Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
Voyage de Joseph II en France.—Caractère de l'Empereur.—Son projet de voyage formé, abandonné, repris.—Joie de la Reine de revoir son frère.—Premières entrevues.—Gronderies souvent maladroites.—L'Empereur et la Reine à l'Opéra.—Visites aux monuments et aux principales institutions de la ville de Paris.—Affectation de simplicité.—Engouement du public.—Départ de l'Empereur.—Son jugement sur la Reine.—Conseils qu'il lui laisse par écrit.—La Reine s'y conforme quelque temps, puis retombe dans la dissipation.—Pourquoi?
Il y avait longtemps déjà que Joseph II avait formé le projet de venir en France. Dès l'année même du mariage de la Dauphine, il en avait manifesté l'intention à son ambassadeur, le comte de Mercy [1107].
Esprit curieux, mais mal équilibré, entêté plutôt que ferme, ayant plus de vivacité que de bon sens, concevant de vastes plans, mais ne les mûrissant pas, passionné pour les petites choses et se noyant dans les détails, gouvernant trop, disait le prince de Ligne, mais ne régnant pas assez [1108], parlant en libéral, mais agissant en souverain absolu, ce prince philosophe gâtait de réelles qualités par de fâcheux travers. Avec le désir d'apprendre, il n'avait pas la patience de s'instruire. «Ses questions, dit Gleichen, avaient l'air de chercher un conseil, mais il ne cherchait ordinairement que d'en trouver un qui s'accordât avec son avis [1109].» Devenu empereur à la mort de son père, en 1765, il désolait sa mère par son activité brouillonne, par sa précipitation inquiète, par sa manie de changements, par ses utopies philosophiques, par une ambition fiévreuse, que ne soutenaient pas suffisamment la vigueur des moyens, la netteté des vues et la force du caractère [1110]. Voulant sincèrement le bonheur de ses peuples, mais le voulant en théoricien plutôt qu'en homme pratique, il ne réussit qu'à les soulever par des réformes tracassières que repoussaient leurs traditions, leurs mœurs et même leurs croyances. Plus âgé que Marie-Antoinette de quatorze ans, prenant vis-à-vis d'elle l'attitude d'un père et lui parlant avec l'autorité de l'expérience, il compromettait trop souvent la sagesse de ses avis par la sécheresse du ton et la brusquerie de la forme [1111]. Il oubliait trop facilement que l'enfant, qu'il avait morigénée à Vienne, avait grandi, que la Dauphine était devenue Reine [1112]. La jeune princesse, habituellement docile et déférente pour un frère qu'elle aimait beaucoup, s'irritait parfois des airs dominateurs et des leçons mordantes de ce mentor, qui affectait de lui écrire en allemand et de la traiter en petite fille [1113]. Ce n'étaient pourtant que des nuages passagers; la correspondance reprenait vite ses allures affectueuses, et ce fut en grande partie le désir de retrouver Marie-Antoinette qui détermina l'Empereur à venir visiter la France, qu'il n'aimait pas [1114], et contre laquelle il nourrissait, comme les principaux seigneurs de sa Cour, d'invincibles préjugés [1115]. Voir la Reine, étudier son caractère et apprécier sa conduite, faire la connaissance personnelle du Roi, juger la situation de la Cour pour le présent et pour l'avenir, observer ce qu'une grande monarchie pouvait présenter d'intéressant en matière de ressources, d'administration, d'agriculture, de finances, de commerce, de marine et de militaire, tels étaient les objets principaux que, de son propre aveu, se proposait l'Empereur, tels étaient les fruits qu'il comptait retirer de son voyage [1116].
Marie-Antoinette était tout heureuse de la pensée de revoir son frère; c'était pour elle comme une émanation de son pays, comme un portrait vivant de sa mère. Mais cette joie, il faut bien le dire, n'était pas sans être tempérée par quelque inquiétude [1117]. Que penserait Joseph II de la Cour de France? Que penserait-il du Roi? Que penserait-il surtout de la société de la Reine et du genre de vie qu'elle avait adopté [1118]? Quel serait son jugement? Quels pourraient être ses reproches, lui qui avait écrit un jour à sa sœur une lettre tellement vive que Marie-Thérèse avait dû en empêcher l'envoi [1119]? Ne résulterait-il pas de là des aigreurs, un refroidissement, peut-être une brouillerie décidée? Telles étaient les appréhensions de Marie-Antoinette [1120] et les craintes de Mercy.
Abandonné et repris plusieurs fois [1121], suspendu au dernier moment par la rigueur de l'hiver et par les événements politiques de Bohême et d'Allemagne [1122], mal vu de Marie-Thérèse qui n'en fut informée qu'après tous les autres [1123], le voyage de Joseph II ne s'effectua qu'au printemps de 1777. Au grand chagrin de la Reine, qui eût voulu que son frère fût reçu suivant son rang de haut et puissant souverain [1124], à la vive contrariété de l'Impératrice, qui n'aimait pas cette affectation de simplicité, plus apparente que réelle [1125], l'Empereur avait résolu de garder en France le plus strict incognito. Sa décision à cet égard avait été formelle. Pas de logement au palais de Versailles ni à Trianon; à Paris, un appartement chez l'ambassadeur, au Petit-Luxembourg, mais en évitant soigneusement toute apparence de réception officielle [1126]; à Versailles, deux chambres dans un hôtel garni, l'Hôtel du Juste, convenablement meublées, mais sans recherche [1127]; au Château, mais seulement pour y prendre quelques instants de repos dans la journée, un petit cabinet à l'entresol de la Reine [1128]. Pas de carrosse de la Cour, une simple voiture de louage [1129].
