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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Guerre de la succession de Bavière.—Mort de l'Electeur.—Joseph II occupe la Basse-Bavière.—Répugnances de sa mère.—Armements de Frédéric II.—Emotion en France.—Marie-Thérèse réclame l'intervention de sa fille.—Négociations infructueuses.—Déclaration de guerre.—Marie-Antoinette demande la médiation de la France.—Diminution subite de ses instances.—Entrevue avec Maurepas.—Récits du comte de la Marck et du comte de Goltz.—Proportions vraies de l'intervention de la Reine dans cette affaire de Bavière.—Paix de Teschen.

Ce n'était pas seulement pour jouir du plaisir de voir son «auguste sœur [1216],» ni même pour visiter les villes et les établissements publics, que Joseph II avait fait en France ce séjour qui, comme l'écrivait Louis XVI à Vergennes, «devait donner une furieuse jalousie au roi de Prusse [1217].» Il y avait à ce voyage un but secret et plus politique: l'Empereur voulait se rendre compte par lui-même des dispositions et des ressources de son allié et resserrer pour des éventualités prochaines l'union des cabinets de Vienne et de Versailles. Si, un jour, comme le prétendait cette mauvaise langue de Frédéric II [1218], et comme nous avons peine à le croire, il s'était laissé aller à dire que le roi de France était un «imbécile» ou un «enfant», il ne sentait pas moins que cet «imbécile» et cet «enfant» était le chef d'une des premières puissances de l'Europe et qu'il était essentiel de gagner sa confiance. Aussi n'avait-il rien négligé pour y parvenir: et il semblait y avoir à peu près réussi. Louis XVI s'était ouvert en toute cordialité et franchise à son impérial beau-frère, tant sur la Reine, dont il s'était plu à relever les «charmantes qualités», que sur les matières de gouvernement, qu'il avait traitées avec une justesse et une précision inattendues [1219]. «Si je m'y étais prêté, disait l'illustre voyageur au sortir d'une de ces conférences, le Roi m'aurait montré ses papiers et tout ce que j'aurais voulu savoir de ses affaires [1220].» Mais il y avait un sujet sur lequel le monarque français était demeuré obstinément silencieux: c'étaient précisément les affaires d'Allemagne [1221], et le point noir était là.

L'Autriche avait toujours médité un agrandissement du côté de la Bavière [1222], et la mort, qui semblait prochaine, de l'électeur Maximilien Joseph paraissait devoir ouvrir une porte à la réalisation de ce rêve. Maximilien n'avait pas d'héritier direct; son futur successeur, l'électeur Palatin, Charles Théodore, était éloigné et sans puissance; Joseph II comptait profiter de cette situation pour s'emparer de certains districts sur lesquels il faisait valoir des droits, dont l'origine remontait au XVe siècle. Dans le courant de 1777, des négociations avaient été entamées avec Charles-Théodore pour obtenir cette cession à l'amiable, et le Palatin, content de s'assurer la tranquille possession du reste des États de Bavière, moyennant ce sacrifice partiel, était sur le point d'y consentir, lorsque, le 30 décembre 1777, Maximilien mourut. Cette mort brusqua les choses: l'Empereur se hâta de signer, dès le 3 janvier 1778, son traité avec Charles-Théodore [1223], et, le 15, douze mille hommes de troupes autrichiennes prirent possession des districts cédés de la Basse-Bavière. «La mort de l'Electeur nous donne beaucoup d'occupations, mandait le 5 janvier Joseph II à Mercy; c'est une de ces époques qui ne viennent que dans des siècles et qu'il ne faut pas négliger [1224].» Et il écrivait quelques jours après à son frère Léopold: «C'est un vrai coup d'État, et un arrondissement pour la monarchie d'un prix inappréciable [1225]

C'était Joseph II seul qui avait voulu entamer cette affaire, dont il était, suivant son expression, la «cheville ouvrière [1226]». Le prince de Kaunitz ne s'y prêtait qu'avec répugnance, et Marie-Thérèse, forte de son expérience et de sa sagesse, désapprouvait formellement l'ambition de son fils. Elle ne concevait pas qu'on s'exposât à une guerre pour soutenir des prétentions incertaines et surannées [1227]. Une négociation amiable, passe encore; mais une occupation armée, elle ne s'en souciait pas.

