← Retour

Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

16px
100%

Intrigues de la Cour.—Les partis en présence.—Espionnage du duc de la Vauguyon.—Débuts heureux de la Dauphine.—La comtesse de Grammont.—Une journée de Marie-Antoinette.—La lecture.—Représentations de Marie-Thérèse.—Après quelque résistance la Dauphine s'y soumet.

Rarement, croyons-nous, Cour fut plus divisée, plus livrée aux factions, aux manœuvres souterraines, aux convoitises et aux rancunes que la Cour de France en 1770. Deux partis s'y disputaient le pouvoir: l'un, le parti dominant à cette époque, celui qu'on appelait le parti Choiseul, avait à sa tête le ministre qui avait resserré l'alliance autrichienne et conclu le mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette. Il avait pour lui l'opinion, les Parlements, ou du moins les Parlementaires. L'autre, celui qu'on nommait le parti des dévots,—quoique au fond la plupart de ceux qui le composaient se souciassent assez peu de religion, mais ils avaient rallié autour d'eux tous ceux qui ne pardonnaient pas à Choiseul l'expulsion des Jésuites,—avait pour chefs le chancelier Maupeou; la comtesse de Marsan, gouvernante des Enfants de France, qui,—il faut lui rendre cette justice,—avait su inspirer à ses élèves, Mesdames Clotilde et Élisabeth, des sentiments de piété solides, mais femme intrigante et vindicative, qui entraînait avec elle la puissante famille des Rohan; le duc d'Aiguillon, l'ennemi de la Chalotais, le despotique et maladroit gouverneur de la Bretagne, soutenu de tout le crédit des Richelieu; et le duc de la Vauguyon, le prétentieux et médiocre gouverneur dont nous avons parlé, mais auquel ce titre faisait une situation considérable à la Cour. Mesdames, en souvenir de leur frère, et en haine de Choiseul, penchaient vers ce second parti, et l'ambitieux Maupeou avait réussi à y entraîner Mme du Barry, qui ne pardonnait pas au ministre la fière indépendance qu'il avait gardée devant elle.

Entre ces deux factions principales, qui se partageaient la Cour, s'agitaient une foule de petites ambitions, de rancunes mesquines, de passions vulgaires et parfois honteuses. Nous n'avons pas à refaire ici le tableau de la société française à la fin du règne de Louis XV; ce tableau est connu et l'on en retrouve les traits dans tous les chroniqueurs du temps. Mais on conviendra que c'était un triste monde, pour une enfant de quinze ans, chaste et pure, que ce monde de Versailles, où trop souvent, à l'exemple du maître et de la favorite, les hommes n'avaient une femme que pour la délaisser, les femmes un mari que pour le trahir. Sur ce terrain glissant, la marche était difficile, et tout faux pas singulièrement dangereux. Quel que pût être le désir de Marie-Antoinette de vivre en dehors des partis politiques, il lui était impossible de s'y soustraire. Dès son apparition, elle était forcément classée dans l'une ou l'autre des coteries rivales. La reconnaissance et les recommandations de sa mère la rangeaient dans le parti Choiseul. C'était assez pour la désigner aux préventions, aux haines, aux manœuvres de tous les adversaires de Choiseul. Les uns cherchaient à tuer son crédit, avant même qu'il fût né; les autres, plus habiles, s'efforçaient de la dominer. Il n'y avait pas un mois que Marie-Antoinette était à Versailles, et déjà elle était enlacée dans un réseau d'intrigues presque inextricable. Tout était matière à tracasserie, à complot, à conflit. C'était l'abbé de Vermond, qu'on tentait d'éloigner. C'était la comtesse de Noailles, qu'on essayait de dégoûter par mille ennuis. C'était une femme de chambre, de fidélité douteuse, qu'on voulait introduire dans la Maison de la Dauphine. C'était un confesseur suspect qu'on prétendait lui donner. On s'efforçait d'indisposer le Roi contre elle en faisant courir le bruit qu'elle refusait de l'accompagner dans ses voyages [180]. On travaillait par tous les moyens à éloigner d'elle son mari.