Ce fut le vendredi 18 avril, à sept heures et demie du soir, que Joseph II arriva à Paris, sous le nom de comte de Falkenstein. Le lendemain, dès huit heures du matin, il partit pour Versailles. A défaut de Mercy, retenu au lit par une indisposition, ce fut l'abbé de Vermond qui reçut l'Empereur à sa descente de carrosse et le conduisit seul, par un escalier dérobé, jusque dans la pièce où se trouvait la Reine: «Je désire, avait écrit Joseph II, qu'elle m'attende dans son cabinet sans venir à ma rencontre, et que là, pour ne point jouer la comédie aux autres, nous soyons seuls à nous donner les marques du plaisir que nous avons de nous revoir [1130]». Le plaisir était vif; l'entrevue fut touchante. Le frère et la sœur s'embrassèrent tendrement et restèrent un moment sans parler. Puis leur cœur s'épanouit et l'entretien devint animé et confiant. L'Empereur, contre toute prévision, fut tendre et presque flatteur. Il dit à la Reine que si elle n'était point sa sœur et qu'il pût être uni à elle, il ne balancerait point à se remarier pour se donner une si charmante compagne. La jeune femme, d'autant plus touchée de ce compliment qu'elle n'y comptait guère, ouvrit son âme et, avec un abandon inespéré, parla en toute franchise de sa situation, de ses goûts, de sa société, ne faisant quelques réserves que sur le chapitre des favorites. La glace était rompue; tout embarras avait cessé de part et d'autre; la conversation se prolongea, intime et confiante de la part de Marie-Antoinette, affectueuse et discrète de la part de Joseph II. La Reine conduisit ensuite son frère chez le Roi; les deux monarques s'embrassèrent; le Roi tint quelques propos qui montrèrent son désir de paraître cordial et honnête; l'Empereur s'en contenta et dès le premier moment sut mettre le Roi à son aise [1131]. Puis, après des visites aux princes et princesses, à la famille royale et aux ministres, après un souper chez la Reine, le comte de Falkenstein revint coucher à Paris. Ainsi se passa cette première journée.
Pendant les jours suivants, les entretiens se renouvelèrent entre l'Empereur et la Reine. Tantôt à Trianon, dans l'intimité d'une promenade solitaire, tantôt à Versailles, Joseph II reprenait en détail les sujets qu'il avait déjà abordés avec sa sœur. Il lui montrait les dangers de la situation, faisait un tableau frappant de la facilité avec laquelle elle se laissait entraîner par l'attrait des dissipations et des conséquences regrettables que ces entraînements amèneraient infailliblement dans l'avenir, insistant sur la nécessité de s'arrêter sur cette pente, de montrer plus de déférence pour le Roi, de renoncer au jeu et de s'appliquer enfin d'une manière suivie à des occupations sérieuses, mettant surtout en pleine lumière les inconvénients de la société de la Reine. Seul de cette société, le duc de Coigny avait trouvé grâce devant l'Empereur; mais en revanche, le prince jugeait sévèrement, trop sévèrement même, Mme de Lamballe [1132], Mme de Polignac, la princesse de Guéménée, dont il qualifiait durement la maison de «tripot» [1133]. La Reine ne défendait pas Mme de Lamballe, dont elle était alors désenchantée; mais elle cherchait à ramener son frère sur le compte de Mme de Guéménée et surtout sur celui de Mme de Polignac [1134]. Elle convenait d'ailleurs sans difficulté de la justesse des raisons de l'Empereur, dont le langage l'avait réellement émue, et, disposée aux réflexions sérieuses, ajoutait qu'«un jour viendrait où elle suivrait de si bons avis [1135]». Mais, par un reste de respect humain, elle répugnait à modifier immédiatement sa manière d'agir: elle avait peur de paraître céder à une pression [1136]. Il ne fallait pas qu'on pût dire dans le public que l'Empereur était venu d'Autriche pour régenter et corriger sa petite sœur.
L'attitude de Joseph II n'autorisait malheureusement que trop ces craintes de la Reine. Caractère absolu et dominateur, plus porté à la critique qu'à l'indulgence, l'auguste aristarque n'avait pas su conserver toujours le ton cordial et affectueux que lui recommandait Mercy, et auquel il s'était d'abord astreint. Il oubliait trop facilement qu'il avait affaire à une souveraine ardente et fière, à laquelle il fallait parler le langage de la raison et de la douceur [1137], au lieu d'apporter la sévérité et la rudesse qui étaient dans son propre tempérament, et la Reine, qui reconnaissait la vérité des observations de son frère, pour le fond, était justement blessée par la forme. Il arrivait par exemple à l'Empereur de donner à sa sœur une leçon publique devant plusieurs courtisans [1138], ou de dire que si le Roi se déterminait à visiter son royaume, il ne devrait pas être accompagné de sa femme, qui «ne lui était bonne à rien [1139]». Une autre fois, il lui déclarait devant Mercy et d'un ton singulièrement dur, que s'il était le mari de la Reine, il saurait bien «diriger ses volontés et les faire naître dans la forme où il les aurait voulues [1140]». De pareils propos n'étaient pas de nature à plaire à la princesse; sa légitime susceptibilité se révoltait contre ce ton pédant et cette pression maladroite: «De ma mère, disait-elle, je recevrais tout avec respect; mais, quant à mon frère, je saurai lui répondre.» De là des froideurs, des aigreurs, des brouilleries momentanées, et cette déclaration que la Reine faisait à l'Empereur d'un air moitié riant, moitié fâché, que, si son séjour en France se prolongeait, «ils auraient souvent de grandes disputes ensemble [1141].»
