Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
Trianon.—Le Roi donne à la Reine le Petit Trianon.—Le château.—Les jardins.—Les arbres exotiques.—La rivière.—La salle de spectacle.—Le temple de l'Amour.—Le belvédère.—La grotte.—Le hameau.—La laiterie.—Opinion des voyageurs sur Trianon.—Arthur Young.—Le Russe Karamsine.—La baronne d'Oberkirck.—Le prince de Ligne.—Les appartements.—La salle à manger.—Le petit salon.—La salle de bains.—Le boudoir.—La chambre de la Reine.—Marie-Antoinette et les arts.—Le style Marie-Antoinette.—L'appartement de la Reine à Fontainebleau.—Vie de la Reine à Trianon.—Fêtes en l'honneur de visiteurs illustres.—Marie-Antoinette et les lettres.—La musique.—Gluck et Piccini.—Grétry.—Saliéri.—Le théâtre.—La troupe de la Reine.—La comédie à Trianon.—Les dépenses de Trianon.—Inconvénients de Trianon.
A cette société choisie et un peu exclusive, que nous venons de décrire, il faut un théâtre à part. A cette jeune souveraine, ennemie de la représentation et de l'étiquette, affamée de simplicité et de solitude, il faut un palais en harmonie avec ses goûts.
Versailles est trop grand; Marly trop froid; Fontainebleau et Compiègne trop loin. Cette demeure nouvelle, où la Reine sera chez elle et sera elle-même, ce sera Trianon.
«Sa Majesté devient galante,» écrivait l'abbé Baudeau, le 31 mai 1774; il a dit à la Reine: «Vous aimez les fleurs: eh bien! j'ai un bouquet à vous donner, c'est le Petit Trianon. [942]» C'est en ces termes qu'un chroniqueur du temps annonce le don aimable fait par Louis XVI à Marie-Antoinette. On sait aujourd'hui que les choses ne se passèrent pas ainsi, et que ce fut la Reine qui, désireuse, depuis quelque temps déjà, d'avoir «une maison de campagne à elle» fit à son mari la demande du petit Trianon. Mais le Roi se prêta de la meilleure grâce à la demande de sa femme. Au premier mot qu'elle prononça, «il répondit avec un vrai empressement que cette maison de campagne était à la Reine, et qu'il était charmé de lui en faire don [943].»
Commencé en 1753, achevé en 1766 par l'architecte Gabriel, le Petit Trianon avait été pour Louis XV ce qu'il devait être pour Marie-Antoinette, une retraite où le souverain allait oublier le faste de Versailles et les intrigues de la Cour. C'était un petit pavillon carré, d'ordre corinthien, construit à l'italienne, avec un seul étage principal, un sous-sol et un second étage très bas, cinq fenêtres de chaque côté, que séparaient quatre belles colonnes à feuilles d'acanthe sur la façade; quatre pilastres du même ordre sur les autres faces: simple, mais élégante construction, placée au milieu d'un parc qui devait servir à la fois d'école de jardinage et d'école de botanique, et réunir, comme dans un musée champêtre, les diverses variétés de jardins alors connus: jardins français, italien et anglais. Un horticulteur émérite, Claude Richard, y avait rassemblé, par ordre du Roi, les plus belles espèces d'arbres exotiques, construit des serres chaudes, tracé des parterres, et le vieux monarque, qui aimait les sciences physiques, y venait souvent herboriser avec son capitaine des gardes, le duc d'Ayen, ou causer plantes avec celui que Linné appelait «le plus habile jardinier de l'Europe [944]». De 1771 à 1774, les voyages à Trianon furent fréquents, et ce fut là même que le Roi ressentit, le 26 avril 1774, les premiers symptômes du mal qui devait l'emporter.
Marie-Antoinette n'avait pas, comme son grand-père, le goût de l'histoire naturelle; mais elle avait comme lui et plus que lui, le goût de la retraite et la passion des belles choses. A peine eut-elle, le 6 juin, par un dîner offert à son mari, pris possession de son nouveau domaine, qu'elle songea à le transformer et à le façonner à son image. Le jardin botanique l'intéressait peu. Le jardin français ne lui plaisait pas: ses grandes lignes droites, ses allées tirées au cordeau, ses arbres taillés, c'était toujours Versailles et l'étiquette. Le jardin anglais, avec son imitation de la nature, ses arbres poussant sans contrainte, ses courbes harmonieuses, ses prairies, son imprévu, lui plaisait davantage: c'était l'image de la liberté, qu'elle venait chercher à Trianon. C'était en outre le genre à la mode: Horace Walpole en Angleterre, le prince de Ligne en Belgique, en France de riches financiers ou de grands personnages, Boutin à Tivoli, Laborde à Méréville, le duc d'Orléans à Monceau, M. de Girardin à Ermenonville, s'étaient créé des parcs anglais d'une réputation universelle; la Reine résolut d'avoir le sien à Trianon. Le jardin botanique fut sacrifié, les plantes et les simples furent transportés au Jardin du Roi, et la place resta libre pour la nouvelle création de la jeune souveraine. Son Le Nôtre fut un grand seigneur, amateur distingué et dessinateur habile, le marquis de Caraman. La Reine vint, le 23 juillet 1774, visiter le jardin de l'hôtel Caraman, rue Saint-Dominique [945]; elle y resta une heure et demie, le trouva charmant, charma elle-même tout le monde, et demanda à l'heureux propriétaire ses conseils pour Trianon. Sous son inspiration, l'architecte Mique traça le plan [946]; Antoine Richard, fils et successeur de Claude, l'exécuta. Avec un rare talent, il tira parti des richesses végétales qui existaient déjà, et, tout en imaginant des groupements nouveaux, parvint à conserver les plus beaux spécimens d'essences étrangères.
Mais la Reine ne se contente pas des plantations de Louis XV: chaque jour elle en fait de nouvelles; elle augmente ses collections; elle fait appel à tous les pays connus; les explorateurs d'outre-mer ont mission de lui rapporter des plantes de leurs voyages [947]: huit cents espèces se pressent dans le parc. «La gloire du Petit Trianon, dit Arthur Young, ce sont les arbres et arbrisseaux exotiques. Le monde entier a été mis à contribution pour l'orner [948].» L'Italie y envoie ses yeuses; la Louisiane, ses taxodiums; l'Arabie, ses sapins baumiers; la Virginie, ses robinias; la Chine, ses acacias roses; le Nouveau-Monde, ses innombrables variétés de chênes et de noyers. L'abbé Nolet, Williams, Moreau de la Rochette décrivent deux cent trente-neuf sortes d'arbres et d'arbustes que la seule Amérique du Nord fournit à Trianon. Les essences à feuilles persistantes abondent; la Reine veut de la verdure, même en hiver. Pins de Corse, chênes verts de Provence, cyprès de Crète, arbousiers des Pyrénées, marient leur feuillage sombre aux tons plus chauds des hêtres pourpres ou aux masses plus claires des sophoras et des tulipiers. Jussieu en dresse la liste; Bonnefoy du Plan en surveille la plantation; la Reine vient les voir pousser et fleurir; elle fait arroser devant elle le cèdre du Liban que Jussieu a planté, et c'est sous ses yeux, à Trianon, que le robinia ouvre pour la première fois en France ses grappes parfumées [949]. Partout et toujours, des fleurs: au printemps, les lilas, ces favoris du comte d'Artois, qui les cultive à Bagatelle, les seringats, les boules de neige, les tubéreuses. Les parterres se remplissent des plus merveilleuses variétés d'iris, de tulipes, de jacinthes de Hollande [950]. Puis les orangers, qui embaument l'air de leurs pénétrantes odeurs; les jardiniers en gardent les fleurs pendant la nuit avec un soin jaloux; la Reine en vend la récolte, trente livres dans les mauvaises années, soixante dans les bonnes, soixante-dix-huit en 1780.
Dès le début, le parc est agrandi [951]; on y ajoute la prairie dans laquelle Louis XV s'était amusé à faire lui-même des essais de culture avec une charrue qui fut longtemps conservée. Là on simule des accidents de terrain; on creuse des ravins, on élève des collines, on jette de gros quartiers de grès; on dessine une rivière, dont les eaux, suintant d'un rocher à pic que surmonte une ruine, traversent la pelouse en face du château, tantôt se montrant, tantôt se dissimulant sous le feuillage des massifs, pour reparaître un peu plus loin. C'est une vraie rivière celle-là, quoique plus de deux mille toises de tuyaux l'amènent de Marly; non pas une pièce d'eau droite et solennelle, comme à Versailles, mais une rivière avec son cours naturel, ses gracieux méandres, son lit de cailloux, ses cascades harmonieuses, son onde murmurante, traversée par de vrais ponts en pierre de Vergelay [952], ou en bois rustique comme ceux de la Suisse [953], coulant entre deux rives de vrai gazon, dont «les bords fleuris, dit un voyageur, semblent n'attendre que l'apparition d'un berger [954]».
Au milieu de ces jardins, de charmantes constructions s'élèvent, jaillissant de terre comme sous le coup de la baguette d'une fée: ruines simulées, fabriques élégantes, maisons rustiques, pavillons chinois, réunissant dans ce petit coin du monde des spécimens de l'art et de l'architecture de tous les temps et de tous les pays.
