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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Sacre du Roi.—Fêtes à Reims.—Emotion de la Reine.—Sa lettre à l'Impératrice.—Mariage de Mme Clotilde.—Nouvelle et vaine tentative pour rappeler Choiseul.—Procès du comte de Guines.—Exil du duc d'Aiguillon.—Nomination de Malesherbes.—Réformes de Turgot.—Murmures qu'elles soulèvent.—Chute de Turgot.—Part qu'y prend la Reine.—Lettre de Mercy à Marie-Thérèse.

Le 5 juin 1775, Louis XVI quittait Versailles [688], accompagné de la Reine, de Monsieur, de Madame et du comte d'Artois, pour se rendre à Compiègne, où il arrivait à dix heures du soir. Le 8, il partit de Compiègne, pour aller coucher à Fismes; le 9, il prit la route de Reims. Il allait y chercher, avec la bénédiction de sa couronne, la consécration solennelle du titre qu'il tenait de ses ancêtres, et le signe visible de cette grâce de Dieu au nom de laquelle il régnait. Le sacré était en France une tradition nationale; le peuple y trouvait, dans le serment que prêtait le monarque, une reconnaissance de ses droits; et si certains philosophes, emportés par leurs passions irréligieuses comme d'Alembert et Condorcet, ne voyaient là qu'«une cérémonie bizarre et absurde [689]» ou «la plus inutile comme la plus ridicule des dépenses inutiles [690]», des personnages non moins célèbres et qu'on ne peut pas accuser de superstition, comme Mirabeau, écrivaient: «Le plus grand de tous les événements pour un peuple, c'est sans doute l'inauguration de son Roi. C'est alors que le ciel consacre nos monarques et resserre en quelque sorte les liens qui nous unissent à eux [691]

Mercy aurait voulu que la Reine fût sacrée en même temps que le Roi. Il lui semblait que, dans les circonstances actuelles, Marie-Antoinette n'étant point encore mère, l'onction divine lui donnerait, vis-à-vis de la nation, l'auréole que ne lui donnait point la maternité.

Une brochure, faite par un prêtre de l'Oratoire, établissait que le sacre des reines avait été un usage constant jusqu'à Marie de Médicis, et que, s'il était tombé en désuétude, c'était uniquement parce que ni Louis XIII, ni ses successeurs, n'étaient mariés lors de leur sacre. Mercy, qui, s'il ne fut pas l'inspirateur de cette brochure, en fut du moins l'ardent propagateur, en fit parler par Vermond à la Reine et eut soin que le manuscrit fût remis au duc de Duras et par le duc de Duras au Roi. Mais la Reine demeura assez indifférente à cette ouverture [692], et le Roi n'en parut pas touché [693]. Son affection pour sa femme se heurta-t-elle aux considérations d'économie qui avaient déjà fait différer d'un an la cérémonie traditionnelle? Fut-il circonvenu par Maurepas, sans cesse en garde contre ce qui pouvait affermir le crédit de la jeune souveraine? Toujours est-il que Marie-Antoinette n'assista que comme spectatrice au sacre de son mari. Tandis que le Roi faisait son entrée dans un carrosse de dix-huit pieds de haut, recevait des mains du duc de Bourbon, gouverneur de Champagne, les clefs de la ville, et était lui-même reçu par l'archevêque de Reims à la porte de la cathédrale, où l'on chantait solennellement le Te Deum, la Reine, partie le 8 au soir de Compiègne avec Monsieur, Madame et le comte d'Artois, arrivait incognito dans la ville du sacre, à une heure du matin. Mais, à défaut des compliments officiels, elle avait les acclamations populaires. Par un de ces beaux clairs de lune dont la lumière argentée a quelque chose de si transparent et de si suave, une foule immense se pressait sur les grands chemins et aux portes de la cité pour voir arriver la femme du Roi. Des vivats enthousiastes saluaient son passage, troublant seuls ce silence de la nuit, pendant lequel l'âme s'ouvre avec tant de bonheur aux douces et pures émotions. Le lendemain matin, en dépit de l'incognito, toute la noblesse de la ville et des environs remplissait les appartements de l'archevêché, où était descendue la Reine, et en sortait ravie de la grâce et de la bienveillance de la jeune souveraine. Dans l'après-midi, même ovation; c'est aux cris de Vive la Reine! qu'elle traversait les rues de Reims pour aller, à l'Intendance, assister à l'entrée du Roi, et, le soir, le clergé et le Corps de ville venaient lui adresser des discours auxquels elle répondait avec justesse et bonté [694].