Au fond, cependant, elle eût souhaité qu'il restât; car elle l'aimait malgré ses brusqueries et ne se dissimulait pas que ses conseils lui avaient été utiles. Elle faisait tout pour le retenir. Tantôt elle lui donnait une montre ornée de son portrait; tantôt elle lui offrait une fête à Trianon: fête «très bien ordonnée, raconte Mercy, et qui devint charmante par les grâces que la Reine déploya envers un chacun. Le Roi y mit de la gaîté et, autant que le comporte sa tournure, il parut attentif envers l'Empereur [1142].» Le parc anglais avait été éclairé par des terrines de feu cachées dans les fleurs, et des fagots, allumés derrière le Temple de l'Amour, l'avaient transformé en un foyer lumineux, dont l'éclat rejaillissait sur tout le jardin [1143].
D'autres fois, Marie-Antoinette conduisait son frère à la Comédie-Française et à l'Opéra. A ce dernier théâtre,—c'était le 25 avril,—on jouait Iphigénie en Aulide, de Gluck. L'Empereur aurait voulu rester caché dans le fond de sa loge; mais la Reine, le saisissant par la main, l'attira sur le devant, et le parterre éclata en acclamations telles que le spectacle fut interrompu quelques instants. Quand il reprit, on exécuta le chœur: Chantons, célébrons notre Reine! Ce fut le tour de Joseph II de s'associer aux applaudissements qui saluaient sa sœur, et le public de dire que «si l'archiduc [1144] avait un peu aliéné les cœurs français de cette souveraine, l'Empereur les lui avait rendus [1145]».
La Reine jouissait de ce triomphe et de la croissante popularité de son frère. Quelque soin que l'auguste voyageur prît de sauvegarder son incognito, c'était partout sur son passage des démonstrations bruyantes. Son hôtel était environné d'une foule nombreuse et, en quelque lieu qu'il allât, il se formait autour de lui un cortège qui l'accompagnait, mais aussi qui l'importunait [1146]. Le peuple était séduit par cette simplicité d'un prince qui, s'affranchissant de toute étiquette, se promenait à pied dans les rues, sans appareil et sans suite, vêtu d'un modeste habit de drap vert ou brun uni [1147]; il lui savait gré, disait-il, de donner un si bon exemple à la Cour de France [1148]. Par une de ces inconséquences familières au caractère français, on admirait chez le frère ce dont on faisait un crime à la sœur!
Les économistes et les savants ne tarissaient pas en éloges sur le compte de cet empereur qui partageait leurs principes et les traitait en égaux, de ce souverain d'un immense empire qui voyageait en philosophe et demandait à ses voyages moins un plaisir qu'un enseignement. Joseph II entretenait avec soin ces dispositions, et si ses plaisanteries mordantes sur les modes mécontentaient quelques dames du palais, si ses critiques acerbes et publiques sur les institutions et le gouvernement paraissaient un manque de tact aux esprits sages, si ses sarcasmes sur l'étiquette et les usages de la Cour ne pouvaient qu'encourager sa sœur dans une voie où elle n'avait déjà que trop de propension à marcher [1149], railleries et critiques flattaient le goût naturellement frondeur du public, tandis que ses visites aux monuments et ses études des rouages de l'administration plaisaient aux esprits cultivés qui donnaient le ton à l'opinion.
Les soirées de l'Empereur étaient consacrées à la famille royale; ses journées étaient réservées à lui-même et à son instruction. Personnages illustres, lieux célèbres, établissements publics, il n'oubliait rien, visitant Necker et Mme Geoffrin, la comtesse de Brionne et Mme du Barry; allant de l'Imprimerie Royale aux Gobelins, de Sèvres à Ermenonville, de l'école d'Alfort aux cabinets de physique de Passy, du jardin du maréchal de Biron à la maison de la Guimard. A Buffon malade, il disait gracieusement qu'il venait chercher l'exemplaire de ses œuvres oublié par Maximilien [1150]. A l'Institut des Sourds-Muets, il s'étonnait que le gouvernement n'eût encore rien fait pour un bienfaiteur de l'humanité comme l'abbé de l'Épée [1151]. Tantôt il se rendait à l'Académie Française où, sous forme de lecture ou de synonymie, d'Alembert lui adressait d'ingénieuses flatteries [1152]; tantôt il assistait en simple curieux à la séance de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ou à celle de l'Académie des Sciences. Commerce, industrie, gouvernement, finances, rien n'échappait à ses investigations. Bertier de Sauvigny lui expliquait en détails l'organisation des intendances [1153]; Laborde, celle du trésor royal [1154]; Trudaine, les ponts et chaussées [1155]; Vergennes, les affaires étrangères; Sartines, la marine [1156]. Le prince formulait des critiques sur certains points [1157], reprochait aux ministres d'être trop maîtres, chacun dans son département, en sorte que le Roi, en changeant de ministre, ne faisait que changer d'esclavage, prétendait que dans les constructions on sacrifiait la réalité à l'apparence, l'utilité au luxe; mais en somme il était revenu de bien des préventions. Paris l'avait séduit [1158]; la nation ne lui déplaisait pas, malgré sa légèreté [1159], et s'il avait une mince opinion de ceux qui gouvernaient, il concevait une haute idée des ressources et des moyens de la monarchie, dès que ces ressources et ces moyens seraient placés entre des mains habiles [1160].