C'est au duc de la Vauguyon qu'était dévolue cette dernière tâche. Jaloux de conserver son ascendant sur le prince qu'il voulait dominer, n'ayant pas su l'élever, inquiet de l'influence que pouvait prendre sur cette nature, neuve et vierge encore, une fraîche et charmante jeune femme, l'ancien gouverneur n'épargnait rien pour diviser les deux époux. En dépit de toute convenance, et malgré l'opposition de la comtesse de Noailles, il avait prétendu avoir, à toute heure et par des voies détournées, ses entrées non seulement chez le Dauphin, mais encore chez la Dauphine [181]. Il allait même plus loin. Un jour, Marie-Antoinette et son mari étaient ensemble dans leur appartement. Un valet de chambre, «ou sot, ou honnête homme,» ouvre brusquement la porte, et l'on aperçoit M. de la Vauguyon, qui s'était approché à pas de loup pour écouter, et qui restait là, planté comme un piquet. Confus d'être ainsi découvert sans pouvoir reculer, le duc ne trouva rien à dire pour sa défense. La Dauphine en profita pour représenter vivement à son mari les inconvénients de «l'indécente conduite» de son gouverneur, et le Dauphin prit fort bien ces remontrances dont il sentait trop la justesse [182].

Malgré toutes ces cabales et tout ces écueils, les débuts de Marie-Antoinette furent heureux [183]; c'est un témoin peu suspect, c'est un pamphlétaire qui le dit. Le Roi se sentait comme rajeuni à la vue de cette belle et pure enfant dont l'apparition à Versailles, où trop souvent la vertu était maussade et la beauté libertine, avait un moment rafraîchi l'atmosphère de la Cour. Il remarquait bien qu'elle était un peu vive, un peu enfant; mais, ajoutait-il aussitôt, «cela est bien de son âge [184]

Au fond, il la trouvait charmante. «J'ai ma duchesse de Bourgogne,» répétait-il souvent. Le public était ravi de l'affabilité de la jeune princesse; les plus vieux courtisans même étaient séduits. Choiseul s'entretenait avec elle et sortait enthousiasmé: «On n'a jamais rien vu de pareil à son âge,» disait-il [185]. Et le duc de Noailles, «l'homme de France qui avait peut-être le plus d'esprit et qui connaissait le mieux son souverain et la Cour,» déclarait à Mercy que très certainement, «d'après les qualités qu'il voyait dans cette princesse,» ses charmes acquerraient un jour sur le Roi un empire tout-puissant.

Les dames de la Dauphine n'étaient pas moins flattées des égards qu'elle leur témoignait et de la protection qu'elle leur accordait. Un exemple remarqué avait montré dès le début avec quelle vivacité et quelle fermeté elle savait les défendre au besoin. A Choisy, pendant une représentation, les dames du palais s'étaient emparées des premiers bancs et avaient refusé d'y faire place à la comtesse du Barry et à deux de ses amies intimes. Il y avait eu des propos piquants échangés; la favorite s'était plainte et le Roi, cédant à ses plaintes, avait exilé à quinze lieues de la Cour une des dames de la Dauphine, la comtesse de Grammont, qui s'était montrée l'une des plus vives contre Mme du Barry [186]. Quelques mois plus tard, Mme de Grammont, étant tombée malade, demanda la permission de revenir à Paris et pria Marie-Antoinette d'intercéder en sa faveur. La jeune princesse alla aussitôt trouver son grand-père et lui exposa, d'une façon pleine de grâce et de douceur, la requête de sa dame du palais. Le Roi, embarrassé, comme toujours en pareille occurrence, ajourna sa réponse. La Dauphine insista: «Madame,» répliqua Louis XV, avec une certaine sécheresse, «je crois vous avoir dit que je vous donnerai une réponse.»—«Mais, papa, reprit vivement la princesse, indépendamment des raisons d'humanité et de justice, songez donc quel chagrin ce serait pour moi, si une femme attachée à mon service venait à mourir dans votre disgrâce.» Le Roi sourit et promit à sa petite-fille de lui donner satisfaction. Il chargea aussitôt le duc de la Vrillière de s'informer de l'état de Mme de Grammont, et deux jours après, malgré une première opposition de Mme du Barry, il ordonnait d'envoyer à la malade une permission de revenir à Paris. La Vrillière, intimement lié avec la favorite, n'expédia la permission qu'en rechignant; soit mauvaise volonté, soit oubli, il négligea d'en avertir la Dauphine. La Dauphine le fit venir: «Monsieur,» lui dit-elle d'un ton plein de dignité, «s'agissant d'une demande dont je vous avais chargé, et qui concerne une dame de mon service, j'aurais dû être informée la première, et par vous, de la résolution que le Roi prendrait à son égard; mais je vois, Monsieur, que vous m'avez traitée en enfant, et je suis bien aise de vous dire que je ne l'oublierai pas.»

