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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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Naissance de Marie-Antoinette.—Le duc de Tarouka.—Le poète Métastase.—Education.—La comtesse de Brandeiss.—La comtesse de Lerchenfeld.—Mort de François Ier.—Ses instructions à ses enfants.—L'abbé de Vermond.—Fêtes des fiançailles.—Départ de Marie-Antoinette.—Instructions de l'Impératrice à sa fille.

Le 2 novembre 1755, jour des Morts, naissait à Vienne Marie-Antoinette-Joséphine-Jeanne de Lorraine d'Autriche.

Le même jour, comme si le malheur devait, dès le début, marquer de son ineffaçable empreinte cette vie, qui s'annonçait si brillante et qui allait connaître tant de tristesses, un épouvantable tremblement de terre ravageait le Midi de l'Europe, détruisait Lisbonne, chassait de leur palais en ruines le futur parrain et la future marraine de l'enfant [34], ensevelissait trente mille hommes sous les décombres et faisait périr sur la plage de Cadix l'héritier d'un des noms les plus glorieux de la littérature française, le petit-fils du grand Racine.

La nouvelle archiduchesse était la sixième fille et le neuvième enfant de François de Lorraine, empereur d'Allemagne et de l'illustre Marie-Thérèse. On raconte qu'au commencement de l'automne 1755, l'Impératrice, tenant son cercle à Schœnbrunn, demanda en riant au duc de Tarouka: «Aurai-je un fils ou une fille?»—«Un prince, assurément, Madame, répondit le courtisan.»—«Eh bien! reprit Marie-Thérèse, je gage deux ducats que je mettrai au monde une fille.» Quelque temps après, la fille naquit. Le duc de Tarouka avait perdu: il envoya à l'Impératrice le prix du pari, enveloppé dans cet ingénieux quatrain du poète Métastase:

Ho perduto: l'augusta figlia
A pagar m'ha condamnato,
Ma s'e vero ch'a voi simiglia,
Tutto l'mundo ha guadagnato.

J'ai perdu: l'auguste fille m'a condamné à payer. Mais s'il est vrai qu'elle vous ressemble, tout le monde a gagné.

Le 3 novembre, la nouvelle princesse fut baptisée par l'archevêque de Vienne. Le parrain et la marraine furent le roi et la reine de Portugal, remplacés par l'archiduc Joseph et l'archiduchesse Marie-Anne. Un Te Deum solennel fut chanté à la suite; la Cour fut pendant deux jours en grande tenue, pendant un jour en petite; mais l'Empereur,—était-ce quelque vague pressentiment de l'avenir?—ne put se décider à donner un grand dîner public. En revanche, il y eut deux jours de fête, les 5 et 6 novembre, spectacle gratis et passage libre aux portes de la ville. L'Impératrice, sérieusement indisposée à la suite de ses couches, ne célébra son rétablissement que le 14 décembre, dans la chapelle de la Cour [35].

Des mains de sa nourrice, Marie-Constance Hoffmann, femme d'un conseiller de magistrature, Jean-Georges Weber, la jeune Archiduchesse ne tarda pas à passer dans celles de sa gouvernante, la comtesse de Brandeiss. La vie était simple à Vienne. «La famille impériale, dit Gœthe, n'est qu'une grande bourgeoisie allemande.» L'étiquette y était inconnue. L'Empereur et l'Impératrice aimaient à vivre au milieu des leurs, bons et familiers avec tous, mais tempérant la familiarité par le respect. Malheureusement, absorbés par les soucis de la politique et l'administration de leur vaste empire, ils n'avaient guère le temps de s'occuper de l'éducation de leurs nombreux enfants. Ils les confiaient à des gouverneurs et des gouvernantes, choisis avec soin, mais il semble qu'ils leur aient plutôt tracé des instructions qu'ils n'en aient surveillé eux-mêmes l'application.

Caractère ardent et enjoué, cœur tendre et sensible, esprit vif et plein de finesse, mais difficile à fixer, à la fois opiniâtre dans ses volontés et adroite à éluder les remontrances [36], assez portée à la raillerie et encouragée dans ce penchant par sa sœur Caroline, avec laquelle elle fut élevée jusqu'en 1767 [37], montrant plus de goût pour les plaisirs que pour les études sérieuses, Marie-Antoinette ne trouvait pas chez sa gouvernante cette fermeté grave et immuable qui eût pu à la fois contenir sa mobilité et vaincre son obstination. Mme de Brandeiss aimait beaucoup son élève, qui le lui rendait bien d'ailleurs; mais elle ne la gâtait pas moins; si parfois elle voulait se montrer sévère, si elle adressait des réprimandes, une saillie de l'enfant, un trait d'esprit, une caresse venait facilement à bout de son fugitif mécontentement. Jusqu'à l'âge de 12 ans, elle ne s'était guère inquiétée d'imposer à son élève cette application de l'esprit, cette régularité du travail, cet empire sur elle-même, sans lesquels les plus heureuses dispositions restent stériles; l'éducation ne fécondait pas suffisamment une nature, pourtant si richement douée [38].

