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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Une intrigante, un faussaire et une dupe: tels sont les auteurs principaux, tel est en trois mots le résumé du drame étrange, ou plutôt de l'immense escroquerie, qui porte dans l'histoire le nom de Procès du Collier.

L'intrigante, ce fut la comtesse de la Motte-Valois; le faussaire, Rétaux de Villette; la dupe, le prince Louis de Rohan, archevêque de Strasbourg, grand aumônier de France et cardinal; la victime vraie, la Reine.

Ce n'était cependant pas la première fois que des fripons abusaient du nom de Marie-Antoinette. Dès 1777, la femme d'un trésorier de France, nommé Cahouet de Villiers, jadis mêlée aux intrigues qui avaient porté à la Cour Mme du Barry [1707], avait donné l'exemple et en quelque sorte tracé la voie à Mme de la Motte. Intimement liée avec un intendant des finances de la Reine, M. de Saint-Charles, elle avait réussi, par l'intermédiaire de ce dernier, à se procurer un registre aux armes de Marie-Antoinette et des ordonnances à brevet, signées d'avance; puis, en contrefaisant habilement l'écriture royale, elle avait fabriqué de fausses lettres, où la jeune princesse dans le style le plus familier et le plus tendre, la priait de faire pour elle l'acquisition de divers objets de fantaisie [1708]. Ces billets et ce registre, montrés avec un certain mystère; des confidences, habilement semées sur de prétendues audiences obtenues à Versailles, avaient accrédité l'opinion que Mme de Villiers jouissait en effet d'une auguste confiance. Poussant alors l'audace plus loin, elle inventa de nouvelles lettres, où la Reine la chargeait de lui procurer des sommes relativement considérables, dont elle avait, disait-elle, un pressant besoin, et qu'elle n'osait pas demander au Roi. Dupes de ce crédit supposé, et jaloux de faire ainsi leur cour à leur souveraine, un trésorier du duc d'Orléans, Béranger, et un banquier, nommé de Lafosse, remirent à l'intrigante, le premier cent mille écus, le second cent mille francs.

Mais Béranger eut des doutes; il les communiqua à M. de Sartines; la fraude fut découverte; Mme de Villiers arrêtée. Mercy aurait voulu que la connaissance de cette ténébreuse machination fût renvoyée à la justice ordinaire. «Tout ce qui tient à la gloire de la Reine, disait-il, doit être mis dans le plus grand jour [1709].» Mais le comte de Maurepas s'opposa à un jugement public. Craignit-il l'éclat du scandale? Eut-il peur, comme l'insinuaient quelques-uns, que son neveu d'Aiguillon fût impliqué dans l'affaire [1710]? Toujours est-il qu'une commission spéciale fut saisie du procès. M. de Villiers, mis personnellement hors de cause, mais condamné au remboursement des sommes volées, fut ruiné par cette restitution; sa femme fut enfermée à Sainte-Pélagie, et l'affaire, après avoir fait un peu de bruit, ne tarda pas à être oubliée [1711].

Mais si hardie que fût l'entreprise, qu'était-ce que ce misérable larcin de quatre cent mille francs, à côté du coup de main gigantesque, rêvé et exécuté par Mme de la Motte?

Jeanne de Saint-Rémy-Valois, comtesse de la Motte, descendait d'un baron de Saint-Rémy, fils naturel de Henri II. Dernier représentant de cette branche d'origine royale, jadis propriétaire des importants domaines d'Essoye, de Fontette et de Vazelle, mais depuis longtemps tombé dans la misère, son père, après avoir vécu de chasse et de maraudage [1712], était mort à l'hôpital; sa mère avait suivi un soldat. Restée sans ressources, avec un frère plus jeune qu'elle, Mlle de Saint-Rémy avait d'abord vécu de la charité publique. Le curé de sa paroisse, ému de compassion pour ces tristes débris d'une race déchue, les avait recommandés à l'évêque de Langres, Mgr de la Luzerne, et à la marquise de Boulainvilliers, femme du prévôt de Paris, qui habitait aux environs de Fontette. Le prélat et la grande dame s'intéressèrent aux enfants, mirent le fils dans une maison d'éducation à Bar-sur-Seine [1713] et les filles en pension à Passy [1714], où Mme de Boulainvilliers les prit sous sa protection.

«Ainsi, dit le comte Beugnot, qui les avait beaucoup connus, les derniers descendants de Valois passèrent de l'état presque sauvage à l'état civilisé [1715] Six ans après, Jeanne de Saint-Rémy sortit de la pension de Passy et fut placée chez une maîtresse, où elle resta trois années pour apprendre l'état de couturière [1716].

D'un autre côté, Mgr de la Luzerne avait fait remettre à Chérin les papiers des orphelins. Chérin vérifia la généalogie, en reconnut l'authenticité, et, sur un certificat délivré par lui, le Roi accorda au fils du baron de Valois une pension de huit cents francs et son admission gratuite dans la marine, où il se conduisit bien et parvint au grade de lieutenant de vaisseau; à chacune des filles, une pension égale à celle de leur frère «à titre de subsistance [1717]», et, au bout de deux années passées chez Mme de Boulainvilliers, une place à l'abbaye d'Yerres, près Montgeron d'abord [1718], puis à l'abbaye de Longchamps, avec l'espérance secrète que le fils prononcerait ses vœux dans l'ordre de Malte, et que les filles, une fois entrées au couvent, n'en sortiraient plus [1719].

Mais ce n'était pas l'affaire de Mlle de Valois, qui ne se sentait aucun goût pour la vie religieuse. Un beau matin, les deux sœurs s'évadèrent de Longchamps et, après un voyage accidenté, vinrent échouer à Bar-sur-Aube, à l'auberge de la Tête-rouge, avec six francs dans leur poche. Une dame du pays, Mme de Surmont, touchée de pitié, les reçut chez elle et les mit momentanément à l'abri du besoin [1720].

Jeanne de Saint-Rémy, sans être précisément belle, avait cette grâce piquante qui séduit souvent plus que la beauté. Sa taille était médiocre, mais svelte et bien prise; sa bouche trop grande mais bien garnie; ses yeux bleus, cachés sous des sourcils noirs; sa main bien faite; son pied très petit; son teint d'une blancheur remarquable; son sourire enchanteur. Sans instruction, mais d'un esprit vif et pénétrant, d'un caractère entreprenant et hardi, affectant au besoin la timidité et la douceur, mais résolue à arriver à son but, sans principes d'ailleurs qui la gênassent, elle voulut plaire et elle plut. Un neveu de Mme de Surmont, le comte de la Motte, qui servait dans la gendarmerie, était venu en congé de semestre dans sa famille; au bout de peu de mois, le 6 juin 1780, un mariage nécessaire faisait de lui l'époux de la descendante de Henri II. Il apportait à sa femme un beau nom, une expression de figure assez aimable, malgré un visage laid, beaucoup de dettes et peu de scrupules, une grande habileté aux exercices du corps, et un esprit tourné vers les aventures subalternes [1721].

Il fallait vivre, et l'on n'avait rien qu'une pension de huit cents livres. Mme de Surmont avait mis le jeune ménage à la porte de chez elle. Une sœur de M. de la Motte, Mme de Latour, chez qui l'on se retira dans le premier moment, «n'ayant elle-même qu'un peu moins qu'il lui fallait pour vivre, ne pouvait pas longtemps supporter la survenance des deux nouveau venus [1722].» Le mari rejoignit son régiment à Lunéville et Nancy. Mais la misère venait: on résolut d'exploiter le certificat de Chérin et le souvenir des Valois. On eut recours à Mme de Boulainvilliers, qui, toujours bienveillante pour sa protégée, la présenta, au mois de septembre 1781 [1723], au grand aumônier de France, le cardinal de Rohan, en ce moment à son château de Saverne.

C'était un premier pas; mais Mme de la Motte rêvait mieux. Au mois de novembre de la même année, M. de la Motte donna sa démission, et les deux époux partirent pour Paris, ce grand refuge de tous les intrigants et tous les déclassés. Le malheur les y poursuivit; à peine y étaient-ils arrivés que leur protectrice, Mme de Boulainvilliers, mourut de la petite vérole [1724]. Mme de la Motte ne se découragea pas: elle s'installa avec son mari dans un mauvais hôtel garni de la rue de la Verrerie, l'hôtel de Reims [1725], y vécut de privations et d'expédients, multiplia ses démarches, obtint pour M. de la Motte une place de surnuméraire dans les gardes du corps de M. le comte d'Artois, eut une audience du maréchal de Richelieu [1726], se fit voir à Versailles, y prit une chambre garnie, pénétra jusqu'au salon de service de Madame, feignit d'y tomber en défaillance, et reçut de la princesse, émue de pitié, un secours de quelques louis, s'adressa de tous côtés, à M. d'Ormesson, à M. de Calonne, à la duchesse d'Orléans, en obtint des sommes peu considérables, aumônes plutôt que présents [1727], échoua près de la comtesse d'Artois [1728], rêva dès lors, et malgré ces échecs, de s'élever plus haut, jusqu'à la Reine [1729]; alla, en attendant, à Luciennes, solliciter de Mme du Barry une place de dame de compagnie, ou tout au moins la remise d'un placet au Roi [1730]; puis enfin, criblée de dettes, ne recevant que des paroles vagues ou de maigres secours, ne sachant à quel saint se vouer, se retourna vers le grand seigneur auquel l'avait recommandée sa protectrice, et, au mois de juin 1782, demanda une audience au cardinal de Rohan. Elle le vit, lui plut, le toucha par le tableau de sa misère, revint le voir; avec son esprit vif et pénétrant, ne tarda pas à le juger, et, sentant qu'elle avait trouvé là, dans ce prélat vaniteux, prodigue et libertin, une mine aussi abondante que facile, s'y attacha et ne le quitta plus.