Malheureusement, ces mains habiles, il ne les avait pas aperçues. Les ministres du jour, malgré les choses obligeantes qu'il leur avait dites [1161], lui inspiraient peu de confiance et il redoutait le retour de Choiseul au pouvoir. «Si le duc de Choiseul avait été en place, disait-il,—à la satisfaction du Roi et au vif déplaisir de la Reine,—«sa tête inquiète et turbulente aurait pu jeter le royaume dans de grands embarras [1162].» L'archevêque de Toulouse seul, Loménie de Brienne,—et cela faisait peu d'honneur à la sagacité impériale,—lui avait laissé une haute idée de sa capacité [1163]. Quant à la famille royale, le caustique voyageur la jugeait avec une excessive sévérité: le comte de Provence lui avait paru un «être indéfinissable»; le comte d'Artois, un «petit-maître»; Mesdames, de «bonnes personnes», mais «nulles» [1164]. Le Roi lui plaisait davantage; il avait eu avec lui de longues conversations, où le jeune monarque, après l'embarras du premier moment, s'était ouvert à lui en toute confiance, même sur les points les plus délicats [1165], et avait fait preuve de connaissances sérieuses. Néanmoins, dans ses lettres intimes, il s'exprimait sur le compte de son beau-frère en termes extrêmement durs: «Cet homme, écrivait-il à Léopold, est un peu faible, mais point imbécile; il a des notions, il a du jugement; mais c'est une apathie de corps comme d'esprit. Il fait des conversations raisonnables et n'a aucun goût de s'instruire ni de curiosité; enfin, le fiat lux n'est pas encore venu et la matière est encore en globe [1166].» Ce jugement était plus que dur, il était injuste. Si les qualités du Roi étaient paralysées par la timidité, elles n'en étaient pas moins réelles et son instruction, pour être moins brillante que celle de Joseph II, était aussi étendue et vraisemblablement plus solide.
L'Empereur d'ailleurs n'avait pas plu au même degré à tous les membres de la famille royale. Tandis que Mme Adélaïde, à laquelle il trouvait de l'esprit [1167], l'entraînait dans un cabinet, sous prétexte de voir des tableaux, et, là, l'embrassait en lui disant que cette marque d'amitié devait bien être permise à une vieille tante [1168], le comte de Provence n'éprouvait pour le frère de la Reine qu'un médiocre attrait: «L'Empereur, écrivait-il à Gustave III, est fort cajolant, grand faiseur de protestations et de serments d'amitié; mais, à l'examiner de près, ses protestations et son air ouvert cachent le désir de faire ce qui s'appelle tirer les vers du nez et de dissimuler ses sentiments propres.., mais en maladroit; car, avec un peu d'encens, dont il est fort friand, loin d'être pénétré par lui, on le pénètre facilement. Ses connaissances sont très superficielles [1169]».
Au fond, c'était peut-être Monsieur qui avait le mieux jugé: il avait deviné l'homme sous le masque. Joseph II lui-même, dans une lettre intime où il parlait à cœur ouvert, dévoilait naïvement son procédé: «Vous valez mieux que moi, écrivait-il à son frère Léopold; mais je suis plus charlatan, et, dans ce pays-ci, il faut l'être. Moi, je le suis de raison, de modestie; j'outre un peu là-dessus, en paraissant simple, naturel, réfléchi, même à l'excès. Voilà ce qui a excité un enthousiasme qui vraiment m'embarrasse [1170].»
Il était difficile d'avouer plus franchement qu'on s'était moqué du public. Mais le public, qui juge sur les apparences, s'était laissé prendre à tous ces faux-semblants. Ce n'était pas seulement de la sympathie, c'était, comme le disait Joseph II, de l'enthousiasme. Sauf chez les amis de Choiseul, qui ne pardonnaient pas au voyageur de n'avoir dit qu'un mot insignifiant à l'ancien ministre, lors de la procession des chevaliers du Saint-Esprit [1171], et d'avoir traversé la Touraine sans s'arrêter à Chanteloup, tandis qu'il était allé voir la du Barry à Luciennes [1172], l'impression était partout la même. Tout le monde courait après l'Empereur; toutes ses actions étaient des traits de sagesse; toutes ses paroles, des traits de génie. On rappelait «les lieux communs qu'il disait avec une emphase à mourir de rire, écrivait une contemporaine; la tête en tournait à tout Paris [1173]». De Paris, l'engouement gagnait la France et cet engouement laissait dans l'ombre le comte de Provence et le comte d'Artois qui, à cette même époque, parcouraient le midi et l'est du royaume [1174]. On raffolait littéralement de l'héritier des Habsbourg. Qui donc alors songeait à reprocher à la Reine d'être Autrichienne?
Il fallait partir, cependant: l'Empereur commençait à avoir assez de son rôle [1175], et quoique Paris lui plût beaucoup, et qu'il fût fier de son succès, il finissait par se lasser de ces ovations perpétuelles. Une seule chose le retenait, celle à laquelle il pensait peut-être le moins en venant en France: le charme qu'il trouvait dans la société de la Reine. Ce charlatan de simplicité, qui affectait si haut l'indifférence, s'était laissé prendre à l'attrait de la vie intime et du commerce de Marie-Antoinette [1176]. Ce censeur inflexible avait été désarmé par la grâce enchanteresse de cette jeune sœur qu'il gourmandait et raillait si impitoyablement, mais sur laquelle ses impressions se modifiaient chaque jour: avec la tendresse de cœur qu'il lui connaissait, il découvrait chez elle plus de sagacité et d'esprit qu'il n'avait supposé [1177]. Au dernier moment, il hésitait à la quitter, et plus l'heure du départ approchait, plus il y sentait de répugnance.