La Vrillière, confus, balbutia quelques mauvaises excuses. La Cour fut surprise de ce fier langage et Madame Adélaïde, admirant une fermeté dont elle n'eût pas été capable, ne put s'empêcher de dire à sa nièce, non peut-être sans une secrète envie: «On voit bien que vous n'êtes pas de notre sang [187]

Malgré cette divergence d'idées et cette différence d'attitude, Mesdames elles-mêmes, à cette heure, étaient sous le charme, et Madame Adélaïde oubliait un instant ses préventions pour donner à Marie-Antoinette une clef de ses appartements, où elle pourrait ainsi aller sans suite et sans être vue [188]. Il n'était pas jusqu'au Dauphin qui ne subit l'ascendant de sa jeune femme; son caractère, un peu fermé et concentré, s'épanouissait presque au contact de cette grâce et de cette bonne humeur: «Puisque nous devons vivre dans une amitié intime,» lui disait un jour la jeune princesse, «il faut que nous parlions de tout avec confiance.» Et l'entretien commençait en effet, confiant et intime, sur les sujets les plus délicats, sur Mme du Barry et sur le duc de Choiseul [189].

Un tel triomphe était trop éclatant pour durer, et le fidèle Mercy, qui connaissait bien la Cour de Versailles et le caractère français, ne s'aveuglait pas sur les suites de ce flatteur début. «Sans me laisser éblouir par le succès très mérité de Madame la Dauphine», écrivait-il dès le 15 juin 1770, je «réfléchis que parmi une nation vive et légère et dans une Cour fort orageuse, il est plus facile, dans le début, d'y remporter les suffrages que de les y conserver à la longue [190].» Trop de gens avaient intérêt à détruire ce crédit naissant, et d'ailleurs les qualités de la jeune princesse étaient trop brillantes pour n'être pas dangereuses. Toute de premier mouvement, sans calcul et sans arrière-pensée, elle savait rarement dissimuler son sentiment, et cette spontanéité, qui était un de ses charmes, était aussi un de ses écueils. Sa facile confiance la livrait désarmée aux intrigues de son entourage, de même que son bon cœur la laissait sans défense contre les sollicitations et les importunités. Vive, ardente, pleine de gaîté et d'entrain, amie des plaisirs, un peu moqueuse, elle se pliait mal à la réflexion et à la contrainte. Il y avait d'ailleurs tant de sujets de distraction à la Cour, tant d'obligations de société et de famille, qu'on n'avait guère le temps de songer à une instruction un peu suivie.

Veut-on savoir quel était l'emploi du temps de Marie-Antoinette dans les premiers mois de son séjour en France? Le voici, tel qu'elle le décrit à sa mère, dans une lettre du 12 juillet 1770:

«Je me lève à dix heures, ou à neuf, ou à neuf et demie, et m'ayant habillée, je dis ma prière du matin; ensuite, je déjeune et de là je vais chez mes tantes, où je trouve ordinairement le Roi. Cela dure jusqu'à dix heures et demie; ensuite, à onze heures, je vais me coiffer. A midi, on appelle la Chambre et là tout le monde peut entrer qui n'est point des communes gens. Je mets mon rouge et lave mes mains devant tout le monde; ensuite, les hommes sortent et les dames restent, et je m'habille devant elles. A midi est la messe. Si le Roi est à Versailles, je vais avec lui et mon mari et mes tantes à la messe; s'il n'y est pas, je vais seule avec M. le Dauphin, mais toujours à la même heure. Après la messe, nous dînons à nous deux devant tout le monde; mais cela est fini à une heure et demie; car nous mangeons fort vite tous les deux. De là, je vais chez M. le Dauphin et, s'il a affaire, je reviens chez moi. Je lis, j'écris, ou je travaille; car je fais une veste pour le Roi, qui n'avance guère; mais j'espère qu'avec la grâce de Dieu elle sera finie dans quelques années. A trois heures, je vais encore chez mes tantes, où le Roi vient à cette heure-là.»

