Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
Société de la Reine.—La princesse de Lamballe.—Sa nomination comme surintendante de la Maison de la Reine.—La comtesse de Dillon.—La princesse de Guéménée.—La comtesse Jules de Polignac.—Faveurs accordées à la famille de Polignac.—La Société Polignac.—Le comte de Vaudreuil.—Le comte d'Adhémar.—Le baron de Besenval.—Le duc de Guines.—Le duc de Lauzun.—Les étrangers.—La Marck.—Esterhazy.—Stedingk.—Fersen.—Rivalité des favorites.—Déclin du crédit de la princesse de Lamballe.—Influence croissante de Mme de Polignac.—Inconvénients de cette influence.—La Reine ne sait pas résister aux sollicitations de ses amis.—Causes vraies de la dissipation de Marie-Antoinette.
«Cette auguste princesse, écrivait Mercy, si intéressante par les qualités uniques de son esprit et de son caractère, serait sans reproche, si on la laissait à elle-même; c'est à ses indignes entours qu'il faut s'en prendre, et je les combattrai jusqu'au dernier moment, avec la même fermeté que je leur ai toujours montrée [810].»
Cette société de la Reine, que l'ambassadeur jugeait si sévèrement et qui a fait tant de tort à l'infortunée souveraine, il est temps de la présenter à nos lecteurs.
N'étant encore que Dauphine, Marie-Antoinette avait remarqué, aux bals de sa dame d'honneur, la comtesse de Noailles [811], une jeune femme aux grands yeux tranquilles, aux longs cheveux bouclés, au teint éblouissant, à la taille ondoyante et souple [812], avec une physionomie douce, que rehaussait encore l'auréole du malheur. Épouse à 18 ans, veuve à 19 de l'indigne fils du duc de Penthièvre [813], Marie-Thérèse de Savoie-Carignan, princesse de Lamballe, n'avait connu du mariage que les désillusions et les tristesses. C'était un cœur délicat et tendre, qui n'eut que deux attachements: celui de son beau-père, dont elle soutenait la vieillesse et partageait la bienfaisance; celui de la Reine, à laquelle, dans les jours d'épreuve, elle apporta le plus décisif témoignage d'affection, le témoignage du sang. Marie-Antoinette la vit; elle l'aima de prime abord, séduite peut-être par l'élégance de sa démarche, véritable type de la grâce,—car la Reine était comme naturellement attirée vers tout ce qui était gracieux [814],—séduite plus encore par la limpidité de son regard, la sensibilité de son âme, et ce je ne sais quoi de mélancolique et de rêveur qu'une vie, déjà si éprouvée dans un âge si tendre, avait jeté sur cette jeune italienne, blonde comme une femme du Nord. Avec l'affection naquit la confiance, avec la confiance, l'intimité. L'avènement de la Reine ne fit que resserrer ces liens, et, dans l'hiver de 1776, nous retrouvons les deux amies, associées dans ces promenades en traîneau, qui d'abord amusèrent Paris, puis bientôt le firent murmurer; toutes deux l'une près de l'autre, confondant leur fraîcheur et leurs sourires, mêlant en quelque sorte les boucles de leurs cheveux et l'éclat de leur gaieté; toutes deux abritant sous d'épaisses fourrures la souplesse de leur taille et les roses de leur visage; belles et radieuses comme «le printemps, sous la martre et l'hermine [815]».
Mme de Lamballe fut la seule liaison de la Dauphine [816], la première et la plus longue liaison de la Reine. Pendant plusieurs années, son influence fut prépondérante, et, quelque respect qu'inspire un dévouement, dont l'héroïsme fut poussé jusqu'au martyre, cette influence ne fut pas toujours heureuse. Esprit un peu étroit [817], caractère honnête mais ombrageux [818], Mme de Lamballe, par certaines prétentions inusitées, par des ambitions qui semblaient peu désintéressées, soit pour elle, soit pour les siens, mit plus d'une fois la Cour en rumeur, et le public en courroux [819]. Son frère, le prince de Carignan, obtenait, grâce à elle, trente mille francs de pension et un régiment d'infanterie [820], au grand mécontentement du ministre, qui n'avait pas été consulté, et des officiers, qui aspiraient au grade de colonel. Elle-même, six mois après, était nommée surintendante de la maison de la Reine [821]. La comtesse de Noailles, devenue maréchale de Mouchy, ayant donné sa démission sous prétexte d'accompagner son mari dans son gouvernement de Guyenne [822], mais au fond par jalousie contre l'influence croissante de la favorite, Marie-Antoinette, qui voyait sans regret s'éloigner une dame d'honneur qu'elle n'avait jamais aimée, s'empressa de profiter de son départ pour obtenir du Roi le rétablissement de la place de surintendante, en faveur de Mme de Lamballe [823]. «Jugez de mon bonheur, écrivait-elle au comte de Rosemberg; je rendrai mon amie heureuse, et j'en jouirai encore plus qu'elle [824].» Mais le rétablissement d'un poste, supprimé depuis plus de trente ans, ne laissait pas que de présenter de graves inconvénients, au moment même où l'on entrait dans la voie des réformes et de l'économie. Le traitement de la surintendante était primitivement de quinze mille livres, et trente mille d'extraordinaire pour tenir une table à la Cour. La dernière titulaire, Mlle de Bourbon, avait trouvé moyen, par le crédit de son père et sous différentes dénominations, de faire porter ce chiffre à cinquante mille écus, soit cent cinquante mille livres. La princesse de Lamballe émit de pareilles prétentions, et Maurepas, qui vit là un moyen de se faire bien voir de la Reine, décida le Roi à agréer la demande de Mme de Lamballe; le traitement de la nouvelle surintendante fut arrêté à cinquante mille écus [825].
La fixation des attributions de la charge rétablie n'offrit pas moins de difficultés. Certaines de ces prérogatives étaient exorbitantes. Pour n'en citer qu'une, aucune dame de la Reine ne pouvait exécuter un ordre donné par elle, sans avoir été prendre préalablement l'attache de la surintendante. On voulut réformer cet abus; un nouveau règlement fut fait par l'abbé de Vermond; mais Mme de Lamballe refusa de s'y soumettre, alléguant que son beau-père ne consentait pas à ce qu'elle acceptât un poste déchu de son antique splendeur. La Reine céda aux sollicitations de son amie, et toute sa Maison fut en rumeur. La princesse de Chimay hésitait à prendre la place de dame d'honneur, la comtesse de Mailly, celle de dame d'atours, parce qu'il leur semblait que le rétablissement de la surintendance ne laissait plus à leurs fonctions qu'une importance subalterne. Marie-Antoinette s'irrita de voir ainsi marchander ses faveurs; elle ordonna. Mesdames de Chimay et de Mailly s'inclinèrent; mais le mécontentement subsista.