La Reine, de son côté, ne voyait pas s'éloigner sans regret ce frère qu'elle chérissait en dépit de ses gronderies, et dont elle appréciait les avis, malgré leur rudesse; il semblait qu'il y eût là comme un dernier brisement des liens de famille. Ce fut le 30 mai au soir, après une journée passée ensemble et de longs et graves entretiens, que se firent les adieux. Joseph II était attendri; Marie-Antoinette se faisait violence pour cacher son trouble, mais elle suffoquait. En embrassant le Roi, l'Empereur lui dit d'une voix émue «qu'il lui recommandait instamment une sœur qu'il aimait si tendrement que jamais il ne serait tranquille qu'autant qu'il la saurait heureuse». A minuit, il quitta le Château pour rentrer à son hôtel garni. Le lendemain, à six heures du matin, il partait de Versailles pour Saint-Germain-en-Laye, où il retrouvait sa suite. La Reine était brisée; elle avait voulu prendre sur elle devant son frère; lui parti, elle ne sut plus se contenir et eut, le soir même, une violente crise de nerfs. Le lendemain, elle alla cacher sa douleur à Trianon, avec ses deux amies, Mme de Polignac et Mme de Lamballe [1178]; au retour, elle assista au salut et se promena seule à pied, avec la comtesse Jules, jusqu'à Rocquencourt [1179]; elle avait besoin de se recueillir et de se distraire.
Pendant ce temps, Joseph II poursuivait sa route à travers les provinces, qu'il allait visiter à leur tour; mais il n'était pas moins ému que Marie-Antoinette, et il écrivait à sa mère, avec une effusion qui révélait bien sa pensée intime: «J'ai quitté Versailles avec peine, attaché vraiment à ma sœur; j'ai trouvé une espèce de douceur de vie à laquelle j'avais renoncé, mais dont je vois que le goût ne m'avait pas quitté. Elle est aimable et charmante; j'ai passé des heures et des heures avec elle, sans m'apercevoir comment elles s'écoulaient. Sa sensibilité au départ était grande; sa contenance, bonne; il m'a fallu toute ma force pour trouver des jambes pour m'en aller [1180].»
Marie-Thérèse l'avait bien prévu: l'Empereur avait subi le charme de la Reine [1181]. Il avait voulu du moins, en partant, prolonger en quelque sorte les graves entretiens qu'ils avaient eus ensemble pendant ces six semaines de séjour et d'abandon intime: il avait rédigé, à la demande de sa sœur et malgré les observations de Mercy qui eût préféré une forme plus simple [1182], des conseils ou plutôt une longue instruction qu'il lui avait laissée par écrit, sous ce titre: Réflexions données à la Reine de France.
Cette instruction, véritable examen de conscience, présentait à la jeune princesse ses devoirs sous deux aspects: 1o comme épouse; 2o comme reine. L'Empereur avait évité avec soin tout reproche direct; il établissait des principes et posait des questions. C'était à sa sœur d'y répondre et de voir si elle avait rempli, comme il convenait, les devoirs de son état. Mais, sous cette forme indirecte, il était facile de saisir les personnalités. Ce n'était pas un questionnaire à l'usage de toutes les femmes, ni même de toutes les reines; il était à l'usage exclusif de Marie-Antoinette, et Joseph II s'y montrait juge éclairé sans doute, mais sévère à l'excès, pour ne pas dire injuste. Quelques citations des passages les plus importants suffiront pour s'en rendre compte:
«A quoi tenez-vous, disait l'Empereur, dans le cœur du Roi et surtout à son estime? Examinez-vous: employez-vous tous les soins à lui plaire? Étudiez-vous ses désirs, son caractère, pour vous y conformer? Tâchez-vous de lui faire goûter, préférablement à tout autre objet ou amusement, votre compagnie et les plaisirs que vous lui procurez, et auxquels, sans vous, il devrait trouver du vide? Voit-il votre attachement uniquement occupé de lui, de le faire briller, sans le moindre égard à vous-même? Modérez-vous votre gloriole de briller à ses dépens, d'être affable quand il ne l'est pas?»
«Mettez-vous du liant, du tendre, quand vous êtes avec lui? Recherchez-vous des occasions, correspondez-vous aux sentiments qu'il vous fait apercevoir?... Le rendez-vous bien confiant, n'abusez-vous jamais ou ne le rebutez-vous pas des confidences qu'il vous fait? Agissez-vous de même et est-ce que vous lui dites tout, au moins assez pour qu'il n'apprenne les choses qui vous regardent ou l'intéressent de personne autre avant vous?... Cédez-vous aux choses que vous voyez qu'il désire beaucoup? Ne commettez-vous jamais mal à propos votre crédit?... Tout votre crédit doit être caché; on doit le soupçonner agissant et influant en tout, mais ne le voir paraître nulle part. Le Roi seul, votre mari, doit, par état, agir, et il ne faut jamais que vous paraissiez en rien.»
«Étudiez-vous assez son caractère? Vous appliquez-vous à savoir ce qu'il fait, quand il est seul? Savez-vous les gens et les objets qu'il préfère? Évitez-vous de le gêner, et surtout que votre présence ne le dérange pas?... Tâchez de procurer au Roi les sociétés qui lui conviennent; elles doivent être les vôtres et, s'il y a quelque préjugé contre quelqu'un, même de vos amis, il faut le sacrifier. Enfin, votre seul objet... doit être l'amitié, la confiance du Roi...»