Le dimanche, 11, à six heures du matin, les chanoines en chape vinrent occuper leurs stalles dans le chœur de la basilique, bientôt suivis de l'archevêque, des cardinaux, des ministres, etc. A six heures et demie, les pairs laïques prirent place à leur tour. A sept heures, le Roi, conduit par l'évêque duc de Laon et l'évêque comte de Beauvais, arriva à la cathédrale. Harangué sur le seuil par le cardinal de la Roche-Aymon, qui le félicitait d'avoir toutes les vertus et en particulier l'amour de l'ordre [695], il pénétrait dans le vieil édifice au bruit des acclamations populaires, et l'archevêque, après lui avoir fait prêter serment sur le livre des Évangiles, versait sur sa tête, sur sa poitrine et sur ses épaules quelques gouttes de la sainte ampoule, solennellement apportée de l'abbaye de Saint-Rémy par le grand prieur, en chape de drap d'or, monté sur un cheval blanc, couvert d'une housse d'étoffe d'argent richement brodée! Le Roi fut alors revêtu du manteau royal et reçut des mains de l'archevêque la couronne, le sceptre, la main de justice et l'épée de Charlemagne. Puis, suivi des pairs et des grands officiers, il fut conduit au trône élevé sur le jubé; après quoi l'archevêque et les pairs lui donnèrent le baiser de paix en disant: Vivat rex in æternum. La multitude qui remplissait les galeries répéta ces paroles. Aussitôt les portes s'ouvrirent, et le peuple se précipita dans la basilique, avec des cris de joie.

La Reine suivait, du haut d'une tribune, toutes les phases de la cérémonie. Au moment du couronnement et de l'intronisation, touchée jusqu'au fond du cœur par la beauté des rites de l'Église et plus encore par les acclamations populaires qui en interrompaient l'ordre et en soulignaient les détails, elle n'y put tenir et versa d'abondantes larmes [696]. L'émotion fut si forte qu'un instant elle dut quitter sa place. Quand elle y reparut, quelques minutes après, les yeux encore humides de pleurs, le Roi la regarda avec empressement, et un air visible de contentement se répandit sur toute sa physionomie. Malgré la sainteté du lieu, l'église retentit de cris et de battements de mains. L'assistance tout entière fut attendrie et des larmes coulèrent de bien des yeux, redoublant celles de la Reine [697].

Louis XVI avait interdit de tapisser les rues sur son passage, afin, disait-il, de mieux voir son peuple et d'en être vu [698]. Le jour même du sacre, à sept heures du soir, le Roi, ayant la Reine à son bras, alla, en habit ordinaire et sans autre suite qu'un capitaine des gardes et quelques exempts, se promener le long de la grande galerie de bois qui servait de passage entre l'archevêché et l'église. Il y avait beaucoup de monde dans cette galerie, beaucoup en dehors. Le prince défendit qu'on fît sortir qui ce fût et qu'on empêchât personne d'approcher. La population, heureuse et reconnaissante, se pressait autour du couple royal, dont elle n'était séparée que par une balustrade à hauteur d'appui. Pendant plus d'une heure, le Roi et la Reine restèrent ainsi confondus dans la foule, répondant avec la meilleure grâce à cet empressement, se laissant aborder et voir, donnant à chacun des marques de bienveillance. C'était la Reine qui avait eu la première pensée de cette promenade; le public ne l'ignorait pas et l'en récompensait par ses vivats [699].

