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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Nouveau ministère.—Du Muy.—Turgot.—Vergennes.—Rappel des Parlements.—Marie-Antoinette reine de la mode et du goût.—Mlle Bertin.—La coiffure.—Plaisirs de la Cour.—Enthousiasme d'Horace Walpole.—Modération de la Reine dans ses goûts.—Sa popularité.—Représentation de l'Iphigénie de Gluck.—Bonté de la Reine.—MM. d'Assas, de Bellegarde, de Castelnau, de Pontécoulant.—Tiraillements dans la famille royale.—Premières calomnies.—Beaumarchais et le juif Angelucci.—Voyage de l'archiduc Maximilien.—Questions de préséance.—Maladresses de l'archiduc.—Le surnom d'Autrichienne.—Marie-Antoinette ne sait plus l'allemand.

Les soins de l'inoculation n'avaient pas distrait Louis XVI des soucis du gouvernement. C'était à grande peine que, même pendant les jours de fièvre, sa femme avait pu obtenir qu'il ne tînt pas conseil et s'abstînt de travailler [595]. Mais dès que le succès de l'opération avait été assuré, il avait repris ses habitudes laborieuses. Désireux de compléter son éducation, il étudiait avec persévérance, l'histoire de France surtout, méditant sur la législation et les coutumes du royaume, comparant la marche des différents règnes, s'enfermant parfois pour parcourir, dans le silence du cabinet, les papiers que son père lui avait laissés sur les diverses matières du gouvernement [596], lisant les meilleurs livres qui paraissaient sur l'administration et la politique et les couvrant de notes de sa main [597]. Jamais il ne perdait une minute; son lever et sa toilette ne duraient qu'un instant; chaque matin, il travaillait trois ou quatre heures, et, le soir, au retour de la chasse, qui demeurait un de ses plaisirs favoris, il passait encore un certain temps à son bureau ou à s'entretenir avec ses ministres [598], gardant souvent leur portefeuille et ne le leur renvoyant que le lendemain avec ses observations [599].

Le ministère avait fini par se constituer. Le 5 juin, le maréchal du Muy et le comte de Vergennes avaient pris la succession du duc d'Aiguillon, le premier à la guerre, le second aux affaires étrangères. Le 14 juillet, Turgot remplaçait de Boynes à la marine. Le 24 août, enfin, Maupeou et Terray furent disgraciés. Hue de Miromesnil, ancien premier président du Parlement de Rouen, eut les sceaux, Turgot prit le contrôle général et laissa la marine à Sartines. De tout l'ancien cabinet il ne resta que le duc de la Vrillière, sauvé de la déroute générale par la protection de son neveu Maurepas: «Voilà une belle Saint-Barthélemy de ministres,» dit quelqu'un en apprenant la chute désirée de Maupeou et de Terray.»—«Oui, répondit l'ambassadeur d'Espagne, le comte d'Aranda; mais ce n'est pas le massacre des Innocents.»

Et le lendemain, les poissardes de la halle allant, suivant l'usage, complimenter le Roi à l'occasion de la Saint-Louis, et faisant allusion à son goût bien connu pour la chasse: «Sire, dirent-elles, je venons faire compliment à Votre Majesté de la chasse qu'elle a faite hier; jamais votre grand-père n'en a fait une si bonne [600]

Les nouveaux choix donnaient satisfaction à l'opinion; ils étaient une réparation et une promesse. Le maréchal du Muy avait été l'ami le plus intime du Dauphin, père du Roi; après la chute de Choiseul, il avait refusé le portefeuille de la guerre, pour ne pas plier le genou devant Mme du Barry [601]. Sartines s'était fait un nom comme lieutenant de police, et quoique ces fonctions ne semblassent point le désigner pour le nouveau poste qui lui était confié, il sut, par son intelligence, par son activité, donner à la marine française un essor dont on sentit les effets dans la guerre d'Amérique [602]. Turgot avait, parmi les économistes, une réputation incontestée. Intendant du Limousin, il y avait réalisé d'importants progrès, et l'on raconte que, lorsqu'il quitta cette province, où il avait su se faire adorer [603], les curés annoncèrent publiquement qu'ils diraient la messe à son intention, et les paysans quittèrent leurs travaux pour assister à cette messe [604]. «Il est honnête homme et éclairé, cela me suffit,» avait dit le Roi quand on le lui avait proposé. Honnête homme, c'était l'épithète que tout le monde accolait au nom de Turgot. «On lui connaît un grand fonds de probité et d'honnêteté,» écrivait Mercy au baron de Neny [605]. «Il a la réputation d'un honnête homme,» écrivait de son côté la Reine [606].