La comtesse de Lerchenfeld, qui succéda, en 1768, à Mme de Brandeiss, avait plus de suite dans les idées, plus de fermeté dans le caractère; mais d'une humeur difficile, d'une santé chancelante, il semble qu'elle ait peu sympathisé avec l'enfant vive et enjouée dont elle était chargée. Marie-Antoinette s'élevait, indépendante et joyeuse, spirituelle et charmante, séduisant ceux qui l'approchaient par je ne sais quel mélange de pétulance française et de simplicité allemande, mais ayant plus de qualités naturelles que de talents acquis. Messmer, directeur des écoles de Vienne, lui apprenait à écrire [39]. Métastase lui enseignait l'italien; Aufresne et Sainville, la prononciation française et la déclamation; Noverre, la danse [40]: d'autres encore, la musique et le dessin; mais Marie-Thérèse se plaignait qu'elle ne profitât pas assez des leçons de ses maîtres [41].

Si la jeune princesse manifestait pour la musique un goût, qu'elle conserva toute sa vie [42], si elle apprenait le latin sans répugnance, et l'italien avec plaisir [43], si elle s'intéressait à l'histoire pourvu qu'on la lui présentât comme un amusement plutôt que comme un travail [44], elle ne faisait pas en tout les mêmes progrès. Son écriture était défectueuse [45]; elle ne se forma qu'en France. Ses dessins avaient souvent besoin d'être retouchés. Quant à l'orthographe, elle prenait avec elle certaines libertés qui lui étaient d'ailleurs, il faut bien le dire, communes avec la plupart des femmes distinguées de l'époque.

En revanche, son jugement était juste [46]; sa bonne grâce, exquise; sa sensibilité, toujours disposée à rendre service [47]. Un jour que l'Impératrice était malade, des officiers hongrois attendaient, dans son antichambre, le moment de lui présenter une requête. Marie-Antoinette les vit en entrant chez sa mère: «Maman, dit-elle, vos amis sont inquiets de votre santé et désirent vous voir.»—«Eh! quels sont ces amis?»—«Des Hongrois.» On sait quel avait été le dévouement chevaleresque des Hongrois pour leur roi Marie-Thérèse. L'Impératrice comprit ce qu'avait délicatement insinué l'Archiduchesse et la demande des pétitionnaires fut accordée [48].

Une autre fois, l'hiver sévissait rudement à Vienne; les travaux avaient été suspendus: la misère était grande. Comme on en parlait un soir au palais, dans le salon de la famille, Marie-Antoinette s'approcha de sa mère et, lui remettant une petite boîte: «Voilà cinquante-cinq ducats, dit-elle; c'est tout ce que j'ai; permettez qu'on les distribue parmi ces infortunés.»

Marie-Thérèse accepta, joignit aux économies de sa fille une somme plus importante et laissa la charitable enfant distribuer le tout elle-même [49].

Avec ces dons charmants du cœur et de l'esprit, avec cette sensibilité délicate que relevait une spontanéité toute piquante, avec cette expansion de l'enfance, que n'avaient point comprimée les rigidités de l'étiquette, et cette naïveté sincère, que n'avait pas altérée l'air empoisonné des cours, Marie-Antoinette, ou plutôt Madame Antoine, comme on l'appelait au palais de Schœnbrunn, exerçait sur ceux qui la voyaient un attrait en quelque sorte irrésistible. Lorsqu'en 1766 Mme Geoffrin traversa l'Autriche pour aller visiter, à Varsovie le roi de Pologne, celui qu'elle nommait son «cher fils», elle s'arrêta à Vienne et y reçut le plus gracieux accueil. Marie-Thérèse voulut lui présenter ses filles et particulièrement la dernière. Mme Geoffrin fut séduite: «Voilà, dit-elle, une enfant que j'aimerais bien emporter.»—«Emportez, emportez,» répondit gaiement l'Impératrice, et elle recommanda à sa visiteuse d'écrire en France «qu'elle avait vu cette petite et qu'elle la trouvait belle [50]. Mme Geoffrin se garda bien d'y manquer: elle raconta son séjour à Vienne à son ami le financier Bautin et les salons de Paris commencèrent à s'entretenir de la beauté et de la grâce de celle qui ne devait pas tarder à devenir Dauphine de France.

