclins au bien, l'effectueraient de préférence, dans des temps tranquilles et recueillis, et qu'enfin l'effet de toutes les grandes qualités de la Reine n'était que suspendu par une dissipation démesurée, sans rien ôter à l'espoir d'un retour plus favorable à ses intérêts et à sa gloire [798]».—«Dans l'exacte vérité, disait-il, il y a moins à se plaindre du mal qui existe que du défaut de tout le bien qui pourrait exister [799]

Chose plus extraordinaire, cette passion de plaisirs n'altérait pas sensiblement le fond de piété que la Reine devait aux principes de sa mère et aux instructions de son père; en dépit de torts que l'ambassadeur ne cessait de signaler à l'Impératrice, la plupart du temps en les grossissant [800], Marie-Antoinette continuait à donner à la Cour l'exemple de la régularité dans les pratiques religieuses; et elles amenaient souvent des temps d'arrêt dans le tourbillon de frivolités que nous avons dépeint [801], mais dont il ne faudrait pas exagérer le caractère.

On a voulu abuser, contre la jeune femme, de quelques imprudences, et surtout de prétendues révélations dues à la fatuité de certains hommes admis dans son intimité; on a parlé des amours de Marie-Antoinette. L'histoire vraie a fait justice de ces calomnies. Pendant cette période de dissipation, au point de vue moral, il n'y eut pas une seule faute de commise. «En tout ce qui concerne les mœurs, il n'y a pas eu, dans la conduite de la Reine, la moindre nuance qui n'ait porté l'empreinte de l'âme la plus vertueuse, la plus droite, la plus rigide sur tous les principes qui tiennent à l'honnêteté du caractère... Personne n'est plus intimement convaincu de cette vérité que le Roi [802].» Tel est le témoignage que Mercy a rendu à la princesse, dès le début de son règne, et que confirment toutes ses correspondances ultérieures; tel est celui que lui rendit un peu plus tard, après l'avoir observée de près avec une rigueur presque malveillante, un frère sévère et mal disposé pour elle, Joseph II. Et, après avoir étudié scrupuleusement les rapports de l'ambassadeur, de ce fidèle et loyal serviteur, de ce témoin consciencieux, qui dit tout, qui force même le tableau, afin de provoquer de vives remontrances de la part de l'Impératrice et des réflexions sérieuses de la part de la Reine [803], qui ne cache pas les imprudences et qui, s'il y en avait eu, n'eût pas davantage dissimulé les fautes [804], mais qui n'en a pas trouvé une seule à signaler à la sollicitude de Marie-Thérèse; après avoir étudié ces rapports, il n'y a pas un historien impartial qui ne s'associe aux paroles de Mercy et de Joseph II, et qui ne dise, avec l'éminent éditeur de la correspondance de Mercy, qu'on ne peut désormais descendre «à répéter les médisances, les calomnies, les erreurs grossières de Besenval, de Lauzun et de Soulavie [805]»; pas un qui ne souscrive à ces lignes d'un des hommes qui ont approché le plus près et le mieux connu Marie-Antoinette. «Sa prétendue galanterie ne fut jamais qu'un sentiment profond d'amitié, et peut-être distingué pour une ou deux personnes, et une coquetterie générale de femme ou de reine pour plaire à tout le monde. Dans le temps même où la jeunesse, le défaut d'expérience pouvaient engager à se mettre trop à son aise vis-à-vis d'elle, il n'y eut jamais aucun de nous, qui avions le bonheur de la voir tous les jours, qui osât en abuser par la plus petite inconvenance; elle faisait la reine sans s'en douter, on l'adorait sans songer à l'aimer [806]