Le comte de Vergennes avait été ambassadeur à Constantinople, puis en Suède, lors du récent coup d'État de Gustave III. C'était un diplomate de la vieille école, un peu gourmé peut-être, mais travailleur assidu et qui s'était comporté avec distinction dans les missions qu'il avait eu à remplir; esprit modéré, d'ailleurs, ennemi des aventures, tel en un mot qu'il convenait à un prince timoré comme Louis XVI. Quoiqu'il eût au fond d'assez fortes préventions contre l'alliance autrichienne, la Reine lui témoignait beaucoup de bonté, et dans une question qui le touchait de très près, puisqu'il s'agissait de sa femme, elle s'était employée à aplanir les difficultés relatives à la présentation de la comtesse de Vergennes [607].

Une affaire, autrement grave que celle-là, s'imposait aux délibérations du ministère et à la décision de Louis XVI. Les Parlements, exilés par Louis XV, seraient-ils rappelés et rétablis? Ou maintiendrait-on une réforme, violemment accomplie sans doute, mais dont certains côtés, tant au point de vue de la politique que de la justice, offraient de réels avantages? Avec le désir qu'avait Louis XVI de conquérir l'amour de son peuple, avec le souci qu'avait Maurepas de calmer l'impatience publique, avec le discrédit que les pamphlets de Beaumarchais avaient jeté sur le nouveau Parlement et les exigences manifestes de l'opinion, l'hésitation du Roi et des ministres ne dut pas être bien longue. La disgrâce de Maupeou était et devait être le signal du rappel des Parlements. Malgré Vergennes et Turgot, ils furent rétablis, avec certaines restrictions qui paraissaient habiles et qui n'étaient qu'irritantes, par un lit de justice du 12 novembre 1774. Aux yeux de beaucoup de bons esprits, ce fut une faute [608], et le grand sens de Marie-Thérèse ne s'y trompait pas. «Il est incompréhensible, disait-elle, que le Roi et ses ministres détruisent l'ouvrage de Maupeou [609].» Il lui semblait possible de rappeler les membres sans reconstituer le corps, de remettre l'ordre dans l'administration de la justice, sans rétablir une autorité politique qui avait si souvent ébranlé l'autorité royale. Grisés par la popularité qui salua leur retour, les Parlements ne tardèrent pas à reprendre leurs habitudes tracassières, et leur opposition systématique fut un des principaux obstacles contre lesquels vinrent se briser les sages réformes de Turgot et la généreuse volonté de Louis XVI.

Quant a la Reine, tout en n'ayant voulu se mêler de rien [610], elle se laissait aller au bruit flatteur des applaudissements, et au bonheur de faire des heureux. «J'ai bien de la joie, écrivait-elle, de ce qu'il n'y a plus personne dans l'exil et dans le malheur [611].» Dès le lendemain, en effet, les princes du sang reparaissaient au Château; le deuil royal allait prendre fin, et la Reine, désormais assurée de l'éclat de la Cour, s'apprêtait à la rendre plus brillante que jamais. Louis XVI, peu expert en fait de plaisirs du monde, s'en remettait à sa femme du soin d'organiser les fêtes de l'hiver [612]; c'était le département dont il lui abandonnait la gestion, et Marie-Antoinette l'acceptait avec reconnaissance. Laissant au monarque et à ses ministres le souci des affaires, elle bornait ses efforts à bien tenir la Cour; c'était le seul empire qu'elle ambitionnât; elle le gouvernait avec aisance et ses arrêts étaient souverains. Elle était reine du goût et elle en tenait le sceptre avec un éclat et une sûreté qui ne permettaient pas de rivale.

N'ayant pas la même beauté, les femmes de la Cour veulent au moins avoir la même parure. Tout ce qu'adopte la jeune princesse devient à la mode; dès qu'elle arbore une couleur, on n'en veut plus d'autres. Un jour, elle choisit une robe de taffetas brun foncé. «C'est couleur puce,» dit le Roi; et les teinturiers ne sont plus occupés qu'à faire des étoffes puce, en variant les nuances; vieille puce, jeune puce, ventre, dos, tête, cuisse de puce. Une autre fois, la Reine prend un satin d'un gracieux gris cendré. «Couleur cheveux de la Reine,» s'écrie galamment Monsieur; et aussitôt la Cour entière veut se parer à l'unisson [613]; et l'on envoie à Lyon et aux Gobelins des cheveux de l'aimable souveraine [614], afin d'en copier la nuance exacte. La mode s'en mêle, et, comme toujours en France, la mode exagère, surtout lorsqu'elle a pris pour organe Mlle Bertin, que la duchesse de Chartres a donnée à la Reine [615], et qui, infatuée de la bienveillance de son auguste cliente, se croit un ministre et s'oublie un jour jusqu'à dire à une dame qui vient la consulter: «Présentez à Madame les échantillons de mon dernier travail avec Sa Majesté [616].» C'est elle qui développa pendant quelques années chez Marie-Antoinette le goût de la toilette, qui était resté jusqu'alors très modéré et qui disparut plus tard sous les ombrages de Trianon.