De quelque côté du château que l'on se tourne, l'aspect est différent. A droite de la façade, c'est le parc anglais, avec ses massifs, ses nappes d'eau, ses pelouses aboutissant à une partie rocailleuse et sauvage, plantée d'ifs, de thuyas et de sapins. Devant la façade même, à l'ouest, s'étendant au bas du perron et séparé du Grand Trianon par une double grille, c'est le jardin français, dans le goût de Le Nôtre, avec son parterre tracé à angles droits, ses allées d'orangers, ses berceaux de verdure, ses statues placées dans des niches de feuillage, ses vases remplis de fleurs rares, et, à l'extrémité, le pavillon qui servait de salle à manger à Louis XV. Puis, sur le côté, la salle de spectacle, construite en 1778 [955], avec son portique formé par deux colonnes ioniques; son fronton parsemé d'instruments de musique, au milieu desquels est couché un Apollon enfant, qui tient une lyre de la main gauche, une couronne de la main droite; ses peintures blanc et or, ses sièges de velours bleu; ses trois étages de galeries appuyées sur des consoles à têtes et dépouilles de lion, devise de Louis XVI [956]; ses branches de chêne et ses guirlandes de fleurs, soutenues par des Amours; son plafond, où Lagrenée a peint Apollon, les Grâces, Thalie et Melpomène; ses nymphes aux cornes d'abondance, qui bordent les côtés de la scène ou en soulèvent le rideau; ses groupes de femmes qui portent des torchères; ses Muses, qui encadrent, de leurs bras mollement arrondis, le chiffre de la Reine [957].
Sur la troisième face du château, par derrière, c'est encore le jardin anglais, où la rivière serpente avec mille sinuosités, parmi les peupliers et les érables planes. Du sein des eaux s'élance, légère et gracieuse comme une naïade, une île aux élégants contours, et, sur l'île, la plus ravissante merveille peut-être de ce ravissant éden, un temple en rotonde, aux proportions parfaites, dont la colonnade corinthienne, délicieusement ciselée, abrite, sous des rosaces de feuilles d'acanthe, la statue de l'Amour, de Bouchardon: le Dieu, dans toute la beauté et toute la force de l'adolescence, se taille un arc dans la massue d'Hercule [958]. Et plus loin encore, le lac aux bords moelleusement découpés, avec ses ondes tranquilles, sur lesquelles glissent en cadence des gondoles dorées et fleurdelysées, avec leur pavillon aux couleurs de la Reine, rayé bleu et blanc [959], qui vont du Port du Départ au Port du Retour.
Chaque année apporte son contingent dans cette création féerique [960]. En 1776, à quelques pas du palais, c'est le pavillon chinois, et, sous le pavillon, un jeu de bagues, mû par des mécanismes invisibles, cachés dans un souterrain [961], et dont les joueurs, en guise de montures, enfourchent des dragons et des paons, ciselés par Bocciardi [962]. En 1778, le belvédère surgit sur la colline, parmi des buissons de roses, de myrtes et de jasmins [963]. Mique en a donné le plan; la Reine y vient, chaque matin, prendre son déjeuner dressé sur une table de marbre gris, qui repose sur trois pieds de bronze doré. De là, par quatre ouvertures, tournées vers les quatre points cardinaux, elle peut embrasser d'un coup d'œil tout son domaine, et son regard plonge sur la rivière qui, sortie, tout à côté, d'une masse de roches sauvages, vient dormir paresseusement au pied du pavillon, comme si elle ne s'éloignait qu'à regret de ce site enchanteur. Huit sphinx, à tête de femme, en gardent l'entrée; au-dessus des fenêtres, quatre groupes, dus au ciseau de Deschamps, symbolisent les quatre saisons; au-dessus des portes, des attributs de chasse et de jardinage, taillés de la même main. A l'intérieur, le dallage est en marbre blanc, bleu et rose, et sur les murs de stuc courent de légères arabesques, gracieux mélange de trépieds fumants, de carquois, de vases et de bouquets de fleurs. Ici, un chardonneret boit dans une coupe d'onyx; là, deux colombes se poursuivent; ailleurs, un écureuil ronge un fruit, ou un canari s'échappe d'une cage dorée.
Puis, non loin du belvédère, à demi cachée dans un ravin étroit qu'ombragent d'épaisses masses d'arbres, c'est une grotte, à laquelle on n'arrive qu'après mille détours, par un escalier sombre, creusé dans le roc. Le ruisseau qui la traverse y répand une délicieuse fraîcheur; la lumière y pénètre à peine par une crevasse de la voûte: un bocage touffu en interdit la vue aux regards indiscrets; la mousse qui en tapisse les parois et en garnit le fond empêche les bruits du dehors d'y parvenir. C'est le lieu de la retraite et du repos, jusqu'au jour où la Reine y entendra les premiers grondements du 5 octobre [964].
Et maintenant suivez la rivière: dépassez le Temple de l'Amour, poussez jusqu'au lac. Vous ne tarderez pas à apercevoir la création favorite de la Reine, celle qui symbolise le mieux son génie, celle qui est sortie de toutes pièces de son imagination et de son cœur: une création pour laquelle elle a eu deux auxiliaires: son architecte Mique et son peintre Hubert Robert. Ce n'est plus la solitude, comme dans la grotte, c'est la vie, ou du moins l'apparence de la vie, et de la vie pratique et laborieuse. Voici tout un hameau, huit maisonnettes, dont chacune, disposée comme pour loger une famille de paysans, est entourée d'un petit jardin planté de légumes et d'arbres fruitiers [965]. Les toits sont en chaume; les fenêtres, garnies de carreaux à petits plombs; les galeries, en planches découpées sur lesquelles grimpent des chèvrefeuilles et de la vigne vierge [966]. Il y a des hangars pour serrer les récoltes, des escaliers de bois pour monter aux greniers, des bancs de pierre pour s'asseoir. La maison de la Reine, qui communique par une galerie avec la maison du billard, est naturellement la plus belle de toutes; elle a des vases de faïence de Saint-Clément, remplis de fleurs et des treilles en berceau. Non loin, se dresse la tour de Marlborough, qu'a baptisée une vieille chanson, fredonnée par Mme Poitrine, la nourrice du Dauphin [967], et qui reflète dans le lac ses escaliers en spirale, garnis de géraniums et de giroflées [968].
Le hameau est complet; rien n'y manque de ce qui constitue un hameau véritable, ni la ferme, ni la grange, ni le poulailler, ni la maison du jardinier, ni celle du garde, ni le moulin avec sa roue qui tourne. «La Reine et Hubert Robert ont pensé à tout,» disent ceux des historiens de Marie-Antoinette qui ont peut-être le mieux décrit, avec leur style chatoyant, cette ravissante création, «la Reine et Hubert Robert ont pensé à tout, même à peindre des fissures dans les pierres, des déchirures de plâtre, des saillies de poutres et de briques dans les murs, comme si le temps ne ruinait pas assez vite les jeux d'une Reine [969].»
Il y a une vraie ferme, couverte en paille, avec des animaux vivants, de belles vaches suisses, des lapins, des moutons qui bêlent, des pigeons qui roucoulent, des poules qui gloussent. Il y a un fermier nommé Valy, un garde nommé Bercy, un petit garçon qui garde les vaches, une servante qui porte le lait [970]. La laiterie est bâtie au bord du lac qui sert de rafraîchissoir, et si l'eau du lac ne convient pas, on va en puiser d'autre dans sept fontaines, surmontées de figures d'enfants, qui tiennent des cygnes aux ailes déployées. Les tablettes sont en marbre blanc; on y dépose le lait dans des vases de porcelaine, fabriqués à la manufacture de la Reine, dans des moules brisés ensuite [971]. Au hameau, s'il faut en croire un voyageur [972],—mais le témoignage paraît suspect,—le Roi est meunier; la Reine, fermière; Monsieur, maître d'école. C'est la vie de village, comme on l'entendait au XVIIIe siècle [973], telle que Florian l'avait mise à la mode; un poème d'Homère, une églogue de Virgile commentée par un conte de Berquin, où des Nausicaa, parfumées et poudrées à la maréchale, lavent du linge bordé de dentelles avec des battoirs d'ébène, où des Tityres en talon rouge tondent des moutons, enguirlandés de roses, avec des ciseaux d'or. «C'est une bergerie,» dit le chevalier de Boufflers, «où il ne manque que le loup.»
Le hameau est commencé en 1782 et achevé en 1788. Malgré les changements de plans et les obstacles, il s'élève vite [974]; car la Reine est vive dans ses désirs: «Vous connaissez notre maîtresse, écrit le garde du mobilier Fontanieu à l'architecte Mique, elle aime bien à jouir promptement.» Puis, après son achèvement, survient une transformation nouvelle; car, dans la bergerie, pour parler comme Boufflers, le loup est venu, et aux calomnies qui l'assaillent déjà, Marie-Antoinette répond par la charité: dans ce village d'opéra-comique, elle installe douze pauvres ménages, qu'elle entretient sur ses économies [975].