Quand on pense que ces acclamations populaires se manifestaient au milieu de germes de mécontentement universellement répandus, que le pain était cher, que les mesures réformatrices de Turgot, habilement exploitées par ses ennemis, avaient excité partout l'inquiétude, et que, deux mois auparavant, des émeutes avaient éclaté à Dijon, à Versailles, à Paris, on se demande ce qu'il faut le plus admirer en cette circonstance, ou cet attachement obstiné de la nation à ses princes, qui pouvait être une si grande force entre les mains de ministres habiles, ou cette incroyable mobilité du caractère français, qui passe si facilement de l'enthousiasme à la colère et qui, avec des souverains jeunes et inexpérimentés comme Louis XVI et Marie-Antoinette, des ministres légers comme Maurepas, dédaigneux des obstacles comme Turgot, devenait le plus formidable des dangers. La Reine ne se le dissimulait pas, et, si son bonheur était complet, sa confiance n'était point sans mélange.

«C'est une chose étonnante et bien heureuse en même temps, écrivait-elle à sa mère, d'être si bien reçu deux mois après la révolte et malgré la cherté du pain, qui malheureusement continue. C'est une chose prodigieuse dans le caractère français de se laisser emporter aux mauvaises suggestions et de revenir tout de suite au bien. Il est sûr qu'en voyant des gens qui, dans le malheur, nous traitent aussi bien, nous sommes encore plus obligés de travailler à leur bonheur. Le Roi m'a paru pénétré de cette vérité. Pour moi, je sais bien que je n'oublierai jamais de ma vie, dût-elle durer deux cents ans, la journée du sacre. Ma chère maman, qui est si bonne, aurait bien partagé notre bonheur [700]

Les cérémonies durèrent quatre jours encore. Le 12, le régiment de hussards du comte Esterhazy exécuta à quelque distance de la ville des manœuvres auxquelles assistèrent la Reine et Madame [701]. Le 13, le Roi fut reçu solennellement grand-maître de son ordre, et en tint ensuite le chapitre [702]. Le 14, suivant l'antique usage, il se rendit à cheval à l'abbaye de Saint-Rémy, y entendit la messe, et, au sortir de l'église, toucha dans le parc plus de deux mille malades, auxquels il fit distribuer des aumônes [703]. La Reine alla voir passer le cortège dans une maison particulière. Le soir, les deux époux parcoururent en voiture, au milieu des vivats du peuple, la belle promenade qui entourait la ville. Mais, c'était la Reine surtout qui attirait l'attention. «Elle a paru dans tous les instants, écrivait Mercy, avec dignité, bonté et grâce, et si les hommages qu'on lui a rendus ont été extraordinaires et universels, il est bien certain aussi que jamais hommages n'ont été mieux mérités [704]

Le 16, la Cour retourna à Compiègne; le 19, elle rentra à Versailles.

De nouvelles fêtes l'y attendaient. Le 12 février, le Roi avait déclaré le mariage de sa sœur Clotilde avec Charles-Emmanuel de Savoie, prince de Piémont, fils aîné du roi de Sardaigne. Le 21 août, le mariage fut célébré dans la chapelle du château. Il y eut grand couvert, jeu, bal à la Cour, bal chez le comte de Viry, ambassadeur de Sardaigne. Avec quel éclat la Reine parut à ces fêtes, Walpole l'a dit dans une lettre que nous avons citée plus haut. Il y avait, en la voyant, comme un cri général d'admiration.

Le 28, Mme Clotilde dit adieu à sa famille française et prit la route de Turin. Ce départ ne fut pas une tristesse pour la Reine; un instant, lorsqu'elle était encore Dauphine, elle avait été assez liée avec sa jeune belle-sœur, dont elle appréciait le caractère doux et bienveillant; elle avait assisté à des bals chez elle ou à des représentations de petites pièces qui étaient à la fois un divertissement et un complément d'éducation [705]. Mais cette intimité dura peu. Bientôt, sous l'influence de sa gouvernante, Mme de Marsan, dont elle avait fait de nom et de cœur sa «petite chère amie [706]», la jeune princesse s'éloigna de sa royale belle-sœur. Depuis la mort de Louis XV surtout, Mme Clotilde vivait à l'écart, et son mariage ne laissait pas de vide à la Cour. Nous dirions presque que ce fut pour Marie-Antoinette un soulagement; en mettant fin à la mission de Mme de Marsan, il diminuait l'importance d'une femme qui s'était toujours montrée et se montrait encore une de ses plus acharnées et plus dangereuses ennemies.