«La situation présente, écrivait-elle à l'Empereur dès le 2 janvier, bien loin de m'offrir une perspective heureuse, grande et équitable, m'accable d'un tas de réflexions, dont je ne saurais me débarrasser et que je me reprocherais toute ma vie de ne pas communiquer. Il s'agit du bonheur et de la tranquillité, non seulement des peuples commis à mes soins, mais encore de celle qui pourrait intéresser toute l'Allemagne... Si même nos prétentions sur la Bavière étaient plus constatées et plus solides qu'elles ne sont, on devrait hésiter d'exciter un incendie universel pour une convenance particulière. Jugez combien des droits peu constatés et surannés, au dire même du ministre, comme vous le savez aussi bien que moi, doivent être mesurés pour ne pas causer des troubles, dont tant de malheurs suivront... Je ne parle que selon mon expérience en politique et en bonne mère de famille. Je ne m'oppose pas d'arranger ces affaires par la voie conciliante de négociation et convenance, mais jamais par la voie des armes ou de la force, voie qui révolterait à juste titre tout le monde contre nous dès le premier pas et nous ferait même perdre ceux qui seraient restés neutres. Je n'ai pas vu prospérer aucune entreprise pareille, hors celle contre moi, en 1741, par la perte de la Silésie... Je ne vois donc aucun inconvénient de différer la marche des troupes; mais beaucoup de grands malheurs en la précipitant [1228]

C'était le langage de la raison; mais Joseph II était trop impétueux pour l'écouter. Il lui semblait que ses désirs ne devaient pas rencontrer d'obstacles, que, les circonstances étant favorables, toute l'Europe occupée, ce coup réussirait sans guerre, et que l'acquisition, quoique encore incomplète, serait «toujours belle pour n'avoir rien coûté [1229]».

Illusion étrange, que les événements n'allaient pas tarder à démentir. A la première nouvelle de l'invasion de la Basse-Bavière, Frédéric II réunissait une armée sur les frontières de Bohême, prêt à les franchir si l'Empereur persistait dans ses projets d'agrandissement. L'Électeur de Saxe, qui avait des prétentions, lui aussi, du chef de sa mère, à la succession de Maximilien, joignait ses troupes à celles du roi de Prusse [1230]: le duc des Deux-Ponts, autre héritier de l'Électeur, protestait, de son côté, contre les arrangements pris [1231], et les Bavarois eux-mêmes, fidèles à leur antipathie séculaire contre l'Autriche, refusaient d'accepter un changement de domination: «Le dernier paysan bavarois a de l'aversion pour l'Autrichien et de la bonne volonté pour le Français,» écrivait le marquis de Bombelles, ministre de France près la diète de Ratisbonne, au baron de Breteuil, ambassadeur à Vienne [1232]. Sous l'inspiration de la Prusse, l'Allemagne s'agitait.

En France, l'émotion n'avait pas été moins profonde. Les vieilles préventions contre l'avidité impériale subsistaient toujours, soigneusement entretenues par Frédéric II et son ambassadeur, le comte de Goltz; et Joseph II ne l'ignorait pas, puisque, dès le 5 janvier 1778, il écrivait à Mercy, en lui annonçant ses projets: «Cela ne plaira pas trop là où vous êtes [1233].» Les propos étaient vifs et les plus ardents parlaient déjà de fourbir leur équipage de guerre. La Reine elle-même, à la première nouvelle de la mort de l'Electeur, avait écrit à Mme de Polignac qu'elle craignait bien que son frère «ne fît des siennes [1234]». Le Roi ne dissimulait pas son mécontentement: «C'est l'ambition de vos parents qui va tout bouleverser, disait-il à sa femme; ils ont commencé par la Pologne; maintenant la Bavière fait le second tome; j'en suis fâché par rapport à vous.» Et les ministres français recevaient l'ordre de déclarer aux Cours près desquelles ils étaient accrédités que le démembrement de la Bavière se faisait contre le gré du cabinet de Versailles, qui le désapprouvait hautement [1235].

Ce n'était d'ailleurs que le commentaire, autorisé par les circonstances, des instructions données dès le 10 avril 1775 par M. de Vergennes au marquis de Bombelles, qui allait résider à Ratisbonne, en qualité de ministre français. «Le Roi, y était-il dit, fidèle aux principes qui ont déterminé LL. Majestés impériales, ne négligera rien pour resserrer et rendre plus inviolables des liens qui assurent le repos de l'Allemagne; mais en remplissant ses engagements à cet égard, Elle (sic) ne se croit pas déchargée de ceux qu'elle a formés bien plus anciennement avec le Corps germanique, par la garantie du traité de Westphalie.