Les inconvénients ne tardèrent pas à se faire sentir. La princesse de Lamballe, très attachée au cérémonial [826] et d'autant plus raide sur ses prérogatives qu'elle les sentait plus contestées, froissait souvent quelqu'une des dames de la Reine; c'étaient spécialement des disputes continuelles avec la dame d'honneur et la dame d'atours. Ces discussions incessantes, dont le bruit parvenait jusqu'à la Reine, finirent par l'agacer; elle sut mauvais gré à Mme de Lamballe d'être l'occasion et la cause de ces querelles, et, son affection en étant refroidie [827], elle se mit en quête d'autres amies. Un instant, son goût la porta vers une jeune femme, d'origine irlandaise, la comtesse de Dillon [828]. Grande et bien faite, quoique un peu maigre, Mme de Dillon avait un visage charmant, une voix sympathique où se reflétait la douceur de son âme [829]. Marie-Antoinette fut attirée par cette douceur; mais bientôt les demandes indiscrètes de la nouvelle favorite, que poussait une mère intrigante, Mme de Roth, blessèrent la Reine, et elle ne traita plus Mme de Dillon qu'avec la bonté ordinaire qu'elle témoignait aux femmes de la Cour [830].
Le crédit de la princesse de Guéménée fut plus durable. Par sa naissance,—elle était fille du prince de Soubise;—par sa place,—elle était, quoique la Reine ne fût pas encore mère, gouvernante des Enfants de France, en survivance de sa tante la comtesse de Marsan,—Mme de Guéménée tenait un grand état à la Cour. Elle réunissait chez elle une société brillante, et Marie-Antoinette se plaisait à y aller passer des soirées. Mercy avait, au début, encouragé cette intimité; lié avec la princesse, il surveillait plus facilement ce qui se passait chez elle [831], et il voyait là, d'ailleurs, un contrepoids à l'influence de Mme de Lamballe. Les affections de sa royale pupille l'inquiétaient moins en se divisant; elles perdaient en profondeur ce qu'elles gagnaient en étendue [832]. Mais la société de Mme de Guéménée ne présentait pas moins d'inconvénients que celle de la surintendante. Si ce qu'on appelait le Palais-Royal, c'est-à-dire le duc de Chartres et son entourage, se réunissait chez Mme de Lamballe, le salon de la gouvernante des Enfants de France était le rendez-vous de tous les partisans de Choiseul. Ses bals étaient bruyants [833]; son jeu, effréné, et, qui pis est, suspect; ses amis, intrigants et indiscrets. Cette société était composée presque exclusivement de jeunes gens, habitués aux conversations libres, disposés à ce défaut, si grave chez les personnages haut placés, et auquel la Reine était inclinée elle-même, de jeter le ridicule sur les hommes et les institutions. Quoique, par son maintien, elle imposât respect à ceux qui l'entouraient, et contînt les écarts de langage [834], Marie-Antoinette sentit le danger de cette intimité, et, sans y renoncer complètement, elle modéra ses visites chez la gouvernante [835].
A vrai dire, c'était plus le goût des plaisirs que le goût pour la personne qui entraînait la Reine chez la fille du prince de Soubise, c'était la politique qui l'y retenait. Ce fut le cœur seul qui présida à une nouvelle liaison, plus durable que celle de Mme de Lamballe, puisqu'elle ne connut guère d'éclipse; aussi profonde, puisque, comme elle, elle ne fut brisée que par la mort, la liaison avec Mme de Polignac.
Mariée, à 17 ans, au comte Jules de Polignac, Gabrielle-Yolande de Polastron avait vécu longtemps à Claye, dans une demi-retraite, assez conforme à ses goûts et commandée par sa situation de fortune. Ce fut à 25 ans seulement, après la mort de Louis XV, qu'elle vint à Versailles, où l'attirait sa belle-sœur, la comtesse Diane de Polignac, nommée dame de la comtesse d'Artois; elle parut à la Cour et y fut tout d'abord remarquée. Son visage d'un ovale parfait, sauf la forme défectueuse et la couleur trop foncée du front [836], ses traits angéliques [837], ses grands yeux bleus [838], ses longs cheveux bruns, sa bouche charmante, ses dents superbes, son cou bien détaché, ses épaules bien prises, sa taille moyenne, mais qui paraissait plus grande qu'elle n'était en réalité, lui donnaient l'aspect de la grâce, plutôt que de la beauté. Un nez un peu en l'air, sans être retroussé [839], un regard profond, où se reflétaient de grands étonnements naïfs, un sourire enchanteur [840], je ne sait quelle langueur nonchalante, je ne sais quelle attitude négligée, qui rappelait la morbidezza italienne, une simplicité pleine de naturel et qui contrastait avec les prétentions bruyantes des autres femmes de la Cour, ajoutait à sa physionomie quelque chose d'attrayant, et de piquant à la fois [841]. «Jamais figure n'avait annoncé plus de charme et de douceur que celle de Mme de Polignac, dit le comte de la Marck; jamais maintien n'avait annoncé, plus que le sien, la modestie, la décence et la réserve [842].»—«Elle avait, dit de son côté le duc de Lévis, une de ces têtes où Raphaël savait joindre une expression spirituelle à une douceur infinie. D'autres pouvaient exciter plus de surprise et plus d'admiration; mais on ne se lassait pas de la regarder [843].» Ce n'était point une femme d'esprit; ce n'était pas davantage une femme instruite: c'était une femme du monde, parlant peu, maîtresse d'elle-même [844], d'une fidélité constante à ses amis, et cachant peut-être, sous une candeur apparente, plus de ténacité et de finesse qu'il ne semblait.