Avec la marchande de modes, il y a le dessinateur d'habits, Bocquet, dont la couturière exécute les modèles pour les bals de la Cour [617]; il y a aussi le coiffeur; à côté de Mlle Bertin et de Bocquet, Léonard. Celui-ci n'est pas le coiffeur en titre; le coiffeur en titre se nomme Larseneur; mais il n'a ni goût ni délicatesse, et dès qu'il est parti, Marie-Antoinette qui, par bonté d'âme, n'a pas voulu le congédier, appelle Léonard, et lui fait bouleverser tout l'édifice maladroitement élevé. Avec un si haut patronage, Léonard ne tarde pas à devenir le coiffeur à la mode; mais lui du moins paie sa dette de reconnaissance par un dévouement sans bornes et une fidélité que le malheur n'altère point.

Sous son influence et sous celle de Mlle Bertin, les coiffures atteignent des proportions colossales. C'est tout un échaffaudage de gaze, de fleurs et de plumes [618], de plumes surtout, entrelacées avec des cheveux crêpés, bouclés, tressés, hérissés [619]; vrai chef-d'œuvre d'imagination et de patience. On porte sur la tête tout un paysage, une montagne, une prairie émaillée de fleurs, un ruisseau, un jardin à l'anglaise, un vaisseau sur une mer agitée [620], etc. Les dessins et les dénominations varient à l'infini, depuis l'aigrette qui emprunte aux mémoires de Beaumarchais son nom de quésaco, jusqu'à la coiffure à l'inoculation et au lever de la Reine, en passant par la coiffure au chien couchant, à «l'hérisson», à la baigneuse, au bandeau de l'Amour, à la frivolité, à la Belle Poule, sans oublier les bonnets au Colisée ou à la candeur, les chapeaux à l'anglaise ou à la Henri IV, les toques à l'espagnolette [621], sans oublier surtout le pouff au sentiment, dans lequel la duchesse de Chartres est parvenue à représenter son fils, le duc de Valois, dans les bras de sa nourrice, avec un petit nègre et un perroquet becquetant des cerises [622]. Les dimensions deviennent si prodigieuses que la figure d'une femme atteint, dit-on, jusqu'à soixante-douze pouces de hauteur, et qu'il faut relever les portes pour permettre aux dames en grande toilette d'y passer [623].

Le bruit de ces extravagances arrivait jusqu'à Vienne, commenté et exagéré encore [624], et Marie-Thérèse s'en alarmait pour sa fille: «Je ne puis m'empêcher, lui écrivait-elle, de vous toucher un point que bien des gazettes me répètent trop souvent. C'est la parure dont vous vous servez; on la dit, depuis la racine des cheveux, trente-six pouces de haut, et avec tant de plumes et de rubans qui relèvent tout cela! Vous savez que j'ai toujours été d'opinion de suivre les modes modérément, mais de ne jamais les outrer. Une jeune, jolie Reine, pleine d'agrément, n'a pas besoin de toutes ces folies; au contraire, la simplicité de la parure fait mieux paraître et est plus adaptable au rang de Reine. Celle-ci doit donner le ton et tout le monde s'empressera, de cœur, à suivre même ses petits travers; mais moi, qui aime et suis ma petite Reine à chaque pas, je ne puis m'empêcher de l'avertir sur cette petite frivolité, ayant au reste tant de raisons d'être satisfaite et même glorieuse de tout ce que vous faites [625]

Et la Reine répondait aussitôt: «Il est vrai que je m'occupe un peu de ma parure; et, pour les plumes, tout le monde en porte, et il paraîtrait extraordinaire de n'en pas porter [626]

Quoi qu'en pussent raconter les gazettes et penser Marie-Thérèse, la vérité est que, cette mode, Marie-Antoinette n'avait fait que la suivre [627] et qu'elle s'était même efforcée parfois de la modérer [628]. De fait, le public ne se scandalisait pas tant que voulaient bien le dire les chroniqueurs, et dans un recueil de coiffures, publié un peu plus tard, on imprimait ces vers sous une jolie gravure qui représentait la Reine dans sa toilette du matin:

De la Reine, c'est la coiffure;
Sans doute elle est de très bon goût.
C'est bien d'adopter sa parure;
Prenez-la pour modèle en tout.
En imitant sa bienfaisance,
Faites-vous aimer, respecter;
Et comme elle sachez porter
Un prompt secours à l'indigence [629].