Parfois, cependant, au milieu de ses effusions de tendresse et de ses rêves glorieux d'avenir pour sa fille, l'Impératrice se sentait envahie par je ne sais quel sombre pressentiment. Alors elle l'attirait dans ses bras, la serrait sur son cœur: «Ma fille, lui disait-elle d'une voix émue, dans le malheur, souvenez-vous de moi [51]

Dans sa longue existence, si agitée et si glorieuse, Marie-Thérèse avait bien des fois subi la rude étreinte de la douleur, et l'enfant, vive et gaie, dont elle baisait les cheveux blonds, devait savoir, elle aussi, à un degré inouï, ce que peut sentir de déchirements le cœur d'une reine. Elle en avait fait, toute jeune encore, la cruelle expérience: Marie-Antoinette n'avait pas dix ans, lorsque son père partit pour Inspruck, où il allait assister au mariage de son second fils Léopold, grand-duc de Toscane. Avant de se mettre en route, il demanda sa fille, «la prit sur ses genoux, l'embrassa à plusieurs reprises, et, toujours les larmes aux yeux, paraissant avoir une peine extrême à la quitter [52]»: «J'avais besoin, dit-il, d'embrasser cette enfant.» Quelques jours après, le 18 août 1765, François de Lorraine était frappé d'apoplexie, à la table même du festin de noce.

Mais, en mourant, il laissait à ses enfants sous ce titre: Instruction pour mes enfants tant pour la vie spirituelle que pour la temporelle, d'admirables conseils empreints d'une haute sagesse et d'un véritable esprit chrétien, mais où, peut-être, fidèle aux habitudes patriarcales de la maison d'Autriche, il parlait plus en particulier qu'en souverain, en chef de famille qu'en chef d'empire.

«C'est pour vous montrer encore, après ma mort, que je vous aimais de mon vivant, que je vous laisse cette instruction, comme règle sur laquelle vous devez vous conduire et comme des principes dont je me suis toujours bien trouvé [53]

Et il les exhorte avant tout à rester sincèrement attachés à la religion catholique, fidèles à Dieu «qui seul peut procurer, outre le bien éternel, seul unique bonheur, une vraie satisfaction dans ce monde».

«C'est un point essentiel que je ne saurais trop vous recommander, dans toutes les occasions quelconques, de ne vous jamais étourdir sur ce qui vous paraît mal ou chercher à le trouver innocent [54]

... «Le monde où vous devez passer votre vie n'a rien que de passager, n'y ayant que l'éternité qui est sans fin; ainsi que cette réflexion doit empêcher de s'y trop attacher; mais Dieu même ayant permis les divertissements et que nous jouissons de tout ce que sa bonté nous fournit sans nombre pour l'amusement de nos sens, nous en devons jouir suivant sa permission.»

... «C'est avec innocence que nous devons jouir des plaisirs de la vie; car dès qu'ils peuvent nous mener à du mal, de quelle espèce qu'il puisse être, ils cessent d'être plaisirs et deviennent une source de remords, de chagrin.»

«Nous ne sommes pas en ce monde pour nous divertir seulement, et Dieu n'a donné tous ces amusements que comme un délassement de l'esprit [55]

... «Quand on doit ordonner, il ne le faut jamais faire sans être auparavant bien au fait de ce que l'on ordonne et des raisons pour et contre, et alors il faut le faire avec douceur.... Il ne faut avoir d'attachement particulier pour rien, et surtout n'avoir aucune passion et ne jamais s'abandonner à aucune, car toutes nous rendent malheureux [56]

Puis, après avoir recommandé à ses enfants «la retenue et la discrétion, qualités bien nécessaires», car «il n'y a que faire de dire tout ce que l'on pense», et la charité pour les pauvres, qui est «une bonne œuvre envers Dieu et fait aimer dans le monde», il ajoutait:

«Les soins d'un souverain doivent être principalement de ne pas surcharger ses sujets pour soutenir un luxe non nécessaire au maintien et tranquillité de ces mêmes sujets ou à la conservation ou au bien de ses États...

«Mais je ne veux pas dire pour cela que l'on ne doit vivre convenablement à l'état où Dieu nous a mis et où il veut que nous vivions suivant celui-là: mais l'un et l'autre se combinent fort aisément.»