Marie-Antoinette vit la comtesse Jules de Polignac à ses bals, et s'étonna de ne l'y avoir point encore vue. La comtesse répondit que la médiocrité de sa fortune ne lui permettait pas de résider à la Cour. Cet aveu naïf et habile augmenta l'intérêt de la Reine: douce et gracieuse, Mme de Polignac lui plaisait; pauvre, elle lui plut bien davantage. Il lui semblait qu'il y avait là une injustice du sort à réparer: la tenue réservée, les goûts modestes, la candeur de la jeune femme l'attiraient; elle crut avoir trouvé ce qu'elle cherchait depuis longtemps, un cœur qui sympathisait pleinement avec le sien, ennemi, comme elle, du faste et de la représentation, ouvert aux seuls charmes de l'amitié. Elle résolut de s'attacher la nouvelle venue par le plus indissoluble des liens, par le lien des bienfaits, et de goûter avec elle la suprême jouissance qu'elle rêvait, le calme et la simplicité de la vie privée au milieu des splendeurs et des tracas de la vie publique.
S'il faut en croire Mme Campan, Mme de Polignac, sur le conseil de ses amis, aurait eu recours à un ingénieux stratagème pour enflammer et fixer, en l'irritant, l'affection naissante de la jeune souveraine. Une lettre adroitement combinée, un faux départ, semblable à celui de la nymphe de Virgile, qui se laisse voir avant de s'enfuir, une explication touchante, rejetant sur la seule exiguité d'une fortune incapable de subvenir aux dépenses de la vie de Versailles toute la responsabilité de ce départ qui affligeait Marie-Antoinette, aurait attendri le cœur de la Reine, et, en y assurant la prédominance de la comtesse, retenu définitivement les Polignac à la Cour [845]. Quoi qu'il en soit de l'authenticité de cette anecdote, ce qui est certain, c'est que les grâces de toute sorte ne tardèrent pas à pleuvoir sur les nouveaux favoris. Le grand reproche que l'histoire a le droit d'adresser à Mme de Polignac, c'est d'avoir manqué de désintéressement, sinon pour elle-même, du moins pour sa famille et pour ses amis.
Assurément, comme l'a fait remarquer justement le comte de la Marck, la haute position que la comtesse occupa bientôt à la Cour, les fêtes qu'elle dut donner, l'obligation de tenir une maison, devenue pendant quelque temps celle de la Reine, et où le Roi lui-même se montra quelquefois, nécessitaient des dépenses auxquelles il lui eût été impossible de subvenir sans de larges avantages pécuniaires [846]. Un ministre, honnête homme et économe des deniers de l'État, le contrôleur général d'Ormesson, convenait même que, vu les grands frais auxquels ils étaient forcés, les demandes des Polignac n'étaient pas excessives [847]. Mais quand on leur voyait donner 400.000 livres pour payer leurs dettes [848], 800.000 pour la dot de leur fille [849], avec la place de capitaine des gardes pour leur futur gendre, le duc de Guiche [850]; quand on les voyait, non contents de pareils dons, solliciter encore l'octroi d'un domaine royal, le comté de Bitche, qui valait cent mille livres de rente [851], et, à défaut du comté de Bitche, obtenir, le 2 juin 1782, la terre de Fénestrange, qui rapportait encore soixante ou soixante-dix mille livres [852], puis, quinze mois après, une pension de 80.000 livres sur le trésor royal [853], et enfin, le 1er janvier 1786, la Direction générale des postes et haras [854], on commençait à trouver les faveurs exagérées et les prétentions exorbitantes.
Ce n'était pas tout: avec les pensions, il y avait les places. Le vicomte de Polignac, père du comte Jules, homme d'une capacité médiocre, était pourvu d'un des postes les plus recherchés, l'ambassade de Suisse, au détriment du propre frère du ministre des affaires étrangères, le président de Vergennes [855]. Le comte lui-même avait la survivance de la charge de premier écuyer de la Reine, avec douze mille livres de pension et l'usage des chevaux et équipages. C'était une augmentation de dépenses de près de 80.000 livres, à une époque ou l'on avait pris la résolution, par économie, de supprimer les survivances. C'était, en outre, une déception et un froissement pour le titulaire en exercice, le comte de Tessé, qui, suivant la tradition, avait le droit de présenter lui-même son survivancier, et pour la puissante famille des Noailles, alliée de Tessé, en même temps que la place de capitaine des gardes, promise au duc de Guiche, gendre de la comtesse, mécontentait les Civrac [856].
Maurepas, qui, en vieux courtisan, adorait le soleil levant, prêtait son concours, par politique, aux exigences des Polignac; la Reine s'y intéressait, par affection, et quoique elle allât souvent moins loin que Maurepas, quoique, en diverses circonstances, ce fût le ministre qui, malgré Marie-Antoinette, eût forcé la main au Roi pour les plus exorbitantes de ces grâces [857], ce n'était point au ministre que l'opinion s'en prenait, c'était à la Reine. Tant de biens prodigués à une seule famille,—Mercy prétendait qu'en quatre ans les Polignac s'étaient procuré, tant en grandes charges qu'en autres dons, pour près de 500.000 livres de revenus annuels [858],—tant de biens prodigués à une seule famille ne mécontentaient pas seulement la Cour, ils indisposaient le public. «Sa Majesté croit avoir sacrifié à l'amitié, écrivait l'ambassadeur, et le public ne veut voir qu'engouement et aveuglement pour la comtesse de Polignac [859].»
Si Mme de Polignac eût été laissée à elle-même, son influence n'eût pas été dangereuse [860]. Douce et indolente, sincèrement attachée à Marie-Antoinette, elle eût joui, sans arrière-pensée, d'une amitié qu'elle partageait, et ne se fût point livrée à des sollicitations qui dérangeaient sa tranquillité et coûtaient peut-être à son cœur. Mais il s'était formé autour d'elle une société de jeunes hommes et de jeunes femmes qui se servaient de sa faveur et exploitaient son crédit. C'était d'abord sa propre belle-sœur, la comtesse Diane de Polignac, celle qui avait été l'instrument de sa fortune, en l'appelant à la Cour; femme d'esprit, mais intrigante et fausse [861], qui, malgré une réputation équivoque, se fit nommer dame d'honneur de Mme Élisabeth [862].