Un homme qui a vu Marie-Antoinette de près, comme le prince de Ligue, sans être pourtant de sa société, mais qui l'a vue jusqu'à la fin, le baron d'Aubier, ne pense pas sur ce point autrement que le spirituel écrivain: «Toujours sur le trône, dit-il dans un langage un peu alambiqué, on lui eût plus aisément pardonné de tout effacer; descendue dans les salons de l'amitié, la meilleure des amies, avec toutes les prétentions d'une Française, n'y vit plus que la rivale qui lui arrachait le sceptre du salon. Antoinette y fut un peu coquette, sans être galante; mais tout ce qui lui eût pardonné d'être galante à l'excès ne lui pardonna pas de plaire excessivement; les fats, détrompés avec autant de dignité que d'indulgence, au premier mot qu'ils glissèrent, devinrent les chevaliers de la haine de leurs consolatrices, uniquement parce qu'Antoinette n'avait pas été ce qu'ils disaient [807]

Le ministre de Prusse lui-même, le comte de Goltz, si hostile à la Reine, toujours à l'affût des moyens de ruiner son crédit et qui déclarait qu'avec de la malignité la conduite de Marie-Antoinette pourrait être interprétée défavorablement, était obligé de convenir «qu'on ne pouvait s'arrêter à personne en particulier et qu'il n'y avait là qu'un désir de plaire à tout le monde [808]».

Récemment encore, un historien distingué, publiant et résumant les souvenirs de son père, jeune encore sous le règne de Louis XVI, mais déjà observateur pénétrant et sagace, et, à cause de sa jeunesse même, plus à portée de bien voir les choses, parce qu'on ne se fût pas méfié de lui, a écrit la page suivante, qui complète et confirme le jugement du prince de Ligne.

«J'ai toujours entendu dire à mon père, dont les souvenirs d'enfance étaient très précis, que l'aspect de ces réunions,—à Trianon—était des plus innocents; que la Reine s'y comportait avec une grâce et une convenance exquises; qu'entre ces femmes, la plupart si jeunes, quelques-unes si belles, et le petit nombre d'hommes admis dans leur intimité, le ton le plus parfait ne cessait de régner. On affectait de s'affranchir de l'étiquette, parce que la Reine le voulait. On faisait mine de la traiter comme toute autre femme, parce que c'était une manière détournée de lui faire sa cour; mais le respect demeurait entier, à travers cette familiarité de convention, et la retenue se faisait encore sentir, sous ce feint abandon. La Reine seule parvenait à se faire illusion. Elle se félicitait, avec une entière bonne foi, d'avoir introduit à la Cour de France les usages de la débonnaire Autriche. Suivant mon père, dans ce cercle si réduit, composé de ses intimes les plus privés et les plus à sa dévotion, son attitude était celle d'une femme soigneuse de ses devoirs, attachée à son mari, que son intérieur très grave incommodait un peu, et qui allait chercher au plus près, et au moindre risque possible, les distractions naturelles à son âge. Des hommes, qui passaient pour aimables et qui étaient à la mode, y furent peu à peu introduits. Ils étaient bien accueillis de la Reine; mais aucun ne parut jamais avoir été particulièrement distingué par elle. Ainsi, beaucoup de laisser-aller, pas mal d'étourderie, peut-être un peu de coquetterie, mais une coquetterie générale et sans but; nulle apparence de manège, aucune ombre d'intrigue: voilà ce qui apparut à mon père. C'est dire qu'il n'a jamais ajouté foi aux attachements ou sérieux ou frivoles qu'on a prêtés à la reine Marie-Antoinette. Il traitait ces bruits de folies ou de sottises; on le mettait de mauvaise humeur quand on paraissait y croire [809]

Cette page de M. d'Haussonville nous amène tout naturellement à l'indication des causes véritables de cette période de dissipation que nous avons signalée dans la vie de la Reine. Si la jeune et vive souveraine s'est laissé, pendant quelques années, emporter à un goût de frivolités et de plaisirs que ses vrais amis s'efforçaient, trop souvent en vain, de modérer, il importe de savoir par qui elle y fut entraînée et pourquoi.


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