... «Une chose que je crois aussi bien nécessaire de vous recommander, c'est d'éviter d'être jamais oisifs. Les compagnies que l'on fréquente sont aussi une matière délicate; car souvent elles nous entraînent malgré nous dans bien des choses, dans lesquelles nous ne tomberions pas comme elles; ainsi que l'on doit être aussi à cet égard sur ses gardes, surtout des personnes comme vous autres, mes enfants, qui souvent sont entourées de foule de gens qui ne cherchent qu'à flatter leur goût et à les entraîner là où ils croient qu'ils inclinent pour là faire leur cour et se mettre en crédit ou faveur, sans considérer ni le salut ni le monde; il suffit que cela leur puisse ajouter ou de la faveur ou de l'argent [57]

... «L'amitié est une douceur de la vie: il faut seulement prendre garde en qui on met cette même amitié et n'en pas être trop prodigue; car tout le monde n'en fait pas bon usage, et souvent il se trouve de faux amis qui ne cherchent qu'à profiter de la confiance qu'on leur accorde pour en abuser, soit à leur profit, soit à en abuser autrement, et par là nous faire beaucoup de tort; c'est pourquoi je vous recommande, mes chers enfants, de ne vous jamais précipiter à mettre votre amitié et confiance en quelqu'un que vous ne soïez bien sûrs et cela depuis longtemps; car les gens de ce monde savent dissimuler longtemps [58]

Enfin, après avoir recommandé à ses enfants l'ordre, une sage économie, l'horreur du gros jeu, la concorde entre eux tous et un attachement inviolable au chef de leur Maison, il leur traçait un véritable règlement de vie, année par année, semaine par semaine, jour par jour, heure par heure, et il ajoutait ces graves paroles:

«Je vous recommande de prendre sur vous deux jours tous les ans pour vous préparer à la mort comme si vous étiez sûrs que ce sont là les deux derniers jours de votre vie, et par là vous vous habituerez à savoir ce que vous aurez à faire en pareil cas, et lorsque votre dernier moment viendra, vous ne serez pas si surpris et saurez ce que vous avez à faire... Vous en reconnaîtrez l'utilité par l'usage, et cela fait un bien infini, sans que cela fasse aucun mal, sinon que l'on fait de sang-froid ce que peut-être la maladie ou le manque de temps nous empêcherait de faire [59]

«C'est ici que je vous ordonne, disait-il en terminant, de lire deux fois par an cette instruction, laquelle part d'un père qui vous aime au-dessus de tout, et qui a cru nécessaire de vous laisser ce témoignage de sa tendre amitié, laquelle vous ne pourrez mieux lui témoigner qu'en vous aimant tous de la même tendresse qu'il vous laisse à tous [60]

Ces austères prescriptions furent-elles suivies? Au milieu des splendeurs de Versailles et des entraînements de la Cour, Marie-Antoinette s'arrêta-t-elle parfois, et se recueillit-elle dans la pensée de la mort? Nous ne savons; mais ne semble-t-il pas qu'il y ait dans cet avis suprême du père comme une mystérieuse divination de l'avenir de la fille, et cette image de la mort, et d'une mort atroce, n'apparaît-elle pas à l'historien, menaçante et railleuse, presque à chaque pas qu'il fait dans la vie de la gracieuse et infortunée souveraine?

«Sur quel peuple désirerais-tu régner?» avait dit un jour Marie-Thérèse à Marie-Antoinette.—«Sur les Français, avait répondu vivement l'enfant, c'est sur eux qu'ont régné Henri IV et Louis XIV, la bonté et la grandeur [61].» Le mot était heureux, et l'Impératrice en avait été si enchantée qu'elle avait prié l'ambassadeur de France de le transmettre immédiatement au Roi son maître. Les vœux de la fille étaient donc d'accord avec la politique de la mère pour une union que ne souhaitait pas moins le Roi de France.

L'engagement était conclu bien avant d'être déclaré. Louis XV se faisait rendre compte par son ministre à Vienne, le marquis de Durfort, des progrès et de l'éducation de l'Archiduchesse. Il envoyait de France le peintre Ducreux pour faire son portrait et, le portrait achevé, il avait une telle hâte de le voir que l'ambassadeur était obligé d'envoyer son fils le porter à Versailles. En Allemagne, on donnait l'ordre de réparer les chemins qui devaient conduire en France la future Dauphine. A Vienne même, Marie-Thérèse entourait sa fille de tout ce qui pouvait lui rappeler la France: elle lui donnait une coiffure française; elle voulait surtout lui donner une éducation française, et dans ce but elle pria Choiseul de lui indiquer un instituteur habile et dévoué qui pût mettre la jeune princesse au courant des usages et des traditions de la Cour de France. Choiseul hésitait, quand l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, lui parla de l'abbé de Vermond, bibliothécaire du collège des Quatre-Nations. L'éloge que le prélat fit de son protégé fixa le choix du ministre, et quelques jours après l'abbé de Vermond partait pour Vienne, où il prenait officiellement possession de son poste.