C'était le comte de Vaudreuil, que la malignité publique accusait d'être trop intimement lié avec la favorite [863], et qui exerçait sur elle un empire absolu. D'une jolie figure, de manières élégantes, bon musicien, protecteur des arts, qu'il cultivait lui-même [864], un des rares hommes qui, suivant le mot du prince Henri, savaient parler aux femmes [865], mais emporté jusqu'à briser, un jour, dans un accès de colère, pour une bille bloquée, la queue de billard d'ivoire de la Reine [866], M. de Vaudreuil gâtait des dons réels par un caractère violent et avide [867]. D'une personnalité absorbante, prétendant intervenir en toutes choses, rien ne lui coûtait pour arriver à ses fins, et ses fins se rapportaient ordinairement à son propre intérêt. Grâce à son influence sur la favorite, c'était lui qui composait à son gré ce qu'on nommait la société Polignac, et qui y disposait des places et des honneurs [868].
Ami intime du comte de Vaudreuil, le comte d'Adhémar était doué de ces qualités superficielles, mais brillantes, qui réussissent dans le monde: de l'esprit, un visage charmant, d'agréables talents de société. Il chantait avec méthode, jouait bien la comédie, composait de jolis couplets. Avec cela, une ambition ardente, de l'audace, une grande aptitude à l'intrigue. Son mariage avec une veuve déjà âgée, mais follement éprise de lui, la comtesse de Valbelle, dame du palais, lui avait donné la fortune pécuniaire; l'amitié de Mme de Polignac fit sa fortune politique. Ministre de France à Bruxelles, il voulut être ambassadeur à Constantinople [869], puis à Vienne; mais Marie-Thérèse s'opposa à ce dernier choix et la Reine refusa de s'y prêter [870]. Repoussé de ce côté, il ne se tint pas pour battu: officier subalterne pendant la guerre de Sept ans, il éleva ses prétentions jusqu'au ministère de la guerre [871]. Cette fois encore, Marie-Antoinette déclara à Mme de Polignac, qui plaidait la cause de son ami, qu'il fallait renoncer à un objet que toutes les raisons réunies rendaient impossible. Elle ne retira pas cependant sa faveur à M. d'Adhémar, qui, trois ans plus tard, finit par être ambassadeur à Londres [872].
Le baron de Besenval n'était pas moins ambitieux que le comte d'Adhémar; mais son ambition était différente: il n'aspirait pas à être ministre, il voulait faire des ministres. Tel il se montre dans ses Mémoires, tel il était en réalité: fat, vaniteux, intrigant, tenant à posséder et plus encore à paraître posséder un grand crédit, indiscret, sceptique à l'égard du désintéressement des hommes et de la vertu des femmes, spirituel d'ailleurs et jusqu'à un certain point séduisant. Lieutenant-colonel des Suisses, le baron de Besenval avait plus de cinquante ans, lorsqu'il fut admis dans la société de Marie-Antoinette. Son air de bonhomie, son affectation de simplicité, sa conversation aimable et souvent piquante, sa connaissance de la Cour, ses prétentions politiques même, sa fidélité à Choiseul, qu'il ne cessait d'exalter, des flatteries adroites déguisées sous une apparence de rondeur et d'indépendance, l'habileté et l'entrain, avec lesquels, encourageant les inclinations secrètes de Marie-Antoinette, il lui prêchait le mépris de l'étiquette et les douceurs de la vie privée, lui concilièrent promptement les sympathies de la jeune souveraine, que rassuraient d'ailleurs ses cheveux blancs. Elle crut à son mérite et à son dévouement, et pendant quelque temps Besenval fut l'homme à la mode, le roi de la société Polignac; il était l'artisan de tous les projets, l'organisateur de toutes les parties [873]. Peu s'en fallut que la Reine ne vît en lui un guide pour sa jeunesse; elle se laissa même aller à lui faire un jour une confidence, dont, avec sa présomption habituelle, Besenval s'empressa d'abuser [874]. Mais quoi! la Reine ne se méfiait pas de ce vieillard de cinquante-cinq ans, qui aurait pu être son père, et qu'elle traitait, dit Mme Campan, «comme un brave Suisse, poli et sans conséquence [875].» Mais un jour vint où le vieillard, se croyant tout permis, voulut se targuer de la confiance qu'on lui témoignait pour arracher à la Reine un secret d'État. La Reine, justement froissée d'une insistance qui devenait, selon le mot de Mercy, «une persécution indécente [876],» ne put s'empêcher de lui témoigner une froideur qui fut remarquée; sans le bannir complètement de sa présence, elle l'éloigna pour un temps de son intimité [877]. L'indiscret éconduit s'est vengé de cette disgrâce méritée par une triste vengeance, par l'insertion, dans ses Mémoires posthumes, d'insinuations calomnieuses qu'heureusement la réputation seule de leur auteur suffit à démentir.
MM. de Vaudreuil, d'Adhémar et de Besenval étaient les trois principaux meneurs de la société Polignac; ils n'étaient pas les seuls. Autour de ces astres dominants s'agitaient de nombreux satellites, dont quelques-uns aspiraient à dominer à leur tour. C'était d'abord le duc de Guines, dont nous avons raconté le procès: ambitieux, intrigant, avide, qui, en pleine guerre d'Amérique, malgré l'opposition du ministre des finances, trouvait moyen d'obtenir cent mille écus de dot pour sa fille et le titre de duc héréditaire pour son gendre, le marquis de Castries [878]; personnage d'assez mince talent, d'ailleurs, mais qui, à une époque où les génies étaient rares, soutenu, d'autre part, par une faction remuante et bruyante, put passer un instant pour un homme d'État et aspirer au poste de premier ministre. Ses plans étaient vastes; son aplomb, imperturbable; sa chaleur à défendre ses idées, entraînante. Pendant quelque temps, la Reine s'y laissa prendre. Une lettre de Marie-Thérèse, appuyant les observations répétées de Mercy, vint lui ouvrir les yeux: elle connut la valeur de son protégé, et, sans afficher une disgrâce qui eût semblé un désaveu, elle le traita désormais avec plus de froideur. Le duc s'en aperçut et s'éloigna de la Cour [879].