Malgré tout, à Versailles ou à Fontainebleau, le succès de la jeune souveraine était éclatant. L'appartement où elle tenait son jeu, si vaste qu'il fût, était toujours rempli [630]; là, comme aux soupers dont nous avons raconté l'établissement, la Reine voulait que «tout le monde fût content de l'accueil qu'il recevrait», et elle y réussissait admirablement. «A cet égard, écrivait le scrupuleux Mercy, Sa Majesté a atteint le point de perfection [631].» Le 1er janvier 1775, une affluence considérable, les ministres, les grands officiers, plus de deux cents femmes se transportaient à Versailles, pour y faire leur cour, et chacun en sortait pénétré de respect et de reconnaissance. Dans l'hiver suivant, il y eut à Versailles trois spectacles par semaine, deux français et un italien [632]; tous les lundis, bal chez la Reine, quadrilles de masques et contredanses [633]. C'étaient pour la séduisante princesse autant d'occasions nouvelles de déployer ses grâces; étrangers ou Français, tous étaient sous le charme; c'était de l'exaltation, de l'éblouissement.

«On ne pouvait avoir d'yeux que pour la Reine, écrivait Walpole, qui la vit au mois d'août 1775, aux fêtes du mariage de Mme Clotilde. Les Hébé et les Flore, les Hélène et les Grâces ne sont que des coureuses de rues à côté d'elle. Quand elle est debout, ou assise, c'est la statue de la beauté; quand elle se meut, c'est la grâce en personne. Elle avait une robe d'argent semée de lauriers-roses, peu de diamants et des plumes. On dit qu'elle ne danse pas en mesure, mais alors c'est la mesure qui a tort... En fait de beauté, je n'en ai vu aucune, ou la Reine les effaçait toutes [634]

Trois ans après, l'ambassadeur du Maroc assistant au bal de la Cour, et interrogé par le comte d'Artois quelle était celle des dames présentes qui lui paraissait la plus belle, la Reine exceptée, répondit galamment que la restriction ajoutée par le prince le mettait dans l'impossibilité de répondre, ce qu'on trouva bien tourné pour un barbare [635].

Ce qui semblait plus merveilleux encore, ces fêtes n'entraînaient que des dépenses modérées. Turgot lui-même n'y trouvait rien à redire [636]. La Reine avait voulu que les bals se donnassent dans son appartement, affectant ainsi un caractère à demi privé, afin d'éviter les frais qu'eussent nécessités des bals plus solennels. Elle avait, de même, renoncé à faire transporter l'Opéra à Versailles, et décidé que lorsqu'elle voudrait y assister, elle irait à Paris [637]. C'était le moment où le contrôleur général, fidèle à son célèbre programme: point de banqueroute, point d'augmentation d'impôts, point d'emprunts, commençait ses réformes économiques. La Reine s'y prêtait avec la plus grande bonne volonté et elle n'hésitait pas à renoncer à tout amusement qu'elle eût craint de voir devenir dispendieux ou embarrassant [638]. Si, plus tard, elle se laissa entraîner à certaines prodigalités, il importe d'autant plus de remarquer qu'au début de son règne ces prodigalités n'étaient ni dans ses principes ni dans ses goûts.

Le public le savait: il voyait avec satisfaction les souverains donner les premiers l'exemple de la réserve dans leurs dépenses et restreindre eux-mêmes les frais de leurs plaisirs. Il savait aussi que la jeune princesse s'était opposée au renouvellement du monopole du commerce des grains établi par l'abbé Terray et que l'opinion avait flétri du nom de Pacte de famine [639]. Il l'adorait, et Mercy pouvait dire avec vérité que, si les auteurs des calomnies qui commençaient à se répandre venaient à être connus à Paris, rien ne pourrait les sauver de la colère du peuple: «Vengeons notre charmante Reine, contre laquelle ce misérable a osé dire du mal et écrire des libelles,» criait-on, en brûlant le mannequin qui représentait le chancelier Maupeou [640].

Aussi les apparitions de Marie-Antoinette dans la capitale étaient-elles de véritables triomphes et lorsque, le vendredi 13 janvier 1775, elle alla sans appareil à l'Opéra, assister à la représentation de l'Iphigénie de Gluck, le peuple se porta en foule sur son passage et l'applaudit avec enthousiasme. Au second acte de la pièce, l'acteur chargé du rôle d'Achille, au lieu de réciter exactement ce vers:

Chantez, célébrez votre Reine,

s'avança vers le parterre et les loges et chanta:

Chantons, célébrons notre Reine!
L'hymen, qui sous ses lois l'enchaîne,
Va nous rendre à jamais heureux.