Caractère sérieux et appliqué, manquant peut-être un peu de désintéressement, mais sincèrement dévoué, quoi qu'en ait pu dire Mme Campan, qui l'a dénigré dans ses Mémoires, par jalousie de métier sans doute et rivalité de position, l'abbé de Vermond ne joua pas, près de son impériale élève, le rôle odieux que lui prête la première femme de chambre. Il ne chercha pas, «par un calcul adroit et coupable, à la laisser dans l'ignorance [62]». Ses lettres, aujourd'hui connues, prouvent qu'il remplit consciencieusement sa mission et qu'il s'occupa, sans arrière-pensée, de combler les lacunes que la tendresse mal entendue de la comtesse de Brandeiss avait laissées dans l'éducation de l'Archiduchesse.

Dès son arrivée à Vienne, il rédigea un plan d'instruction qu'approuva l'Impératrice. Il y comprenait la religion, l'histoire de France, en insistant spécialement sur tout ce qui caractérise les mœurs et les usages, la connaissance des grandes familles, et surtout de celles qui ont des charges à la Cour, une teinture générale de littérature française, et une attention particulière sur la langue et l'orthographe. Afin de diminuer l'ennui de ces études pour une jeune fille peu habituée à se contraindre, il les ramenait, autant qu'il pouvait, au tour de la conversation [63]. Système séduisant, qui avait l'avantage peut-être de faire pénétrer plus aisément les connaissances dans un esprit si difficile à fixer, mais qui avait l'inconvénient grave de laisser subsister sans correction le défaut même d'application, si nuisible à tout progrès sérieux.

Parfois, en exposant dans ses grandes lignes l'histoire de la monarchie française, l'instituteur s'arrêtait pour pressentir le jugement de son élève sur la conduite des rois et surtout des reines, et il avait la jouissance de constater que presque toujours ce jugement était juste. Il y avait chez la jeune princesse une remarquable rectitude d'esprit, mais malheureusement une certaine indolence à exercer cet esprit d'une manière suivie. «Je ne pouvais, disait l'abbé, l'accoutumer à approfondir un objet, quoique je sentisse qu'elle en était très capable.» Qu'on ajoute à cela les plaisanteries des gens qui trouvaient que l'éducation de l'Archiduchesse devenait trop française, l'instinctive jalousie des nationaux contre les étrangers, le peu de temps dont disposait Vermond,—une heure par jour seulement à Vienne,—les distractions forcées d'une existence qui commençait à être moins renfermée, et l'on s'expliquera que les progrès de l'élève n'aient point été aussi rapides que l'aurait désiré le maître.

Les progrès existaient cependant. A Schœnbrunn, où l'on était moins avare de temps pour l'étude, on regagnait par la conversation ce qu'on n'obtenait pas par les leçons régulières [64], et, à l'automne 1769, Marie-Thérèse étant descendue un jour chez sa fille et l'ayant interrogée elle-même pendant près de deux heures, s'en était déclarée satisfaite: elle l'avait trouvée «fort capable de raisonnement et de jugement, surtout dans les choses de conduite [65]». A la Cour, où l'Archiduchesse faisait de plus fréquentes apparitions, à mesure que le moment de son mariage approchait, l'impression n'était pas moins bonne. On était surpris et ravi à la fois «du ton de bonté, d'affabilité et de gaieté qui était peint sur cette charmante figure [66]».

Dans une fête qui lui était offerte à Laxembourg, la veille de la Saint-Antoine, la jeune princesse enchantait tout le monde par son maintien et ses propos. Kaunitz lui-même, si blasé qu'il fût, en était émerveillé. Mercy, qui venait en Autriche au commencement de 1770, n'était pas moins flatté de voir que la future Dauphine l'écoutait et profitait de ses avis [67]. Peu à peu, on l'initiait à la vie publique et à la représentation. Deux fois par semaine, le cavagnol se tenait chez elle; les autres jours c'était une loterie. Les princes de la famille impériale et les ambassadeurs étaient admis; la soirée se prolongeait jusqu'à dix heures. Marie-Antoinette, ou plutôt Mme Antoine,—c'est le nom qu'on lui donnait encore,—s'ingéniait à marquer de l'intérêt à chacun, et, ajoute un témoin oculaire, elle en venait à bout. «Cette grande compagnie lui donnait le meilleur maintien et le meilleur ton possible; tout le monde en était enchanté, et l'Impératrice plus que tout autre [68]