Toutes ces créations de Trianon sont délicieuses. Rien ne peut donner une idée de leur charme enchanteur, qui survit à cent ans de distance, avec une nuance mélancolique, qui est un attrait de plus. Aussi la réputation de ces jardins devient-elle promptement universelle; les poètes les chantent [976], et les amateurs du beau les admirent. Mais, dès le premier jour, la méchanceté des chroniqueurs s'attaque à cette gracieuse fantaisie de la souveraine, qu'elle accuse d'avoir changé le nom de son domaine pour lui donner un nom allemand [977]. La Reine s'en indigne, et à ceux qui ont la simplicité ou l'impudence de lui demander à visiter son Petit Vienne, elle répond par un refus qui est une leçon [978]. Aux autres, Trianon est ouvert, et l'on y afflue de tous côtés, de Paris, de Versailles, de la province, de l'étranger. Pas un voyageur ne traverse la France, sans vouloir pénétrer dans ces jardins d'Armide; pas un n'en sort sans en être ébloui. Arthur Young, qui n'est pas suspect de partialité pour les œuvres de l'ancienne monarchie, et qui examine tout avec le flegme d'un Anglais et le sens pratique d'un agriculteur, reste en extase devant cette végétation puissante et ces merveilleuses collections; il reproche bien à toutes ces charmantes choses un peu d'entassement; mais il convient que «plusieurs parties sont très jolies et très bien exécutées», et que le Temple de l'Amour est «vraiment élégant [979]».
Plus sensible, comme on disait alors, le Russe Karamsine déclare que «le jardin de Trianon est ce qu'il y a de plus beau en fait de jardin anglais»:
«J'avance, dit-il, et je vois des collines, des champs des prés, des troupeaux, une grotte. Fatigué des splendeurs de l'art, je retrouve la nature; je me retrouve moi-même, mon cœur, mon imagination; je respire, humant l'air embaumé du soir, contemplant le coucher du soleil...; je voudrais pouvoir l'arrêter dans sa course, pour rester plus longtemps à Trianon [980].»
La baronne d'Oberkirch qui accompagna en France la comtesse du Nord, n'est pas moins enthousiaste:
«Je fus, le matin, de bonne heure, visiter le Petit Trianon de la Reine. Mon Dieu! la charmante promenade! Que ces bosquets, parfumés de lilas, peuplés de rossignols, étaient délicieux! Il faisait un temps magnifique; l'air était plein de vapeurs embaumées; des papillons étalaient leurs ailes d'or aux rayons d'un soleil printanier. Je n'ai de ma vie passé des moments plus enchanteurs que les trois heures employées à visiter cette retraite [981].»
Enfin, après ces témoignages, de l'Anglais un peu sceptique, du Russe sentimental et de l'Alsacienne femme de goût, veut-on le jugement d'un connaisseur émérite, d'un maître dans l'art difficile de la décoration des jardins? Voici ce qu'écrit, en 1781, le prince de Ligne, le créateur de Belœil et l'un des habitués de Trianon:
«Je ne connais rien de plus beau et de mieux travaillé que le Temple et le pavillon. La colonnade de l'un et l'intérieur de l'autre sont le comble de la perfection du goût et de la ciselure. Le rocher et les chutes d'eau feront un superbe effet dans quelque temps, car je pense que les arbres vont se presser de grandir pour faire valoir tous les contrastes de bâtisse, d'eau et de gazon. La rivière se présente à merveille dans un petit mouvement de ligne droite vers le Temple; le reste de son cours est caché ou vu à propos. Les massifs sont bien distribués et séparent les objets qui seraient trop rapprochés. Il y a une grotte parfaite, bien placée et bien naturelle. Les montagnes ne sont pas des pains de sucre ou de ridicules amphithéâtres. Il n'y en a pas une qu'on ne croirait avoir été là du temps de Pharamond. Les plates-bandes de fleurs y sont placées partout agréablement. Il y en avait une à laquelle je trouvais l'air un peu trop ruban; on doit, je crois, la changer. C'était là le seul défaut que j'eusse remarqué, et cela prouve que, quoique le Petit Trianon soit fait pour l'enthousiasme, ce n'est pas lui qui m'échauffe sur son compte. Il n'y a rien de colifichet, de contourné; rien de bizarre. Toutes les formes sont agréables. Tout est d'un ton parfait et juste. Apparemment que les Grâces ont aussi beaucoup de justesse et réunissent encore cet avantage à tous ceux qui les feront toujours admirer.»
Dans le palais, même élégance, et, pour parler comme le prince de Ligne, même justesse. On y monte par un ample perron, à double rampant, que couronnent des terrasses, garnies de pilastres. Quand on a soulevé le marteau de la porte, on pénètre dans le vestibule où des guirlandes de chêne courent le long des murs [982]. Une tête de Méduse semble en interdire l'accès aux fâcheux. Pour les autres, pour les privilégiés, s'ouvre un vaste escalier aux larges marches de pierres, à la rampe dorée, où des branches de laurier s'entrelacent au chiffre de la déesse du lieu. Au centre se balance une merveilleuse lanterne, formée par des faisceaux de flèches et des attributs champêtres, éclairée par douze lumières que portent de petits satyres assis.
De l'antichambre, qui se présente au haut de l'escalier, on passe dans la salle à manger, dont les boiseries, admirablement fouillées, offrent de tous côtés une succession de fines arabesques, carquois, flèches, guirlandes de fleurs, rameaux de lauriers, sphinx, corbeilles de fruits; les boucs de Pan, à la barbe hérissée de pampres, soutiennent la cheminée de marbre bleu [983]. Au milieu de la pièce, la table faite par Loriot pour Louis XV, qui monte toute dressée par une trappe pratiquée dans le parquet, avec ses quatre servants, auxiliaires discrets qui remplacent et évitent les soins empressés et les regards importuns des valets.
Après la salle à manger, le petit salon orné partout de grappes de raisin, de masques de comédie, de guitares et de tambours de basque. Dans le grand salon, des Amours, souriants et joufflus, se jouent aux angles de la corniche, tandis que sur les murs des branches de lys s'épanouissent dans des couronnes de lauriers [984]. Le meuble est de soie cramoisie galonnée d'or [985]. A la rosace, si délicate et si légère que ses grappes de fleurs et de fruits semblent à peine posées sur le plafond, est suspendu un lustre de cristal, étincelant de mille feux. Dans le cabinet de toilette, deux glaces mobiles, surgissant du parquet à volonté, interceptent la lumière et masquent les fenêtres [986]; au-dessus, une petite bibliothèque, taillée dans l'entresol, en 1780 [987]; à côté, la salle de bains, où l'eau s'épanche dans une baignoire en marbre blanc.
Un petit boudoir, délicieusement sculpté, avec ses trépieds fumants, ses cornes d'abondance, ses colombes posées sur des nids de roses, ses écussons fleurdelysés, ses chiffres M A, que traversent des flèches inoffensives et qu'encadrent des marguerites, conduit à la chambre de la Reine, dont le meuble de poult de soie bleue—cette couleur qui va si bien aux blondes—est confortablement rembourré de duvet d'eider, dont le lit est enfoui sous la dentelle, dont les rideaux sont retenus par des écharpes de satin, frangées de perles et d'argent. Une guirlande de myosotis et de pavots entoure le plafond, et, sur la cheminée, une pendule, où les aigles d'Autriche s'allient à la houlette et au chapeau de bergère, marque les heures fortunées de la souveraine de ces lieux. [988] Le long des murs, quelques toiles de Pater et de Watteau, et surtout deux charmants tableaux, envoyés par Marie-Thérèse [989], où Wertmüller a figuré deux scènes qui sont des souvenirs d'enfance, l'opéra et le ballet exécutés par les jeunes archiducs et archiduchesses au mariage de Joseph II. Dans l'un, les sœurs de la Reine représentent une scène d'opéra; dans l'autre, celle qu'on nommait alors Mme Antoine, vêtue d'un corsage rouge et d'une jupe de satin blanc sur laquelle courent des branches de roses, danse un menuet avec ses frères Ferdinand et Maximilien. Un contemporain prétend qu'il y avait aussi à Trianon, dans la chambre même de la Reine, plusieurs portraits de la famille impériale, où, par je ne sais quelle lugubre fantaisie, les augustes personnages s'étaient fait peindre en religieux creusant leur tombeau [990]. Était-ce pour mêler une pensée grave à ces pensées souriantes, et l'image de la mort à ces emblèmes de plaisir? Était-ce la philosophie de ce poème?
Partout ailleurs, dans le palais, la vie déborde; partout apparaissent ces attributs gracieux qui symbolisent le génie de la Reine pendant ses jours de bonheur: la simplicité et le charme. C'est là que s'épanouit, dans toute sa perfection, ce style qu'on a appelé le style Louis XVI, mais qu'on devrait plutôt appeler le style Marie-Antoinette, car c'est elle qui en a été l'inspiratrice: style exquis qui est resté, depuis un siècle, le type de l'élégance et de la grâce. C'est là que se montre l'influence du goût de la Reine sur le goût et les arts de son temps. Ce n'est plus la sévère grandeur de Louis XIV, ni la mignardise un peu tourmentée de Louis XV; c'est quelque chose qui tient le milieu entre les deux, unissant la pureté des lignes à la délicatesse du décor: solide avec les apparences de la fragilité, gracieux et digne à la fois, harmonieux sans être provocant, arrondi sans être contourné, confortable sans être voluptueux. Souvenirs mythologiques, attributs de l'art et de la nature, scènes champêtres, arabesques de la Renaissance, emblèmes et symboles, fleurs, fruits et feuillage, tout se réunit dans une ornementation qui brille avant tout par l'abondance et la finesse des détails. Les calomniateurs de Marie-Antoinette l'ont accusée d'être restée allemande: jamais elle n'a été plus française qu'à Trianon.