«A quatre heures, l'abbé vient chez moi; à cinq heures, tous les jours, le maître de clavecin ou à chanter jusqu'à six heures. A six heures et demie, je vais presque toujours chez mes tantes, quand je ne vais point me promener; il faut savoir que mon mari va presque toujours avec moi chez mes tantes. A sept heures, on joue jusqu'à neuf heures; mais quand il fait beau, je m'en vais promener, et alors il n'y a point de jeu chez moi, mais chez mes tantes. A neuf heures, nous soupons, et, quand le Roi n'y est point, mes tantes viennent souper chez nous; mais quand le Roi y est, nous allons souper chez elles. Nous attendons le Roi, qui vient ordinairement à dix heures trois quarts; mais moi, en attendant, je me place sur un grand canapé et dors jusqu'à l'arrivée du Roi; mais quand il n'y est pas, nous allons coucher à onze heures [191]

A Choisy, la journée était plus complète encore et le jeu se prolongeait parfois jusqu'à une heure et demie du matin [192].

Dans ce programme, à la fois si rempli et si vide, dans cette vie si affairée sans affaires réelles, où trouver place pour des occupations sérieuses, nous ne disons pas pour des études, mais simplement pour des lectures? Marie-Antoinette avait à peine le temps d'écrire à sa mère; elle était souvent obligée de le faire à sa toilette, et l'on sait cependant combien elle aimait sa mère. Si les instants lui manquaient pour l'accomplissement d'un devoir si pressant et si cher à son cœur, comment en aurait-elle trouvé chaque jour pour un travail assidu, très utile sans doute, mais qui eût dû précéder le mariage et pour lequel, il faut bien le dire, elle n'avait jamais eu que fort peu de goût [193]? «Elle a,» écrivait Mercy, «une conception heureuse et facile, au moyen de laquelle elle saisit et retient ce qu'elle lit; mais elle y emploie trop peu de temps [194]

C'était un des grands soucis de Marie-Thérèse: elle sentait que l'éducation de sa fille n'avait pas été suffisamment soignée à Vienne; elle eût voulu qu'elle la perfectionnât à Versailles et que, dans ce tourbillon frivole de la Cour, il y eût place pour de solides lectures qui eussent été un complément d'instruction. Elle y revenait sans cesse, dans ses lettres, demandant qu'on lui rendît compte des lectures et même qu'on lui en fît un journal [195]. Marie-Antoinette fut embarrassée de cette demande; sa vivacité naturelle, la pétulance même de son âge, sa répugnance à appliquer un esprit facile à distraire, la fréquence de ses visites à ses tantes, la promenade pendant la belle saison, le besoin de causer de mille objets «que leur beauté ou leur nouveauté rendait intéressants [196],» ne lui avaient pas toujours permis d'employer bien exactement l'heure réservée à la lecture dans le programme si chargé de la journée. Non pas qu'elle fût demeurée oisive. A plusieurs reprises, Mercy s'était loué de sa fidélité au travail, et Vermond remarquait que son langage s'était amélioré et qu'elle s'exprimait «aisément, agréablement et très noblement dans les occasions et sur les choses remarquables [197]». Mais il lui arrivait parfois de s'intéresser plus aux jeux du fils de sa première femme de chambre, Mme de Misery [198], ou aux gambades de son petit chien Mops [199], qu'aux Lettres du comte de Tessin ou aux Bagatelles morales de l'abbé Coyer [200]. Elle ne savait donc que répondre à sa mère. Trop franche pour dissimuler la vérité, il lui en coûtait pourtant de l'avouer. D'ailleurs, ce compte rendu que réclamait l'Impératrice n'était pas aussi simple à faire qu'il semblait au premier abord. La jeune princesse, et cela était assez naturel, ne voulait pas écrire d'une manière ostensible; son très légitime amour-propre eût rougi, aux yeux de son mari et de ses tantes, de paraître encore en éducation. Mais comment écrire sans qu'on vît ses lettres et ses résumés?