L'assistance entière s'associa à ce délicat hommage: ce ne furent partout que battements de mains et acclamations; on fit répéter le chœur, et les cris de Vive la Reine! furent si bruyants qu'il fallut suspendre le spectacle pendant plus d'un demi-quart d'heure. Monsieur, Madame et le comte d'Artois, qui étaient dans la loge royale, furent des premiers à applaudir. La Reine fut si émue de ces marques éclatantes des sympathies populaires qu'elle ne put retenir ses pleurs, et, lorsqu'elle sortit, les yeux rayonnants et encore humides de ces larmes, elle salua le peuple avec un air si touché et une affabilité si pénétrante que les cris de joie redoublèrent [641].

Ce n'était pas seulement par la grâce que régnait Marie-Antoinette, c'était aussi par la bonté. Elle envoyait des secours aux indigents, aux blessés, aux victimes des incendies [642]. Elle apprenait que la famille du chevalier d'Assas, malgré le dévouement légendaire du capitaine au régiment d'Auvergne, végétait au fond de sa province, dans l'oubli et l'obscurité. Aussitôt elle appelait à la Cour le frère du héros et lui faisait donner une compagnie de cavalerie [643]. Elle obtenait la révision du procès de MM. de Bellegarde et de Moustiers, poursuivis par la rancune du duc d'Aiguillon, et lorsque, leur innocence prouvée, les deux prisonniers, rendus à la liberté, venaient avec leurs femmes et leurs enfants remercier leur bienfaitrice, elle leur répondait modestement que «justice seule avait été rendue et qu'on ne devait que la féliciter du bonheur le plus réel attaché à sa position, celui de faire parvenir jusqu'au Roi de justes réclamations [644].» En reconnaissance, Mme de Bellegarde faisait faire, sous forme d'ex-voto, un tableau où elle était représentée avec son mari aux genoux de la Reine et portant dans ses bras son enfant, de la tête duquel la princesse écartait un glaive suspendu. Et la Reine, touchée, plaçait ce tableau dans son appartement [645]. Elle protégeait de même Lally Tolendal, l'appelait son petit martyr, et l'aidait dans ses efforts pour la réhabilitation de son père.

Le marquis de Pontécoulant, major général des gardes du corps [646], avait, du vivant de Louis XV, déplu à la Dauphine, nous ne savons pourquoi. La jeune princesse, fort irritée contre lui, avait même déclaré qu'elle n'oublierait jamais sa conduite. Lorsque Louis XVI monta sur le trône, M. de Pontécoulant, se rappelant qu'il avait encouru la disgrâce de la nouvelle souveraine, remit sa démission entre les mains du prince de Beauvau, capitaine des gardes. Marie-Antoinette l'apprit. «La Reine, dit-elle, ne se souvient point des querelles de la Dauphine, et c'est moi qui prie M. de Pontécoulant de ne plus songer à ce que j'ai oublié.» Devant une si gracieuse insistance, la démission fut retirée [647].

Enfin, un conseiller au Parlement de Bordeaux, M. de Castelnau, était devenu amoureux fou de Marie-Antoinette; il la poursuivait en tous lieux de ses déclarations et de ses importunités; ordre avait été donné de l'enfermer. La Reine, bien qu'excédée par ce malheureux homme, s'y opposa. «Qu'il m'ennuie,» dit-elle; «mais qu'on ne lui ravisse pas le bonheur d'être libre [648]».

Elle avait d'autres ennuis. Au lendemain même de son avènement, et dans sa famille elle-même, elle rencontrait des contradictions et des jalousies. Le comte et la comtesse de Provence, le comte et la comtesse d'Artois, excités sous mains par Mesdames, se refusaient à aller chaque matin faire leur cour au Roi et à la Reine, ainsi que l'exigeait l'étiquette [649]. Louis XVI, avec sa bonté excessive, n'avait pas voulu que ses frères l'appelassent Majesté [650]; Marie-Antoinette, toujours bonne aussi, souvent trop bonne, avait permis la même simplicité de relations à ses beaux-frères et à ses belles-sœurs. Marie-Thérèse s'en était inquiétée et, avec sa rudesse germanique, elle avait repris vivement sa fille de cette condescendance: «Il faut rester à sa place, lui avait-elle écrit, savoir jouer son rôle; par là on se met et tout le monde à son aise. Toutes les complaisances et attentions pour tous; mais point de familiarité ni jouer la commère; vous éviterez par là les tracasseries [651].» Les craintes de l'Impératrice n'avaient pas tardé à se réaliser. Dans les occasions publiques, où la famille royale se trouvait réunie, il régnait entre les trois princes une telle apparence d'égalité qu'un étranger n'eût pu distinguer le Roi de ses frères. Le comte d'Artois surtout, toujours plus pétulant, affectait une familiarité «choquante [652]». Le comte de Provence, plus diplomate, ne s'affichait pas tant; mais il agissait en dessous. Plus ambitieux que jamais, en voyant, au bout de quatre années, le trône sans héritier présomptif, il aspirait à entrer au Conseil d'État, où il comptait jouer un grand rôle, et s'en prenait à la Reine de l'échec de ses prétentions. Mme Adélaïde, toujours aigre et toujours envieuse, ne pardonnait pas davantage à sa nièce la diminution de son crédit. Maurepas et sa femme, jaloux d'une influence qui leur portait ombrage [653], se coalisaient avec leur neveu d'Aiguillon, encore ulcéré de sa chute, et qui mettait au service de ses rancunes personnelles sa connaissance de la Cour et les relations qu'il y avait conservées [654]. De là des manœuvres sourdes, des chansons injurieuses, des pièces de vers cyniques, comme si le but caché des ennemis de la Reine était de la perdre dans l'opinion du public et dans le cœur de son mari, et par là peut-être d'arriver à faire renvoyer en Allemagne cette jeune femme dont la beauté était un contraste, dont la vertu semblait une critique [655].