Louis-René-Edouard, prince et cardinal de Rohan, grand aumônier de France, n'étant encore que coadjuteur de son oncle, l'évêque de Strasbourg, et connu alors sous le nom de prince Louis, avait été nommé, en 1771, grâce à l'influence de deux membres de sa puissante maison, la comtesse de Marsan et le prince de Soubise, ambassadeur à Vienne. Une assez mauvaise réputation l'y avait précédé, et Marie-Thérèse avait été tentée un moment de refuser ce «mauvais sujet [1731]», «plus soldat que coadjuteur [1732],» disait la Reine. Léger, peu sûr, d'un caractère porté à l'intrigue, libéral et fastueux jusqu'à la prodigalité, sans jugement et sans mœurs, mais avec une tournure noble [1733], les dehors séduisants d'un homme du monde et les grandes manières d'un homme de race, le prince de Rohan était à la fois l'idole des dames et un sujet de scandale pour les gens sérieux. Sa conduite en Autriche ne démentit pas l'opinion qu'on s'était formée sur son compte. Il avait cherché d'abord à se concilier les bonnes grâces de l'Impératrice, en affichant une réserve presque puritaine; mais la contrainte qu'il s'était imposée ne put durer, et, au bout de deux mois à peine, Marie-Thérèse écrivait:

«Je ne saurais donner mon approbation à l'ambassadeur Rohan; c'est un gros volume, farci de bien mauvais propos, peu conformes à son état d'ecclésiastique et de ministre, et qu'il débite avec impudence en toute rencontre; sans connaissance d'affaires et sans talents suffisants, avec un fonds de légèreté, présomption et inconséquences. On ne saurait faire compte ni sur ses explications, ni sur ses rapports. La cohue de sa suite est de même, sans mérite et sans mœurs. Je ne vous le dis pas dans le but de vous faire demander son rappel; mais si sa Cour prenait elle-même ce parti, je serais très contente [1734]

Pendant deux ans, ce furent les mêmes plaintes contre «ce mauvais original d'extravagances et d'étourderies [1735]», qui ne respectait rien, pas même son caractère sacré, et se qualifiait cyniquement lui-même de «prêtraille [1736]». La conduite des gens de l'ambassade n'était pas mieux réglée que celle de l'ambassadeur; valets et maître étaient à l'unisson.

Tandis que les premiers maltraitaient les secrétaires de la Cour, foulaient aux pieds de leurs chevaux les sentinelles du palais, rouaient de coups les paysans des environs, se faisaient rosser à leur tour, et, par leurs provocations perpétuelles, réveillaient, chez le peuple de Vienne, les vieilles antipathies nationales contre les Français, le second usait de ses privilèges d'ambassadeur pour se livrer à la contrebande, ce qui ne l'empêchait pas d'être perdu de dettes, malgré sa grande fortune et ses riches abbayes, traversait en équipage de chasse une procession de la Fête-Dieu, bravait l'opinion, narguait l'Impératrice, supposait de fausses lettres de Marie-Thérèse [1737], inondait la Cour de Versailles et les salons de Paris, voire même ceux de Vienne, de propos méchants et mensongers contre la mère et la fille, et réussissait même à soulever contre la Dauphine la mauvaise humeur de l'Empereur [1738]. Son secrétaire, l'abbé Georgel, ancien Jésuite, intrigant, vindicatif, l'aidait puissamment dans cette honnête besogne de calomnies et de fabrications de lettres [1739].

Les choses en étaient venues à ce point que Marie-Thérèse redoutait pour sa fille la rancune du prince Louis [1740] et que l'ardeur avec laquelle elle souhaitait son départ la laissait même indifférente au choix de son successeur [1741]. En revanche, la société de Vienne ne déguisait pas ses sympathies pour un personnage dont les larges dépenses, le grand train de maison, les manières galantes l'éblouissaient; toutes les dames, jeunes ou vieilles, laides ou belles, raffolaient de lui [1742]. Joseph II, tout en le méprisant [1743], s'amusait de ses «bavardages et turlupinades», et Kaunitz, plus soucieux des intérêts de la politique que de ceux de la morale, s'arrangeait fort d'un ministre dont la légèreté ne «l'incommodait pas [1744]».

On a voulu faire du prince de Rohan une victime des ressentiments de l'Autriche, sacrifiée par Marie-Antoinette, parce qu'il avait habilement découvert les secrets de la diplomatie impériale. La réponse à cette assertion de quelques historiens se trouve dans cette phrase de Marie-Thérèse: «L'ambassadeur Rohan est toujours le même; l'Empereur et Kaunitz le goûtent assez; l'un s'amuse à lui faire dire des misères et l'autre est content de son peu de capacité [1745].» La vérité est que le futur héros du procès du Collier n'était pas meilleur diplomate qu'il n'était prélat régulier, et que Marie-Antoinette, en lui témoignant en toute circonstance une invincible antipathie, n'a pas eu à servir les rancunes de sa famille; elle n'a fait que céder à la répugnance naturelle d'une âme honnête pour un prêtre si peu digne de son état. Le duc d'Aiguillon lui-même appréciait son agent à sa juste valeur [1746], et si le prince Louis conservait un poste qu'il remplissait si mal, il le devait aux mêmes causes qui l'y avaient élevé, au crédit de sa famille et aux intrigues du prince de Soubise et de la comtesse de Marsan.

Ce crédit baissa avec l'avènement de Louis XVI, et un des premiers actes du nouveau souverain fut le rappel d'un ambassadeur qui, disait la Reine, «déshonorait la France plus encore qu'il ne scandalisait l'Autriche [1747].» Les dames de Vienne furent au désespoir et ne se consolèrent qu'en portant, monté en bague, le portrait de leur favori [1748].

Joseph II et Kaunitz avaient leurs motifs de regrets. On fit des démarches à Versailles afin d'obtenir le maintien de l'ambassadeur, ou tout au moins pour lui un témoignage éclatant de faveur. Le Roi fut inflexible: il refusa de recevoir le prince de Rohan; la Reine ne voulut pas lui parler [1749]. Une pension de cinquante mille livres pour payer ses dettes, jusqu'à ce qu'il fût en possession de l'évêché de Strasbourg, fut le seul dédommagement de sa disgrâce [1750]. Mais les Rohan ne se décourageaient pas: leur ambition, toujours en éveil pour celui sur lequel reposaient, pensaient-ils, les meilleures espérances de leur race [1751], ne négligeait aucun moyen d'influence: le prince de Soubise, la princesse de Guéménée, sa fille, alors particulièrement bien vue de la Reine, la comtesse de Marsan surtout, l'âme de toutes ces intrigues et qui, malgré la diminution de sa faveur, conservait toujours, aux yeux de Louis XVI, le bénéfice de son ancien titre de gouvernante des Enfants de France, réunissaient leurs efforts, soit en France, soit à l'étranger, pour accumuler sur la tête du prince Louis dignités et richesses.

Tant de persévérance réussit: le roi de Pologne, «digne protecteur d'un tel protégé [1752],» disait Marie-Thérèse, obtint, à défaut du Roi de France qui se refusait à en faire la demande, le chapeau de cardinal pour le coadjuteur de Strasbourg. La Sorbonne le nomma son proviseur, le 31 janvier 1782, quoique, pour parler le langage du temps, il ne fût pas «de la maison», et qu'on lui reprochât les scandales de sa jeunesse et le peu de sûreté de sa doctrine [1753]; et Louis XVI lui-même, harcelé par son ancienne gouvernante, lié d'ailleurs par un engagement écrit de son aïeul, se laissa aller, dans un moment de faiblesse, à assurer au prince la survivance de la charge de grand aumônier.

La Reine eut beau insister auprès de son mari pour annuler ou détourner l'effet de cette imprudente promesse; elle eut beau lui faire donner sa parole d'honneur que le coadjuteur de Strasbourg n'aurait jamais la grande aumônerie de France. Le lendemain même de la mort du titulaire de la place, cardinal de la Roche-Aymon, la comtesse de Marsan, avertie par Maurepas, était chez le Roi à son réveil, et, malgré ses tergiversations et ses répugnances, lui arrachait la nomination du prince Louis au poste vacant depuis quelques heures, avec cette condition illusoire qu'il donnerait sa démission au bout d'un an. C'était le compromis qu'avait imaginé le faible Louis XVI, pour tenir sa promesse aux Rohan, sans manquer de parole à la Reine.

Les vœux de l'ambitieuse gouvernante étaient comblés: son favori était grand aumônier et cardinal, membre de l'Académie française, proviseur de la Sorbonne, supérieur général de l'Hospice des Quinze-Vingts, commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, en attendant qu'il fût évêque de Strasbourg, abbé de Saint-Waast, de la Chaise-Dieu, de Marmoutiers, possesseur de huit cent mille livres de rentes en biens d'église, et, s'il se pouvait,—c'était là le couronnement de ses rêves,—premier ministre [1754]!

«Je regarde comme un très grand mal que le prince de Rohan occupe cette place,—de grand aumônier,—disait Mercy; son audace en intrigue peut devenir dangereuse à la Reine [1755].» Et Marie-Thérèse de son côté écrivait à sa fille:

«La place que Rohan doit occuper m'afflige; c'est un cruel ennemi, tant pour vous que pour ses principes, qui sont des plus pervers. Sous un dehors affable, facile, prévenant, il a fait beaucoup de mal à Vienne, et je dois le voir à côté du Roi et de vous! Il ne fera guère non plus honneur à sa place comme évêque [1756]

Les pressentiments de Mercy et de Marie-Thérèse ne les trompaient pas; mais ce fut moins peut-être l'audace du prince que sa vanité qui devint dangereuse. Traité par Marie-Antoinette avec une froideur marquée, mal reçu même quand il vint faire les remerciements d'usage [1757], irrité, humilié, froissé dans son amour-propre de grand seigneur, alarmé dans son ambition de courtisan, sentant que le crédit de la Reine grandissait chaque jour et que l'avoir pour ennemie c'était se condamner à l'impuissance, le cardinal, sans que ses amis renonçassent pour lui à leur guerre de menées secrètes, de propos malveillants et d'attaques anonymes [1758], se donnait personnellement et ostensiblement tout le mal possible, écrivait lettres sur lettres pour rentrer en grâce et se procurer un accès favorable près de la jeune souveraine [1759]. Il n'aboutissait qu'à l'importuner, sans réussir à la faire changer d'avis sur son compte [1760].