A sa voix, toutes les imaginations sont en travail; tous les arts se donnent rendez-vous pour enfanter des chefs-d'œuvre. Deschamps sculpte les frontons du belvédère et les chapiteaux du temple; Féret et Lagrenée peignent le plafond et les parois de la salle de spectacle et du palais; Dutemps et Leriche les couvrent de dorures. Pour la Reine, Gouttière, le célèbre Gouttière, comme on l'appelle déjà de son vivant, cisèle ses bronzes merveilleux [991]; Houdon taille le marbre; Clodion pétrit ses statuettes. Sous son patronage, Lebœuf fonde une fabrique de porcelaine dans la rue de Bondy [992]. David Roetgers compose des meubles d'une perfection telle que Louis XVI, l'économe Louis XVI, se laisse entraîner à acheter un secrétaire de marqueterie quatre-vingt mille francs [993]. Les bois de rose et de palissandre se marient aux panneaux et aux plaques de Sèvres; les consoles et les tables se surchargent d'une foule de petits objets rares et élégants: groupes en pâte tendre ou dure, potiches de Chine en porcelaine bleu céleste, vases de Vienne en bois pétrifié, coffrets en sardoine brune ou en jaspe sanguin, boîtes en laque du Japon ou en vernis Martin [994]. Tout est souriant, tout est exquis.
Ce n'est pas seulement à Trianon que les fantaisies de la jeune souveraine se donnent carrière, c'est aussi à Fontainebleau. Rien n'est plus gracieux que la série de pièces qui, dans le vieux palais des Valois, constitue l'appartement de la Reine. Mercy, qui en voit les débuts, déclare que «les artistes en différents genres ont épuisé là tout ce que la magnificence, la recherche et le goût peuvent produire de plus curieux et de plus agréable [995]». Tout concourt pour les orner: Lyon envoie pour la chambre à coucher une merveilleuse soierie, couverte d'attributs rustiques: trébuchets et pipeaux, perdrix rouges courant dans les champs, chardonnerets chantant sur une branche de fleurs, paniers de jardinière et ruines de temple. L'architecte Rousseau dirige les travaux [996]; Gouttière plaque sur la commode en bois des îles des bronzes ravissants: grappes de raisin, têtes de lion, enroulements de toutes sortes. Sèvres y ajoute ses transparents médaillons. Au lit, deux génies dorés supportent une couronne au-dessus du chiffre entrelacé de Marie-Antoinette. Dans le salon, un élève de Boucher, Barthélemy, peint la musique et les arts. Dans la salle de bains, il exécute sur glaces de ravissants décors. De joyeux amours, frais et roses, lutinent ensemble, se roulent, se poursuivent, courent après des papillons, saisissent des oiseaux, jonglent avec des fleurs, grimpent le long des roseaux.
Mais la merveille de Fontainebleau, c'est le boudoir, et Mme de Staël n'a pas tort, quand elle écrit à Gustave III que «le cabinet de la Reine est beau dans tous les détails, au delà de tout ce que l'on peut imaginer [997]». Là encore, le décorateur, c'est Barthélemy. Au plafond, il place Flore entourée d'amours et jetant à profusion les produits parfumés de ses riches parterres. Sur les murs, il prodigue les plus charmantes créations de son pinceau; c'est un mélange de génies, d'animaux et de fleurs, de rameaux de lierre et de têtes de lion, de sphinx accroupis et de branches de bluets et de marguerites, de violettes et de lauriers. Sur les portes, Cupidon tend un miroir à sa mère et des groupes de jeunes filles dansent devant un satyre ou retiennent par les ailes un amour prêt à s'échapper. La cheminée en marbre blanc est soutenue par des faisceaux de flèches formant colonnes, et, sur le linteau, un arc, ciselé par Gouttière, est entrelacé de guirlandes de feuillage et de fleurs. S'il faut en croire la tradition, Louis XVI a forgé lui-même les espagnolettes des fenêtres, sur les montants desquelles grimpent des tiges de lierre: Vulcain cette fois a travaillé pour Vénus [998]. Le parquet est tout en acajou moucheté, bois rare alors, qui fait aujourd'hui une impression sinistre: les mouchetures ont l'air de taches de sang.
Mais revenons à Trianon.
Le royaume de Marie-Antoinette est petit: une soixantaine d'arpents environ composent le jardin [999]. L'habitation est plus petite encore: elle n'a guère que douze toises de côté. A l'intérieur, outre les appartements de la maîtresse du lieu, que nous avons décrits, il ne reste plus au second que quelques pièces étroites et basses, presque des chambres de serviteurs. C'est vraiment la maison du sage, qui ne peut contenir qu'un nombre restreint d'amis, et c'est là justement ce que demande la Reine. Elle a créé Trianon pour échapper à Versailles et à Marly; elle y veut être seule avec quelques invités de son choix. Elle n'y est plus la souveraine d'un vaste empire, mais la propriétaire d'un étroit domaine: c'est le charme de la vie privée après les tracas de la vie publique. Là, elle est maîtresse absolue, et aussi haute justicière; mais sa justice, elle ne l'exerce qu'avec clémence: «Quant à l'homme que vous tenez en prison pour le dégât commis, écrit-elle un jour, je vous demande de le faire relâcher, et puisque le Roi a dit que c'est mon coupable, je lui fais grâce [1000].»
Cette simplicité qu'elle a rêvée, cette vie du cœur, à laquelle elle aspire depuis son enfance, cette existence champêtre, dont les emblèmes s'étalent partout autour d'elle, elle veut la réaliser à Trianon. C'est là qu'elle peut dire, à l'exemple de Henri IV: «Je ne suis plus la Reine, je suis moi [1001].» Le matin, elle part de Versailles, accompagnée par un seul valet de pied [1002], elle parcourt son jardin, elle visite ses fleurs, elle fait des bouquets de roses et de chèvrefeuille, et lorsque, le soir, elle reste à coucher dans son petit château, c'est la femme du concierge qui lui sert de femme de chambre [1003]. Le dimanche, elle laisse entrer dans le parc toutes les personnes honnêtement vêtues, principalement les bonnes et les enfants. Là un bal s'organise, un bal rustique, parfois sous une tente, comme au village [1004], parfois dans la grange du hameau [1005]; la Reine y prend part, danse une contredanse pour mettre tout le monde en train; puis elle appelle les bonnes, elle se fait présenter les enfants, elle s'informe de leur famille, elle les comble de bonbons et de caresses [1006]. Les enfants, elle les aime tant, elle voudrait tant en avoir à elle qu'à la fin de 1776 elle adopte un petit paysan dont la joyeuse figure et la bonne humeur l'ont frappée. Puis elle donne des fêtes, et un jour le parc est transformé en une sorte de champ de foire, où les dames de la Cour sont marchandes, où la Reine est limonadière, avec théâtres, parades et boutiques bordant les avenues [1007]. Elle organise des voyages à Trianon, non pas des voyages comme ceux de Marly, qui sont si guindés et qui coûtent si cher, mais des voyages où elle s'installe chez elle avec quelques intimes seulement; car, nous l'avons dit, sa maison est petite et ne se prête pas à une nombreuse compagnie. Mme Élisabeth en est toujours, puis Mme de Polignac et sa société, plus rarement Mme de Lamballe. Le Roi y vient à pied, sans capitaine des gardes, mais n'y couche jamais. Monsieur y apparaît quelquefois, le comte d'Artois souvent. Les invités arrivent à deux heures pour dîner et retournent à Versailles pour minuit [1008].
Là, point d'apparat, point d'étiquette. Pas de Maison, mais des amies. La Reine entre dans son salon, sans que les dames quittent leur métier, sans que les hommes interrompent leur partie de billard ou de trictrac. C'est la vie de château, dans toute sa liberté aimable, telle que Marie-Antoinette l'a toujours rêvée, telle qu'on la pratique dans cette patriarcale famille des Habsbourg, qui n'est, a dit Gœthe, que la première famille bourgeoise de son empire. On se rassemble pour le déjeuner, qui tient lieu de dîner; puis on joue, on cause, on se promène et l'on se réunit de nouveau pour le souper, qui a lieu de bonne heure [1009]. Plus de costumes luxueux, plus de ces coiffures compliquées, dont la hauteur exagérée force les architectes à grandir les dimensions des portes et provoque les gronderies de Marie-Thérèse. Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille, voilà la toilette de Trianon: toilette fraîche et charmante, qui fait admirablement ressortir la taille souple et le teint éblouissant de la déesse du lieu, mais dont l'extrême simplicité met en rumeur les fabricants de soieries de Lyon, délaissées pour les toiles d'Alsace [1010]. Là, plus d'amusements bruyants, plus de pharaons ruineux qui compromettent la cassette de la Reine, plus de ces petits jeux dont on avait pris le goût chez la duchesse de Duras, la guerre-pampan, le colin-maillard, le descampativos [1011], dont avait médit la chronique. A Versailles et à Marly, ce sont les plaisirs de la Cour; à Trianon, ce sont les plaisirs de la campagne, les bals champêtres, comme ceux dont nous venons de parler, la danse sur l'herbe, le billard, le jeu de bagues, les courses sur le gazon.
