Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
Mort de Louis XV.
Le mercredi 27 avril 1774, à Trianon, Louis XV fut saisi d'un frisson subit, qui fut suivi de fièvre et d'un mal de tête violent [478]; le 28, il se décida à revenir à Versailles; le 29, il fut saigné deux fois; dans la nuit du 29 au 30, la petite vérole se déclara avec les plus mauvais symptômes [479]. Elle était d'une si dangereuse nature, que l'air du palais même en semblait infecté; cinquante personnes la gagnèrent pour avoir seulement traversé les galeries de Versailles; dix en moururent, et le marquis de Létorière, qui n'avait qu'entr'ouvert deux minutes la porte de la chambre royale, fut atteint et emporté en quelques heures [480].
Dès le début de la maladie, Mesdames, avec un dévouement admirable, et malgré les plus fortes représentations, n'hésitèrent pas à braver la contagion pour s'enfermer avec leur père, demeurant jour et nuit à son chevet et sous ses rideaux même [481]. Marie-Antoinette avait voulu en faire autant [482]; le vieux monarque ne le permit pas et interdit toute communication entre lui et la jeune famille royale [483], qui se retira dans l'isolement le plus absolu, le Dauphin refusant de donner aucun ordre et de parler même aux ministres tant que son grand-père vivait [484].
D'effrayantes intrigues s'agitaient autour de ce lit de malade. Les partis barrien et antibarrien, aiguilloniste et antiaiguilloniste [485] se livraient une bataille furieuse, dont le prix était l'âme de ce pauvre prince [486]. Des efforts inouïs étaient faits pour empêcher d'arriver jusqu'à lui un prêtre qui lui parlât de l'éternité et le déterminât ainsi à mettre un terme aux scandales de sa vie. Mme du Barry, bravant la contagion pour sauver son crédit, venait chaque jour s'asseoir près du malade [487], mais on remarquait que le Roi, soit qu'il fût absorbé par l'accablement du mal, soit qu'il fît un retour sur lui-même, ne parlait plus à sa maîtresse qu'avec une certaine indifférence [488]. La surveillance redoubla. Le duc d'Aiguillon, le duc de Richelieu, le duc d'Aumont, le valet de chambre Laborde [489] défendaient avec une rigueur jalouse l'entrée de la chambre à tout personnage suspect. Le 2 mai, l'archevêque de Paris vint à Versailles; il eut peine à voir le moribond, à la porte duquel le duc de Richelieu s'efforça longtemps de le retenir [490]. L'entrevue ne dura qu'un quart d'heure et n'amena aucun résultat. Les médecins, gagnés, déclarèrent qu'il ne fallait pas parler au Roi d'administration, sous peine de le tuer, dans l'état de suppuration où il était. Devant cette affirmation menaçante, le grand aumônier de France lui-même, le cardinal de la Roche-Aymon, n'osait pas proposer les sacrements, se réservant seulement d'intervenir à la première occasion.
Tout d'un coup, par un de ces brusques revirements où Dieu déjoue tous les calculs des hommes, l'événement si redouté par les uns, si souhaité par les autres, se produisit. Le mercredi 4 mai, sentant les progrès du mal [491], le Roi fit appeler le cardinal de la Roche-Aymon et lui demanda quelle était sa maladie, dont on lui avait jusque-là caché le nom [492]. Quand il apprit que c'était la petite vérole: «On n'en revient pas à mon âge, dit-il; il faut que je mette ordre à mes affaires.»
Il fit venir Mme du Barry: «Madame, lui dit-il, comme je pense à demander les sacrements, il ne convient pas que vous restiez ici, attendu que je ne veux point qu'il arrive la même chose qu'à Metz et que je veux éviter toute esclandre. Arrangez votre retraite avec le duc d'Aiguillon; je lui ai donné des ordres pour que vous ne manquiez de rien.» Le même jour, en effet, à quatre heures, la favorite partit dans la voiture de la duchesse d'Aiguillon, qui la conduisit dans une maison de campagne du duc, à Rueil [493]. Elle se tint là, à deux lieues de Versailles, instruite de tous les détails par le ministre et prête à revenir, si le Roi allait mieux.
Mais le Roi n'allait pas mieux. Les médecins avaient beau donner des bulletins satisfaisants; ces déclarations rassurantes ne trompaient personne. Le public, qui n'avait plus que du mépris pour ce monarque jadis si tendrement aimé, accueillait ces nouvelles avec indifférence, quand ce n'était pas avec joie; les courtisans escomptaient l'avenir. «Tous ceux qui pouvaient entrer dans la chambre y étaient comme à un spectacle curieux et quelquefois ridicule. On observait tout ce qui se passait pour l'écrire ou le redire; on en faisait des plaisanteries [494].» Dans certains cercles, on formait presque ouvertement des vœux pour la mort du Roi. La fermentation à la Cour était extrême; les bruits, les manœuvres, les brigues redoublaient de tous côtés: les différents partis cherchaient le moyen d'aborder le confesseur, qui demeurait inaccessible [495]. Quelques courtisans, se tournant vers le soleil levant, s'efforçaient de pénétrer près de la jeune famille royale; ils étaient impitoyablement repoussés.