Aux révérences de deuil faites par les dames de la Cour, après la mort de Louis XV, la Reine se permet de sourire, non pas du costume suranné de quelques vénérables douairières, mais d'une plaisanterie de la marquise de Clermont-Tonnerre. Aussitôt les faiseurs de couplets se mettent à l'œuvre, et le lendemain les échos de Versailles répètent cet insultant refrain qui ne trahit que trop la pensée intime de ses inspirateurs:

Petite Reine de vingt ans,
Vous qui traitez si mal les gens,
Vous repasserez la barrière,
Laire laire laire lan laire [656].

Lorsque, après l'inoculation du Roi et de ses frères, la Cour se transporte pour la première fois à Marly, Marie-Antoinette, désireuse de profiter de l'air pur d'une belle nuit d'été, veut se donner le plaisir d'assister au lever du soleil. Elle en parle au Roi qui y consent volontiers, mais qui, habitué à se coucher à heure fixe, ne se soucie pas de sacrifier son sommeil à un pareil spectacle. La Reine se rend, à trois heures du matin, sur les hauteurs du jardin de Marly; une nombreuse société la suit et ses femmes l'accompagnent. Mais les diffamateurs attitrés n'ont garde de manquer une si belle occasion, et, quelques jours après, un petit pamphlet «plat, obscur et méprisable», dit un auteur qui s'y connaissait [657], «exécré de tous les bons Français,» mais avidement recherché par les courtisans amateurs de scandales et les femmes trop brouillées avec la vertu pour croire à celle des autres, transformait en orgie infâme cette innocente fantaisie de la jeune souveraine [658].

Presque en même temps, à Londres, ce réceptacle des gazettiers cuirassés et des calomniateurs anonymes, un libelle odieux, prélude et modèle de bien d'autres, paraissait dans des circonstances mystérieuses, qu'il n'est pas sans intérêt de rappeler ici.

L'un des esprits les plus brillants, mais aussi l'un des caractères les plus suspects de ce siècle, toujours prêt à se mêler d'intrigues équivoques ou à se lancer dans des affaires véreuses, Beaumarchais, avait été chargé, dans les derniers jours du règne de Louis XV, d'acheter et de détruire une brochure contre Mme du Barry. Il revenait à Paris, après avoir réussi dans cette délicate entreprise, lorsqu'il trouva Louis XV à Saint-Denys et Louis XVI sur le trône. Il ne pouvait guère espérer que le nouveau Roi le récompensât d'un service rendu à la femme qu'il venait d'exiler à Pont-aux-Dames. Se retournant aussitôt, avec cette rare souplesse dont il devait plus tard immortaliser la personnification dans Figaro, il offrit ses services pour la suppression d'un nouveau pamphlet qu'il avait, disait-il, découvert à Londres, et cette fois contre Marie-Antoinette. Le lieutenant de police, Sartines, accepta l'offre.

Beaumarchais part aussitôt, parvient à acquérir de l'agent des ennemis de la Reine, le juif Angelucci, l'édition publiée en Angleterre, la fait brûler, achète et détruit de même une nouvelle édition imprimée en Hollande et s'apprête à revenir à Paris, quand il apprend,—nous suivons toujours son récit,—qu'Angelucci l'a trompé, et a conservé un exemplaire du pamphlet. Il s'élance après lui, le poursuit à travers l'Allemagne, l'atteint dans un bois, près de Nuremberg, et après des péripéties, des périls, des batailles contre les voleurs, dont le détail semble faire plus d'honneur à son imagination qu'à sa véracité, il reprend l'exemplaire soustrait.