La Reine prend au sérieux son rôle de fermière: elle a ses vaches, Brunette et Blanchette, qu'elle trait elle-même dans des vases de porcelaine; elle a un beau bouc blanc à quatre cornes et des chèvres blanches qu'on a fait venir de Fribourg [1012]; elle a ses pigeons et ses poules aux quels elle donne à manger; elle a ses parterres qu'elle arrose. On passe de la laiterie à la grange, de la grange au moulin; on va manger des œufs frais à la ferme, boire du lait chaud à l'étable; on pêche dans la rivière, on traverse le lac en gondole, et, quand on est las de tout ce mouvement, on revient s'asseoir à l'ombre, en respirant le parfum des fleurs et en travaillant; car on ne reste pas inactif à Trianon. Les femmes brodent, font de la tapisserie ou filent leur quenouille; les hommes tressent du filet, lisent ou se promènent en causant. Vie charmante, où le temps s'écoule sans qu'on s'en aperçoive, où l'on oublie les intrigues et les soucis de Versailles, où l'on se regarde et s'écoute vivre. Vie plus charmante encore, lorsque Dieu a exaucé les vœux les plus ardents de la Reine et que le premier rayon de la maternité a brillé sur son front. Car alors ce n'est plus seulement le calme et l'amitié qu'elle vient chercher à Trianon, c'est la santé de ses enfants qui s'ébattent joyeusement sur les pelouses, lutinant leurs chèvres, cherchant des nids, bêchant leur jardin [1013], respirant le grand air, se développant en toute liberté et puisant dans cette liberté et ce grand air la vigueur et la bonne mine. Et, à partir de cette époque, Trianon est plus en vogue que jamais, et il n'y a guère de jour où la Reine ne s'y rende de Versailles, soit le matin, soit dans l'après-midi [1014]. C'est là qu'elle vient achever son rétablissement après les rudes et dramatiques couches auxquelles elle doit Madame Royale; c'est là qu'elle voit grandir dans les bras de Mme Poitrine ce Dauphin tant souhaité, dont la naissance adoucit le chagrin de la mort de Marie-Thérèse, et dont les poètes, par une délicate flatterie qui va droit au cœur maternel, associent le nom à l'éloge des bosquets qui ombragent ses premiers pas [1015].
Voilà les jouissances intimes; mais, à côté, il y a les réjouissances officielles, celles qu'on destine aux têtes couronnées. Pas un souverain, pas un grand personnage ne voyage en France, sans que la Reine veuille lui faire elle-même les honneurs de son domaine. Que ce soit Joseph II, le prince de Hesse-Darmstadt, le comte du Nord, le roi de Suède, il y a fête à Trianon. Cela fait partie en quelque sorte du programme ordinaire des plaisirs qu'on offre aux étrangers de distinction. Puis il y a les fêtes moins bruyantes, celles qu'on donne au Roi, qui les apprécie beaucoup; car, pas plus que sa femme, il n'aime le faste et la représentation. Trianon, pour lui, comme pour la Reine, c'est la simplicité, c'est aussi l'économie en comparaison de Fontainebleau et de Marly. Parfois on invite quelques seigneurs, ou quelques dames de la Cour, comme le maréchal de Noailles, la duchesse de Cossé [1016], la marquise de Sabran, souvent même des femmes de Paris [1017]. Il y a alors illumination des bosquets «avec ces lampions couverts qui donnent une lumière si douce et des ombres si légères, que, dit un témoin oculaire, l'eau, les arbres, les personnes, tout paraît aérien [1018].»
Après l'illumination, souper, spectacle, ballet, promenades dans le jardin, qui se prolongent assez tard dans la nuit [1019]. Mais ce qui rend ces réunions plus attrayantes, c'est l'affabilité de la Reine. Elle s'ingénie à marquer à ses invités des attentions particulières, et chacun sort séduit de ce lieu de délices, plus séduit encore par la bonté et la grâce de la propriétaire. Mercy lui-même, qui voyait avec méfiance certaines innovations introduites à ces fêtes, convenait qu'elles étaient «charmantes par l'agrément que la Reine y apportait».—«Pourvu qu'elles ne deviennent ni trop fréquentes ni trop coûteuses, ajoutait-il, elles ne peuvent contribuer qu'à faire régner à la Cour le ton et le genre d'amusement qui lui est convenable [1020].»
On ne se promène pas seulement à Trianon, on y cause et on y lit. Quoique Mme Campan prétende que Marie-Antoinette a peu fait pour les lettres et les arts, il est certain qu'elle avait du goût pour les jouissances de l'esprit; elle se plaisait à encourager les auteurs. Elle protégeait la Harpe [1021] et lui faisait donner une pension de douze cents livres [1022]; elle patronnait Delille [1023], et, en reconnaissance, le poète chantait les jardins de Trianon; elle riait à la lecture des vers badins de Gresset [1024], disait un mot charmant au peintre Vernet: «Monsieur Vernet, c'est toujours vous qui faites la pluie et le beau temps,» obtenait une gratification de douze cents livres pour un petit-neveu du grand Corneille, que lui recommandait la Comédie-Française [1025], faisait faire à ses frais, à l'imprimerie Royale, une magnifique édition du poète favori de son enfance, Métastase, et en envoyait un exemplaire à l'illustre écrivain [1026]. Elle applaudissait à l'École des Pères, et, après la représentation, ordonnait au maréchal de Duras de féliciter le compositeur du drame du ton de décence et de morale qui se remarquait dans son œuvre [1027]. Elle faisait jouer par la Comédie-Française le Méléagre de Lemercier, assistait à la première représentation et voulait avoir le jeune auteur près d'elle dans sa loge «pour mieux jouir d'un succès dont elle ne doutait pas et qui, en effet, répondit à ses vœux [1028].» Elle accordait une pension à Chamfort et le lui annonçait avec des paroles si flatteuses que l'auteur de Mustapha et Zéangir, dans l'élan de son enthousiasme, jurait—serment bien fugitif—qu'il ne pourrait jamais l'oublier [1029].
Mais elle ne pardonnait pas à Voltaire ses attaques contre la vieille foi de la France, et si elle n'allait pas jusqu'à le traiter d'extravagant, comme sa mère [1030], elle lui manifestait peu de sympathie. Lorsqu'au printemps de 1778 le philosophe fit, à Paris, ce voyage qui ne fut qu'un long triomphe, elle refusa nettement de le recevoir à Versailles. Quoi que pût dire le public, quoi qu'aient pu affirmer les chroniqueurs, quelles que fussent d'ailleurs les sollicitations des amis de Voltaire, elle déclara «qu'elle ne voulait en aucune façon d'un homme dont la morale avait occasionné tant de troubles et d'inconvénients [1031]». Le fait a été contesté; il est positif aujourd'hui.
Ses jugements, toutefois, n'étaient pas toujours aussi fermes, ni ses affections, comme ses répugnances littéraires, aussi motivées. Si un jour, en lisant le Numa Pompilius de Florian, le peintre pourtant de ses bergeries, elle laissait échapper ce mot piquant et vrai: «Je crois manger de la soupe au lait [1032]», d'autres fois, ses appréciations étaient moins heureuses, comme il arriva pour cette pièce de Dorat-Cubières, qui, trouvée charmante, lorsque Molé l'avait lue dans le cabinet de la Reine, fut estimée si mauvaise, lors de sa représentation à Fontainebleau, que le Roi, pour la première fois, fit baisser le rideau avant la fin de la comédie [1033], ou pour le Connétable de Bourbon, du comte de Guibert, qui, malgré la protection royale, échoua complètement, au mariage de Mme Clotilde [1034]. Mais la Reine n'avait pas de prétentions, et elle était la première à rire de ses mécomptes [1035].
Parmi tant d'amusements, où se jouait une fantaisie, parfois un peu mobile, il était un goût qui persistait malgré tout, c'était le goût de la musique. Marie-Antoinette l'avait eu dès sa jeunesse. Enfant, elle avait joué avec Mozart, et reçu les leçons de Gluck [1036]. Dauphine, à son arrivée en France, elle étudiait le clavecin tous les jours [1037], donnait chez elle de petits concerts [1038], chantait chez Mme Clotilde [1039], et se plaisait à jouer de la harpe [1040]. Reine, au milieu même des entraînements que lui reprochait sa mère, elle continuait ses leçons de musique et ses concerts. Les leçons duraient parfois deux heures, et le concert du soir servait de répétition à la leçon du matin. Ses progrès étaient réels, et son plaisir si vif que Mercy craignait qu'il ne nuisît à des occupations plus sérieuses [1041]. Même à Fontainebleau qui,—la jeune femme l'avouait elle-même,—était le moment de la plus grande dissipation, elle avait deux professeurs de musique, l'un de harpe et l'autre de chant [1042]. A Paris, elle allait de préférence à l'Opéra et à la Comédie-Italienne, et c'est aussi pour lui plaire que l'Opéra avait consenti à faire venir de Vienne le célèbre maître de chapelle, Gluck.