La Reine avait alors d'autres préoccupations. A l'instigation des amis de Choiseul, dont elle était entourée, et en dépit de sa mère, qui redoutait pour la politique autrichienne l'activité et la clairvoyance de l'ancien ministre [707], elle songeait toujours à rappeler à la Cour l'homme auquel elle devait la couronne de France. Au moment du sacre, Choiseul, en sa qualité de chevalier des ordres du Roi, était venu à Reims et la Reine lui avait accordé une audience. Elle avait fait plus, et par une diplomatie féminine, dont elle se vanta dans une lettre regrettable au comte de Rosemberg [708] mais qui lui attira les justes reproches de Marie-Thérèse, elle avait trouvé moyen de faire fixer par Louis XVI lui-même l'heure de cette audience [709]. La chose fut vite connue du public et l'on en inféra aussitôt la rentrée de Choiseul au Conseil; lui-même affectait un air plein de confiance; il avait, disait un chroniqueur, «ce nez au vent qui caractérise son génie audacieux [710].»—Je ne répondrais pas, écrivait de son côté Marie-Antoinette, que le vieux Maurepas n'ait eu peur d'aller se reposer chez lui [711]. Mais était-ce bien là l'intention de la jeune souveraine?

N'avait-elle pas voulu simplement donner une marque publique d'intérêt au négociateur de son mariage? Songeait-elle à demander quelques avis à un homme dont nul ne contestait l'intelligence, ou poussait-elle la confiance en lui jusqu'à vouloir entrer dans toutes ses vues? Si cela était, le but fut manqué. Le Roi persista dans sa froideur et dans ses répugnances; la Reine elle-même, assez peu satisfaite d'une entrevue où Choiseul s'était montré plus personnel que vraiment dévoué, refusa de se prêter à certaines de ses insinuations, et le ministre déchu rentra dans la retraite pour n'en plus sortir [712].

La Reine n'en demeurait pas moins entourée des amis de Choiseul, et très portée à subir leur influence et à épouser leurs querelles; il semblait qu'il y eût là pour elle une dette de reconnaissance. Elle en avait donné récemment une preuve éclatante aux yeux de tous, dans le procès du comte de Guines. Ambassadeur à Londres, après l'avoir été à Berlin, homme d'esprit, aimable [713], mais ambitieux et léger, très lié avec Choiseul, le comte de Guines avait été accusé d'avoir fait de la contrebande en Angleterre, sous le couvert de ses franchises d'ambassadeur, et d'avoir spéculé à la Bourse, à l'aide des informations qu'il devait à sa place. Il rejetait tout sur son secrétaire Tort de la Sonde; mais celui-ci soutenait n'avoir agi que d'accord avec son chef. Le procès fut porté au Parlement de Paris: ce fut un événement. «Tout le monde s'intéresse à cette affaire, écrivait Mme du Deffand, qui ne s'y intéressait pas moins que tout le monde, les uns par amitié, les autres par curiosité [714].» Le duc d'Aiguillon, incidemment impliqué dans le débat, agissait de toutes ses forces contre M. de Guines, que soutenaient en revanche tous les amis de Choiseul. C'étaient correspondances contre correspondances, requêtes contre requêtes, mémoires contre mémoires [715]. La Reine, circonvenue par son entourage, se déclara pour l'ambassadeur, et elle le fit avec l'ardeur passionnée qu'elle apportait dans ses amitiés. Le comte de Guines avait cru nécessaire à sa justification d'insérer, dans les mémoires écrits en sa faveur, certains passages de ses anciennes correspondances ministérielles. M. de Vergennes s'y était refusé, alléguant que, si l'on admettait une telle demande, le secret nécessaire aux affaires de l'État serait violé et qu'aucun ministre étranger n'oserait plus faire de communications confidentielles aux ministres de France. Le Conseil avait approuvé unanimement la décision de Vergennes; mais la Reine, poussée par sa société, fit de tels efforts près du Roi que, malgré ce vote, la permission sollicitée fut accordée [716]. Un peu plus tard, un mémoire du comte de Guines ayant été supprimé par un arrêt du Conseil d'État comme diffamatoire contre le duc d'Aiguillon, le Roi, à l'instigation de la Reine, fit néanmoins écrire à l'ambassadeur qu'il pourrait faire usage du mémoire supprimé et aux juges qu'ils pourraient y avoir égard [717]. Enfin, au commencement de juin 1775, le procès fut jugé: Tort de la Sonde fut condamné, comme calomniateur, à faire réparation d'honneur à son ancien chef, devant douze témoins, et l'ambassadeur triomphant alla reprendre possession de son poste.