Alors, au lieu de rentrer en France, il va à Vienne, où il veut, assure-t-il, faire imprimer une édition expurgée du libelle dont le véritable texte pourrait produire sur le jeune Roi une impression trop pénible, mais où, en réalité, il se propose d'exploiter le service, vrai ou feint, rendu à la fille de Marie-Thérèse. Il pousse l'audace jusqu'à se faire présenter à l'Impératrice et à lui lire le pamphlet. Mais là commencent ses déceptions. Marie-Thérèse est indignée des horreurs publiées contre la vertu de sa fille; elle a le cœur navré de ces calomnies immondes, qui ne vont à rien moins qu'à alléguer que, le Roi ne pouvant avoir d'enfants, la Reine se prêterait à une criminelle intrigue pour lui en supposer [659]. Mais elle ne sait aucun gré à Beaumarchais de sa découverte: elle le regarde comme un misérable imposteur [660], et le prince de Kaunitz le suppose d'être l'auteur même du libelle. On le jette en prison; puis, sur la demande de la France, on le relâche; on lui fait même donner mille ducats, mais en signifiant à ce «drôle», dit Kaunitz [661], à «cet intrigant», dit l'Impératrice [662], d'avoir à déguerpir le plus tôt possible. Beaumarchais part au plus vite; mais cette déconvenue n'altère en rien son audace; il revient à Versailles demander le prix de ses aventures [663].

Quel que fût d'ailleurs l'auteur du libelle; que ce fût Beaumarchais, comme le croyait Kaunitz, quelque ami de Mme de Marsan, comme le soupçonnait Marie-Thérèse, ou le duc d'Aiguillon, comme semble l'insinuer Mercy [664], l'historien a le devoir de constater cette première et machiavélique tentative de la calomnie contre les mœurs de la Reine. C'est le début tortueux de cette puissance occulte, qui ne désarma jamais devant la bonté de Marie-Antoinette, qui avait juré de la détruire et qui tint parole.

Le Roi d'ailleurs, avec cette candeur qui répugnait à croire à la fausseté et à la méchanceté humaines, ne fit que rire de ce qu'il appelait lui-même «l'équipée» de cet «impudent et ce fol» de Beaumarchais [665]. Mais la Reine ne prit pas la chose avec la tranquillité de son mari; elle se montra profondément affectée de cette attaque dirigée contre sa réputation [666]. Mais, forte du témoignage de sa conscience et de la pureté de sa vie et de ses intentions, elle ne tarda pas à oublier cette mystérieuse aventure, et, avec une bonté qui fut de l'imprudence, elle devint même la protectrice de l'homme qui avait été si activement, et d'une façon si louche, mêlé à cette misérable intrigue.

Un incident mieux connu et un grief plus sensible allaient, dans cette Cour où tout était matière à tracasseries, donner un motif ou tout au moins un prétexte plus spécieux aux récriminations de ses ennemis. Depuis quelque temps il était question d'un voyage des frères de la Reine en France. Joseph II, d'abord, en avait manifesté la pensée, puis le plus jeune des fils de l'Impératrice, Maximilien. Ce dernier visitait alors, sous la direction du comte de Rosemberg et pour compléter son éducation, l'Allemagne et les Pays-Bas.

C'était un prince de dix-huit ans, d'une réelle bonté de caractère, mais de manières gauches, d'un esprit très mince et d'une instruction assez peu soignée. Marie-Thérèse le reconnaissait elle-même, lorsqu'elle lui recommandait de s'efforcer d'acquérir cette amabilité dans le monde et cette politesse aisée «qui, disait-elle, vous manquent entièrement [667]».—«Il ne brillera pas après son frère,» écrivait-elle encore à un moment où la venue de Joseph II devait précéder celle de Maximilien [668].

Mais la Reine qui, depuis plus de quatre ans, n'avait vu personne de sa famille, n'avait pu savoir son frère si près d'elle, sans souhaiter de le voir en France; le Roi appuya la demande de sa femme et le voyage fut résolu.

Le mardi 7 février 1775, l'archiduc Maximilien arrivait à la Muette, où sa sœur l'attendait. L'accueil de la famille royale fut plein de cordialité. Le Roi avait voulu qu'on prît tous les moyens d'amuser son jeune beau-frère et la Reine s'était chargée de ce soin [669]; avec l'autorité que lui donnait sur lui la différence de situation, elle traitait son frère comme «son enfant [670]»; elle tenait à ce qu'il emportât un bon souvenir de la France et y laissât de lui-même une bonne impression. Il n'en fut malheureusement pas ainsi.