A tort ou à raison, Marie-Antoinette ne croyait aucun papier en sûreté chez elle; elle avait peur des doubles clefs [201]. Ne sachant donc à quoi se résoudre, elle s'en tirait, comme s'en tirent trop souvent les gens dans l'embarras, en ne se décidant à rien. Quelle que fût sa docilité vis-à-vis de ses conseillers [202], quels que fussent sa soumission, son respect et sa confiance pour sa mère [203], elle ne répondait pas à ses pressantes questions. L'Impératrice s'irritait; elle revenait à la charge avec une sévérité qui allait parfois jusqu'à l'injustice, et une insistance qui finissait par agacer Marie-Antoinette.

«Tâchez de tapisser un peu votre tête de bonnes lectures... Ne négligez pas cette ressource, qui vous est plus nécessaire qu'à une autre, n'ayant aucun autre acquis, ni la musique, ni le dessin, ni la danse, peinture et autres sciences agréables. Je reviens donc toujours à la lecture, et vous chargerez l'abbé de m'envoyer tous les mois ce que vous aurez achevé et ce que vous comptez commencer [204]

Cette fois, la leçon était trop forte: elle dépassait le but. Marie-Antoinette fut non pas aigrie, mais piquée au vif: «Voyez, Monsieur l'abbé, dit-elle à Vermond, si l'on savait cela, cela me ferait un bel honneur.» Et après avoir lu le passage que nous venons de citer: «Vraiment, reprit-elle avec humeur, elle me ferait passer pour un animal.» Puis, se calmant un peu: «Eh bien,» ajouta-t-elle, «je répondrai qu'il ne me sera guère possible de faire des lectures réglées pendant le carnaval, mais en carême. N'est-ce pas bon?»—«Oui, Madame, pourvu que cela soit sincère [205]

Nous avons cité cette petite scène, parce qu'elle peint bien le caractère de Marie-Antoinette à cette époque et la nature de ses relations avec Marie-Thérèse: une direction incessante, et, la plupart du temps, impérieuse de la part de la mère; de la part de la fille, un peu d'impatience de cette surveillance occulte et de ces perpétuelles gronderies, parfois une fugitive velléité de s'y soustraire et, ce qui est bien humain, quelques tentatives pour ajourner, peut-être pour éluder une obligation ennuyeuse, mais au fond un respect véritable et une docilité réelle, auxquels faisaient seuls obstacle les mille tracas de la journée et l'extrême vivacité de l'esprit.

Mais Marie-Thérèse ne se tint pas pour satisfaite de cette promesse qui lui semblait une échappatoire. Dans la lettre suivante, elle insiste de nouveau:

«J'attends avec impatience, en retour de ce courrier, vos lectures et application: il est permis, surtout à votre âge, de s'amuser; mais d'en faire toute son occupation, et de ne rien faire de solide ni d'utile et de tuer le temps entre promenades et visites, à la longue vous en reconnaîtrez le vide et serez bien aux regrets de n'avoir mieux employé votre temps. Je dois même vous relever que le caractère de vos lettres est tous les jours plus mauvais et moins correct. Depuis dix mois, vous auriez dû vous perfectionner. J'étais un peu humiliée en voyant courir par plusieurs mains celles des dames que vous leur avez écrites; il faudrait s'exercer avec l'abbé ou quelque autre de vous former mieux la main, pour avoir un caractère plus égal [206]