En même temps, le duc d'Aiguillon, qui avait fait de grands préparatifs pour se rendre à Reims comme capitaine des chevau-légers [718], recevait défense d'assister au sacre et ordre de se retirer dans ses terres de Guyenne [719]. «Ce départ est tout à fait mon ouvrage, écrivait Marie-Antoinette au comte de Rosemberg. La mesure était à son comble; ce vilain homme entretenait toute sorte d'espionnage et de mauvais propos. Il avait cherché à me braver plus d'une fois dans l'affaire de M. de Guines; aussitôt après le jugement, j'ai demandé au Roi son éloignement. Il est vrai que je n'ai pas voulu de lettre de cachet, mais il n'y a rien perdu; car au lieu de rester en Touraine, comme il le voulait, on l'a prié de continuer sa route jusqu'à Aiguillon, qui est en Gascogne [720]

Le Roi n'avait manifesté aucune répugnance pour l'exil du duc d'Aiguillon, qui était, à ses yeux, la dernière personnification de la cabale odieuse de Mme du Barry. Cette immixtion de la Reine dans les querelles de la Cour n'en était pas moins regrettable; elle la faisait descendre de ce trône serein, du haut duquel une souveraine doit planer au-dessus de toutes les compétitions de parti, pour jeter son nom et sa personne dans les luttes de chaque jour; elle lui faisait des adversaires de tous les ennemis de ses amis. Ce premier pas devait la mener plus loin, à une démarche plus grave et plus fâcheuse; après s'être donné le tort de prendre parti dans un procès, elle allait se donner le tort plus sérieux d'intervenir entre le Roi et ses ministres.

Le cabinet réformateur dont le choix de Turgot avait été le signal et le premier fondement venait de se compléter par la nomination du comte de Saint-Germain à la place du maréchal du Muy, mort dans d'atroces souffrances [721], et de Malesherbes, en remplacement du détesté duc de la Vrillière. «Quoiqu'il ait l'oreille dure, écrivait plaisamment de ce dernier Marie-Antoinette, il a pourtant entendu qu'il était temps qu'il partît, de peur qu'on ne lui fermât la porte au nez [722]

Le public avait applaudi à ces choix, et la Reine, ou ne s'en était point mêlée, ou les avait approuvés elle-même. Elle eût souhaité Sartines plutôt que Malesherbes, et il est certain que les aptitudes de l'ancien lieutenant de police semblaient le désigner pour cette place de la Maison du Roi. Mais après un premier mouvement d'humeur, elle en avait pris son parti et fait au nouveau ministre un gracieux accueil [723]. Elle s'était prêtée avec la meilleure volonté aux réformes de Turgot. Elle-même, au début de son règne, avait exigé de l'économie dans la tenue de la Cour [724], interdit les ornements d'or et d'argent dans les toilettes [725] et consenti, sans la moindre difficulté, aux réductions opérées dans sa maison. Elle avait même, dit-on, quoique sur ce point sa compétence ne fût pas bien grande, approuvé les changements faits dans l'armée par le comte de Saint-Germain [726].