L'inutilité de ses démarches ne le rebutait pas, et son désir aveugle, irrité par l'insuccès, le rendait capable de toutes les extravagances. S'il faut en croire Mme Campan, il se serait laisser duper une première fois par une femme Goupil, intrigante consommée, échappée de la Salpêtrière, qui lui avait laissé croire qu'elle le raccommoderait avec la Reine [1761]. Plus tard, lorsque Marie-Antoinette donna au comte et à la comtesse du Nord un souper et une fête à Trianon, le cardinal avait eu la présomptueuse fantaisie de s'introduire dans le jardin; n'osant en demander la permission à la Reine, qui l'aurait refusée, il avait gagné le concierge en lui promettant de rester dans sa loge; mais il n'avait pas su tenir son engagement, s'était placé par deux fois sur le passage de la famille royale, et, malgré la redingote dont il avait affublé son incognito, ses bas rouges l'avaient trahi. La Reine, courroucée de l'audace du prélat et de la complaisance du concierge, avait, le lendemain même, renvoyé ce dernier, et il avait fallu les sollicitations pressantes de Mme Campan, touchée de la misère d'un père de famille, pour que l'infidèle employé fût réintégré dans ses fonctions [1762]. Mais si la souveraine consentait à pardonner au suborné, elle ne négligeait aucune occasion de manifester son indignation et son mépris au suborneur. Elle n'était pas seulement inflexible, elle était inaccessible [1763]. Malgré les démarches de sa famille, malgré ses propres efforts, l'infortuné cardinal ne pouvait obtenir d'elle ni une parole, ni même un regard. Tous les mémoires du temps, comme les pièces du procès l'attestent [1764]: jamais, croyons-nous, fait historique n'a été mieux établi que cette antipathie profonde, réfléchie, persévérante de Marie-Antoinette contre le prince de Rohan, et, se développant parallèlement, le désir immodéré de ce dernier de fléchir une rigueur, si préjudiciable à son ambition, si mortifiante pour sa vanité.

Les choses en étaient là, et le cardinal était tout meurtri encore de sa récente escapade de Trianon [1765], lorsque, le 24 juin 1782, il entra en relations avec Mme de la Motte. Quelle fut l'importance des secours accordés par le grand aumônier à la descendante des Valois? Se bornèrent-ils à quelques louis octroyés de distance en distance, comme le prétendit le cardinal [1766]? S'élevèrent-ils à la somme considérable de quatre-vingt mille livres, comme l'affirma Mme de la Motte [1767]?

Malgré le mystère qui règne sur ce point, la situation, longtemps précaire, des époux la Motte, leurs expédients, tels que: engagements d'effets, vente de brevet de pension, emprunts, etc., ce mélange même de faste apparent et de gêne réelle, qui est le luxe et le signe des besogneux, semblent donner raison au cardinal. Mais en même temps il ne paraît pas moins certain que, pendant deux ans, les rapports de Mme de la Motte avec l'évêque de Strasbourg furent assez fréquents, plus fréquents que le prince ne consentit à l'avouer plus tard [1768]. Touché par la situation malheureuse de cette femme, séduit par son esprit, captivé par sa grâce, enlacé par son habileté, il ne tarda pas à subir son charme et à le montrer. Dès 1783, il la cautionnait d'une somme de cinq mille cinq cents livres, empruntée à un Juif de Nancy [1769], l'appuyait près du contrôleur général [1770], lui donnait des conseils pour la rédaction des mémoires qu'elle présentait au Roi et aux ministres [1771], la recevait à Strasbourg, écoutait ses confidences, et vraisemblablement lui faisait les siennes.

Au bout de deux ans, l'intérêt que le grand aumônier portait à Mme de la Motte et sa confiance en elle étaient assez établis pour qu'un beau jour, au mois de mars 1784, elle ait osé lui faire le récit suivant:

«Elle était enfin arrivée, ou du moins près de toucher à son but. Grâce à une haute faveur, les terres, la fortune, le rang de sa famille allaient lui être rendus. Et la protectrice qui la patronnait n'était autre que.... la Reine. Cette princesse, émue de l'infortune imméritée de la petite-fille de Henri II, ne pouvait souffrir que le sang des Valois fût réduit à une position aussi précaire. Elle en soutenait les restes de son appui; elle faisait plus: elle les honorait de son amitié et leur accordait sa confiance [1772], et ne dédaignait pas, dans les entrevues secrètes qu'elle avait avec Mme de la Motte, de la charger des plus délicates missions.»

Rien n'était vrai dans ce récit, et, dix-huit mois plus tard, Marie-Antoinette pouvait affirmer hautement que «cette intrigante du plus bas étage n'avait nulle place à Versailles et n'avait jamais eu d'accès près d'elle [1773]». Mme de la Motte elle-même, dans son interrogatoire du 20 janvier 1786, fut contrainte d'avouer «qu'elle n'avait jamais eu occasion ni prétexte de parler à la Reine [1774]». Une seule fois, le 2 février 1783, elle lui avait présenté un placet; Marie-Antoinette avait passé outre, sans faire attention à la solliciteuse et sans garder de sa personne aucun souvenir [1775]. Seule de la famille royale, Madame s'était un instant intéressée à la petite fille des Valois et avait fait porter sa pension de huit cents livres à quinze cents [1776]. Mais à cela s'étaient bornées les hautes relations de Mme de la Motte à Versailles. Le cardinal n'eût pas dû l'ignorer, et quoiqu'il ait prétendu que sa disgrâce ne le mettait pas «à portée de connaître ces détails [1777]», le crédit des Rohan était assez puissant et ses rapports avec la Cour assez fréquents pour qu'il eût pu vérifier les faits, s'il l'avait voulu. Mais il ne semble pas y avoir songé sérieusement. Fasciné par Mme de la Motte, il la crut sur parole. Pour achever de le captiver, elle lui montra, avec des apparences de mystère qui doublaient l'importance de la communication, des lettres qu'elle prétendait lui avoir été écrites par la Reine; «elle commettait des faux pour accréditer des mensonges [1778].» Ces lettres contenaient des mots de bonté à son adresse, des expressions familières et affectueuses: «ma chère comtesse», «mon cher cœur.» Le cardinal eût pu contrôler l'écriture; il ne s'en inquiéta même pas.

De solliciteuse, l'habile intrigante se posa en protectrice: pleine de gratitude pour les bontés de M. de Rohan, elle était prête à employer en sa faveur le crédit que lui assurait la bonté de Marie-Antoinette. Mieux encore, elle avait commencé déjà, et les premiers indices qu'il lui avait été donné de recueillir étaient de nature à lui inspirer les plus sérieuses espérances [1779]. Il n'y avait plus qu'à achever une œuvre en si bonne voie, et c'est à quoi elle ne manquerait pas.

On croit aisément ce qu'on désire: le cardinal fut séduit. Rentrer dans les bonnes grâces de la Reine, c'était le plus cher de ses rêves. Comment douter de la parole d'une femme qui s'apprêtait à lui rendre un tel service, d'une femme, d'ailleurs, il faut le dire, à laquelle lui-même n'avait jamais fait que du bien [1780]? En rouée consommée, Mme de la Motte avait soin de tenir le crédule prélat sans cesse en haleine: «les préventions de la Reine se dissipaient peu à peu; sa sévérité fléchissait; elle consentait même à ce que M. de Rohan lui exposât par écrit sa justification.» Aussitôt le cardinal s'empresse de rédiger un mémoire où il accumule tout ce qui lui paraît propre à dissiper le mécontentement de la souveraine. Le mémoire est confié à Mme de la Motte, et, quelques jours après, l'aventurière rapporte une prétendue réponse de la Reine, ainsi conçue:

«J'ai lu votre lettre; je suis charmée de ne plus vous trouver coupable. Je ne puis encore vous accorder l'audience que vous désirez. Quand les circonstances le permettront, je vous ferai prévenir. Soyez discret [1781]

Le cardinal est transporté; il répond à ce billet quelques lignes, où il se confond en remercîments. Et dès lors s'établit, entre lui et Marie-Antoinette, par l'intermédiaire de la comtesse, une correspondance supposée, qui achève l'aveuglement du malheureux prélat: correspondance remplie, de la part du cardinal, d'une exagération de reconnaissance dont rien ne saurait donner l'idée, et en même temps des plus incroyables rêves d'ambition; pleine, dans les lettres de la Reine, de sentiments d'intérêt et de confiance. Ces prétendues lettres, écrites sur du petit papier bleu à vignettes et à tranches dorées [1782], étaient tout simplement fabriquées, sous la direction de Mme de la Motte, par un ami de son mari, qui n'avait pas tardé à devenir le sien, et même un peu plus, sous le nom de secrétaire, Rétaux de Villette: ancien gendarme, criblé de dettes, habitué à vivre d'expédients, comme les la Motte, et, comme eux, fort peu délicat sur le choix des expédients; esprit souple et insinuant; bon enfant, d'ailleurs, qui avait une certaine teinte d'arts et de littérature [1783], et qui se jetait assez étourdiment dans cette affaire; car il ne prenait pas même soin de déguiser son écriture et d'imiter celle de la Reine [1784]. Mais le cardinal n'y regardait pas de si près. Tout entier à ses espérances, il ne voyait rien.

Une seule chose lui manquait. Cette assurance de pardon, qu'on lui donnait par lettres, il eût voulu l'avoir de vive voix; il lui tardait de l'entendre de la bouche même de la souveraine. Cette audience, qu'on lui promettait, mais qu'on reculait toujours, n'aurait-elle donc pas lieu? Mme de la Motte, embarrassée, hésitait, ajournait, éludait. Mais le prélat devenait pressant, et la comtesse, poussée à bout, finit par annoncer que la Reine consentait à voir le grand aumônier. Toutefois, comme il ne lui convenait pas encore de donner un éclat prématuré à un changement de conduite, qui ne manquerait pas d'avoir à la Cour un vif retentissement, ce n'était pas en public, mais le soir, dans les jardins de Versailles, qu'elle lui parlerait. L'aveugle prélat crut tout: un charlatan célèbre, qui vivait dans son intimité, et dans lequel il avait une absolue confiance, Cagliostro, ne venait-il pas de lui prédire que son heureuse correspondance pondance le placerait au plus haut point de sa fortune, et que son influence dans le gouvernement allait devenir prépondérante [1785]? A partir de ce jour, haletant, anxieux, si heureux qu'il se demandait parfois s'il n'était pas le jouet d'un rêve, l'oreille tendue, l'œil aux aguets, le cardinal, vêtu d'une longue lévite bleue, le chapeau en clabaud, se promenait dans le parc du Château, accompagné d'un des gentilshommes de sa maison, le baron de Planta, attendant l'instant béni qui devait décider de sa fortune et couronner ses espérances [1786].