«Sa Majesté n'a cessé de recommander à son ministre auprès de la Diète, aussi bien qu'à tous ses autres ministres résidant près des princes de l'Empire, de déclarer que son alliance avec la maison d'Autriche était fondée sur les traités de Westphalie et sur les constitutions germaniques; qu'Elle regardait comme une de ses premières maximes de ne pas permettre d'y porter atteinte; que, bien loin de vouloir servir d'instrument aux projets d'oppression que la Cour impériale pourrait former, Sa Majesté se prévaudrait plutôt de l'alliance comme d'un moyen de plus pour servir la cause des États [1236]

Dans ces conjectures critiques, la vieille activité de Marie-Thérèse reparut tout entière. Elle avait toujours déploré que son fils soulevât la question; maintenant que l'affaire était engagée, elle s'efforçait, avec toute la vivacité de son amour maternel et de son patriotisme, d'en conjurer les conséquences. C'est du côté de la France qu'elle se tourna d'abord. Elle avait mis tous ses soins à former et à resserrer l'alliance, et il lui semblait juste que la jeune princesse, qui en avait été le nœud, servît à la consolider, ou tout au moins à l'empêcher de se rompre. Si, au début, elle avait eu quelques scrupules à mêler ainsi sa fille à la politique, si elle avait craint que, par une ingérence indiscrète, elle ne se rendît importune et même suspecte au Roi [1237], ses scrupules furent promptement levés, et elle mit à peser sur Marie-Antoinette toute l'ardeur d'une souveraine qui tremble pour ses peuples, d'une mère qui tremble pour ses fils, toute l'habileté d'une femme de génie qui, vieillie dans la politique et connaissant jusque dans leurs plus intimes replis l'esprit et le cœur de sa fille, savait merveilleusement quelle corde il fallait toucher, quels sentiments invoquer, pour faire de cette fille une auxiliaire dévouée et un instrument docile. Ce ne sont plus des sévérités et des gronderies, comme en contient ordinairement sa correspondance: ce sont les caresses les plus tendres, les prières les plus touchantes, les instances les plus pathétiques; ses lettres sont de vrais chefs d'œuvre de diplomatie féminine et maternelle; elle met tout en jeu: l'amour propre de Marie-Antoinette, son affection pour sa mère, son antipathie naturelle pour le roi de Prusse, tout, jusqu'aux espérances de grossesse qui, pour la première fois, à cette époque, font tressaillir son cœur.

L'affaire n'est encore qu'au début; mais un conflit est menaçant; Mercy est malade; la Reine seule peut déjouer les manœuvres de Frédéric qui ne craint qu'elle, et prévenir, entre la France et l'Autriche, une rupture qui serait un coup mortel pour l'Impératrice [1238]. Marie-Antoinette qui, jusque là, a toujours répugné à se mêler d'affaires [1239], s'intéresse chaleureusement à celle-ci, et elle s'y intéresse uniquement par tendresse pour sa mère [1240]. C'est son cœur,—elle le dit elle-même,—c'est son cœur seul qui agit [1241]. Elle est troublée, inquiète; elle a pâli en lisant cette phrase: «Un changement dans notre alliance me donnerait la mort [1242]

Marie-Thérèse le sait et elle profite de cette affection de sa fille. Voyez quelle mise en scène: l'Impératrice écrit à cinq heures du matin; le courrier attend à sa porte; il n'y a pas un moment à perdre pour déjouer les noires machinations de la Prusse. Elle ne compte que sur la justice du Roi et sur sa tendresse pour «sa chère petite femme». Jamais il n'y a eu occasion plus importante de «tenir fermement» l'intérêt des deux Maisons et des deux États; l'existence de l'Empereur et de ses frères, la santé de l'Impératrice en dépend. Il faut avant tout conjurer une guerre dont l'idée seule «la fait succomber [1243]». Que peut-on craindre d'ailleurs? Marie-Thérèse aime bien trop son gendre pour vouloir l'entraîner dans une entreprise «contraire à ses intérêts ou à sa gloire [1244]».