Gluck était pour Marie-Antoinette plus qu'un grand compositeur, c'était un souvenir, un souvenir de son enfance et de son pays; c'était aussi l'espoir d'une réforme dans l'art français, qu'elle trouvait monotone. Aussi, dès le début, l'encourage-t-elle de toutes ses forces; elle le prend sous sa haute protection; elle fait mettre à l'étude son Iphigénie en Aulide [1043], et le jour où la pièce est enfin jouée, le 19 avril 1774, elle l'applaudit jusqu'à avoir «l'air de faire une cabale [1044]». Elle fait donner à l'illustre auteur une pension de six mille francs [1045]; elle le protège contre ses ennemis; elle soutient de ses bravos, malgré la froideur des spectateurs, la première représentation d'Alceste, et lorsqu'une coterie hostile appelle Piccini pour l'opposer à Gluck, lorsque le public volage et frondeur semble abandonner le compositeur allemand pour le maëstro italien, elle prend parti pour le maître de sa jeunesse. Dès son arrivée, elle lui a accordé les entrées à sa toilette, et tout le temps qu'il y reste, elle ne cesse de lui adresser la parole; elle l'interroge avec bonté sur ses travaux, et le grand musicien, chez qui la malveillance des critiques ne peut ébranler la foi en son génie, lui répond avec un imperturbable aplomb: «Madame, Armide sera bientôt fini, et vraiment ce sera superbe.» Malgré un premier accueil indécis, les applaudissements du public ne tardèrent pas à justifier la confiance de Gluck et la protection de la Reine [1046].
Le prince d'Hénin, celui qu'on appelle le Nain des princes, se permet-il d'interpeller cavalièrement Gluck chez Sophie Arnould; le duc de Nivernais relève le gant pour se faire bien venir de la souveraine, et si l'affaire s'arrange, c'est que le prince, auquel Marie-Antoinette a fait dire qu'elle sait d'où viennent les torts et insinue qu'il ait à les réparer, consent à faire au compositeur une visite qui est une excuse [1047]. Et quand le duc de Noailles, plus capable mais non moins vif que le prince d'Hénin, s'écrie que l'Électre de Lemoyne ne vaut pas le diable, puisque l'auteur est un élève de Gluck, c'est la Reine elle-même qui prend contre le vieux courtisan la défense du professeur et de son disciple [1048].
Enfin, lorsque, au bout de cinq ans, le grand homme, aigri et découragé, après l'insuccès d'Écho et Narcisse, s'apprête à quitter Paris, sa royale élève lui fait promettre de revenir et lui décerne, comme cadeau d'adieu, le titre de maître de musique des Enfants de France [1049].
Mais la Reine n'est pas exclusive; elle ne protège pas seulement Gluck, elle accueille aussi son rival, Piccini, auquel elle pardonne même d'avoir eu un instant l'appui de Mme du Barry [1050]. Elle ne se sert de la lutte des deux compositeurs que pour imprimer au goût de la musique en France un nouvel essor; tout en conservant ses préférences, elle distribue à l'un et à l'autre ses faveurs. A peine Piccini est-il arrivé en France, qu'elle le reçoit; elle prend de lui des leçons de chant deux fois par semaine [1051], et lui assure, avec le titre de compositeur de ses spectacles lyriques, un traitement de quatre mille livres qu'il touchait encore au commencement de la Révolution [1052]. Elle tient à avoir la primeur des deux premiers actes de Roland, qu'elle lui fait répéter en sa présence. Le prince de Ligne a raconté que, voulant alors chanter devant le maître italien qu'elle avait prié de l'accompagner, elle choisit par inadvertance un morceau de l'Alceste de Gluck. «Mais, ajoute le prince, la grâce qu'elle mettait à réparer ces petits malheurs, qui lui arrivaient souvent, par une sorte d'ingénuité qui lui allait si bien, peignait la bonté et la sensibilité de la plus belle des âmes, qui ajoutaient des charmes à sa figure, sur laquelle on voyait se développer en rougissant ses jolis regrets, ses excuses et souvent ses bienfaits [1053].»
Avec Gluck et Piccini, c'est Grétry, dont la musique légère lui plaît infiniment. Elle accepte d'être marraine de la fille du compositeur; elle lui donne son nom; elle la fait venir tous les mois à Versailles pour la combler de présents et de caresses, et, lorsqu'elle va au théâtre, après les trois révérences d'étiquette au public, elle cherche des yeux sa filleule et lui envoie un baiser, aux applaudissements des spectateurs [1054].
Plus tard, lorsque Gluck aura définitivement quitté Paris pour Vienne, sans que les instances royales les plus pressantes puissent l'en rappeler [1055], ce sera Sacchini que la Reine soutiendra énergiquement à la fois contre l'opposition sourde du comité de l'Opéra et la malveillance de l'intendant des Menus-Plaisirs, Papillon de la Ferté; Sacchini, dont le Dardanus sera représenté pour la première fois sur le théâtre de Trianon [1056].
Ce sera Lemoyne, qu'elle honorera de ses faveurs, en même temps que Sacchini. Ce sera l'élève de Gluck, Salieri, dont les Danaïdes, attribuées à la collaboration du maître, ramènent à l'Opéra la Reine, avide d'applaudir un nouveau chef-d'œuvre de son vieux professeur [1057]. Mme Campan exagère sans doute quand elle attribue à Marie-Antoinette le degré de perfection qu'atteignit alors la musique française. Mais ce qui est certain, c'est qu'elle y a beaucoup contribué par son patronage et tiré notre scène lyrique de sa vieille routine, pour y introduire un nouveau genre. Son goût n'a pas toujours eu le mérite infaillible que ses amis lui accordaient; il n'en est pas moins vrai,—un critique compétent l'a reconnu,—que, parmi les ouvrages qu'elle a couverts de sa protection, «elle n'a généralement ni mal choisi ni mal jugé [1058].»
Après les compositeurs, les artistes. La Reine est pleine de bienveillance pour la Saint-Huberty, qui le mérite, sinon par son caractère, du moins par son talent. Elle fait accorder à Mlle Trial 1500 livres de gratification annuelle [1059]. Lorsque Garat débarque de Bordeaux à seize ans, et fait sensation à Paris, elle veut aussitôt l'entendre; elle l'envoie prendre dans un carrosse à six chevaux [1060]; elle lui obtient, sur la cassette du Roi, une pension de six mille francs pour payer ses dettes; elle pousse même la complaisance,—elle s'en repentit plus tard,—jusqu'à chanter avec lui. Elle accueille de même Michu, de la Comédie-Française; elle l'admet dans son intimité et manifeste un plaisir extrême à l'écouter; elle ne l'écoute pas seulement, elle lui demande des leçons [1061], et c'est grâce à ces leçons qu'elle passe de la musique à un nouvel amusement, où nous devons la suivre, et qui nous ramène à Trianon: le théâtre.
Marie-Antoinette, toute jeune encore, avait montré un goût très vif pour le théâtre. Quand elle n'était encore que Dauphine, elle avait, on s'en souvient, organisé avec ses beaux-frères et belles-sœurs de petites représentations dans ses appartements particuliers, et la seule crainte du vieux Roi avait mis un terme à ce genre de plaisir qui divertissait fort les jeunes ménages. Devenue Reine, elle renonça pour quelque temps à ses velléités de monter elle-même sur la scène, mais elle conserva son amour du théâtre. A Marly, on improvisait une salle de comédie dans une grange, et la Montansier venait y jouer [1062]. A Trianon, lorsque le théâtre eut été construit, en 1778, il n'y avait pas de fête sans spectacle. A Choisy, dans les petits voyages, il y avait aussi presque toujours spectacle et souvent deux fois par jour: le matin, opéra, comédie française ou italienne à l'heure ordinaire; le soir, à onze heures, représentation de parodies, où les premiers sujets de l'Opéra paraissaient sous les traits et dans les costumes les plus bizarres. Une danseuse célèbre, la Guimard, était chargée des premiers rôles; sa maigreur extrême et sa petite voix rauque ajoutaient encore au grotesque des personnages qu'elle jouait [1063].
Mais la Reine appréciait peu ces sortes de divertissements que Louis XVI en revanche aimait beaucoup [1064]. Sa nature fine et distinguée s'accommodait mal de ces parades, parfois grossières [1065]. «N'est-ce que cela?» disait-elle en bâillant, à la représentation sur le théâtre de Versailles d'une facétie intitulée: Les battus paient l'amende, qui avait eu un grand succès à Paris [1066].
La comédie de société était alors plus que jamais en vogue. Dans tous les hôtels, dans tous les châteaux, il y avait un théâtre et une troupe d'amateurs, organisée comme une vraie troupe, s'exerçant comme elle, répétant comme elle et prenant des leçons d'acteurs en renom. De la Cour, la contagion avait gagné l'armée, et il avait fallu une ordonnance du ministre de la guerre pour arrêter un entraînement auquel bien des officiers sacrifiaient leur métier [1067].