Un soir, le 24 juillet, à onze heures, Mme de la Motte vient à lui: «Vite! dit-elle, la Reine permet que vous approchiez d'elle.» Il court, il vole, il précipite sa marche, quoique avec un certain mystère; il arrive dans une allée, près d'une charmille [1787]; il aperçoit une femme vêtue de blanc, qui lui tend une rose et murmure ces mots: «Vous savez ce que cela veut dire.» Puis, tout à coup, un homme paraît: «Voici, dit-il à mi-voix, Madame et Mme la comtesse d'Artois qui s'avancent.»—«Vite, vite!» s'écrie Mme de la Motte. La femme rentre brusquement dans la charmille, et le cardinal se retire, convaincu qu'il a vu la Reine et rêvant les plus brillantes destinées. L'entrevue n'a duré qu'une minute [1788]; mais cette minute l'a payé de bien des peines.

Que s'était-il donc passé? Que signifiait cette scène? Et quelle était cette femme?

Dans les premiers jours de juillet, M. de la Motte avait rencontré au Palais-Royal une jeune femme, dont la ressemblance avec la Reine l'avait frappé. C'était une demoiselle Le Guay, «fille du monde,» comme on disait alors, «barboteuse des rues,» écrivait plus tard Marie-Antoinette; connue, dans la société équivoque où elle vivait, sous le nom de Mlle d'Oliva. Il l'avait suivie à son domicile et avait lié connaissance avec elle. Sept ou huit jours après [1789], il lui annonçait qu'une personne de très grande distinction désirait la voir et qu'il la lui amènerait le soir même. Le soir en effet, la dame en question, qui n'était autre que Mme de la Motte, venait à son tour. «Mon cher cœur, dit-elle, vous ne me connaissez pas; mais ayez confiance dans ce que je vais vous dire. Je suis femme attachée à la Cour.» Et elle ajouta: «Je suis les deux doigts de la main avec la Reine; elle m'a mise dans toute sa confiance et elle m'a chargée de trouver une personne qui soit disposée à faire quelque chose pour elle, quand il sera temps. J'ai jeté les yeux sur vous. Si vous y consentez, je vous ferai présent d'une somme de quinze mille francs, et le cadeau de la Reine vaudra bien davantage [1790].» Comme preuve à l'appui de son dire, elle exhibait la fameuse lettre fausse qui avait déjà séduit et convaincu le cardinal de Rohan. Surprise d'une proposition de cette nature, mais éblouie par le nom de la Reine et par la perspective d'une protection qu'elle n'avait jamais rêvée, Mlle d'Oliva accepta. Il fut convenu que le lendemain M. de la Motte la prendrait en voiture pour la conduire à Versailles. Ce qui fut dit fut fait: à l'heure fixée, M. de la Motte vint chercher sa nouvelle amie avec son compère Rétaux de Villette, et tous trois prirent la route de Versailles; Mme de la Motte les y avait devancés, avec sa femme de chambre, Rosalie Briffaut. On descendit place Dauphine, à l'Hôtel de la Belle-Image, résidence habituelle de la comtesse.

Les deux intrigants feignirent de sortir un moment; puis ils rentrèrent et annoncèrent à Mlle d'Oliva que la Reine était entièrement satisfaite et attendait avec impatience la journée du lendemain.

«Qu'aurai-je donc à faire?» demanda Mlle d'Oliva.—«Vous le saurez demain,» répondit mystérieusement Mme de la Motte.

Le lendemain, en effet, était le jour fixé pour la scène de haute comédie qui devait se jouer. Quand vint le soir, on procéda à la toilette de l'acteur principal. Mme de la Motte ne dédaigna pas d'y présider en personne: aidée de sa femme de chambre, elle fit revêtir à Mlle d'Oliva, devenue pour la circonstance baronne d'Oliva, une chemise blanche, garnie d'un dessous rose [1791], lui jeta sur les épaules un mantelet blanc [1792], la coiffa d'une thérèse blanche [1793], puis lui remit une lettre et ajouta: «Je vous conduirai, ce soir, dans le parc; un très grand seigneur s'approchera de vous; vous lui donnerez cette lettre et cette rose en lui disant: «Vous savez ce que cela veut dire.» C'est tout ce que vous aurez à faire.»

Les choses se passèrent comme il avait été convenu et comme nous l'avons raconté. Le très grand seigneur, il est inutile de le dire, n'était autre que le cardinal de Rohan. Troublée par le rôle inattendu qu'elle avait à jouer, Mlle d'Oliva oublia bien de remettre la lettre; mais le cardinal n'en avait pas besoin. Il avait reçu la rose; il avait entendu de la bouche de celle qu'il prenait pour la Reine, des mots qui lui semblaient la garantie de son pardon; il n'était plus seulement confiant et crédule: il était aveugle. Sa reconnaissance pour Mme de la Motte était désormais sans bornes; sa foi en elle, inébranlable.

«Une ardente ambition, dit le comte Beugnot, se confondait chez lui avec une affection très tendre. Chacun de ces deux sentiments s'exaltait l'un par l'autre, et ce malheureux homme était livré à une sorte de délire...»

«J'ai pu lire en courant quelques-unes des lettres qu'il écrivait alors à Mme de la Motte: elles étaient toutes de feu; le choc, ou plutôt le mouvement des deux passions était effrayant [1794]

Le temps des travaux est passé; Mme de la Motte n'a plus qu'à recueillir les profits [1795] et elle n'est pas d'humeur à attendre longtemps. Dès la fin du mois d'août, une lettre, fabriquée par Rétaux, demande au cardinal une somme de soixante mille livres pour des gens auxquels la Reine s'intéresse. Le prélat n'a pas un instant de doute ni d'hésitation. Tout désir de la Reine est un ordre pour lui; le baron de Planta porte la somme indiquée à Mme de la Motte, qui, en cette circonstance, comme dans toutes les autres, est l'intermédiaire obligée entre M. de Rohan et Marie-Antoinette [1796]. Sur ces soixante mille francs, quatre mille,—au lieu des quinze mille promis,—sont versés à Mlle d'Oliva, qui continue à ne rien comprendre au rôle qu'on lui a fait jouer, et qui, au bout de quelque temps, est complètement laissée de côté; le reste va subvenir aux dépenses du ménage de la Motte.

Trois mois après, en novembre, nouvelle lettre, sortie, comme la précédente, des mains de Rétaux; nouvelle demande, non plus de soixante, mais de cent mille francs. Comme la première fois, le cardinal paie sans compter; les cent mille livres sont remises par le baron de Planta [1797]. Comme la première fois, la somme passe dans la caisse des la Motte, et va apaiser leurs créanciers ou solder leurs prodigalités.

Leur maison [1798] se monte sur un grand pied: on prend trois nouveaux domestiques; on achète une voiture, des chevaux [1799], des pendules [1800], des bracelets, des diamants [1801], des pierres de toute sorte [1802], une magnifique vaisselle plate [1803]. On n'emprunte plus, on prête [1804]. Et, pour mieux accentuer la métamorphose, M. et Mme de la Motte se rendent à Bar-sur-Aube, en grand équipage; tant ils sont empressés de reparaître, dans tout l'éclat de leur fortune, aux yeux de ceux qui les ont vus jadis si misérables. Un fourgon les précède; deux courriers les annoncent; un maître d'hôtel de grand air retient pour leur dîner les approvisionnements les plus chers. Après ces préparatifs, qui ont surexcité la curiosité des Barois, le ménage fait lui-même son entrée dans une élégante berline. Seul, le beau-frère de M. de la Motte, M. de la Tour, qu'une antipathie mal dissimulée rend plus clairvoyant, soupçonne la vérité et qualifie durement son beau-frère de «fat», sa belle-sœur de «drôlesse [1805]».

Cependant, le bruit du crédit de Mme de la Motte se répand de tous côtés; on en parle à Paris; on en parle à Versailles; elle-même, par des réticences habiles, par des exhibitions de prétendues lettres royales, toujours écrites par Rétaux, sur le fameux papier bleu à vignettes [1806], entretient soigneusement la légende, et le grand train qu'elle mène donne plus de créance à ses dires. C'est le miroir trompeur qui attire les naïfs, le piège auquel viennent se prendre les niais. Le cardinal de Rohan n'est pas le seul qui se laisse séduire par tout cet artifice, et l'escroquerie de cent soixante mille livres, dont il a été victime, n'est qu'un jeu d'enfant à côté du coup de filet inouï que le hasard va mettre sur le chemin de Mme de la Motte.

Deux joailliers de la couronne, Boehmer et Bassange avaient fait monter en collier une magnifique collection de diamants, réunie à grands frais et grâce à de longues recherches. Étonnés eux-mêmes du prix qu'atteignait ce bijou, désespérant de le vendre à d'autres qu'à des souverains, sachant d'ailleurs le goût que la Reine avait, à diverses reprises, manifesté pour les pierreries, ils l'avaient fait proposer au Roi par l'intermédiaire du premier gentilhomme de la Chambre. Louis XVI, émerveillé de la beauté du collier, passionnément épris de sa femme, qui venait de lui donner son premier enfant, avait songé à lui offrir cette éclatante parure comme cadeau de relevailles: il avait porté l'écrin chez elle. On était alors au début de la guerre d'Amérique. La Reine vit le joyau, l'admira, mais refusa de l'accepter: «Nous avons plus besoin d'un vaisseau que d'un bijou,» répondit-elle simplement [1807].

Boehmer fut désolé. Conserver entre ses mains un objet d'une telle valeur, immobiliser un capital de seize cent mille francs,—c'est le prix auquel les experts, Doigny et Maillard, avaient estimé cette riche parure [1808],—c'était la ruine. Il fit proposer le collier à divers souverains; tous furent effrayés du prix. Il revint à Marie-Antoinette; elle refusa comme la première fois. Repoussé de partout, le joaillier sollicita une audience, et là, comme saisi de délire, se jeta aux pieds de la princesse, joignit les mains, fondit en larmes: «Madame, s'écria-t-il, je suis ruiné, déshonoré, si vous ne m'achetez mon collier. Je ne veux pas survivre à tant de malheurs. D'ici, Madame, je pars pour aller me précipiter dans la rivière.»—«Levez-vous, Boehmer,» lui dit la Reine d'un ton sévère; «je ne vous ai point commandé ce collier; je l'ai refusé. Le Roi a voulu me le donner, je l'ai refusé de même; ne m'en parlez donc jamais. Tâchez de le diviser et de le vendre, et ne vous noyez pas. Je vous sais très mauvais gré de vous être permis cette scène de désespoir en ma présence et devant cette enfant;»—elle avait près d'elle sa fille, Madame Royale;—«qu'il ne vous arrive jamais de choses semblables. Sortez.» Boehmer se retira navré, et pendant un certain temps on ne le vit plus [1809].