Marie-Antoinette parle à son mari, mais avec une certaine mollesse; elle ne se prête à ce qu'on lui demande,—c'est le ministre de Prusse qui le dit,—que quand elle est tourmentée à l'excès [1245]. Et alors même ses démarches, au gré de Mercy, ne sont ni assez précises, ni assez suivies, ni assez promptes [1246]. Est-ce bien là cette volonté ferme qu'on était en droit d'attendre d'elle? Quel éternel remords pourtant, si, par sa négligence, elle perdait un seul des moyens qu'elle a de concourir à la satisfaction et au repos de son auguste mère! Pourquoi se contenter de ce que le Roi a fait dire au comte de Goltz, qu'il ne voulait pas se mêler des affaires de son maître? Il ne suffit point de ne pas se mêler des affaires de la Prusse: il faut se mêler de celles de l'Autriche, dans le sens qui convient à un bon et fidèle allié [1247].

Ce n'est pas tout: Joseph II entre en scène à son tour; il envoie à sa sœur lettres sur lettres: «Puisque vous ne voulez pas empêcher la guerre, lui écrit-il d'un ton tragique, nous nous battrons en braves gens et, dans toutes circonstances, ma chère sœur, vous n'aurez point à rougir d'un frère qui méritera toujours votre estime [1248]

La Reine est émue jusqu'aux larmes en lisant ces lignes; sa vive imagination lui représente son frère en danger, sa mère en pleurs. Agitée, tremblante, elle va trouver le Roi; elle fait venir les ministres; elle leur parle fortement [1249]; elle demande une déclaration nette, qui seule peut prévenir un conflit. Mais, en somme, à quoi tendent, à quoi aboutissent ces démarches? A réclamer pour les Pays-Bas une garantie qu'avaient déjà résolue à l'avance et le Roi et les ministres [1250].

De son côté, Frédéric II ne reste pas inactif; dès le mois d'août 1777, il a fait des ouvertures au marquis de Jaucourt, envoyé extraordinaire de France [1251]. Il a ses amis à la Cour de Versailles; il a ses espions; il a son ministre, le comte de Goltz, qui surveille la Reine, qui cherche à surprendre jusqu'aux plus intimes secrets du ménage royal, jusqu'aux mystères de l'alcôve; Goltz, qui est «tout yeux et tout oreilles [1252]», qui répand et exploite habilement les propos, plus ou moins authentiques, attribués à Joseph II sur la nullité de Louis XVI [1253]. «C'est ici le moment de vous évertuer de toutes vos forces, lui écrit Frédéric le 11 février 1778. Il faut que les sourds entendent, que les aveugles voient, que les léthargiques ressuscitent [1254].» Goltz redouble d'efforts, et il arrache à Vergennes une dépêche, que Maurepas lui-même qualifie de «dure et de mauvaise [1255]», où la France décline toute application du casus fœderis avec l'Autriche. La Reine l'apprend, elle en est outrée; elle presse les ministres, et elle obtient d'eux, avec l'assentiment du Roi, une nouvelle dépêche plus amicale dans la forme, mais peu différente quant au fond, et qui ne stipule guère que cette garantie des Pays-Bas, dont nous avons parlé plus haut.

Rien n'avance cependant. Sur les instances de sa mère, Joseph II a beau écrire de sa main au Roi de Prusse; cette correspondance ne sert qu'à redoubler la méfiance et l'aigreur des deux adversaires, et la situation est toujours aussi tendue. La diplomatie européenne est en mouvement. La Russie voit là un moyen de s'ingérer dans les affaires de l'Allemagne, et de diriger vers Saint-Pétersbourg les regards jusque-là tournés du côté de Versailles [1256]. Cette puissance, tard venue dans le concert européen, penche visiblement vers la Prusse. Marie-Thérèse en est alarmée; elle a peur que la France, qu'elle trouve bien froide, ne se laisse séduire à son tour par Frédéric.

«Il fait toutes les cajoleries et avances possibles, dit-elle; on connaît cela quand il veut venir à son but; mais y étant, il fait tout le contraire, ne tenant jamais sa parole. La France en a fait quelque expérience, et tous les peuples de l'Europe, hors la Russie, qu'il craint. Qu'on ne se flatte pas sur cette dernière; elle suit les mêmes errements que le Roi, et le successeur est plus Prussien que son soi-disant père l'était, et sa mère qui en est un peu revenue, mais jamais autant pour rien espérer contre le Roi de Prusse, pas même des ostentations: très généreuse en belles paroles qui ne disent rien, ou selon la foi grecque, græca fides