«Comme reine, vous avez un emploi lumineux; il faut en remplir les fonctions. La décence, la consistance de la Cour et l'apparence surtout doivent beaucoup être mises en considération. Le respect qu'imprime l'intérieur et la décence sont importants: ils forment les deux tiers du jugement du public... Votre façon n'est-elle pas un peu trop leste? N'avez-vous pas peur la Cour adopté un peu des façons du moment auquel vous êtes venue ici, ou celui de plusieurs dames qui, quoique très aimables et très respectables, ne peuvent point vous servir de modèle, car vous n'en pouvez trouver hors de votre état? Plus le Roi est sérieux, plus votre cour doit avoir l'air de se calquer après lui. Avez-vous pesé les suites des visites chez les dames, surtout chez celles où toute sorte de compagnie se rassemble, et dont le caractère n'est pas estimé? Avez-vous pensé à l'effet que vos liaisons et amitiés, si elles ne sont pas placées en des personnes de tout point irréprochables et sûres, peuvent avoir dans le public?.... Le choix des amis et des amies est bien difficile, surtout dans votre position; il vous faudrait tâcher de vous attacher des hommes aussi instruits que sûrs et qui soient éloignés de toute ambition ou désir......»
«Avez-vous pesé les conséquences affreuses des jeux de hasard, la compagnie qu'ils rassemblent, le ton qu'ils y mettent, le dérangement, enfin, qu'en tout genre ils entraînent après soi, tant dans la fortune que les mœurs de toute une nation?.....»
«De même daignez penser un moment aux inconvénients que vous avez déjà rencontrés aux bals de l'Opéra.... Je dois vous avouer que c'est le point sur lequel j'ai vu le plus se scandaliser tous ceux qui vous aiment et qui pensent honnêtement. Le Roi, abandonné toute une nuit à Versailles, et vous mêlée en société et confondue avec toute la canaille de Paris......»
«Mais, vous dégoûtant de plusieurs soi-disant amusements, oserai-je, ma chère sœur, vous en substituer un autre, qui les vaut richement tous? C'est la lecture.»
«Regardez cet objet comme ce qu'il y a de plus important, et choisissez des livres qui vous fassent penser et qui vous instruisent.... La lecture vous tiendra lieu de tout, et ces deux heures de calme vous donneront le temps de réfléchir et de trouver dans votre pénétration tout ce que vous avez à faire ou ne pas faire, le reste des vingt-deux heures.... Lecture et société raisonnable, voilà le bonheur de la vie......»
... «Gardez-vous, ma sœur, des propos contre le prochain, dont on fait tout l'amusement... Par des méchancetés dites sur le prochain...., on éloigne les honnêtes gens... Évitez, je vous en supplie, ces discours et surtout la curiosité de vouloir tout savoir...»
«De grâce, ménagez vos recommandations; c'est un point bien délicat. Vous pouvez faire les injustices les plus criantes sans y penser, et pour un, souvent, dont peu vous importe qu'on oblige, vous dégoûtez des honnêtes gens... Que votre crédit soit ménagé pour les grandes occasions, et, dans les petites, résistez courageusement aux sollicitations qu'on vous ferait, et enfin ne prenez avec chaleur parti pour personne....»
«La politesse et l'affabilité, ma chère sœur, ont des bornes, et elles ne sont d'une valeur qu'autant qu'on les partage et ménage à propos. Il faut bien de la distinction là-dessus et il faut penser à votre situation et à votre nation, qui est trop encline à se familiariser et à manger dans la main.»
Il ne seyait pas beaucoup, on en conviendra, à ce prince, qui venait de se poser en apôtre de la simplicité, de se plaindre de la familiarité de la nation française, de reprocher à la Reine son dédain de l'étiquette, et ses courses seule, en petite compagnie, sans l'appareil de sa dignité [1183], de même qu'il semblait étrange de voir l'Empereur philosophe recommander à sa sœur de se montrer «dévote et recueillie à l'Église», ajoutant que «le plus grand impie devrait l'être par politique». Il était mieux dans son rôle et plus dans le vrai, quand il signalait les inconvénients de la société des jeunes gens et du trop facile accueil fait aux étrangers, surtout aux Anglais, dont les usages et les mœurs étaient alors à la mode, au grand mécontentement du Roi [1184]:
«Cela doit choquer la nation, disait-il, cela fait le plus mauvais effet dans l'étranger.... On attribue cette facilité à de la coquetterie, qui veut plaire à tout le monde et courir après l'applaudissement de la foule, en manquant l'approbation des gens sensés, au sentiment desquels la foule revient pourtant toujours à la fin».
Il terminait enfin en ces termes:
«Entretenez l'union, l'amitié dans toute la famille; mais gardez-vous de la trop grande familiarité, et surtout de la séduction des étourdis qui veulent vous avoir pour compagne de leur vie et couvrir leurs folies de votre autorité. Telles sont les courses de chevaux, les fréquentes allures à Paris, les bals de l'Opéra, les chasses du bois de Boulogne, toutes ces parties fines dont le Roi n'est point et qui, de science certaine, ne lui font, et à juste titre, point de plaisir.»
«Pensez que vous êtes son épouse, que vous êtes Reine, et n'oubliez pas un tendre frère et ami, qui vous dit tout cela, éloigné de trois cents lieues, sans presque avoir d'espérance de vous revoir, mais qui vous aime et aimera toute la vie plus que soi-même.»