Puis c'étaient encore: le duc de Polignac, «le mari de sa femme,» qui, lui, n'aspirait pas à dominer;—le duc de Coigny, nommé, à la fin de 1774, premier écuyer du Roi [880], et, comme le duc de Guines, grand partisan de Choiseul: caractère fier et loyal, auquel la Reine savait gré de n'avoir pas voulu fléchir le genou devant Mme du Barry [881]; d'un ton exquis, d'une discrétion à toute épreuve, mais avide de crédit jusqu'à prendre ombrage de celui de Mme de Polignac et se mettre un moment en hostilité avec elle [882];—le marquis de Coigny, fils du duc;—le marquis de Conflans, fils du maréchal d'Armentières et beau-frère du marquis de Coigny [883], un des anglomanes des plus décidés et des caractères les plus singuliers de l'époque, un des rares courtisans que le Roi avait pris en affection, parce qu'il était bon cavalier et hardi chasseur [884];—le comte et le chevalier de Coigny, frères du duc: le premier, gros garçon de bonne humeur, le second, joli homme, très fêté des femmes qui l'appelaient Mimi [885];—le bailli de Crussol, sérieux jusqu'en plaisantant;—le chevalier de Lille, ami des Coigny, et renommé pour son amabilité, son esprit et sa facilité à tourner d'agréables couplets ou des noëls satiriques;—le chevalier de Luxembourg, ambitieux et mauvaise tête, suivant Mercy, mais dont la faveur fut bien éphémère [886];—le comte de Polastron, frère de Mme de Polignac, grand amateur de violon;—sa femme, d'une beauté accomplie, d'une grâce un peu négligée, la tête languissamment penchée sur l'épaule, faite pour inspirer la passion et qui l'inspira en effet [887];—la comtesse de Châlons, née d'Andlau, cousine de la favorite et amie du duc de Coigny [888];—la fille de Mme de Polignac, la duchesse de Guiche, à laquelle Grimm appliquait galamment ce vers d'Horace:
—la belle et spirituelle marquise de Coigny, qui ne resta pas longtemps fidèle;
—Enfin, le plus brillant et le plus dangereux de tous, l'impétueux duc de Lauzun, neveu et émule du maréchal de Richelieu; brave comme son épée, chevaleresque comme sa race; plus fier de ses exploits galants que de ses exploits militaires; plein d'esprit, mais sans jugement, libertin et criblé de dettes [890], et dont le meilleur titre près de la postérité est d'avoir été le mari de cette douce et charmante Amélie de Boufflers, qui, dans cette société corrompue et avec un époux marié—il le disait lui-même—si peu que ce n'était pas la peine d'en parler, sut garder une attitude irréprochable et digne, et laissa une réputation intacte de fidélité et de vertu; Lauzun qui jouit pendant quelque temps de la faveur de Marie-Antoinette, qui prétendit la diriger et lui donner des conseils [891]; qui, après avoir osé, dans son outrecuidante vanité, poser en amoureux de la Reine, et lui offrir une plume de héron qu'il avait portée, poussa la fatuité jusqu'à lui faire une déclaration, et qui, foudroyé par un énergique: Sortez, Monsieur, jeté d'une voix indignée [892], quitta le palais la tête basse et la rage dans le cœur; Lauzun, qui, devenu plus tard duc de Biron, furieux de cette déconvenue, blessé de la constante froideur de la souveraine, justement offensée, et attribuant à ce légitime courroux l'échec de sa prétention assez naturelle à succéder à son oncle comme colonel des gardes françaises, se jeta, par vengeance, à corps perdu dans la Révolution et, après avoir été pendant sa vie l'un des ennemis les plus acharnés de Marie-Antoinette, se fit encore, après sa mort, le plus odieux et le plus faux de ses diffamateurs.
Puis encore, mêlés à ces grands seigneurs français, mais se groupant plus peut-être encore autour de Marie-Antoinette que de Mme de Polignac, c'étaient des gentilshommes étrangers, vaillants jeunes gens qui, fascinés par cet irrésistible attrait que la France, au XVIIIe siècle, exerçait sur toutes les sociétés polies, accouraient, de tous les coins de l'Europe, chercher des plaisirs, et beaucoup une carrière, dans les armées du Roi et à la cour de la Reine: le prince de Ligne, l'un des hommes les plus aimables et les plus spirituels de ce temps, où il y avait tant d'hommes spirituels et aimables; l'un de ceux qui ont le mieux apprécié Marie-Antoinette et qui, suivant son expression, l'ont «adorée sans songer à l'aimer».
Le comte de la Marck, Auguste d'Aremberg, Belge comme le prince de Ligne, appartenant, comme lui, à une de ces familles princières qui servaient indifféremment la France, l'Empire et l'Espagne; Français de cœur, sinon de naissance, un des plus respectueusement dévoués dans la bonne fortune, un des plus fidèles dans le malheur;—le comte Valentin Esterhazy, dont le crédit alarma Mercy et mécontenta Marie-Thérèse [893]; caractère honnête [894], qui ne plaisait pas pour sa figure,—car il était fort laid,—mais pour ses qualités solides, sa franchise, son zèle et son désintéressement [895]; qui eut l'honneur d'être un des correspondants de Marie-Antoinette [896] et l'honneur plus grand d'être un de ses plus actifs défenseurs à l'heure du danger;—le comte de Stedingk, qui dut aux recommandations personnelles du roi de Suède, Gustave III, son introduction à la Cour de France, et à sa brillante conduite en Amérique, son admission aux petits soupers de la Reine [897]; comblé de bontés par cette princesse [898], mais qui ne fut pas ingrat. Rappelé, en 1781, par le roi de Suède qui venait de déclarer la guerre à la Russie, Stedingk quitta Versailles avec de vifs regrets, devenus plus vifs encore lorsque, retenu par le service de son maître, sur les confins de l'Europe, à l'heure où éclatait la Révolution, il ne put voler au secours de cette Reine, qu'il sentait menacée plus que tout autre, et de cette France, qu'il aimait assez, disait-il, pour «aller se noyer avec elle [899]».