Au milieu de toutes ces intrigues, et malgré le progrès croissant de la maladie ou quelques absences momentanées [496], le Roi conservait son sang-froid et son courage [497]. A plusieurs reprises, il demanda son confesseur. Dans la nuit du 6 au 7, à deux heures et demie du matin, il dit au duc de Duras, qui le veillait: «Mais voici la troisième fois que je demande à me confesser; est-ce que l'abbé Maudoux n'est pas ici?» Il s'assoupit un instant, et, s'étant réveillé au bout d'une demi-heure, il s'informa de nouveau si l'abbé Maudoux était arrivé. Celui-ci entra et les courtisans, toujours aux aguets, comptèrent qu'il était resté seize minutes, montre en main, avec l'auguste malade [498]. Quand le prêtre sortit, le Roi déclara qu'il recevrait les sacrements le lendemain; mais, sur l'observation de son chirurgien, La Martinière, qu'il valait mieux en finir tout de suite, il se résolut à les recevoir le jour même.
A cinq heures, Louis XV manda le duc d'Aiguillon et lui parla à voix basse. On supposa aussitôt qu'il lui donnait des ordres pour l'éloignement de la favorite et le bruit se répandit que le confesseur avait fait de cet éloignement une condition de l'absolution [499]. Qu'y avait-il de vrai dans cette rumeur? C'est le secret de Dieu et des âmes. On remarqua seulement qu'à trois reprises différentes le Roi rappela l'abbé Maudoux [500], et qu'il attendait les sacrements avec la plus grande impatience, envoyant plusieurs fois le prince de Beauvau à la fenêtre, pour voir si le grand aumônier n'arrivait point [501].
A sept heures [502], le cardinal de la Roche-Aymon parut, apportant le Saint-Viatique. Les troupes étaient sous les armes; sur la défense formelle de leur grand-père, le Dauphin et ses frères n'avaient suivi le Saint Sacrement que jusqu'à la première marche de l'escalier; Mesdames l'accompagnèrent jusqu'à la chambre, où se trouvaient réunis les princes du sang et les ministres [503]. Dès qu'il aperçut le grand aumônier, le malade, sentant se réveiller toute la vivacité d'une foi que quarante ans de désordres n'avaient pu éteindre, rejeta brusquement ses couvertures, se découvrit et chercha à se mettre à genoux joignant les mains «avec une piété qui faisait fondre en larmes [504]». Comme on voulait l'en empêcher: «Quand mon grand Dieu, s'écria-t-il, fait à un misérable comme moi l'honneur de venir le trouver, c'est le moins qu'il soit reçu avec respect [505].» Lorsqu'il eut communié, il fit signe au grand aumônier, et celui-ci, s'adressant aux courtisans qui se trouvaient là: «Messieurs, dit-il, le Roi m'ordonne de vous dire, ne pouvant pas parler lui-même, qu'il se repent de ses péchés, et que, s'il a scandalisé son peuple, il en est bien fâché; qu'il est dans la ferme résolution de rentrer dans les voies de sa jeunesse et d'employer tout ce qui lui reste de vie à défendre la religion [506].» Quand le grand aumônier parla du repentir que le Roi avait des scandales de sa vie: «Monsieur le cardinal», interrompit le mourant en se retournant péniblement sur son oreiller, «Monsieur «le cardinal, répétez ces mots, répétez-les [507].»
Ainsi s'achevait, dans la manifestation de regrets tardifs mais réels et dans l'exercice d'une piété édifiante et sincère, cette existence royale si coupable devant Dieu et devant les hommes. Les contemporains, même les moins religieux, furent frappés de ce retour, de la fermeté avec laquelle le Roi avait soutenu cette émouvante cérémonie [508], de «la tranquillité, de la patience, de la douceur, du courage avec lesquels il s'était déterminé à remplir ses devoirs [509]»; et Mme Louise écrivait à l'abbé Bertin: «Je suis si consolée, quand je pense aux grâces singulières que le Roi a reçues dans ses derniers moments, et dont il paraît avoir si bien profité, que, s'il dépendait de moi de le rappeler à la vie, j'avoue que je ne voudrais pas le replonger au milieu des dangers et risquer son âme une seconde fois [510].»
A partir du 7, le mal alla toujours en s'aggravant. Le 9, tout espoir était perdu; le Dauphin demanda des prières à l'archevêque de Paris et donna l'ordre au contrôleur général d'envoyer deux cent mille francs pour les pauvres de la capitale, enjoignant de prendre cette somme sur sa pension et celle de la Dauphine [511]. Le soir, l'évêque de Senlis, premier aumônier, administra l'extrême-onction. Le lendemain, à onze heures, l'agonie commença. Le grand aumônier récita les dernières prières [512], et ce même jour, 10 mai, entre trois et quatre heures du soir, au moment où le cardinal venait de prononcer ces mots: Proficiscere, anima christiana [513], rongé par l'infection, le corps tombant en pourriture, mais l'âme encore ferme, conservant jusqu'au bout sa présence d'esprit et donnant jusqu'à la dernière heure des marques d'une pénitence vraiment chrétienne [514], Louis XV expirait, au milieu de l'indifférence universelle. Une bougie, placée sur une fenêtre du Château, apprenait à la France que ce long régne de soixante ans venait de finir, et tout se préparait à la hâte pour un départ précipité. A ce moment, rapporte un témoin oculaire, «un bruit terrible, et absolument semblable à celui du tonnerre, se fit entendre dans la première pièce de l'appartement: c'était la foule des courtisans, qui désertait l'antichambre du souverain expiré pour venir saluer la nouvelle puissance de Louis XVI [515].»