Vers le mois de décembre 1784, l'associé de Boehmer, Bassange, entendit parler à un de ses amis, le sieur Achet, du crédit de Mme de la Motte. C'était une dernière ressource: il songea à en profiter. A sa demande, Achet alla trouver la comtesse et la pria d'user de son influence pour déterminer la Reine à acheter un bijou qui ne pouvait convenir qu'à elle. L'aventurière répondit d'une manière évasive, mais exprima le désir de voir l'objet de la négociation. Le joaillier s'empressa d'accéder à ce vœu d'une personne si bien en cour, et, le 29 décembre, Bassange et Achet portèrent le collier chez Mme de la Motte. Celle-ci regarda les diamants, les admira, et, sans donner d'assurances positives, laissa cependant des espérances.

Trois semaines s'écoulèrent, et les joailliers commençaient à craindre d'échouer cette fois encore, lorsque, le 21 janvier, Mme de la Motte leur annonça que décidément la Reine s'était résolue à faire l'emplette du collier, mais que, ne voulant pas traiter directement cette acquisition, elle en chargeait un grand seigneur, qui jouissait de sa confiance. Trois jours plus tard, le comte et la comtesse vinrent trouver Bassange, dès sept heures du matin, et lui dirent que le grand seigneur en question ne tarderait pas à paraître. Un quart d'heure après, en effet, le négociateur annoncé se présenta: c'était, on le devine, le cardinal de Rohan [1810]. Il examina le collier en détail, demanda le prix, puis se retira, en déclarant qu'il rendrait compte de la conversation qu'il venait d'avoir à la personne qui l'avait envoyé, qu'il ignorait encore s'il lui serait permis de la nommer, mais qu'en tout cas il espérait que les joailliers accepteraient ses conditions.

Ces conditions, il les fit connaître le 29 janvier: le prix du collier était fixé à seize cent mille francs; le paiement aurait lieu en quatre termes, de six mois en six mois, le premier devant échoir au 1er août. La livraison du bijou serait faite le mardi 1er février; l'acquéreur restait encore inconnu et exigeait le plus grand secret sur toute l'affaire. Boehmer et Bassange acceptèrent et apposèrent leur signature au bas du traité écrit tout entier de la main du prince de Rohan [1811].

Le 1er février, de bon matin, ils se rendaient à l'hôtel de Strasbourg, rue Vieille-du-Temple. Le cardinal leur avoua alors que l'acquéreur du précieux bijou n'était autre que la Reine, et leur montra l'acte d'acquisition, revêtu de l'approbation de cette princesse. Chaque article portait le mot: Approuvé, et, au bas de la dernière ligne, était tracée la signature suivante: Marie-Antoinette de France [1812]. En même temps, le cardinal exhibait aux heureux vendeurs une prétendue lettre de la Reine, qu'il pliait en deux pour ne laisser voir que ces mots: «Je n'ai pas coutume de traiter de cette manière avec mes joailliers; vous garderez ce papier chez vous et arrangerez le reste, comme vous le jugerez convenable [1813]

Lettre, approbation, signature étaient fabriquées par Rétaux [1814]. Mais les joailliers ne connaissaient pas l'écriture de la Reine, qui ne leur avait jamais donné d'ordres que de vive voix ou par l'intermédiaire d'une de ses femmes. Plus au courant de la raison commerciale que de la signature royale, ils ne réfléchirent pas à ce qu'avaient d'insolite ces mots: Marie-Antoinette de France; ils se retirèrent, convaincus,—et qui ne l'eût été à leur place?—que l'acquéreur du collier était bien la brillante souveraine dont ils savaient le goût pour les parures.

Le soir même, le cardinal partit pour Versailles. Suivi d'un valet de chambre, Schreiber, qui portait le précieux écrin, il alla directement chez Mme de la Motte, à l'Hôtel de la Belle-Image. A peine y était-il arrivé qu'un homme se présenta, porteur d'une lettre. Mme de la Motte la prit, la décacheta, la lut et dit à haute voix que c'était un billet de la Reine et que le porteur était un garçon de la Chambre, nommé Desclaux. Peu d'instants après, cet homme rentra; M. de Rohan n'eut que le temps de se cacher derrière une alcôve de papier, dont la porte était entr'ouverte, et, de là, il vit Mme de la Motte remettre le collier au prétendu garçon qui n'était autre que Rétaux. Le cardinal le reconnut positivement pour l'homme qui avait assisté l'année précédente à la scène du bosquet [1815].

Dès le lendemain, 2 février, jour de fête, Bassange est dans la galerie de Versailles, et se place sur le passage de la famille royale pour jouir le premier du spectacle de ses fameux diamants, dont les mille feux vont sans doute étinceler sur le cou de la Reine, quand elle se rendra à la chapelle. Le prince de Rohan est en observation de son côté. Déception complète: la Reine passe; elle n'a que ses bijoux ordinaires. Bassange s'en étonne; mais le cardinal, quoique surpris lui-même, le tranquillise en lui disant que la Reine ne veut pas sans doute se parer du collier avant d'avoir averti le Roi de son acquisition et que le temps lui a manqué pour le prévenir. Les jours se succèdent, les mois s'écoulent, ramenant les occasions de grande toilette, et la Reine persiste à ne pas porter son nouveau joyau. Elle vient à Paris, après la naissance du duc de Normandie; dans cette circonstance solennelle, pas de collier. La Pentecôte arrive; rien encore. Elle voit le cardinal et lui témoigne toujours le même dédain. Étrange mystère! Que signifie un pareil caprice?

Une si extraordinaire obstination ne va-t-elle pas ouvrir les yeux de l'aveugle prélat? Pas encore. Mme de la Motte est là, qui pare au danger. Afin d'effacer les traces d'une froideur qui pourrait alarmer et éclairer sa dupe, elle a soin de lui remettre, plus fréquemment que jamais, les fameux billets sur papier bleu à vignettes, qui, par des protestations de secrète sympathie, endorment sa méfiance. Pour mieux achever de l'abuser encore, elle affecte de lui emprunter quelques louis [1816]; quand il vient la voir rue Neuve-Saint-Gilles, elle le reçoit dans une petite chambre haute, mal meublée [1817]. Comment le cardinal, rassuré sur le compte de la Reine par les fausses lettres, et sur celui de Mme de la Motte par sa gêne apparente, concevrait-il des soupçons? Pendant ce temps-là, le collier avait été dépecé: Rétaux, à Paris, M. de la Motte, à Londres, en vendaient les débris, et le comte à son retour d'Angleterre, le 3 juin, présentait au banquier Perregaux des lettres de crédit pour cent vingt mille livres [1818], qui servaient à alimenter le luxe des maisons de Paris et de Bar-sur-Aube.

Cependant, l'époque du premier paiement approchait; la fraude allait être découverte. Il s'agissait pour Mme de la Motte de gagner du temps. Rétaux fabrique une nouvelle lettre: la Reine écrit au cardinal que décidément elle trouve le collier trop cher, qu'elle demande une réduction de deux cent mille francs sur le prix et qu'au lieu de payer, au 1er août, quatre cent mille francs, elle en paiera sept cent mille. Le prélat va trouver les joailliers pour leur communiquer les désirs nouveaux de leur auguste cliente. Les deux associés font quelques difficultés d'abord, puis ils cèdent et, sur le conseil de M. de Rohan, écrivent à Marie-Antoinette la lettre suivante:

«Madame, nous sommes au comble du bonheur d'oser penser que les derniers arrangements qui nous ont été proposes, et auxquels nous nous sommes soumis avec zèle et respect, sont une nouvelle preuve de notre soumission et dévouement aux ordres de Votre Majesté, et nous avons une vraie satisfaction de penser que la plus belle parure de diamants qui existe servira à la plus grande et à la meilleure des Reines.»

Le 12 juillet, Boehmer partit pour Versailles; il devait y porter le nœud, la boucle et l'épée destinés au jeune duc d'Angoulême, à l'occasion de son baptême. En remettant ces objets à la Reine, à l'heure où elle revenait de la messe, il lui donna en même temps la lettre que nous venons de citer. Marie-Antoinette lut la lettre, n'y comprit rien, et la brûla. Il lui était d'autant plus impossible de deviner le sens de ce langage énigmatique que, peu de temps auparavant, le joaillier, interrogé par Mme Campan sur le sort du fameux collier, avait affirmé qu'il l'avait vendu à Constantinople pour la sultane favorite [1819]. Quelques jours après, cependant, le baron de Breteuil, ministre de la Maison du Roi, manda chez lui Boehmer et lui demanda ce que signifiait l'incompréhensible billet du 12 juillet. Fidèle à son système de mystère, et se conformant aux instructions du cardinal, Boehmer se contenta de répondre qu'il s'agissait de quelques bijoux qu'il désirait vendre à la Reine [1820]. En face de ces tergiversations étranges, de ces réticences calculées, Marie-Antoinette pouvait-elle supposer qu'il y avait là quelque chose de sérieux? Elle crut que la raison de son joaillier, ébranlée par les angoisses que lui avait causées le souci de se défaire de son collier, n'avait pas résisté à ces secousses; elle le regarda comme un monomane dont la folie n'était pas dangereuse et méritait plus de pitié que de courroux.