Mais ces réformes ne pouvaient s'opérer sans froisser bien des vanités et léser bien des intérêts. L'ordonnance du comte de Saint-Germain [727] sur les coups de plat de sabre avait mis l'armée en rumeur. «Mon colonel», répondait un grenadier à un officier qui voulait lui persuader qu'une telle punition n'avait rien de déshonorant, «en fait de sabre, je ne reconnais que la pointe.» Le système de Turgot pour la liberté de circulation des grains amenait des révoltes sur divers points de la France; on était obligé d'employer la force contre ces émeutes, et le public, mécontent, s'en vengeait en chansonnant le contrôleur général et son général Jean Farine [728]. Les autres réformes de Turgot n'excitaient pas moins de murmures. L'abolition des corvées, la suppression des jurandes et maîtrises n'avaient été enregistrées par le Parlement qu'avec l'appareil solennel et menaçant d'un lit de justice: le premier président d'Aligre avait protesté contre elles avec la plus sombre énergie. L'opinion se montrait de plus en plus hostile aux mesures du ministre. On les critiquait dans les salons; on les attaquait dans les pamphlets; on les plaisantait dans des chansons [729]. «Plus philosophe que politique [730]», Turgot, avec sa nature droite et un peu naïve, avec son caractère raide et cassant, ne s'inquiétait ni des critiques, ni des attaques, ni des chansons. «Il voyait tout en abstraction, dédaignant de porter ses regards sur les faits, a écrit un homme qui l'aimait beaucoup, ne faisait aucune attention au pays qu'il régissait, au siècle où il vivait, aux institutions établies, aux usages admis, aux préjugés, aux intérêts... Il voulait gouverner par des démonstrations, ne considérant l'homme que comme un être intelligent, et non comme un être sensible et mené par son intérêt [731].» Il ne brisait pas les obstacles, comme l'eût fait Richelieu; il ne les tournait pas, comme l'eût fait Mazarin; il les négligeait et semblait ne pas les voir. «L'engouement passager pour les nouveautés de Turgot, a dit un juge compétent [732], avait promptement fait place à l'irritation, parce que Turgot était, comme on dit aujourd'hui, un intransigeant. Il heurtait de front les préjugés de son temps, ne ménageant personne, le Roi pas plus que les autres, et avait fini par mettre tout le monde contre lui.» C'est ce que constatait l'ambassadeur de Suède, le comte de Creutz, lorsqu'il écrivait à Gustave III, le 14 mars 1776, deux jours après le lit de justice qui avait paru consacrer le triomphe du ministre: «M. Turgot se trouve en butte à la ligue la plus formidable, composée de tous les grands du royaume, de tous les Parlements, de tous les financiers, de toutes les femmes de la Cour et de tous les dévots [733]

Il n'est pas étonnant qu'en entendant autour d'elle ce concert croissant de murmures, la Reine ait pensé, de bonne foi, obéir au mouvement de l'opinion, en se prononçant contre un ministre, objet d'une défaveur si universelle. Elle croyait d'ailleurs avoir contre lui des griefs personnels. Le comte de Guines avait gagné son procès devant le Parlement; il ne l'avait pas gagné complètement devant le ministère. Au commencement de 1776, il fut rappelé de l'ambassade de Londres. Ses amis jetèrent feu et flamme; la Reine, froissée de cette disgrâce d'un homme qu'elle honorait de sa protection, en accusa Vergennes, Malesherbes, Turgot surtout, dont elle connaissait les démarches hostiles à l'ambassadeur [734]. Elle résolut d'en tirer vengeance et d'obtenir une double et éclatante réparation. Excitée par ses amis, soutenue par Maurepas qui, au fond, commençait à s'effrayer de l'orage amoncelé de toutes parts contre Turgot, et n'était pas fâché de se délivrer d'un collègue devenu embarrassant, elle réussit à entraîner le Roi dans sa querelle. Le 10 mai, le comte de Guines recevait le billet suivant:

«Lorsque je vous ai fait dire, Monsieur, que le temps que j'avais réglé pour votre ambassade était fini, je vous ai fait marquer en même temps que je me réservais de vous accorder les grâces dont vous étiez susceptible. Je rends justice à votre conduite, et je vous accorde les honneurs du Louvre, avec la permission de porter le titre de duc. Je ne doute pas, Monsieur, que ces grâces ne servent à redoubler, s'il est possible, le zèle que je vous connais pour mon service. Vous pouvez montrer cette lettre [735]

C'était la Reine qui avait voulu ce billet; c'était même elle, assure-t-on, qui l'avait dicté [736]. Dans l'emportement de sa colère, elle eût souhaité que cette réhabilitation officielle de l'ambassadeur coïncidât avec la chute de ses adversaires et que Turgot fût mis à la Bastille [737]. Mercy parvint à empêcher ces excès; mais, le 12 mai, Maurepas signifia au contrôleur général son congé.

Le public avait été, assure-t-on, moins choqué de cette intervention de la Reine que frappé de l'habileté dont elle avait fait preuve dans cette affaire. Il admirait sa diplomatie et ne doutait plus de son crédit [738]. Cette chute néanmoins était fâcheuse, et la part que Marie-Antoinette y avait prise, malgré le mouvement d'opinion qui semblait l'y pousser, plus fâcheuse encore. Peut être en eut-elle regret: du moins en éprouva-t-elle quelque confusion; car, dans sa correspondance avec sa mère, elle cherche à nier toute connivence dans le renvoi de Turgot et de Malesherbes [739]. Mais elle n'avait pas su résister aux insinuations de son entourage.

«Votre Majesté sera sans doute surprise, écrivait Mercy a Marie-Thérèse, que ce comte de Guines, pour lequel la Reine n'a ni ne peut avoir aucune affection personnelle, soit cependant la cause de si grands mouvements; mais le mot de l'énigme consiste dans les entours de la Reine, qui se réunissent tous en faveur du comte de Guines. Sa Majesté est obsédée; elle veut se débarrasser; on parvient à piquer son amour-propre, à l'irriter, à noircir ceux qui, pour le bien de la chose, peuvent résister à ses volontés; tout cela s'opère pendant des courses ou autres parties de plaisirs, dans les conversations de la soirée chez la princesse de Guéménée; enfin, on réussit tellement à tenir la Reine hors d'elle-même, à l'enivrer de dissipation que, cela joint à l'extrême condescendance du Roi, il n'y a, dans certains moments, aucun moyen de faire percer la raison [740]

Ces lignes de Mercy sont graves: elles sont la peinture, assombrie sans doute, mais avec un fond de vérité trop réel, d'une période fâcheuse de la vie de la Reine, ce que nous appellerons volontiers la période de dissipation. Il semble que, éblouie de l'éclat du trône sur lequel elle venait de monter, enivrée peut-être par les applaudissements du public, obsédée,—c'est le mot de Mercy,—par des entours qui exploitaient sa jeunesse, Marie-Antoinette n'ait vu que le côté facile de l'existence qui s'était ouverte prématurément devant elle. Marie-Thérèse avait raison de le dire: il eût fallu six ans encore [741] pour affermir chez la Reine la réserve et les goûts réfléchis dont nous avons constaté les progrès naissants dans les derniers mois de sa vie de Dauphine, pour que la maturité de l'âge amenât celle de la raison. Cette prise de possession trop précoce de la toute-puissance par des souverains, si jeunes et «si neufs» encore, vint tout gâter et tout mettre en question. Il y eut là, pendant quelques années, des entraînements irréfléchis, une ardeur de plaisirs «licites», sans doute, mais «hazardeux», suivant le mot de l'Empereur [742], des imprudences même, si l'on veut, qui furent regrettables, mais dont il importe de ne pas exagérer l'importance et dont nous aurons à rechercher les causes.


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