Fersen enfin, la plus attachante peut-être de toutes ces figures, et qui n'allait guère dans le salon des Polignac, comme si sa chevaleresque nature répugnait aux petites intrigues qu'y ourdissaient MM. de Besenval et de Vaudreuil. Le comte Axel de Fersen, d'une noble famille suédoise, et dont le père était, à Stockholm, le chef du parti des Chapeaux ou parti français, avait fait, dès le printemps de 1774, une apparition à Versailles. D'une haute taille, d'une tournure distinguée, d'une belle figure, régulière sans être expressive, avec des yeux profonds et quelque peu mélancoliques [900], d'un caractère sérieux, ayant, dit M. de Lévis, plus de jugement que d'esprit [901], mais cachant «une âme brûlante sous une écorce de glace [902]», et possédant à un suprême degré des qualités peu communes à la Cour: une extrême circonspection avec les hommes et une rare réserve avec les femmes, Fersen avait été remarqué dès son premier voyage. «Il n'est pas possible, écrivait l'ambassadeur de Suède, le comte de Creutz, d'avoir une conduite plus sage et plus décente que celle qu'il a tenue [903].» La Dauphine l'avait admis à ses réceptions et s'était entretenue avec lui au bal de l'Opéra; les amies de Gustave III, Mmes de Brionne, de la Marck et d'Anville, l'avaient accueilli à bras ouverts [904].
Un second voyage, en 1778 et 1779, soutint cette réputation. Reçu avec empressement dans les principaux salons, bien traité par la famille royale, Fersen vit sa faveur grandir au point que les courtisans en prirent ombrage et que la calomnie s'en empara. On raconta que la Reine avait un penchant particulier pour le jeune Suédois, qu'elle le recherchait aux bals de l'Opéra et dans les réunions intimes, échangeant avec lui des regards attendris [905], qu'elle lui adressait chaque fois quelque parole gracieuse, qu'elle avait voulu le voir dans son uniforme national, et qu'en apprenant son départ pour la guerre d'Amérique, elle n'avait pu retenir ses larmes. La vérité est que Fersen, reconnaissant de l'accueil bienveillant et protecteur de la Reine, de ses attentions charmantes, de ce souvenir obligeant, si remarqué par les contemporains, qui l'avait fait s'écrier dès la première visite en 1778: «Ah! c'est une ancienne connaissance [906],» avait écrit à son père: «C'est la princesse la plus aimable que je connaisse [907]», et en avait conçu un dévouement respectueux pour la souveraine, rehaussé peut-être d'un sentiment discret pour la femme [908]; que, de son côté, Marie-Antoinette, ayant rencontré chez ce jeune homme un caractère solide, une délicate réserve, un zèle désintéressé [909], qu'elle trouvait trop rarement dans son entourage, en avait été touchée. Jusqu'à quel point? Fersen a pris soin de le déterminer dans la réponse qu'il fit à la duchesse de Fitz-James, au moment de son départ: «Quoi, Monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête?»—«Si j'en avais fait, je ne l'abandonnerais pas; je pars libre et malheureusement sans laisser de regrets [910].» La Reine elle-même a, sans y songer, donné un démenti à ces bruits injurieux, lorsque, quatre ans plus tard, elle recommandait chaudement mais simplement Fersen au roi de Suède, en faisant publiquement son éloge, au lieu de garder sur son compte, dit un historien, «une réserve qu'on aurait pu tenir dès lors pour significative [911]».
Quelques personnes murmuraient de cette préférence accordée par Marie-Antoinette à des étrangers, et le comte de la Marck se permit un jour de lui observer que cela pourrait lui nuire près des Français: «Que voulez-vous?» répondit-elle avec tristesse, «c'est que ceux-là ne me demandent rien [912].»
Tels étaient les principaux membres de ce qu'on appela d'abord la société Polignac, de ce qu'on nomma plus tard la société de la Reine, lorsque le salon de la favorite fut devenu le salon de la souveraine; société un peu exclusive qui n'admettait guère de partage de crédit, et qui, pour éloigner toute intrusion dangereuse, déchirait à belles dents ceux et celles qui lui portaient ombrage. «En tout,» écrivait une dame de la Cour, qui ne passait pas cependant pour mauvaise langue, mais qui avait eu à se plaindre de ces attaques, «cette fameuse société se compose de personnes bien méchantes et montées sur un ton de morgue et de médisance incroyable. Ils se croient faits pour juger le reste de la terre.... Ils ont si peur que quelqu'un puisse s'insinuer dans la faveur qu'ils ne font guère d'éloges, mais ils déchirent bien à leur aise. Il faut cependant voir tout cela et ne rien dire [913].»
Mme de Lamballe avait aussi sa société. Elle se composait, dit Mercy, «d'intrigants d'un genre un peu plus illustre, mais c'était presque la seule différence [914].» On y voyait surtout, avec le comte d'Artois et le duc de Chartres, les fidèles du Palais-Royal et de la Maison d'Orléans. Mais les habitués du salon de Mme de Lamballe étaient les moins nombreux; les courtisans s'étaient promptement aperçus que le vent ne soufflait pas de son côté.
La rivalité ne tarda pas à s'établir entre les deux favorites, et la Reine se vit l'objet d'obsessions et d'insinuations de tout genre; mais l'issue de la lutte ne pouvait être douteuse. Naïve et timide, n'ayant pas, pour appuyer les grâces de sa personne et la tendresse de son cœur, les ressources de l'esprit, ombrageuse et le laissant trop voir, que pouvait Mme de Lamballe contre Mme de Polignac, dans tout l'éclat d'un début, joignant à ses séductions naturelles l'expérience d'amis vieillis dans le métier? C'étaient, de la part de la comtesse, de petites plaintes respectueuses et tendres, des démonstrations d'inquiétude, de chagrin, de petits ridicules adroitement jetés sur sa rivale [915] et qui, tombant dans un esprit naturellement enclin à la moquerie, y produisaient presque toujours bon effet. Peu à peu, Marie-Antoinette s'habituait à rire de sa première amie. Plus ouverte et moins habile, Mme de Lamballe se plaignait tout haut, quelquefois avec aigreur, et ses plaintes importunaient la Reine. L'excès de franchise et la grande lumière ne plaisent guère à la Cour; il y faut les demi-jours et les sous-entendus. C'est ce que savaient bien les partisans de Mme de Polignac; ils n'abordaient guère la Reine de front, ils l'entouraient d'un réseau presque imperceptible, dans lequel elle finissait par se trouver captive. Ils profitaient de toutes les fautes de la surintendante, exagérant ses torts, se récriant contre ses prétentions qui mettaient la Cour en rumeur, contre sa jalousie, qui n'admettait pas de partage, faisant ressortir ses gaucheries et ce qu'ils appelaient sa «bêtise» [916]. Petit à petit, la Reine se dégoûtait de Mme de Lamballe, et, sans qu'elle s'en aperçût peut-être elle-même [917], s'accoutumait à se passer d'elle.