Tout se préparait donc pour une union prochaine et ces préparatifs ne se faisaient pas à la légère. La mère et la fille envisageaient ce grand avenir, qu'elles désiraient toutes deux, avec une religieuse gravité. Il avait été décidé que l'Archiduchesse ferait, sous la direction de l'abbé de Vermond, une retraite de trois jours pendant la Semaine Sainte.

Si mobile qu'elle parût, la jeune fille entendait faire sérieusement cette retraite: elle regrettait même qu'elle fût si courte. «Il me faudrait peut-être plus de temps pour vous exposer toutes mes idées,» disait-elle à son précepteur [69].

Le départ approchait. Dès le 1er juillet 1769, le marquis de Durfort avait réglé avec le prince de Kaunitz les détails du mariage. Le projet de contrat était soumis au Roi, à son retour de Compiègne, et, le 13 janvier 1770, la dernière note de la Cour de Vienne était transmise à Versailles. Dans les premiers jours d'avril, les félicitations officielles commençaient: le 2, les gardes-nobles allemandes et hongroises étaient admises à l'honneur de baiser la main de l'Archiduchesse; le même jour, le recteur de l'Université la haranguait en latin et elle lui répondait dans la même langue; le 3, c'était le tour des officiers de la garnison et des magistrats [70].

Le 14 avril, l'Impératrice annonça solennellement à ses ministres le mariage de sa fille avec le Dauphin de France. «Le 16, raconte la Gazette de France, vers les six heures du soir, la Cour étant en grand gala, l'ambassadeur de France a eu de LL. Majestés Impériales et Royales une audience solennelle dans laquelle il a fait, au nom du Roi son maître, la demande de Mme l'Archiduchesse Antoinette pour future épouse de Monseigneur le Dauphin.»

«Après cette cérémonie, il y a eu grand appartement au palais. Lorsque l'ambassadeur s'y est rendu, il a été reçu par les grands officiers de LL. Majestés; les gardes du palais bordaient le grand escalier; les gardes du corps à pied étaient dans la première des antichambres; les gardes-nobles allemandes et hongroises formaient dans les autres une double haie et la Cour était aussi nombreuse que brillante. L'ambassadeur s'est d'abord rendu à l'audience de l'Empereur et ensuite à celle de l'Impératrice-Reine, à qui il a fait, au nom du Roi Très Chrétien, la demande de Madame l'Archiduchesse. Sa Majesté Impériale et Royale y ayant donné son consentement, Son Altesse Royale a été appelée dans la salle d'audience et, après avoir fait une profonde révérence à l'Impératrice et reçu les marques de son aveu, elle a pris des mains de l'ambassadeur une lettre de Monseigneur le Dauphin et le portrait de ce prince [71], lequel a ensuite été attaché sur la poitrine de l'Archiduchesse par la comtesse de Trautmansdorff, grande-maîtresse de la maison de Son Altesse Royale. Vers les 8 heures ½ du soir, la Cour s'est rendue à la salle des spectacles, qui était magnifiquement ornée et illuminée. On y a représenté la Mère confidente, comédie de Marivaux; après quoi on a exécuté un ballet nouveau de la composition du sieur Noverre, intitulé: les Bergers de Tempè [72]

Le lendemain, 17, suivant l'usage observé en pareille occurrence par la Maison d'Autriche, l'Archiduchesse fit, dans la salle du Conseil, devant l'ambassadeur de France et en présence de l'Empereur, de l'Impératrice, des ministres et des conseillers d'État, sa renonciation à la succession héréditaire, tant paternelle que maternelle. Le prince de Kaunitz lut la formule de renonciation; Marie-Antoinette la signa et prêta serment sur l'Évangile, que tenait le comte de Herberstein, coadjuteur du prince-évêque de Laybach [73]. Le même jour, l'Empereur donna au Belvédère une fête magnifique, aux préparatifs de laquelle cent ouvriers travaillaient depuis plus de deux mois: souper de quinze cents personnes, bal masqué, feu d'artifice, rien ne manqua à l'éclat de cette solennité.