Le moment arrivait cependant où tout allait se découvrir. A la fin de juillet, Mme de la Motte produit un billet où la Reine avoue qu'elle ne pourra payer avant le 1er octobre. Le cardinal est consterné; il commence à concevoir des soupçons sur l'authenticité des lettres [1821]; mais soit orgueil, soit compassion pour Mme de la Motte, qu'il ne veut pas perdre, soit reste d'aveuglement, il refuse d'éclaircir la chose [1822]. L'aventurière, pour rétablir un crédit qu'elle sent chanceler, s'empresse de lui remettre une somme de trente mille francs, sous prétexte de dédommager le joaillier du retard apporté au paiement. La méfiance du cardinal ne résiste pas à ce versement de trente mille francs; il donne la somme à Boehmer le 30 juillet, et ne doute plus [1823]. Mais ce sont les vendeurs qui s'alarment à leur tour de tous ces délais et de tous ces mystères, du silence de la Reine et des poursuites de leurs créanciers. Et cette inquiétude se change en désespoir, lorsque, le 2 ou le 3 août, Mme de la Motte leur déclare effrontément que le marché qu'ils ont conclu n'est pas valable et que la signature Marie-Antoinette est fausse: «Au surplus, ajoute-t-elle, le cardinal est riche; vous pouvez vous en tenir à lui [1824]

Bassange court à l'hôtel de Strasbourg. M. de Rohan, qui commence à voir clair, mais ne veut pas l'avouer, et désire avant tout étouffer une affaire humiliante pour son amour-propre, affirme avec serment l'authenticité du marché [1825]. Le lendemain, Mme de la Motte, qui veut le compromettre davantage encore, arrive chez lui, tout effarée, se donne comme une victime des intrigues de la Cour, en butte aux persécutions de la police, et le cardinal, qui ne peut se soustraire à l'étrange prestige de l'aventurière, consent à lui donner asile chez lui, avec son mari et sa femme de chambre [1826].

Pendant ce temps-là, l'associé de Bassange, Boehmer, qui n'est qu'à moitié rassuré, va à Crespy trouver la première femme de chambre, Mme Campan, qu'il connaît, et lui demande si la Reine ne l'a pas chargée de quelque commission pour lui. Sur sa réponse négative: «Mais, dit-il, la réponse à la lettre que je lui ai remise, à qui dois-je m'adresser pour l'obtenir?»—«A personne. Sa Majesté a brûlé votre lettre, sans même avoir compris ce que vous vouliez dire.»—«Mais, Madame, cela n'est pas possible; la Reine sait bien qu'elle a de l'argent à me donner.»—«De l'argent! Monsieur Boehmer, il y a longtemps que nous avons soldé vos derniers comptes avec la Reine.»—«Ah! Madame, vous êtes bien dans l'erreur; on me doit une bien grosse somme.»—«Que voulez-vous dire?»—«Il faut bien tout vous avouer; la Reine vous fait un mystère; elle a acheté mon grand collier.»—«La Reine! elle vous l'a refusé; elle l'a refusé au Roi, qui voulait le lui donner!»—«Elle a changé d'idée...»—«Dans quel temps la Reine vous a-t-elle annoncé qu'elle s'était décidée à l'acquisition de votre collier?»—«Elle ne m'a jamais parlé elle-même à ce sujet.»—«Qui donc a été son intermédiaire»?—«Le cardinal de Rohan [1827].»—«Le cardinal de Rohan!» s'écrie Mme Campan stupéfaite; «mais la Reine ne lui a pas adressé la parole depuis son retour de Vienne; il n'y a pas d'homme plus en défaveur à la Cour. Vous êtes volé, mon pauvre Boehmer [1828]!»—«La Reine fait semblant d'être mal avec Son Éminence; mais il est très bien avec elle.»—«... Mais, enfin, comment les ordres de Sa Majesté vous ont-ils été transmis?»—«Par des écrits signés de sa main, et depuis quelque temps je suis forcé de les faire voir aux gens qui m'ont prêté de l'argent, sans parvenir à les calmer.»—«Ah! quelle odieuse intrigue!» s'écrie Mme Campan, et de plus en plus stupéfaite, ne sachant si elle a affaire à un insensé ou à un escroc, mais sentant qu'il y a là quelque infernale machination à éclaircir, elle presse Boehmer d'aller au plus tôt à Versailles s'expliquer avec le baron de Breteuil. Mais Boehmer, ne se souciant vraisemblablement pas d'avouer au ministre qu'il a menti, au lieu de s'adresser à lui, s'en va à Trianon solliciter une audience de la Reine. Celle-ci, impatientée de ces obsessions, refuse de le recevoir: «Il est fou, répond-elle; je ne veux pas le voir.»

Quelques jours après, Mme Campan revient de Crespy: la Reine l'avait mandée pour répéter avec elle le rôle de Rosine, qu'elle allait jouer dans le Barbier de Séville [1829]. «Savez-vous, lui dit-elle, que cet imbécile de Boehmer est venu demander à me parler? J'ai refusé de le recevoir. Que me veut-il? Le savez-vous [1830]?» Mise ainsi en demeure de s'expliquer, Mme Campan raconte tout au long sa conversation avec Boehmer et les étranges révélations de cet homme. Émue de surprise et d'indignation, Marie-Antoinette fait appeler le joaillier; il vient le 9 août [1831], insiste pour être payé, et, pressé de questions, finit par avouer ce qui s'est passé ou du moins ce qu'il suppose. La Reine écoute avec un étonnement croissant et une colère concentrée: elle ne sait que penser de tant de sottise ou de tant d'infamie.

Mais avant de prendre une résolution, elle veut éclaircir l'affaire, et, ne sachant comment démêler la vérité dans les déclarations incohérentes du joaillier, elle réclame un mémoire explicatif, qui lui est remis le 12 août.

«A la sortie de Boehmer, dit Mme Campan, je la trouvai dans un état alarmant: l'idée que l'on avait pu croire qu'un homme tel que le cardinal avait sa confiance intime; qu'elle s'était servie de lui vis à-vis d'un marchand, pour se procurer, à l'insu du Roi, une chose qu'elle avait refusée du Roi lui-même, la mettait au désespoir [1832].» Mais elle ne songea pas un instant à étouffer l'affaire. Forte du témoignage de sa conscience et cédant aux exigences de sa juste indignation, elle voulut que cette odieuse intrigue fût éclaircie au grand jour [1833]. «Il faut, dit-elle, que les vices hideux soient démasqués; quand la pourpre romaine et le titre de prince ne cachent qu'un besogneux et un escroc qui ose compromettre l'épouse de son souverain, il faut que la France entière et l'Europe le sachent [1834].» Cette résolution fut-elle spontanée chez elle? Fut-elle due, comme l'insinue Mme Campan [1835], à l'influence de l'abbé de Vermond et du baron de Breteuil, ennemis acharnés de l'évêque de Strasbourg et qui voulaient un éclat pour le perdre? Ici, la première femme de chambré se trompe. La Reine ne consulta personne que son mari. Le Roi vint passer la journée du dimanche 14 à Trianon, et c'est avec lui seul que la Reine, éclairée tant par les révélations de Boehmer que par le mémoire remis par les joailliers, le 12 août, combina la conduite à tenir et les mesures à prendre. Elle en a revendiqué l'initiative dans une lettre du 22 août à Joseph II:

«Tout avait été concerté entre le Roi et moi, dit-elle; les ministres n'en ont rien su qu'au moment où le Roi a fait venir le cardinal et l'a interrogé en présence du garde des sceaux et du baron de Breteuil [1836]

Quoi qu'il en soit, il est certain qu'à ce moment, après l'étude attentive des faits connus et des pièces qu'ils avaient entre les mains, le Roi et la Reine devaient croire à la culpabilité du cardinal. Ses folles prodigalités, ses dettes immenses, malgré ses immenses revenus, sa triste réputation, le mécontentement qu'il avait soulevé dans son diocèse même, où on lui reprochait de dépenser en fêtes, en galanteries, en embellissements inutiles et fastueux à son château de Saverne ses huit cent mille livres de rente [1837], tout semblait l'inculper. Soit dans leur récit verbal, soit dans leur mémoire, les joailliers ne nommaient, n'incriminaient que lui; à trois reprises différentes, et tout récemment encore, au mois de mars, le Parlement l'avait accusé de dilapidation dans l'administration de l'hôpital des Quinze-Vingts, dont il était supérieur général [1838]. Quelque monstrueux que cela pût paraître, en présence de ces inductions et de ces témoignages réunis, on était conduit, comme le disait le Roi et comme l'écrivait la Reine, à penser que, «pressé par le besoin d'argent,» il avait cherché à s'en procurer en s'appropriant le collier, croyant d'ailleurs «pouvoir payer les bijoutiers, à l'époque qu'il avait marquée, sans que rien fût découvert [1839]». On devait le regarder comme escroc; car rien n'autorisait encore à le supposer dupe.

Le lundi 15 août, à midi, le grand aumônier, revêtu de ses habits pontificaux, allait se rendre à la chapelle, lorsque Chanlau, premier valet de chambre de service, vint l'avertir que le Roi le mandait dans son cabinet [1840]. La Reine était là, avec le garde des sceaux et le baron de Breteuil:

«Vous avez acheté des diamants à Boehmer,» dit le Roi au cardinal.

—«Oui, Sire.»

—«Qu'en avez-vous fait?»

—«Je croyais qu'ils avaient été remis à la Reine.»

—«Qui vous avait chargé de cette commission?»

—«Une dame, nommée la comtesse de la Motte-Valois, qui m'a présenté une lettre de la Reine, et j'ai cru faire une chose agréable à Sa Majesté en me chargeant de cette négociation [1841]

La Reine l'interrompit vivement:

«Comment, Monsieur, avez-vous pu croire, vous à qui je n'ai pas adressé la parole depuis huit ans, que je vous choisirais pour conduire cette négociation et par l'entremise d'une pareille femme?»

—«Je vois bien, répondit le cardinal, que j'ai été cruellement trompé; je paierai le collier. L'envie que j'avais de plaire à Votre Majesté m'a fermé les yeux: je n'ai vu nulle supercherie et j'en suis fâché.»

Alors il sortit de sa poche un portefeuille et en tira la lettre soi-disant écrite par la Reine à Mme de la Motte pour lui donner cette commission. Le Roi la prit et la montrant au cardinal:

«Ce n'est ni l'écriture de la Reine, ni sa signature. Comment un prince de la Maison de Rohan, comment un grand aumônier a-t-il pu croire que la Reine signait: «Marie-Antoinette de France»? Personne n'ignore que les Reines ne signent que leur nom de baptême.»