«Voilà les observations que j'ai faites. Vous êtes faite pour être heureuse, vertueuse et parfaite; mais il est temps et plus que temps de réfléchir et de poser un système qui soit soutenu. L'âge avance: vous n'avez plus l'excuse de l'enfance. Que deviendrez-vous si vous tardez plus longtemps? Une malheureuse femme et plus malheureuse princesse, et celui qui vous aime le plus dans toute la terre, vous lui percerez l'âme. C'est moi qui ne m'accoutumerai jamais à ne vous pas savoir heureuse [1185].»
Jamais peut-être réquisitoire plus vif, sous une apparence affectueuse, n'a été dressé contre la Cour de France et contre Marie-Antoinette dans cette période de sa vie que nous avons nommée la période de dissipation. Jamais arsenal plus complet n'a fourni aux ennemis de la Reine des armes contre elle. Il ne faudrait pas cependant prendre au pied de la lettre tous les reproches de Joseph II, déguisés sous la forme transparente de conseils. Tous les inconvénients qu'il signale n'ont pas existé, surtout dans la proportion que semblerait indiquer la tournure acerbe qu'il a souvent donnée à sa critique.
Au moment de quitter la France, désireux d'arrêter sa sœur sur la pente fâcheuse où il la voyait s'engager, il a cru que, pour l'émouvoir plus profondément, il fallait faire un tableau plus effrayant des abus qui l'avaient choqué, et, dans cette pensée, qui s'accordait avec la nature d'un esprit enclin à dépasser les bornes, il a forcé la couleur du tableau, jusqu'à parler de l'avancement de l'âge qui ne laissait pas d'excuses..., l'âge de vingt-deux ans! Il écrivait ab irato sous le coup des impressions qui venaient de le frapper. Telle page a dû être tracée après une conversation avec Mercy, telle autre au retour d'une soirée de jeu chez la princesse de Guéménée [1186], ou d'une course de chevaux organisée par le comte d'Artois [1187]. Il voulait frapper fort, et il n'a pas toujours frappé juste.
Si l'on veut avoir l'appréciation vraie de Joseph II sur Marie-Antoinette à cette époque, ce n'est pas dans ces instructions qu'il faut la chercher, ce n'est pas même dans les premières lettres à Léopold, où, tout en reconnaissant que la Reine est une «très jolie et aimable femme d'une vertu intacte et même austère», il lui reproche de ne pas «remplir comme elle le devrait ses fonctions de femme et de reine [1188]» et de courir de dissipations en dissipations parmi lesquelles il n'y en a que de «très licites, mais néanmoins dangereuses [1189]»; c'est dans celles qu'il écrit lorsque, sans avoir quitté la France, il a déjà quitté Versailles, lorsque, éloigné du bruit de la Cour et du tourbillon de la société de la Reine, il peut juger avec calme dans le silence de la réflexion et de la solitude, lorsqu'enfin l'éloignement du point de vue en rectifie la justesse. Or, voici ce qu'il mande de Brest, le 9 juin, à Léopold, à ce frère auquel il ne dissimule rien:
«J'ai quitté Paris sans grands regrets, quoique l'on m'y ait traité à merveille.... Pour Versailles, il m'en a plus coûté; car je m'étais véritablement attaché à ma sœur et je voyais sa peine de notre séparation, qui augmentait la mienne. C'est une aimable et honnête femme, un peu jeune, peu réfléchie, mais qui a un fonds d'honnêteté et de vertu dans son âge, vraiment respectable. Avec cela, de l'esprit et une justesse de pénétration, qui m'a souvent étonné. Son premier mouvement est toujours le vrai; si elle s'y laissait aller, réfléchissait un peu plus, et écoutait un peu moins les gens qui la soufflent, dont il y a des armées et de différentes façons, elle serait parfaite [1190].»
«J'ai quitté la Reine avec bien de la peine, écrivait-il le même jour à sa sœur Marie-Christine; c'est une femme charmante en vérité, et, sans sa figure, elle devrait plaire par sa façon de s'expliquer et l'assaisonnement qu'elle sait donner à toutes les choses qu'elle dit [1191].»
Et, six semaines plus tard, en rentrant à Vienne, l'Empereur redisait encore à Marie-Thérèse combien il était content de sa «chère et belle Reine», et que s'il trouvait une femme pareille, il passerait d'abord aux troisièmes noces [1192]. Nous voilà loin des critiques mordantes des Réflexions données à la Reine de France.
En recevant ces instructions de son frère, le premier mouvement de Marie-Antoinette fut un mouvement de mauvaise humeur: elle s'écria qu'elle répondrait à tout et que sa conduite avait toujours été raisonnée et raisonnable. Puis bientôt la réflexion vint, l'aigreur disparut et les meilleures résolutions furent prises. La Reine se décida à cesser peu à peu de fréquenter le salon de la princesse de Guéménée, à s'abstenir du gros jeu, à s'occuper quelques heures de la journée chez elle, enfin à être avec le Roi plus assidûment que par le passé [1193]. Et, de fait, dans les premières semaines, elle fit de réels efforts pour se réformer: presque plus de promenades à Paris, plus de jeux de hasard, des attentions visibles et délicates pour le Roi [1194], qu'elle accompagne à la chasse et dans les voyages à Saint-Hubert; la princesse de Guéménée est délaissée, au point d'en concevoir du dépit; dans la tenue de la Cour, une plus grande dignité, et des marques de déférence pour les personnes d'âge et de rang [1195]. Il y a mieux: la Reine semble avoir pris goût à la lecture: elle étudie l'histoire d'Angleterre, et, à la suite, elle a des entretiens sérieux de plus de deux heures avec l'abbé de Vermond [1196]. Au voyage de Choisy, on remarque l'affabilité de la jeune souveraine: plus d'attention dans le choix des personnes admises à faire leur cour, plus de mesure dans la manière de leur marquer ses bontés, plus de soins à éviter les faveurs exclusives. Et le règlement, laissé par l'Empereur, était relu de temps en temps.