Le 18, ce fut le tour de l'ambassadeur de France. Les rues qui aboutissaient au palais Lichtenstein, où logeait l'ambassade, étaient brillamment illuminées; les avenues, l'entrée, l'intérieur étaient décorés avec un goût exquis, et dans le fond du jardin s'élevait un élégant édifice, représentant le temple de l'Hymen, d'où, la nuit venue, s'élancèrent dans les airs des gerbes étincelantes de fusées.

Le 19, à six heures du soir, toute la Cour se rendit à l'église des Augustins, par la galerie du palais, bordée d'une double haie de grenadiers. L'Impératrice conduisait sa fille, magnifiquement vêtue d'une robe de drap d'argent, dont la comtesse de Trautmansdorff portait la queue. L'archiduc Ferdinand représentait le Dauphin. Lorsque l'Empereur et l'Impératrice furent sous le dais, l'Archiduc et l'Archiduchesse s'agenouillèrent aux places qui leur étaient réservées. Le nonce du Pape, Visconti, bénit les anneaux et donna à l'auguste couple la bénédiction nuptiale. Puis il entonna le Te Deum, qui fut chanté par la musique de la Cour, au bruit du canon et de la mousqueterie. Le mariage par procuration était accompli; l'Archiduchesse était Dauphine et le comte de Lorge, fils de l'ambassadeur marquis de Durfort, partait immédiatement pour en transmettre la nouvelle à Versailles.

Le lendemain, la Cour dînait en public: il y avait le soir grand appartement, et l'on frappait une médaille où l'Hymen et la Concorde tressaient des couronnes de myrte et portaient des cornes d'abondance avec cette devise: Concordia novo sanguinis nexu firmata [74].

Et cependant, au milieu de ces fêtes enivrantes et de ces éclatantes perspectives, je ne sais quelle tristesse pesait sur les cœurs et oppressait les poitrines. Était-ce le simple déchirement de la séparation? Était-ce ce mystérieux tressaillement qui, aux heures solennelles, trouble les âmes les plus fermes? Quelque brillant que parût le destin de la nouvelle épouse, c'était, dans l'avenir, l'inconnu; dans le présent, l'éloignement.

Clairvoyante comme elle l'était, exactement informée, par son fidèle ambassadeur Mercy, de tout ce qui se passait à la Cour de France, Marie-Thérèse ne pouvait se laisser éblouir par le grand établissement réservé à sa fille; elle ne pouvait ignorer combien était miné et chancelant le trône sur lequel l'Archiduchesse devait s'asseoir un jour. On raconte qu'avant le départ de Marie-Antoinette elle voulut interroger sur son avenir un thaumaturge célèbre, le docteur Gasser. Le docteur regarda longuement la jeune princesse, hésita un instant, et finit par répondre d'un air grave qu'il y a des croix pour toutes les épaules.

Quoi qu'il en soit de cette anecdote, qui n'est peut-être qu'une légende, à Vienne on s'affligeait du départ de cette jeune princesse, qui ne s'était fait connaître que par sa grâce et sa bonté. Tout le monde, hommes et femmes, était abîmé de douleur. Les avenues et les rues de la ville étaient remplies d'une foule attristée. «La capitale de l'Autriche, a dit un témoin oculaire, présentait l'image d'un deuil [75]

Le 21 avril, à neuf heures et demie du matin, la nouvelle Dauphine prit congé de sa mère, quitta cette ville de Vienne, qu'elle ne devait plus revoir, et partit pour la France. L'Empereur l'accompagna jusqu'à Molek [76]: il ne pouvait se décider à se séparer de cette sœur qu'il grondait souvent, mais qu'il aimait plus encore. Quand le lendemain, à midi, il rentra à Vienne, il trouva la ville toujours plongée dans la tristesse, et Marie-Thérèse baignée de larmes.

Mais le jour même du départ, le 21, l'Impératrice s'était arrachée un moment à ses chagrins pour tracer, elle aussi, à sa fille, un règlement de vie, où l'on ne sait ce que l'on doit le plus admirer, la sagacité de la grande politique, la clairvoyance de la mère, ou la foi de la chrétienne [77].

Comme l'Empereur François, elle s'attachait à prémunir la jeune princesse contre les écueils qui allaient être semés sous ses pas; mais s'adressant à Marie-Antoinette seule, ses instructions avaient un caractère plus personnel et plus précis. Comme l'Empereur, elle recommandait avant tout la piété, cette vertu maîtresse et fondement de toutes les autres; elle en rappelait à grands traits les préceptes, ceux de cette piété large et indulgente, qui est une force pour celui qui la pratique, sans être jamais une singularité ni une gêne pour autrui; mais elle n'oubliait pas les devoirs propres à la haute situation destinée à sa fille, et les règles de conduite particulières à la Cour de France.