La situation devenait tendue entre les deux amies [918]. Mme de Lamballe, mécontente, prenait un prétexte pour se dispenser de tenir une maison; on lui signifiait qu'elle eût à donner à souper, au moins les jours de bal [919]. Elle céda, mais avec une irritation concentrée, et, dès qu'elle en trouva l'occasion, chercha quelque autre motif de rester à l'écart [920]. La froideur de la Reine s'augmentait de ce qui lui semblait une ingratitude de son amie, et un jour vint où Mme de Lamballe, sentant qu'elle n'était plus que tolérée [921] et qu'elle devenait un objet d'embarras et d'ennui [922], se décida à quitter la Cour, où l'on ne tenta pas de la retenir [923]. Elle se retira près de son beau-père le duc de Penthièvre, dont elle partagea la vie solitaire et la bienfaisance, et ne fit plus que de rares apparitions à Versailles. Mais si elle avait manqué d'esprit, son cœur resta toujours le même; le malheur la dégagea de ce que son affection avait pu avoir d'exigeant et de personnel pendant la prospérité. A l'heure du danger, elle se retrouva tout entière.
Le crédit de Mme de Polignac grandissait du déclin de sa rivale. Son astre montait seul et sans nuage à l'horizon de Versailles. La Cour affluait chez elle et le comte d'Artois lui-même, assez longtemps fidèle à la surintendante, se rangeait dans le parti vainqueur. A vrai dire, le comte d'Artois allait partout où il trouvait à s'amuser, et les réunions que Mme de Lamballe avait répugné à tenir, et qui, à son défaut, s'étaient tenues chez la princesse de Guéménée, commençaient à se faire dans le salon de Mme de Polignac. La Reine prenait l'habitude d'aller, le soir, chez son amie, et elle avait réussi à y entraîner le Roi [924]. La Cour s'y précipitait à leur suite. On se rassemblait dans une grande salle de bois, construite à l'extrémité de l'aile du palais qui regarde l'orangerie; au fond, il y avait un billard; à droite, un piano; à gauche, une table de quinze. Le dimanche, c'était une cohue. «Mme de Polignac recevra-t-elle toute la France?» écrivait le prince de Ligne au chevalier de Lille.—«Oui, répondait le chevalier, trois jours par semaine: mardi, mercredi, jeudi, depuis le matin jusqu'au soir. Pendant ces soixante-douze heures, ballet général; entre qui veut, soupe qui veut. Il faut voir comme la racaille des courtisans y foisonne. On habite, durant ces trois jours, outre le salon, toujours comble, la serre chaude, dont on a fait une galerie, au bout de laquelle est un billard. Les quatre jours qui ne sont pas ci-dessus dénommés, la porte n'est ouverte qu'à nous autres, favoris [925].»
Le prestige de Mme de Polignac ne faisait que s'accroître; la Reine ne pouvait plus se passer de son amie; c'était, de tout son entourage, disait Mercy, la seule personne sur laquelle il fût impossible de lui ouvrir les yeux [926]. Elle lui prodiguait en tous lieux, en tous temps, des marques de faveur. Le soir, elle prenait son bras, traversait avec elle les antichambres remplies de monde, sans autre suite qu'un garçon de chambre et deux valets de pied [927], et cette familiarité inusitée, indice d'une tendresse sans précédent, faisait murmurer l'assistance. Mme de Polignac allait-elle passer quelque temps à la campagne? la Reine lui écrivait pour lui donner des nouvelles de Versailles [928]. Était-elle malade? la Reine allait la voir chaque semaine [929]. Il se trouvait que la maladie prétendue était le commencement d'une grossesse. On décidait qu'au moment des couches de la favorite, la Cour irait s'établir pendant neuf jours à la Muette [930]. Cette fois, ce n'était plus seulement la Cour, c'était Paris qui regardait de telles démonstrations comme exorbitantes. Le bruit se répandait que Mme de Polignac faisait de son crédit un usage immodéré pour s'enrichir ainsi que toute sa famille, et bien qu'il entrât beaucoup d'envie et une certaine exagération dans ce reproche, les détails que nous avons donnés plus haut prouvent qu'il n'était pas dénué de fondement [931]. Pour couronner toutes ces grâces, six mois après ses couches, Mme de Polignac recevait les honneurs du tabouret, et son mari le titre de duc héréditaire [932]. «Il est peu d'exemples», écrivait à ce propos Mercy, «d'une faveur qui, en si peu de temps, soit devenue aussi utile à une famille.»
La Cour murmurait; le public était mécontent. La Reine, tout entière à son affection, ne voyait pas ces froissements de la Cour et du public. La bonté de son cœur, le désir de faire plaisir à ceux qu'elle aimait, je ne sais quelle timidité étrange chez une grande princesse, une invincible répugnance à dire non, «une facilité infinie à céder aux conseils de ceux qu'elle croyait lui être attachés [933],» la laissaient sans défense contre les obsessions des solliciteurs. Il suffisait d'insister avec quelque opiniâtreté pour qu'elle cédât. Mercy se plaignait, dès 1772, de cette regrettable faiblesse. «Ceux qui ont assez de hardiesse pour oser la fatiguer de leur importunité», écrivait-il, «sont presque sûrs de prendre de l'ascendant [sur elle], et sans qu'elle fasse cas de leur personne, connaissant même l'injustice de leur demande, elle s'y prête souvent, uniquement par crainte [934]». L'âge n'avait point corrigé cette disposition malheureuse, et ce qu'il y avait de non moins fâcheux, c'est qu'autant la Reine était timide en face des sollicitations, autant elle était ardente à solliciter pour ses amis. Vive et impétueuse, elle partait toujours de l'exposé de la demande, sans se préoccuper suffisamment de son étendue et des titres du demandeur, et, lorsqu'elle avait pris une chose à cœur, ses instances étaient si pressantes, l'idée de son crédit si grande, que non seulement les ministres n'osaient pas refuser, mais qu'il leur arrivait même parfois d'outre-passer ses intentions [935].