Le cardinal balbutiait. Le Roi reprit:

«Expliquez-moi toute cette énigme. Je ne veux pas vous trouver coupable. Je désire votre justification.»

De plus en plus troublé, le cardinal pâlissait à vue d'œil et s'appuyait contre la table:

«Remettez-vous, Monsieur le cardinal, et passez dans mon cabinet; vous y trouverez du papier, des plumes et de l'encre; écrivez ce que vous avez à me dire.»

Le cardinal passa dans le cabinet et revint au bout d'un quart d'heure avec un écrit aussi peu clair que l'avaient été ses réponses verbales. Le Roi, convaincu de sa culpabilité par cet embarras même, lui dit vivement: «Retirez-vous, Monsieur,» et ordre fut donné de l'arrêter. Ni les représentations de certains ministres [1842], ni les supplications du prélat, qui demandait grâce, ne purent fléchir la volonté de Louis XVI et le déterminer à laisser l'accusé en liberté. «Je ne puis, dit-il, y consentir, ni comme roi, ni comme mari [1843]».—«Il faut en finir,» écrivait-il à Vergennes, qui l'engageait à étouffer l'affaire [1844], «il faut en finir avec l'intrigue d'un besogneux qui a compromis si scandaleusement la Reine et qui, pour se laver, n'a rien de mieux à faire que d'alléguer sa liaison avec une aventurière de la dernière espèce. Il déshonore son caractère ecclésiastique. Pour être devenu cardinal, il n'en est pas moins sujet de ma couronne [1845]

Quant à la Reine, elle voulait une réparation publique. «Je désire, écrivait-elle à Joseph II, que cette horreur et tous ses détails soient bien éclaircis aux yeux de tout le monde [1846]

Le cardinal sortit de la chambre royale avec le baron de Breteuil. Un jeune sous-lieutenant des gardes du corps, M. de Jouffroy, était là: «Monsieur», lui dit le baron, «le Roi vous ordonne de ne pas quitter M. le Cardinal, et de le conduire chez lui. Vous répondez de sa personne, Monsieur [1847]

Troublé par un événement si inattendu, effrayé de sa responsabilité, craignant peut-être pour lui-même,—car il était criblé de dettes,—le jeune homme perdit la tête et négligea les plus vulgaires précautions: il permit à son prisonnier d'écrire un mot au crayon. Le mot, remis à l'heiduque du cardinal, fut immédiatement porté à Paris, et, tandis que le major des gardes du corps, M. d'Agoult, conduisait M. de Rohan à l'hôtel de Strasbourg d'abord, puis à la Bastille, où d'ailleurs il jouit, au début, de la plus grande liberté, tenant sa cour comme à son hôtel, et continuant sinon à exercer les fonctions, du moins à user des pouvoirs de grand aumônier, l'abbé Georgel, prévenu par le billet, se hâtait de détruire les lettres de Mme de la Motte et tout ce qui pouvait compromettre son maître. Quand le baron de Breteuil arriva pour mettre les scellés sur les papiers du cardinal, il était trop tard [1848], et lorsque, le 17, les scellés furent levés en présence de tous les ministres, sauf le maréchal de Ségur [1849], on ne trouva plus rien.

Trois jours après cet éclat, le 18 août, à quatre heures du matin [1850], Mme de la Motte était arrêtée à Bar-sur-Aube, comme elle revenait d'une fête chez le duc de Penthièvre, à Château-Villain, où elle avait déployé toutes les splendeurs de sa nouvelle fortune. Deux mois plus tard, Mlle d'Oliva était prise à Bruxelles [1851], et au printemps suivant, l'agent de police Quidor découvrait Rétaux de Villette à Genève, où il se cachait sous un nom supposé [1852]. Quant à M. de la Motte il réussit à passer en Angleterre.

Louis XVI avait laissé le choix au cardinal, ou de reconnaître sa faute et de s'en remettre à la clémence du souverain, ou d'être jugé par le Parlement [1853]. Le cardinal s'arrêta à ce dernier parti, et, le 5 septembre, le Roi, pénétré d'indignation, disait-il, «de voir qu'on ait osé emprunter un nom auguste et qui nous est cher à tant de titres, et violer avec une témérité aussi inouïe le respect dû à la majesté royale [1854]», attribuait par lettres patentes au Parlement la connaissance de l'affaire.

On devine facilement quel fut l'éclat d'un procès entamé dans de pareilles conditions. Un Rohan, grand aumônier de France, arrêté en plein palais, comme un vulgaire malfaiteur! Un cardinal traduit devant la justice séculière! La stupeur fut grande, et le mécontentement ne le fut pas moins. Au Parlement, avant même l'attribution de la cause, le président de Corberon, à l'instigation de d'Épréménil, fit une sortie violente contre ce qu'il appelait l'enlèvement du cardinal, et il fallut toute l'autorité du président d'Ormesson pour faire ajourner la discussion sur ce sujet brûlant [1855]. A Versailles, la Cour entra en rumeur; la haute noblesse s'indignait de l'outrage fait à un de ses membres; le clergé se plaignait de l'emprisonnement d'un prince de l'Église; réuni en assemblée générale, dès le lendemain de l'enregistrement des lettres patentes, il protesta contre ces lettres et demanda des juges ecclésiastiques. L'archevêque de Mayence, métropolitain de l'évêque de Strasbourg, n'allait-il pas, de son côté, évoquer l'affaire, et l'Empereur tolèrerait-il la violation des privilèges d'un prince de l'Empire [1856]? On se le demandait dans le public et l'on se disait, non sans un secret contentement, que l'autorité serait probablement obligée de reculer [1857]. La Cour de Rome elle-même s'émut, blâma le cardinal d'avoir accepté une juridiction laïque [1858] et le menaça de le suspendre de ses honneurs et fonctions [1859].

La clameur fut générale. On vit des membres de la famille royale, comme Mesdames, censurer hautement la conduite de leur neveu et de leur nièce, coupables d'avoir voulu porter la lumière dans cette ténébreuse affaire. Des intimes même de la société de la Reine, s'il faut en croire Staël, les Polignac, les Vaudreuil, prirent parti contre elle [1860]. La maison de Condé, les Rohan, les Soubise, les Guéménée se mirent en deuil, et, dans ce costume, se placèrent sur le passage des conseillers de la Grande Chambre, quand ils allaient au palais. Des princes du sang sollicitèrent ostensiblement en faveur de l'accusé. Tout ce qui était hostile à la royauté, tous les mécontents, tous les jaloux, tous les amis du cardinal et tous les ennemis de Marie-Antoinette, tous les vieux restes des cabales d'Aiguillon et de Marsan, tous ceux qu'importunaient la grâce, la beauté, le crédit ou le bonheur de la jeune souveraine, se coalisèrent contre elle. Le Parlement lui-même, ce dépositaire séculaire des lois, ce gardien de la majesté et de l'impartialité de la justice, ne sut pas garder, dans ce grave débat, l'immuable sérénité d'un juge: il en fit une question politique, un instrument d'opposition. «Ce grand corps, dit Beugnot, commençait à perdre de son aplomb [1861].» Il se laissa corrompre en grande partie, et l'on put faire parvenir à la Reine la liste des membres de la Grande Chambre gagnés par les Rohan et la désignation des moyens dont on s'était servi pour les gagner.

«Les femmes, dit Mme Campan, y jouaient un rôle affligeant pour les mœurs: c'était par elles, et à raison des sommes considérables qu'elles avaient reçues, que les plus vieilles et les plus respectables têtes avaient été séduites [1862].» Un maître des requêtes, qui assistait aux séances où étaient lues les pièces de procédure, tenait note de ce qui s'y disait, et faisait passer aux avocats de l'accusé un plan de défense [1863]. Et l'abbé Georgel avoue que le fougueux adversaire de la royauté, qui devait la défendre plus tard avec la même violence et expier sur l'échafaud ses emportements aveugles, d'Éprémesnil, instruisait les amis des Rohan de toutes les particularités intéressantes qui pouvaient leur être utiles [1864].

«Je suis charmée que nous n'ayons plus à entendre parler de cette horreur,» écrivait la Reine à son frère, peu après l'attribution de la cause au Parlement [1865]. La Reine se trompait: rien n'était fini. Le public était trop agité pour se taire, et les partisans du cardinal, son secrétaire surtout, ne négligeaient rien pour entretenir l'émotion. Ce triste personnage, que, dans une heure de légitime indignation, Louis XVI avait voulu mettre à la porte de Versailles, dont il avait écrit à Vergennes: «Celui qui peut mentir une fois peut mentir vingt [1866],» et que le Parlement lui-même avait accusé de faux [1867], se vengeait du juste mépris de son souverain, en redoublant d'intrigues et d'outrages contre sa souveraine. Usant de son privilège de vicaire général du grand aumônier, il fit imprimer et afficher aux portes des sacristies et des églises qui dépendaient de la grande aumônerie, à la porte même de la chapelle du Roi, un mandement où il comparait Mr de Rohan à saint Paul dans les fers et lui-même à Timothée [1868]. Une lettre de cachet l'exila à Mortagne; ce fut la seule mesure de rigueur prise contre cet insulteur éhonté. On a accusé l'ancienne monarchie de despotisme; si jamais gouvernement fit preuve d'une patience poussée jusqu'à la faiblesse, ce fut le gouvernement de Louis XVI.

Par une de ces inconséquences chères au caractère français, l'opinion publique, jusque-là sévère à bon droit pour le cardinal qu'elle avait été jusqu'à déclarer «digne de plus de mépris que de haine [1869],» lui rendait ses sympathies, sinon son estime, le jour même où il le méritait le moins. Elle en faisait une victime, quand elle n'eut dû voir en lui qu'un malheureux et un niais. Mais il avait compromis le nom de sa souveraine dans une basse intrigue; il l'avait outragée elle-même par des espérances insensées. C'était assez pour le rendre populaire. «Le cardinal a aujourd'hui pour défenseurs, écrivait spirituellement une dame de la Cour, tous ceux qui n'ont jamais eu affaire à lui [1870]». Les clients de la Maison de Rohan partout répandus, faisaient pénétrer l'intérêt pour l'accusé dans la classe moyenne et dans le peuple [1871]. La mode même s'en mêlait; les femmes portaient à Longchamps des chapeaux «au cardinal [1872]», et se paraient de rubans jaunes et rouges, couleur «cardinal sur la paille [1873]»; les hommes avaient des tabatières en ivoire avec un tout petit point noir, «au cardinal blanchi [1874].» On chantait dans les rues le couplet suivant:

Notre Saint Père l'a rougi;
Le Roi, la Reine l'ont noirci;
Le Parlement le blanchira.
Alleluia [1875]!