Afin d'éviter toute dispute sur la préséance et l'étiquette, l'archiduc voyageait sous le nom de comte de Burgau [671]. Mais cette précaution même devint la source de mille ennuis. Sous le prétexte de l'incognito de Maximilien, les princes des maisons d'Orléans, de Condé et de Conti prétendirent qu'il leur devait la première visite; l'archiduc s'y refusa. La Reine prit avec chaleur le parti de son frère et eut une explication très vive avec le duc d'Orléans. «Le Roi et ses frères, lui dit-elle, n'y ont pas regardé de si près... Laissant de côté la qualité d'archiduc, vous auriez pu remarquer que le Roi l'a traité en frère et qu'il l'a fait souper en particulier dans l'intérieur de la famille royale, honneur auquel je suppose que vous n'avez jamais prétendu. Au reste, mon frère sera fâché de ne pas voir les princes; mais il est pour peu de temps à Paris, il a beaucoup de choses à voir; il s'en passera [672]

Pour effacer cette impression fâcheuse, la Reine redoubla de prévenances pour Maximilien, et les jeunes gens les plus à la mode, les Ségur, les Durfort, les la Marck, les Noailles, désireux de plaire à la souveraine, se réunirent pour offrir à l'archiduc une fête splendide aux grandes écuries du Roi. Par une aimable attention, les comtes de Provence et d'Artois voulurent se mettre à la tête des organisateurs et prendre tous les frais à leur charge. La fête eut lieu le 27 février, elle coûta cent mille livres [673]. Le manège avait été brillamment décoré; on avait donné à la salle de bal l'apparence d'une foire, en y traçant sept rues couvertes et bordées de boutiques, de cafés et de spectacles; on y joua un opéra comique de Gluck, le Poirier ou l'arbre enchanté [674]. Il y eut bal paré, quadrille de Hongrois et de Flamands, souper, jeu et «tout ce qu'il fallait pour occuper et amuser pendant huit heures [675]».

Mais toutes ces splendeurs ne réussirent pas à effacer l'impression mauvaise produite sur le public. Quoi que dise Mercy, les princes français,—c'est un ami de la Reine qui l'affirme,—étaient dans leur droit [676], et bien que Marie-Antoinette n'ait eu aucune intention de les blesser [677], bien qu'avec cette indulgente bonté, qui était le fond même de son caractère, elle leur eût fait quelques jours après le meilleur accueil [678], on lui sut mauvais gré de l'appui qu'elle avait donné aux prétentions de son frère. On soulignait, on commentait malignement les gaucheries que ce frère avait commises; on remarquait qu'il semblait indifférent à toutes les merveilles scientifiques ou artistiques qu'on lui montrait [679]. On rappelait notamment que, visitant, à Paris, le Jardin du Roi, et Buffon, qui lui en faisait les honneurs, lui ayant fait hommage de ses œuvres, il s'était contenté de répondre le plus poliment du monde: «Je serais bien fâché de vous en priver [680].» On affecta d'applaudir à outrance le duc de Chartres, qui, préludant à cette opposition tracassière et systématique contre la Cour, qui devait le conduire si loin, affectait de son côté de se produire en public à Paris pendant les fêtes de Versailles, dont il était exclus. Les plaisanteries contre le frère se transformèrent en murmures contre la sœur. On lui fit un crime de lèse-nation de la vivacité, peut-être imprudente, d'une affection bien naturelle, et le nom d'Autrichienne, inventé par la jalousie de Mme Adélaïde, circula de bouche en bouche, résumant, dans un mot propre à frapper l'imagination populaire, l'accusation lancée contre la Reine de tout sacrifier à son pays et à sa famille.

Et cependant jamais accusation ne fut plus injuste. Sans entrer ici dans des détails que nous retrouverons plus tard, qu'il suffise de rappeler qu'en vingt circonstances différentes, Marie-Thérèse reproche à Marie-Antoinette d'oublier son pays et sa famille, d'en perdre les traditions et les habitudes, même les gaucheries [681], d'avoir presque honte d'être Allemande, de négliger les Allemands [682], de montrer pour eux «peu d'empressement et de protection [683]». Le sang allemand coule dans vos veines, s'écrie-t-elle dans son langage à demi-tudesque; n'ayez pas de honte de l'être [684].» Joseph II adressait à sa sœur les mêmes reproches que sa mère; il la trouvait trop Française. Lorsque Maximilien et Rosemberg vinrent à Versailles, il voulait leur recommander de ne lui parler qu'allemand [685]. Arrêté dans ce projet, dont la réalisation, il faut bien le dire, eût été une suprême inconvenance, il avait du moins écrit à la Reine une lettre en allemand [686]. Et cette femme, qu'on accuse de n'avoir eu de cœur et de pensée que pour son pays d'origine, avait tellement oublié sa langue maternelle qu'elle était obligée de faire traduire par Mercy la lettre de l'Empereur [687]; tant elle avait perdu l'usage, non seulement de parler l'allemand, mais même de le lire, de l'écrire et presque de le comprendre! Mais tout cela n'empêchait pas la calomnie de faire son chemin, et les courtisans d'appeler méchamment Trianon le Petit Vienne.


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