Mme de Polignac et surtout ses amis n'avaient pas tardé à s'apercevoir de cette faiblesse et à l'exploiter à leur profit. Si la Reine ne savait pas résister aux instances, elle résistait encore bien moins aux larmes, et c'était le dernier moyen auquel la favorite avait recours, quand elle rencontrait chez sa royale amie une fermeté sur laquelle elle n'avait pas compté. Devant ce suprême assaut la Reine se rendait. Il lui arrivait bien parfois d'éprouver quelque impatience; dans ses conversations avec les fidèles conseillers que sa mère avait placés près d'elle, elle convenait des inconvénients de son entourage. Sa tendresse pour ses amis n'enlevait rien à sa perspicacité; avec sa vive intelligence et son jugement droit, elle voyait aussi vite les défauts qu'elle avait été séduite par les qualités; mais les qualités lui faisaient trop facilement négliger des défauts dont elle ne calculait pas assez les conséquences. «Elle passe tout,» écrivait Mercy en 1776, à l'époque de la plus grande dissipation, «elle passe tout à ceux qui se rendent utiles à ses amusements [936].» Elle se plaisait dans ces salons où l'on ne parlait que d'objets à sa portée, où l'on n'était occupé qu'à l'amuser et à la distraire, où l'on flattait ses goûts et surtout ses faiblesses, où elle se dédommageait de l'ennui qu'elle «croyait avoir pris dans le reste de la journée [937]». Elle s'en éloignait parfois; elle y revenait toujours. Et ainsi, le temps se passait en conversations inutiles, quand elles n'étaient pas dangereuses, en jeux, en courses, en railleries piquantes, et quelquefois blessantes, sans qu'il en restât pour les occupations sérieuses, pour les lectures, pour les réflexions, pour ce travail d'âme, en un mot, qui enfante les grandes pensées et prépare aux grandes choses.
Était-ce donc seulement le goût du plaisir qui attirait ainsi Marie-Antoinette chez ses favorites et la poussait à former et à resserrer sans cesse de tels liens? Assurément il y avait cela; il y avait cette ardeur de mouvement, bien naturelle chez une princesse de dix-neuf ans, cette sève de jeunesse comprimée pendant les dernières années du règne de Louis XV et qui, tout d'un coup livrée à elle-même, s'épanouissait dans toute sa force. Mais il y avait aussi un sentiment plus noble: le besoin d'aimer et d'être aimée pour elle-même, une soif d'affection qui ne trouvait pas à se satisfaire dans son intérieur. Le Roi était plein de bonté, souvent de prévenances pour sa femme; Mercy l'avait même un jour déclaré amoureux d'elle. Mais c'était un amour froid, timide, embarrassé, qui répondait mal aux élans d'un cœur de vingt ans, fait de flamme et de tendresse. Cette chaleur de sentiments, ces épanchements intimes, qu'elle ne trouvait pas chez son mari, Marie-Antoinette les cherchait chez ses amies, et n'obtenant pas l'amour tel qu'elle le comprenait, elle voulait au moins l'amitié dans toute son étendue.
A cette raison, d'ailleurs, s'en joignait une autre, d'une nature plus intime. Il y avait, dans la vie de la Reine, un vide douloureux qu'elle n'envisageait pas sans d'insondables frémissements. La passion d'amusements, qui l'emportait, n'était la plupart du temps qu'un besoin extrême de distraction, un désir irrésistible d'échapper à l'ennui qui la rongeait. Ces plaisirs n'étaient qu'un voile jeté sur une tristesse qu'elle ne voulait pas avouer et ces sourires cachaient des larmes amères. On sait aujourd'hui,—les rapports de Mercy l'établissent à chaque page,—quelle fut, pendant plus de sept ans, la situation délicate créée à Marie-Antoinette par l'étrange froideur de son mari. Elle portait la couronne de France, mais elle soupirait en vain après cette couronne de la maternité, qui ajoute un éclat si pur et une dignité si haute à un front de vingt ans. C'était pour la jeune femme le plus subtil des dangers, en même temps que le plus poignant des chagrins [938]. La sollicitude vigilante de Marie-Thérèse s'en alarmait. Le public savait mauvais gré à la Reine de cette situation, si pénible pour elle, et dont elle n'avait pas la responsabilité; il ne lui pardonnait pas de s'être laissé devancer par la comtesse d'Artois dans la mission toute royale de donner des héritiers au trône.
«La grossesse presque certaine de la comtesse d'Artois, écrivait Mercy, ne donne que trop de sujets à des réflexions désagréables, et je suis dans une vraie inquiétude sur les effets qu'elle pourra produire à la longue dans l'âme de la Reine. Quelque brillante que soit, dans ce moment, sa position, elle ne peut acquérir de consistance solide que quand cette auguste princesse aura donné un héritier à l'État. Jusqu'à cette époque si désirable, les avantages même dont la Reine jouit entraînent certains inconvénients; son influence, son pouvoir inquiètent quelquefois une nation pétulante et légère, qui craint d'être gouvernée par une princesse, à laquelle il manque la qualité de mère pour être regardée comme Française [939].»
Cette situation si périlleuse et si fausse était vivement sentie par Marie-Antoinette, et c'est pour s'en distraire,—elle-même l'a avoué un jour à Mercy [940],—qu'elle se lançait dans le tourbillon des plaisirs. Ne trouvant ni dans la vie de la Cour, ni surtout dans sa vie intime la satisfaction qu'elle rêvait, elle reportait sur des amies de son choix l'affection ardente et communicative qui lui manquait du côté de son mari, et qu'elle ne pouvait épancher sur de blondes têtes d'enfants, elle qui les aimait tant [941]. Telle est l'explication vraie de la dissipation, en apparence inexplicable, de Marie-Antoinette pendant les premières années de son règne, et de son engouement pour ses favorites. Et s'il en resta quelque chose encore, après la naissance de son premier enfant, c'est qu'on ne rompt pas en un jour avec des habitudes et des liaisons de plusieurs années. Mais, à mesure que le flot de l'amour maternel montera davantage dans son cœur, les heures dissipées feront place aux heures sérieuses, les préoccupations de l'éducation succéderont au souci des plaisirs et, quittant peu à peu le salon de ses amies pour le berceau de ses enfants, la Reine se préparera, par les joies de la maternité, aux vaillances de la lutte et aux austérités du sacrifice.