Le chansonnier populaire ne se trompait pas: il avait vu clair dans les intrigues des ennemis de la Reine et deviné l'issue du procès.

L'instruction de cette longue et ténébreuse affaire dura plus de neuf mois. Enfin, dans la nuit du 29 au 30 mai 1786, le prisonnier fut transféré de la Bastille à la Conciergerie; le 30, il comparut devant le Parlement. Tous les Rohan étaient rangés à la porte de la Grande Chambre, attendant les juges. Dès que ceux-ci parurent: «Messieurs, leur dit la comtesse de Marsan, vous allez nous juger tous [1876] Lorsque le cardinal entra dans la salle d'audience, il fut reçu avec les plus grands honneurs; on lui permit de s'asseoir, et les conseillers le saluèrent. Quand il sortit, le grand banc se leva tout entier, «ce qui, dit une correspondance du temps, est une grande distinction [1877].» On ne le traitait pas en accusé; mais en prince, presque en souverain.

Il chercha d'ailleurs à s'excuser; sentant qu'il avait en face de lui des juges déjà prévenus en sa faveur et qu'il ne, fallait que bien peu de chose pour achever de les séduire, il se fit humble, allégua sa bonne foi et sa crédulité. «J'ai été complètement aveuglé, dit-il, par le désir immense que j'avais de regagner les bonnes grâces de la Reine [1878].» Mme de la Motte fut plus audacieuse: elle nia tout.

Le procureur général, Joly de Fleury, posa ses conclusions: il requérait que le cardinal fût tenu de déclarer qu'il avait agi témérairement, en se permettant de croire à un rendez-vous nocturne et supposé sur la terrasse de Versailles et en entamant, à l'insu du Roi et de la Reine, une négociation pour l'achat du collier [1879]; qu'il leur en demandât pardon en présence de la justice; enfin, qu'il fût condamné à donner sa démission de grand-aumônier et à n'approcher d'aucun lieu où serait la famille royale.

A peine eut-il fini: «Fi donc! Monsieur, s'écria le conseiller Séguier, ces conclusions sont d'un ministre et non d'un procureur général.»—«Ce sont des conclusions sauvages,» reprit Montgodefroy [1880]. Un violent tumulte s'éleva dans l'assemblée; de scandaleuses interpellations s'échangèrent entre les magistrats [1881]. Les rapporteurs de l'affaire, Titon de Villotran et Dupuis de Marcé, adoptèrent les conclusions du procureur général, et quinze conseillers, parmi lesquels M. d'Amécourt firent comme eux. Le président d'Ormesson ouvrit un moyen terme: il proposa de laisser au cardinal ses places et dignités, en le condamnant à demander pardon à la Reine. Mais les membres opposés à la Cour, les Fréteau, les Hérault de Séchelles, les Barillon, les Robert de Saint-Vincent, opinèrent que le prélat fût déchargé de toute accusation; le dernier osa même blâmer sans réserves la conduite du Roi et de la Reine et le procès public intenté au grand-aumônier. Le Parlement, qui eût dû donner l'exemple du respect de l'autorité, en affichait le mépris. Malgré l'avis du premier Président, et quoique les meilleures têtes appuyassent les conclusions du procureur général, l'avis des opposants l'emporta [1882].

Le chroniqueur, qui n'est pas suspect, ajoute: «Il est certain qu'il a fallu une forte cabale pour cela.... Plus on réfléchit sur les conclusions du Procureur général, et plus on les trouve entièrement sages, malgré les fureurs de M. Séguier et les huées du public, qui n'était presque composé que des partisans des Rohan [1883]

Le 31 mai, à neuf heures du soir, après dix-huit heures de délibération, l'arrêt fut rendu. A la majorité de 26 voix contre 23 [1884], Mme de la Motte était condamnée au fouet et à la détention à la Salpêtrière; M. de la Motte, aux galères par contumace; Rétaux de Villette au bannissement; Mlle d'Oliva était mise hors de cause; le cardinal, renvoyé purement et simplement des fins de la plainte.

Dès que l'arrêt fut connu, des applaudissements bruyants s'élevèrent parmi les dix mille personnes qui, depuis sept heures du matin [1885], remplissaient la salle des Pas-Perdus. Des acclamations enthousiastes saluèrent les juges à leur sortie, comme si, dit justement un historien, il se fût agi «d'un grand citoyen sauvé par des magistrats courageux [1886]». Sans un adroit subterfuge de M. de Launay, qui fit sortir son prisonnier par une voie détournée, le peuple eût dételé les chevaux du cardinal, et traîné sa voiture jusqu'à l'hôtel de Soubise [1887]. Lorsque, le lendemain, le grand-aumônier, innocent du délit d'escroquerie, mais coupable au premier chef de lèse-majesté, sortit de la Bastille, ce fut au bruit des battements de mains et des cris de Vive M. le cardinal! On illumina son hôtel avec une telle profusion de lumières qu'il fut embarrassé lui-même d'un éclat qui, disait spirituellement Mme de Sabran, «mettait si bien sa honte dans tout son jour [1888].» Les poissardes vinrent le féliciter et la foule le contraignit de paraître sur le balcon, quoique souffrant, en costume de malade, bonnet blanc et veste blanche [1889]. L'accusé devenait triomphateur. Le vrai condamné, c'était la Reine, ou plutôt c'était la monarchie: quand un peuple en est arrivé à manquer à un tel point de respect pour ses princes, l'heure des révolutions est bien près de sonner.

Plus sévère, à juste titre, que le Parlement, le Roi dépouilla le cardinal de tous ses ordres et de ses charges, et l'exila à son abbaye de la Chaise-Dieu, où il ne tarda pas à être oublié des siens. «Faites-moi compliment, il est parti,» disait Mme de Marsan [1890]. Un peu plus tard, il eut la permission de résider à Marmoutiers, où, rentré en lui-même, on l'entendit déplorer son aveuglement et ses folles espérances [1891]. Mais si Louis XVI pouvait, avec le temps, user d'indulgence, au lendemain de ce jugement si inattendu il ne pouvait pas ne pas sévir rigoureusement. Avec sa loyale nature et la haute idée qu'il avait de la majesté du trône, il lui était impossible d'admettre que l'homme qui avait infligé à sa souveraine un mortel outrage, en la supposant capable de donner, la nuit, un rendez-vous secret et d'acheter, à l'insu de son mari, un collier de seize cent mille francs, restât impuni. «Quoique absous de l'escamotage du collier qui était l'objet soumis à la justice, écrivait Vergennes, il—Rohan,—ne l'est pas de son imbécile crédulité de s'être cru l'agent de la Reine pour le marché clandestin [1892].» Le Roi, d'ailleurs, ne croyait pas le cardinal aussi innocent du chef d'escroquerie que le Parlement l'avait déclaré, et il faut avouer qu'à cette époque bien des gens partageaient cette opinion [1893]. L'arrêt du 31 mai n'était, aux yeux de l'honnête monarque, qu'une œuvre de parti. «Ils n'ont voulu voir dans cette affaire que le prince de Rohan et le prince de l'Église, disait-il, tandis que ce n'est qu'un besogneux d'argent et que tout ceci n'était qu'une ressource pour faire de la terre le fossé et dans laquelle le cardinal a été escroqué à son tour. Rien n'est plus aisé à juger et il ne faut pas être Alexandre pour couper ce nœud gordien [1894]

Quant à la Reine, elle fut indignée de l'issue, si outrageante pour elle, de ce procès.

«Faites-moi votre compliment de condoléance,» dit-elle à Mme Campan; «l'intrigant qui a voulu me perdre ou se procurer de l'argent en abusant de mon nom et en prenant ma signature vient d'être pleinement acquitté.... Mais,» ajouta-t-elle avec force, «comme Française, recevez mon compliment de condoléance. Un peuple est bien malheureux d'avoir pour tribunal suprême un ramas de gens qui ne consultent que leurs passions et dont les uns sont susceptibles de corruption, et les autres d'une audace qu'ils ont toujours manifestée contre l'autorité et qu'ils viennent de faire éclater contre ceux «qui en sont revêtus [1895].» Et le son de sa voix, son ton saccadé, sa parole entrecoupée, l'amertume de son accent, l'ironie de son langage, la contraction de ses traits, le plissement de ses lèvres, tout, dans son attitude, disait la profondeur d'une blessure que rien né devait cicatriser. Douleur trop naturelle! Indignation trop légitime! C'était la première fois que la Reine faisait hardiment appel à la justice et s'adressait courageusement à la publicité. La justice lui répondait par une insulte, la publicité par une calomnie.

Et cependant, cette publicité même, devons-nous la regretter? Nous ne le pensons pas. Si l'affaire eût été étouffée, comme le voulait M. de Vergennes, les conséquences, au point de vue de l'émotion populaire, eussent été presque les mêmes. On n'était plus à l'époque où une lettre de cachet pouvait ensevelir à tout jamais un prisonnier à la Bastille, sans que le public sût même son nom. Un grand-aumônier de France n'eût pas été exilé, sans que l'opinion s'en fût préoccupée et eût recherché les causes de ce châtiment subit. Quelque précaution qu'on eût prise, il eût toujours transpiré quelque chose, et ce quelque chose, grossi, commenté, colporté par les mille voix de la renommée, fût devenu une calomnie nouvelle, qu'en l'absence de documents authentiques il eût été à tout jamais impossible de réfuter.

Aujourd'hui, on sait du moins, grâce aux pièces du procès, à quoi s'en tenir sur cette ténébreuse affaire. L'intrigue est dévoilée dans tous ses détails; on connaît les coupables, les dupes, les complices, les victimes. L'innocence absolue de la Reine a été démontrée avec la plus lumineuse évidence, et si les contemporains, malveillants et passionnés, ont voulu trouver une arme contre son honneur dans cette odieuse machination, la postérité, mieux éclairée et plus juste, a proclamé hautement que tout a été fait à son insu et contre elle.


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