Mais ces bonnes résolutions ne tinrent pas; les tentations revinrent. Marie-Antoinette résista d'abord, puis succomba. Le comte d'Artois, de retour de son voyage dans l'Est, avait repris faveur, et son influence entraînait la Reine, qui la subissait, quoique à regret. Il était l'organisateur des plaisirs de la Cour, et n'était pas toujours prudent. Dans l'été de 1777, la chaleur était accablante. Pour y échapper, on sortait le soir sur la terrasse de Versailles, où venait jouer, à dix heures, la musique des gardes françaises et suisses. La famille royale se mêlait à la foule que ces concerts attiraient autour du Château; la Reine et les princesses se promenaient là, sans suite, tantôt ensemble, tantôt avec une de leurs dames sous le bras. Le Roi y était venu quelquefois: il s'était plu à ces promenades solitaires et son exemple les avait autorisées. Il n'en est pas moins vrai qu'elles pouvaient offrir des inconvénients. Dans une nation «où la jeunesse est si étourdie et si inconsidérée, faisait justement observer Mercy, on ne saurait être trop en garde contre les occasions d'être méconnu [1197]». Marie-Antoinette en a fait, à ses dépens, la cruelle expérience: ces promenades sur la terrasse de Versailles, si innocentes qu'elles fussent, ont servi de prétexte à des imputations odieuses contre l'honneur de la Reine; elles ont rendu possible et peut-être inspiré la scène jouée plus tard dans l'affaire du Collier.
Il y avait des griefs plus sérieux. Six mois à peine après le départ de l'Empereur, les choses n'allaient guère mieux qu'avant sa venue [1198]. Il avait beau écrire à sa sœur pour lui rappeler les engagements pris; ses lettres restaient sans réponse, ou l'on n'y répondait que par des échappatoires [1199]. Le voyage de Fontainebleau, qui était toujours une époque critique [1200], ne présentait pas en 1777 moins d'inconvénients que les années précédentes: recommandations près des ministres [1201], crédit des favorites, affluence de jeunes Anglais, courses de chevaux, veilles prolongées, tout avait repris son ancien cours. Le jeu surtout avait atteint des proportions fâcheuses; il n'était question dans Paris que des pertes considérables faites au pharaon par certains courtisans, par le duc de Chartres [1202], par la souveraine elle-même [1203]. Ce n'est pas qu'il n'y eût, de temps à autre, des retours de sagesse et des intermittences dans la dissipation; mais ces temps d'arrêt étaient comme autant de points de départ d'où le courant, qui emportait la jeune princesse, s'élançait de nouveau, d'autant plus impétueux, semblait-il, qu'il avait été retardé un moment. Les conseillers de la Reine étaient désolés; Mercy se consumait en représentations inutiles [1204]; l'abbé de Vermond prenait un prétexte pour ne point aller à Fontainebleau [1205] et Marie-Thérèse, navrée, écrivait à son ambassadeur: «Il n'y a peut-être qu'un revers sensible qui l'engageât à changer de conduite, mais n'est-il pas à craindre que ce changement n'arrive trop tard [1206]?».
Et cependant, pour ce voyage même de Fontainebleau, Marie-Antoinette avait pris, et de la meilleure foi du monde, les plus sages résolutions [1207]. Au fond, elle n'aimait pas le jeu [1208]; elle était dégoûtée des courses de chevaux [1209]; elle était lasse de tous ces plaisirs [1210]; elle n'avait pas de penchant personnel pour le comte d'Artois, qui en était le promoteur [1211], et ce n'était pas sans un vrai chagrin qu'elle se laissait entraîner par ses entours. Mais elle était jeune, elle était vive, elle portait toujours au cœur la plaie qui la rongeait depuis sept ans. Un instant, elle avait cru avoir des espérances de grossesse, et elle avait aussitôt rappelé elle-même à Mercy tous les plans de réforme, toutes les résolutions raisonnables et fermes qu'elle était décidée à adopter en pareille occurrence [1212]. Frustrée dans ses espérances, elle s'était lancée plus que jamais dans le tourbillon des plaisirs, afin d'échapper à l'ennui [1213], et surtout afin d'échapper à elle-même. Irritée contre son mari, dont l'apathie et la froideur trompaient sans cesse ses désirs, elle en était venue à le regarder comme un caractère sans ressort et un personnage sans conséquence, pour lequel il était inutile de se gêner, puisqu'on pouvait le dominer par la crainte. Erreur de l'imagination plutôt que du cœur; emportement irréfléchi d'une jeune femme, agacée et nerveuse, poussée à bout par des déceptions successives; état d'esprit maladif que nous n'entreprenons pas de justifier, mais qui s'explique peut-être par l'humeur concentrée où la jetait cette situation douloureuse qui était la sienne, comparée à la fécondité de la comtesse d'Artois, alors enceinte pour la troisième fois [1214]. Telle était bien l'opinion de Mercy, lorsqu'après avoir énuméré les inconvénients du séjour de Fontainebleau, il écrivait à Marie-Thérèse:
«C'est toujours à l'avènement d'une grossesse que je rapporte l'espoir d'un changement heureux et ce sera alors que la Reine sera ramenée d'elle-même à des idées qui jusqu'à présent ne lui sont pas présentées avec tout le succès désirable [1215].»