Certains grands seigneurs avaient même, en dehors de leur habitation ordinaire, une petite maison de campagne, située au milieu des jardins et spécialement destinée aux exercices dramatiques. Le duc d'Orléans, petit-fils du Régent, avait un théâtre de ce genre à Bagnolet et au faubourg du Roule [1068], et c'est là qu'avaient été représentées la plupart des comédies de Collé, dans lesquelles le pieux époux de Mme de Montesson ne dédaignait pas d'accepter un rôle. Le prince de Condé en faisait autant à Chantilly [1069] et Mme Élisabeth elle-même jouait Nanine avec ses amies [1070].
Ce que les princes du sang faisaient, ce que le grand Roi avait autorisé par son exemple, Marie-Antoinette voulut le faire aussi. La guerre, à cette époque, retenait loin de Versailles tous les militaires; l'été rappelait un grand nombre de courtisans dans les châteaux [1071]; les amusements devenaient rares à la Cour. La Reine songea à ce moyen nouveau pour rompre la monotonie d'une existence qui se traînait péniblement. Comme le duc d'Orléans, elle résolut d'avoir et elle eut son théâtre et sa troupe. Le théâtre, nous l'avons décrit plus haut; la troupe, c'étaient les familiers de la société Polignac: la favorite d'abord; sa fille, la duchesse de Guiche; sa cousine, Mme de Châlons; ses belles-sœurs, la comtesse Diane et la comtesse de Polastron. Mme Campan raconte qu'il fut convenu qu'à l'exception du comte d'Artois, aucun homme ne serait admis dans la troupe [1072]. Si cette résolution fut prise, elle ne tint pas; car, dès le premier jour, nous trouvons parmi les acteurs le comte d'Adhémar, le comte Esterhazy, M. de Polignac [1073], auxquels vinrent se joindre presque aussitôt le comte de Vaudreuil, le duc de Guiche, le bailli de Crussol. L'ordonnateur pour tous les détails du spectacle fut le secrétaire des commandements de la Reine, M. Campan, au grand mécontentement du duc de Fronsac, qui, voyant là une atteinte à ses prérogatives de premier gentilhomme de la Chambre, fit des représentations par écrit et ne s'attira que cette réponse sans réplique: «Vous ne pouvez être premier gentilhomme, lorsque nous sommes les acteurs; je vous ai fait connaître mes volontés sur Trianon; je n'y tiens point de cour; j'y vis en particulière et M. Campan sera toujours chargé des ordres relatifs aux fêtes intérieures que je veux y donner.» Le duc ne se tint pas pour battu, et, toutes les fois qu'il venait à la toilette de la Reine, il ne manquait pas de lancer quelque pointe contre son «collègue» Campan. La Reine haussait les épaules, et quand il était parti: «Il est affligeant, disait-elle, de trouver un si petit homme dans le fils du maréchal de Richelieu [1074].»
Les professeurs furent Dazincourt, Caillot, acteur célèbre alors mais depuis longtemps retiré du théâtre, et Michu, de la Comédie-Italienne [1075]; le premier pour la comédie, les deux autres pour l'opéra-comique.
Quand l'auguste troupe se crut suffisamment exercée, elle fit ses débuts le 1er août 1780, et tout d'abord elle s'attaqua à deux des pièces les plus en renom de cette époque, où par conséquent la comparaison était le plus dangereuse avec les acteurs de profession: le Roi et le Fermier, de Sedaine et Monsigny, et la Gageure imprévue, de Sedaine. «La Reine, dit Grimm, qui, dans sa Correspondance, parle de cette première représentation, la Reine, à qui aucune grâce n'est étrangère, et qui sait les adopter toutes, sans perdre jamais celle qui lui est propre, jouait dans la première pièce le rôle de Jenny et dans la seconde celui de la soubrette [1076].» Il n'y eut d'autres spectateurs que le Roi, les princes et les princesses de la famille royale, sans aucune suite; dans le parterre, les gens de service en sous-ordre, comme femmes de chambre, valets de chambre et huissiers, qui se trouvaient à Trianon, en raison de leur service momentané [1077], en tout une quarantaine de personnes. A travers les louanges un peu emphatiques de Grimm, et malgré l'inexpérience des artistes, il est facile de voir que le succès de cette première soirée fut satisfaisant. Le Roi s'amusa beaucoup, les acteurs furent enchantés. Dix jours après, on recommença dans l'opéra-comique de Sedaine et Monsigny: On ne s'avise jamais de tout, et la comédie de Barthe, les Fausses infidélités, puis, le 6 septembre, dans l'Anglais à Bordeaux et le Sorcier. Cette fois la Reine aurait voulu, pour autoriser plus encore aux yeux du public des amusements dont elle était vivement éprise, que sa belle-sœur, Madame, se mêlât à la troupe. Madame ne demandait pas mieux, plus peut-être par politique que par goût; mais Monsieur s'y opposa formellement. En revanche, le Roi ne dissimulait pas le plaisir qu'il prenait à ces divertissements; il y prolongeait ses soirées, ne paraissant nullement pressé de se retirer à son heure ordinaire [1078], assistait même aux répétitions, et, quand la Reine exécutait des morceaux de son rôle, il donnait le signal des applaudissements [1079]. Le spectacle durait jusqu'à neuf heures et était suivi d'un souper, restreint à la famille royale et aux acteurs et actrices. Au sortir de table, la Cour se séparait et il n'y avait point de veillée [1080].
Encouragé par cette approbation, on tenta une nouvelle épreuve le 19 septembre. Au dernier moment, la Reine avait voulu remettre la représentation, à cause d'une indisposition de sa fille. Ce fut le Roi qui déclara que l'état de la jeune princesse n'avait rien de grave et qu'il ne fallait rien changer aux amusements de la journée [1081]. Cette fois, on avait choisi deux pièces qui avaient fait fureur à la Comédie-Italienne et à l'Opéra: Rose et Colas, de Sedaine et Monsigny, et le Devin du village de Rousseau. Dans cette dernière pièce surtout, on ne s'exposait pas seulement à un rapprochement avec les premiers artistes de l'Opéra, on évoquait le souvenir dangereux de l'excellente troupe de Mme de Pompadour. La comparaison toutefois ne semble pas avoir été trop défavorable. Le comte d'Adhémar provoquait bien quelques sourires ironiques avec sa voix chevrotante et ses cheveux blancs un peu déplacés dans le rôle du berger Colin, et la Reine avait le droit de dire qu'il était bien difficile que la malveillance pût trouver à reprendre dans le choix d'un pareil amoureux [1082]. Mais le comte de Vaudreuil, le meilleur acteur de société qu'il y eût à Paris, suivant Grimm, rendait bien le rôle du devin, et Mercy, qui, sur le désir formel de Marie-Antoinette, assistait à cette représentation dans une loge grillée, et qui cependant blâmait au fond ce genre de divertissement, Mercy écrivait à Marie-Thérèse, alarmée comme lui de ce nouveau plaisir de sa fille:
«La Reine a une voix très agréable et fort juste; sa manière de jouer est noble et remplie de grâce. En total, ce spectacle a été aussi bien rendu que peut l'être un spectacle de société. J'observai que le Roi s'en occupait avec une attention et un plaisir qui se manifestaient dans toute sa contenance; pendant les entr'actes, il montait sur le théâtre et allait à la toilette de la Reine [1083].»
Le public était moins facile que le Roi et plus exigeant que Mercy; blessé de n'être pas admis à ces représentations intimes, il les critiquait avec aigreur et la chronique, toujours mal disposée, s'emparait avidement de mille anecdotes suspectes, inventées par les mécontents. On racontait que le Roi, qui, disait-on, n'assistait à ces spectacles que par complaisance, n'avait pas craint de siffler son auguste compagne [1084]. On prétendait que la Reine, ennuyée de n'avoir pas plus de spectateurs, avait fait entrer les gardes du corps et qu'à la fin de la soirée, s'avançant sur le devant de la scène, elle avait poussé l'oubli de sa dignité jusqu'à dire: «Messieurs, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous amuser; j'aurais voulu mieux jouer pour vous donner plus de plaisir [1085].» Ces anecdotes étaient fausses; les documents les plus sérieux permettent de l'affirmer aujourd'hui [1086]; elles n'en circulaient pas moins dans le public, d'autant plus acceptées qu'elles étaient plus méchantes, et nuisant à la considération de la souveraine.
Interrompus en 1781 par une indisposition de Marie-Antoinette ou peut-être par suite des observations de Mercy, les spectacles de Trianon furent repris en 1782 avec le Sage étourdi, de Boissy, et la Veillée villageoise, de Piis et Barré; en 1783, avec le Tonnelier, d'Audinot, et les Sabots, de Sedaine, puis avec Isabelle et Gertrude, de Favart, et les Deux chasseurs et la Laitière d'Anseaume et Duni. La Reine s'occupait de tous les détails; elle surveillait les moindres apprêts et faisait elle-même repeindre les décors qui lui semblaient insuffisants ou passés. Elle était en un mot le directeur suprême de sa troupe et se montrait jalouse de son autorité. «Mon petit spectacle de Trianon, écrivait-elle, me paraît devoir être excepté des règles du service ordinaire [1087].» Mais la rigueur salutaire des premières représentations s'était relâchée. L'assistance qui s'était d'abord strictement bornée à la famille royale, et dans le parterre à quelques femmes de service, s'était étendue peu à peu. La porte qui, en 1780, s'était fermée même devant la princesse de Lamballe [1088], avait fini par s'ouvrir devant quelques dames de la Cour, puis devant les officiers des gardes du corps, et les écuyers du Roi et de ses frères. On avait commencé par quarante spectateurs, on finissait par deux cents.