«Voilà les deux puissances qu'on veut substituer à nous, bons et honnêtes Allemands? Nous avons les mêmes intérêts de famille et d'État... Il serait bien malheureux que le repos (de l'Europe) dépendît de deux puissances, si connues dans leurs maximes et principes, même en gouvernant leurs propres sujets; et notre sainte religion recevrait le dernier coup, et les mœurs et la bonne foi devraient alors se chercher chez les Barbares [1256a]

Après ce tableau qui «n'est pas outré», l'Impératrice insinue adroitement qu'en fin de compte la Cour de Versailles gagne en ce moment à l'alliance autant que celle de Vienne, et que l'Autriche, si elle est poussée à bout, si elle est abandonnée de ses amis, pourra bien se retourner du côté de ses adversaires et se «mettre de la partie pour avoir sa part du gâteau». En même temps, et cela est plus menaçant, l'Angleterre envoie à ses ministres en Allemagne l'ordre de se rapprocher le plus possible de l'Autriche [1257]. Grave danger, au moment où la guerre d'Amérique vient d'éclater. Qu'arriverait-il, si Joseph II, irrité et naturellement peu sympathique à la France, poussé par les propos qui se tenaient journellement dans son armée contre les Français [1258], cédait à ces suggestions, si l'union s'établissait entre Vienne et Londres, et si à la guerre maritime qui absorbait toute l'attention du cabinet de Versailles, il fallait joindre les préoccupations d'une guerre continentale? Marie-Antoinette, en s'efforçant de maintenir l'alliance austro-française dans les termes modérés que nous avons indiqués, servait donc à la fois les intérêts de son pays d'adoption et ceux de son pays d'origine. Et en somme quel était le but que poursuivait à ce moment la diplomatie française? Le voici, tel qu'il est consigné dans une dépêche de Vergennes à Bombelles, du 29 juin 1778: «Le Roi continue d'employer tous ses soins pour que l'esprit de justice et de modération prévale et pour que la tranquillité de l'Allemagne soit maintenue [1259]

Ces efforts échouent: la guerre éclate. Le 5 juillet, Frédéric II entre brusquement à Nachod, en Bohême [1260], et, le 7, les premiers coups de feu sont tirés [1261]. Marie-Thérèse est folle d'inquiétude; elle sait que l'armée prussienne est plus forte de quarante mille hommes que l'armée autrichienne [1262], et qu'en face d'un homme de guerre comme Frédéric les talents militaires de Joseph II comptent bien peu. «Cela est plus fort que moi, écrit-elle à son fils Ferdinand, je suis désolée. Chaque porte que le vent ferme, chaque voiture qui va un peu plus vite, des femmes qui marchent plus vite, me font tressaillir. Je prêche à moi-même; je cherche moi-même ce que j'étais, il y a trente six ans; mais j'étais jeune, j'avais un époux qui me tenait lieu de tout. Affaiblie par mes années, par mes traverses, le physique ne se soutient plus; l'âme seule, par la religion, se soumet et s'exécute, mais ne se ranime pas [1263].

Mercy est immédiatement avisé de la grosse nouvelle. «Je n'ose trop insister auprès de la Reine, lui écrit l'Impératrice, par crainte de la commettre et de l'attendrir [1264].» Mais l'ambassadeur n'a pas les mêmes scrupules; il envoie à Marie-Antoinette le billet désespéré de sa mère. La Reine, toute troublée, éclate en sanglots; elle contremande une fête quelle doit donner à Trianon [1265], et il faut une haute intervention pour qu'elle ne renonce pas à des distractions que rendent nécessaires l'état de sa santé et le commencement de sa grossesse. Le Roi alarmé vient la trouver, lui-même baigné de pleurs, et l'assure qu'il veut tout faire pour apaiser sa douleur. Ainsi encouragée par son époux, la jeune femme fait venir Maurepas; elle lui parle ferme, et le vieux ministre cherchant à se réfugier dans ses échappatoires ordinaires: «Voilà, Monsieur, la quatrième ou cinquième fois que je vous parle d'affaires,» riposte impérieusement Marie-Antoinette; «vous n'avez jamais su me faire d'autre réponse; jusqu'à présent j'ai pris patience; mais les choses deviennent trop sérieuses et je ne veux plus supporter de pareilles défaites.» Et reprenant toute la suite de l'affaire de Bavière, elle montre que la condescendance de la France a seule encouragé la Prusse. Maurepas, surpris d'une vigueur et d'une netteté qu'il n'était pas habitué à rencontrer, se confond en excuses et en protestations de dévouement [1266].