«Ne vous chargez d'aucune recommandation, disait-elle; n'écoutez personne, si vous voulez être tranquille. N'ayez pas de curiosité: c'est un point dont je crains beaucoup à votre égard. Évitez toute sorte de familiarité avec des petites gens. Demandez à M. et Mme de Noailles, en l'exigeant même, sur tous les cas, ce que, comme étrangère et voulant absolument plaire à la nation, vous devriez faire, et qu'ils vous disent sincèrement s'il y a quelque chose à corriger dans votre maintien, dans vos discours ou autres points. Répondez agréablement à tout le monde, avec grâce et dignité. Vous le pouvez, si vous le voulez. Il faut aussi savoir refuser... Depuis Strasbourg, vous n'accepterez plus rien sans en demander l'avis de M. ou Mme de Noailles, et vous renverrez à eux tous ceux qui vous parleront de leurs affaires, en leur disant honnêtement qu'étant vous-même étrangère, vous ne sauriez vous charger de recommander quelqu'un auprès du Roi. Si vous voulez, vous pouvez ajouter, pour rendre la chose plus énergique: «L'Impératrice, ma mère, m'a expressément défendu de me charger d'aucune recommandation.» N'ayez point de honte de demander conseil à tout le monde et ne faites rien de votre propre tête [78]

Quinze jours après, le 4 mai, le cortège déjà près d'entrer en France, l'Impératrice, qui ne se consolait du départ de sa fille qu'en songeant à elle et qui la suivait par la pensée dans toutes les étapes de sa route, lui écrivait encore, pour ajouter de nouveaux conseils au règlement de vie:

«Vous trouverez, lui disait-elle, un père tendre qui sera en même temps votre ami, si vous le méritez. Ayez en lui toute confiance, vous ne risquerez rien. Aimez-le; soyez-lui soumise; tâchez de deviner ses pensées; vous ne sauriez faire assez dans le moment où je vous perds.

«..... Du Dauphin, je ne vous dis rien; vous connaissez ma délicatesse sur ce point. La femme est soumise en tout à son mari et ne doit avoir aucune occupation que de lui plaire et de faire ses volontés.

«Le seul vrai bonheur dans ce monde est un heureux mariage, j'en peux parler. Tout dépend de la femme, si elle est complaisante, douce et amusante.

«..... Je vous recommande, ma chère fille, tous les 21, de relire mon papier. Je vous prie, soyez-moi fidèle sur ce point: je ne crains chez vous que la négligence dans vos prières et lectures, et la tiédeur et négligence suivront. Luttez contre; car cela est plus dangereux qu'un état plus imparfait et même plus mauvais; on en revient plutôt. Aimez votre famille, soyez-leur attachée, à vos tantes comme à vos beaux-frères et belles-sœurs. Ne souffrez aucune tracasserie; vous êtes à même de faire taire les gens, au moins de les éviter, ou en vous éloignant d'eux. Si vous aimez votre tranquillité, évitez dès le commencement ce point que je crains, connaissant votre curiosité [79]

Pendant ce temps, la Dauphine s'avançait à travers l'Allemagne. Le 25 avril, elle arrivait à Munich; le 29, à Augsbourg; le 30, à Gunzbourg [80]. Partout sur son passage les populations se pressaient: elles accouraient, désireuses de voir une Archiduchesse d'Autriche, et une Dauphine de France; elles s'en retournaient, ravies de sa bonne grâce, de sa beauté, de ses attentions, de son air de douceur [81]. Pendant la route, les dames qui l'accompagnaient cherchaient à la distraire. L'une d'elles ayant eu l'indiscrétion de lui dire: «Êtes-vous bien empressée de voir Monseigneur le Dauphin?»—«Madame», répondit avec un ton plein de dignité la jeune princesse, «je serai dans cinq jours à Versailles; le sixième, je pourrai plus aisément vous répondre.» La leçon donnée, elle reprit son air d'enjouement et de bienveillance; mais sa pensée se portait obstinément vers son pays et vers ceux qu'elle y avait laissés. Lorsqu'elle eut franchi les limites des provinces placées sous la domination de l'impératrice, «Hélas! dit-elle, en fondant en larmes, je ne la verrai plus [82]».

C'était le dernier cri de son cœur, le suprême adieu envoyé à tous ses souvenirs d'enfance, à tous ses liens de famille, à tout ce qu'elle avait chéri dans sa patrie allemande. Du jour où elle mit le pied sur le sol de France, elle se sentit toute Française.


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