Quelle était, au fond, la valeur artistique de cette troupe de Trianon? Au milieu de tant d'appréciations contradictoires, les unes sévères par méchanceté, les autres peut-être laudatives par flatterie, il est difficile de porter un jugement. Il semble pourtant que celui de Mercy est le plus impartial: la troupe de Trianon ne valait ni plus ni moins que les troupes ordinaires d'amateurs. Le comte d'Artois déployait un talent assez agréable, le comte de Vaudreuil se montrait bon acteur. Quant à la Reine, si un spectateur, au témoignage de Bachaumont—et l'anecdote nous paraît très suspecte—disait d'elle que c'était royalement mal joué [1089], le chevalier de Lille, fin connaisseur, qui la voyait dans la Veillée villageoise, écrivait qu'elle jouait à ravir son rôle de Babet [1090]. Il paraît certain toutefois que les augustes acteurs avaient plus de succès dans la comédie que dans l'opéra-comique et qu'ils ne se faisaient pas d'illusions sur leurs aptitudes lyriques.
Est-ce cette confiance dans leurs talents de comédiens qui les engagea à aborder, en 1785, la fameuse comédie de Beaumarchais, le Barbier de Séville? Le Barbier de Séville sera le dernier essai de la royale troupe; c'est la clôture du théâtre de Trianon. Mais cette représentation, qui fut une imprudence, appartient déjà aux jours sombres et nous n'en sommes qu'aux jours joyeux. Nous n'en parlerons donc que plus tard et, pour aujourd'hui, nous nous contenterons d'écouter les grondements, encore sourds, de l'orage qui s'amoncelle dans le lointain.
La malveillance qui n'a cessé de poursuivre Marie-Antoinette depuis son entrée sur le sol de France, qui s'est acharnée après tous ses actes et toutes ses paroles, s'est plus spécialement attaquée à Trianon parce que, plus que tout le reste, Trianon c'était elle-même. On a affecté de voir dans les embellissements apportés par la Reine à sa résidence favorite une des causes, la cause principale même, du déficit du trésor, et cette rumeur, née à Versailles dans un petit cercle de mécontents, propagée à Paris et dans la province, a prolongé ses échos jusque dans le réquisitoire de Fouquier-Tinville, jusque dans les questions de Dumas, qui, au tribunal révolutionnaire, a interrogé la Reine sur les millions engloutis à Trianon. Ces millions se réduisent à un et demi ou deux au plus, répartis sur une quinzaine d'années, de 1776 à 1790. Il a été prouvé que la dépense moyenne, nécessitée par la création ou la conservation de tant de fantaisies charmantes, n'a guère dépassé par an cent ou cent vingt mille livres [1091]. Le gros œuvre des bâtiments n'a pas atteint un total de cinq cent mille livres; la décoration ne peut être évaluée à plus de deux cent cinquante mille. Le compte du sculpteur Deschamps, par exemple, qui couvrit de ses arabesques les murs et les frontons de ces ravissantes fabriques, ne s'est élevé, du 6 octobre 1777 au 15 septembre 1786 qu'à 113.665 livres 12 sous et n'a été achevé de régler que le 31 août 1791. Mercy lui-même qui, dans ses rapports à Marie-Thérèse, se montrait alarmé de ce que pourrait coûter à la Reine son nouveau domaine, n'estime les frais du parc anglais qu'à cent cinquante mille livres [1092]. Une note de M. d'Angivilliers, conservée aux Archives, constate qu'en 1777 le devis total de l'établissement du jardin de Trianon, «dont, dit-il, la Reine a le plus grand empressement de jouir,» s'élève à 352.275 livres 10 sous 10 deniers [1093]. Si l'on veut entrer dans quelques détails, l'entretien des jardins qui, sous Louis XV, dépassait trente mille livres, n'était, en 1775, que de douze mille, en 1777 que de quinze mille et n'arrivait plus, à la fin, qu'à 6476 livres 12 sous [1094]. Le pavillon chinois et le jeu de bagues coûtaient quarante et une mille livres [1095]; le rocher d'où sort la rivière, neuf mille; le belvédère, cette exquise merveille, soixante-cinq mille environ [1096]. Qu'était-ce à côté des dépenses des financiers du temps, de Boutin à Tivoli, ou de Laborde à Méréville? Le théâtre même de la Reine, qui a excité tant de critiques, et quelques-unes peut-être avec raison, ce théâtre, avec sa troupe peu nombreuse, son orchestre restreint, sans chœurs, sans représentations suivies, qu'était-il à côté de celui de la duchesse du Maine à Sceaux, et surtout de celui des Petits-cabinets de Mme de Pompadour [1097], monté avec le plus grand luxe et qui en six ans n'avait pas donné moins de soixante ouvrages, dont plusieurs avaient été joués jusqu'à cinq et six fois [1098]?
Il faut avouer cependant que, si la méchanceté a singulièrement grossi les prétendues prodigalités de la Reine dans son gracieux domaine, Trianon ne fut pas pour elle sans inconvénients. Les amis les plus dévoués de Marie-Antoinette regrettaient, et elle regretta elle-même plus tard [1099], ce goût pour le théâtre qui l'entraînai à fréquenter des comédiens, à recevoir leurs conseils, à jouer leurs rôles. Il semblait peu compatible avec la majesté du trône qu'une reine se travestît en soubrette. Dans le public, c'était pis encore. Le peuple, qui pardonne facilement les dépenses, même folles, dont il jouit, est toujours disposé à exagérer celles dont il ne jouit pas. Exclu des fêtes de Trianon, il y voyait des prodigalités ruineuses et comme une insulte à sa misère. De là, ces légendes malveillantes qui incriminaient tous les actes de Marie-Antoinette, ses promenades, ses paroles, ses affections, qui lui imputaient des légèretés et des ridicules imaginaires et qui trouvaient si facilement accès dans les esprits prévenus. On brûlait quelques paquets de branches sèches pour illuminer le parc lors du voyage de Joseph II; aussitôt l'opinion s'élevait contre ces excès inouïs et les trois mille fagots se transformaient, dans l'imagination populaire, en une forêt tout entière [1100].
La Cour n'était pas moins en rumeur. Ceux qui n'étaient point invités à Trianon étaient jaloux de ceux qui y étaient admis. La faveur exclusive, manifestée à quelques personnes, froissait celles qui n'y avaient point part. Les dames du palais, dont le service se réduisait à ne plus paraître que les dimanches et les jours de fête à la toilette de la Reine et aux offices d'église, se répandaient en propos, non seulement contre les privilégiées qui avaient les entrées de Trianon, mais encore contre la princesse, qui répartissait si inégalement ses grâces [1101]. La jalousie exaltait les têtes et faisait naître une sorte «d'aliénation», comme disait Mercy [1102]. On n'allait pas à Trianon; mais on n'allait plus à Versailles.
La Cour ne se tint guère, le palais devint désert. Versailles, ce théâtre de la magnificence de Louis XIV, où l'on accourait avec tant d'empressement de toute l'Europe pour prendre des leçons de politesse et de bon goût, n'était plus, dit un contemporain, qu'une petite ville de province, où l'on n'allait qu'avec répugnance et d'où l'on s'enfuyait au plus vite [1103]. L'ambition et la cupidité n'étaient pas moins actives, mais on cherchait à se faire des protecteurs parmi les personnages en crédit et les grâces s'obtenaient de seconde main [1104]. Ainsi l'autorité s'affaiblissait, en même temps que la désaffection commençait et que se perdait le respect. Quand le Roi, cédant à son amour de la simplicité et de la solitude, s'accommodait des amusements de Trianon et de cette forme de société trop restreinte pour une nation vive, empressée, amoureuse de l'éclat comme la nation française [1105], il ne voyait pas qu'en affectant ces habitudes et cette existence d'homme privé, il faisait dire à son peuple, accoutumé à l'étiquette fastueuse et aux majestueuses traditions non seulement de Louis XIV, mais même de Louis XV, que leur successeur n'avait ni les goûts ni les vertus d'un monarque. Quand la Reine, «qui semblait destinée par la nature à tenir la première cour du monde [1106]», se dérobait aux devoirs de la représentation pour ouvrir son âme à Mme de Polignac et s'enfermer avec elle à Trianon, les courtisans, envieux d'un crédit qui leur paraissait exclusif, épiaient les moindres grâces accordées à la favorite, attribuaient à son influence les démarches de la Reine, et à l'influence de la Reine les résolutions du gouvernement; ils rendaient Marie-Antoinette responsable de l'élévation des uns, des déconvenues des autres, du déficit du trésor, de l'accroissement des impôts, et accumulaient sur sa tête des tempêtes d'impopularité et des orages de colères dont les premiers éclairs inquiétaient Mercy, arrachaient à Marie-Thérèse des larmes sur son lit de mort et attiraient à la jeune et imprudente souveraine les remontrances sévères et parfois mêmes brutales de son frère Joseph II.