Cependant, Marie-Thérèse fait une nouvelle tentative. Décidée à tout, même à l'avilissement de son nom, dit-elle, pour conjurer les dangers qui menacent l'Empire et l'Europe [1267], sans prévenir son fils, mais assumant sur sa «vieille tête grise» toute la charge et tout le blâme [1268], elle envoie, le 13 juillet, Thugut à Frédéric pour traiter de la paix; elle offre d'abandonner toute prétention sur la Bavière, si la Prusse, de son côté, renonce à la succession des margraviats de Bayreuth et d'Anspach [1269]. Mais ces démarches même, qui lui coûtent tant, sont inutiles: Joseph II les désavoue avec colère [1270] et Frédéric les repousse dédaigneusement. Au bout d'un mois, les négociations sont rompues; la guerre continue et elle est défavorable à l'Autriche: le maréchal Loudon est forcé de se replier devant le prince Henri [1271]. Marie-Thérèse se retourne vers la France: «Sauvez votre Maison et votre frère, écrit-elle à Marie-Antoinette. Je ne demanderai jamais rien au Roi qui puisse l'attirer dans cette malheureuse guerre; mais des ostentations, de nommer ou rassembler des régiments et généraux pour venir nous secourir. Il ne convient pas à la France que nous soyons subjugués à notre cruel ennemi. Elle ne trouvera jamais un ami et un allié plus sincèrement attaché pour le fond que nous [1272]

En recevant cette lettre, Marie-Antoinette, que l'absence de nouvelles a plongée depuis quinze jours dans les plus pénibles incertitudes, va trouver le Roi, au moment où il est en conférence avec Maurepas et Vergennes, et lui demande... quoi? Une intervention armée? Non, simplement la médiation de la France pour rétablir la paix et arrêter l'effusion du sang. La prétention, il faut en convenir, est modeste. Les ministres n'y font point d'objections; cette pensée d'une médiation, qui ne compromet pas la France, est conforme à la politique qu'ils ont suivie depuis le commencement de l'affaire [1273], et leur bonne volonté devient plus ferme encore lorsqu'ils apprennent d'une façon positive la rupture des négociations. Vergennes ne dissimule pas le déplaisir que le refus du Roi de Prusse a causé au cabinet de Versailles [1274].

Mais Marie-Thérèse est impatiente: elle a hâte de voir se terminer une guerre ruineuse, elle reprend la plume pour tracer à sa fille le plus sombre et le plus émouvant tableau de la situation: Le temps devient mauvais; la neige couvre déjà les montagnes; les armées souffrent; Maximilien est malade; on peut tout craindre, tant que ces malheureuses circonstances dureront: «Tâchez, ma chère fille, de les faire finir au plus tôt; vous sauverez une mère qui n'en peut plus et deux frères qui, à la longue, doivent succomber, votre patrie, toute une nation qui vous est si attachée. La gloire et l'intérêt même du Roi et de l'alliance y est attachée..... Nous n'exigeons que de parler un langage ferme partout... Mais il faut beaucoup de fermeté et égalité de langage et ne pas perdre un instant... Quel bonheur si vous pouvez faire vos couches en paix et de nous l'avoir procurée si glorieuse pour le Roi, en serrant de plus en plus les nœuds de notre alliance, la seule nécessaire et convenable pour notre sainte religion, pour le bonheur de l'Europe et de nos Maisons [1275]!»—«Non seulement le bien de la monarchie, mais ma propre conservation en dépend [1276]