Marie-Antoinette aurait pu répondre qu'il lui eût été bien difficile de faire en dix mois à Versailles, au milieu de distractions sans nombre, ce qu'on n'avait pas su lui apprendre en dix ans à Vienne, dans le calme de l'éducation. Mais elle était trop respectueuse pour le dire. Elle était d'ailleurs sincère dans sa promesse de s'occuper plus sérieusement pendant le carême, et elle y fut fidèle. Dès le mois de mars, elle envoya le journal de ses lectures [207], et elle les fit avec plus de régularité. L'abbé de Vermond lui-même constata que les idées de la Dauphine «s'arrangeaient avec plus d'ordre et que son langage devenait plus suivi [208]». Sans doute, avec la vivacité de son caractère, il était difficile qu'il n'y eût pas des rechutes. Tantôt le goût que Marie-Antoinette montrait pour le fils de sa première femme de chambre [209], tantôt les courses à cheval [210] ou à âne [211], les promenades pendant la belle saison [212], les amusements du carnaval pendant l'hiver amenaient un peu d'interruption dans l'étude. Mais il est certain,—et les impartiaux rapports de Mercy l'établissent,—que la jeune femme fit de réels efforts pour tenir l'engagement pris avec sa mère. Le fidèle ambassadeur remarquait chez son auguste pupille des changements avantageux [213]. Les conversations avec l'abbé de Vermond étaient plus longues, plus sérieuses, plus instructives [214]. La musique, la danse, les travaux d'aiguille alternaient avec l'étude [215]. La lecture durait même quelquefois plusieurs heures [216], soit que la Dauphine lût elle-même, soit qu'elle fît lire par l'abbé de Vermond [217], tandis qu'elle était occupée à un de ces ouvrages manuels pour lesquels elle eut toujours le plus grand goût [218]. Et le choix portait sur des œuvres d'un genre propre à former l'esprit, des lettres bien écrites, des sermonnaires, des traités ou des mémoires historiques surtout, parfois des pièces de théâtre, mais jamais de romans ou d'autres livres frivoles, pour lesquels elle ne manifestait aucune curiosité [219]. C'étaient les Anecdotes de la Cour de Philippe-Auguste [220], les Mémoires de l'Estoile, les Lettres d'une mère à sa fille, le Livre de Tobie [221], le Petit-Carême de Massillon [222], les Œuvres de Bossuet [223], l'Histoire d'Angleterre, de Hume [224]. En sorte qu'elle se trouva bientôt plus instruite en fait d'histoire, et particulièrement d'Histoire de France, que les princes ou princesses de la famille royale [225]. Elle fit mieux: d'élève, elle devint mentor et fit lire au Dauphin les Mémoires de Sully [226].

Quant à elle, elle se traça tout un plan d'études, et pour rendre en quelque sorte plus solennel l'engagement qu'elle prenait vis-à-vis d'elle-même, elle l'inscrivit de sa main sur un agenda:

«Il semble, écrivait Mercy, que Son Altesse Royale a voulu s'astreindre elle-même à une forme constante et invariable en mettant par écrit une sorte d'agenda qu'elle a eu la bonté de me lire et qui comprend la distribution des heures de la journée. Il y est dit qu'en se levant Madame l'Archiduchesse emploiera les premiers moments à la prière, qu'ensuite elle s'occupera de la musique, de la danse et d'une heure de lecture raisonnable; c'est l'expression que porte l'agenda. La toilette, une visite chez le Roi, la messe et le dîner remplissent le reste de la matinée. Après midi, il se trouve une heure et demie assignée à la continuation des lectures raisonnables; les promenades ou la chasse et les conversations avec Monsieur le Dauphin ainsi qu'avec le reste de la famille royale trouvent lieu successivement. J'ai respectueusement exhorté Madame la Dauphine à ne point s'écarter d'un plan si sage et si bien arrangé. Elle m'a répondu avec sa bonne foi ordinaire: «Je ne sais si je remplirai tout cela bien exactement, mais je m'y tiendrai le plus qu'il me sera possible [227]

Qu'on compare ce programme avec celui du 12 juillet 1770 et qu'on juge les progrès réalisés en deux ans. Et, de fait, malgré un peu de dissipation l'été suivant, surtout pendant un voyage à Compiègne, où les promenades et la chasse ne permettaient guère plus d'assiduité [228], Marie-Antoinette fut fidèle à ce plan. La répugnance, qu'elle avait montrée, au début, pour les occupations sérieuses, avait cessé; elle s'y livrait désormais sans dégoût et même avec plaisir [229]. Dans le mois de novembre, malgré les distractions de l'automne, elle y consacrait deux heures par jour [230]. Au milieu même des fêtes du mariage du comte d'Artois, elle se réservait une heure de recueillement [231]. Et lorsque l'hiver ramena un peu plus de calme et de liberté, ce ne fut plus une heure seulement, mais deux, que la Dauphine consacra aux lectures et aux commentaires dont les accompagnait l'abbé de Vermond, avec deux autres heures pour la musique et la danse. «Au moyen de tout cela, écrivait Mercy, les journées se trouvent assez bien remplies, et je crois que Votre Majesté a tout sujet d'en être satisfaite [232]


Chargement de la publicité...