Que peut faire Marie-Antoinette, ainsi harcelée par sa mère, harcelée par Mercy? Que peut-elle faire dans une question où l'on met tout en œuvre pour l'émouvoir: ses préférences politiques, ses sentiments religieux, tout, jusqu'à cet amour maternel qui s'éveille en elle avec les premiers mouvements de son enfant? Que peut-elle faire, elle à qui Goltz lui-même a pourtant rendu cette justice qu'elle n'a fait, en cette occurrence, que céder aux sollicitations réitérées de la Cour de Vienne [1277]? Les circonstances sont favorables; les armées ennemies, qui sont restées en présence, mais à peu près inactives, tout l'été, vont être forcées par le mauvais temps qui approche de suspendre les hostilités [1278]; déjà deux corps prussiens ont dû se retirer en arrière. C'est le moment ou jamais d'intervenir pour amener une paix que l'Impératrice désire si ardemment, que le Roi ne souhaite pas moins et à laquelle l'Empereur lui-même se rallie. De nouveau, Marie-Antoinette entretient son mari de cette affaire qui la préoccupe sans cesse; elle lui représente la nécessité de hâter la conclusion de la paix et d'une paix convenable, l'Autriche ne pouvant point en accepter d'autre. C'est le seul moyen d'éviter une guerre européenne, dans laquelle la France finirait, bon gré mal gré, par être engagée. Elle insiste de même près de Maurepas, dont les variations la désolent; elle lui parle un langage net et précis, mais elle se contient, afin, dit-elle, de «ne pas mettre le Roi dans l'embarras entre son ministre et sa femme [1279]». Elle veut la pacification de l'Allemagne, mais elle la veut parce qu'elle est convaincue «qu'il y va de la gloire du Roi et du bien de la France», non moins que «du bien-être de sa chère patrie [1280]».

Puis, tout d'un coup, il semble que l'intervention de la Reine devient moins active, ses instances moins pressantes. Elle parle bien encore au Roi, mais elle se hâte de traiter le point en litige, et n'y revient plus [1281]. Marie-Thérèse se plaint d'être abandonnée, dans le moment le plus intéressant pour sa fille, dans le moment d'une grossesse [1282]. La Russie appuie la Prusse: la France ne fait rien pour l'Autriche. Mercy insiste de son côté; il représente à sa royale pupille qu'elle doit se tenir, «vis-à-vis d'elle-même et vis-à-vis de sa famille, hors de tout reproche d'avoir remis ou négligé la moindre chose qui puisse remédier au mal présent.» L'ambassadeur devient pressant, grondeur presque; il semble que ce soit moins un conseil qu'il donne qu'une réprimande qu'il adresse.

Que s'est-il donc passé? La Reine est-elle moins touchée des embarras de son frère et des angoisses de sa mère? Assurément non; mais l'époque de ses couches approche, et cet événement, si longtemps attendu, que la Cour de Vienne saluait comme le point de départ d'un redoublement d'influence pour elle, est précisément celui qui marque le déclin de cette influence. Marie-Antoinette sent l'impérieux devoir que lui impose cette dignité nouvelle qui la fait vraiment Reine de France, et, ce premier tressaillement de la maternité venant se joindre au tressaillement du patriotisme, elle garde vis-à-vis du Roi et de ses ministres une attitude, non pas indifférente, mais réservée.

Le comte de la Marck raconte que, l'Empereur ayant réclamé de la France le secours de vingt-quatre mille hommes, stipulé par le traité de 1756, avait écrit à sa sœur pour qu'elle pressât instamment Louis XVI d'accorder ce secours.

«Avant d'en parler au Roi, la Reine fit venir chez elle le comte de Maurepas et lui exprima l'intérêt qu'elle prenait à la demande de son frère et le désir qu'à l'égard de cette demande, lui, M. de Maurepas, disposât favorablement le Roi.»

«Dans ce moment-là même, et après plusieurs années d'attente, la Reine était enceinte pour la première fois. M. de Maurepas saisit à propos cette circonstance et, après avoir exposé à la Reine les raisons qui s'opposaient à ce que la France prît part à une guerre qui n'était d'accord ni avec ses intérêts, ni peut-être même avec la justice, il ajouta: «Que les intérêts de la France devaient être, s'il était possible, plus chers que jamais à la Reine, dans les circonstances heureuses qui lui promettaient de donner un héritier au trône.»

«La Reine répondit aussitôt à M. de Maurepas qu'il rendait justice à ses sentiments pour la France, et qu'après la conversation qu'elle venait d'avoir avec lui, elle ne se mêlerait plus de cette affaire et qu'elle n'en parlerait même pas au Roi. Elle tint parole [1283]

Il y a, dans le récit de La Marck, quelques inexactitudes de détails; l'incident qu'il raconte doit être reporté un peu plus tard que l'époque indiquée par lui, et nous ne voyons pas que la Reine ait jamais réclamé une intervention armée; mais le fait lui-même est vrai, quoiqu'il ait été révoqué en doute, et nous le retrouvons attesté, presque dans les mêmes termes, dans la correspondance officielle d'un homme qui n'était pas un ami de Marie-Antoinette, mais qui était presque aussi bien instruit de ses faits et gestes que Mercy; car si Mercy était éclairé par le dévouement, lui l'était par la méfiance et la haine; nous voulons parler du ministre de Prusse à Paris, le comte de Goltz. Rendant compte à son maître d'une conversation qu'il avait eue avec le premier ministre de France, le comte de Goltz écrivait:

«Il—Maurepas—devait rendre la justice à cette princesse—la Reine—qu'elle entendait raison sur ces objets, que nommément dans l'affaire de Bavière il l'avait trouvée ainsi; qu'alors lui, ministre, avait fait sentir à cette princesse que l'enfant qu'elle portait ne cessait pas de lui crier qu'elle était Reine de France avant tout; qu'il avait ajouté que, prêt à descendre dans la tombe et ne pouvant ainsi servir ce fruit dans la suite du temps, il lui rendait, dans ce moment même, le service le plus essentiel, en plaidant sa cause près de la Reine-mère; que cette princesse, émue, lui avait protesté des remerciements de ce qu'il lui rappelait si bien ses vrais devoirs, et qu'en effet, dans tout le cours de cette affaire, la Reine n'avait plus paru [1284]

Après un témoignage si formel, émanant d'une bouche si peu suspecte, il ne nous semble plus possible de contester le fait.

Au fond, d'ailleurs, et malgré la vivacité de ses premières instances, à quoi avait tendu l'intervention de Marie-Antoinette en cette affaire? Au maintien de l'alliance austro-française et à une médiation pour assurer une paix honorable. Sur le premier point, il y avait bien sans doute des divergences chez quelques vieux diplomates, fidèles à d'anciennes et surannées traditions, ou chez quelques jeunes novateurs, partisans fanatiques de Frédéric II; mais, en somme, le Roi, les ministres même, pensaient comme la Reine, et en face du développement prodigieux et déjà menaçant de la Prusse, c'était la seule politique à suivre. Il ne pouvait pas être bon pour la France de se prêter à l'accroissement indéfini de cette puissance nouvelle, sa protégée d'hier, sa rivale de demain, et un diplomate qui appartenait cependant à la vieille école et qui nourrissait de vives préventions contre l'Autriche, le marquis de Bombelles, écrivait au baron de Breteuil: «Nous ne pouvons plus, comme autrefois, revenir systématiquement à l'alliance du Roi de Prusse. Ce prince et ses successeurs seront trop puissants pour porter dans cet accord l'esprit de déférence qu'il nous convient de trouver [1285].» Au bout d'un siècle, n'avons-nous pas trop lieu de sentir toute la justesse des prévisions du marquis de Bombelles?

Qui donc aujourd'hui pourrait faire un reproche à Choiseul d'avoir fondé l'alliance de la France et de l'Autriche; à Marie-Antoinette, d'avoir voulu la maintenir?

Quant à la médiation, M. de Bombelles y voyait encore un moyen de rétablir notre influence en Allemagne et de montrer au Roi de Prusse «ce qu'un mot de nous met dans la balance de l'Europe [1286]». L'Empereur seul ne la désirait pas; mais il fallait «ramener à la modération un prince qui s'en était écarté, contre le vœu de son auguste mère et de tous les gens sensés de son empire [1287]». Et de fait, Joseph II se montra mécontent de l'attitude de la France et particulièrement de sa sœur en cette circonstance: «La conduite politique du Roi en cette occasion, dit-il au comte de la Marck, est bien éloignée de celle que j'aurais dû attendre d'une Cour alliée et qui se disait amie [1288]

Les négociations furent longues. Si Marie-Thérèse désirait la paix ardemment et avec une sorte d'impatience fébrile, Joseph II, dont cette paix humiliait l'orgueil, ne s'y prêtait qu'avec une extrême répugnance [1289]; et la Prusse, se sentant la plus forte, soutenue qu'elle était en secret par la Russie, ouvertement par la Saxe et le Hanovre, ajournait tout arrangement. Enfin, après de pénibles pourparlers, un congrès se réunit à Teschen et, le 13 mai 1779, sans que la Reine s'en fût mêlée, sans même que Mercy lui en eût parlé [1290], la paix fut signée, au vif déplaisir de l'Empereur, qui avait dû renoncer à la presque totalité de ses prétentions sur la Bavière, au grand soulagement de l'Impératrice, qui en marqua au Roi et à la Reine toute sa reconnaissance [1291], et, devenue plus juste par la cessation de ses inquiétudes, convint que la France avait fait tout ce qu'on était en droit d'attendre d'elle pour la pacification [1292].


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