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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)

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La Reine et la politique.—Son éloignement naturel pour les affaires.—Méfiance de Maurepas.—Lettre de la Reine à Joseph II.—Nomination de MM. de Ségur et de Castries.—Sympathie de la Reine pour Necker; elle l'appuie dans la publication du compte-rendu.—Chute de Necker.—Mort de Maurepas.—Joly de Fleury.—D'Ormesson.—Calonne.—Faible part que Marie-Antoinette prend à la nomination de ce dernier. Sa répugnance pour lui.—La politique autrichienne.—Election de Maximilien à Cologne.—Différend de Joseph II avec la Hollande.—Le Mariage de Figaro.—La Reine joue le Barbier de Séville à Trianon.

La Reine n'avait jamais aimé la politique et tout conspirait à l'en éloigner: sa propre répugnance, dont les obsessions de sa mère et les conseils de Mercy ne parvenaient pas toujours à triompher [1573]; son éducation qui n'avait jamais porté que sur des objets d'agrément ou d'intérieur; les traditions d'une Cour où, depuis Anne d'Autriche, jamais femme de roi ne s'était mêlée d'affaires; la méfiance des ministres qui redoutaient l'ascendant irrésistible que ne saurait manquer de prendre Marie-Antoinette, le jour où elle voudrait appliquer aux complications de la politique toute la force d'un esprit prompt [1574], juste, ferme et séduisant.

«Plus j'ai le bonheur de voir la Reine, écrivait le baron de Staël, plus je suis fort dans l'opinion que j'ai toujours eue de l'excellence de son caractère. Elle aime la vérité, et on peut la lui dire, si elle est persuadée de la probité et du désintéressement de celui qui parle. En traitant avec noblesse et franchise, on est sûr de lui plaire, serait-on même d'une opinion contraire à la sienne; aussitôt qu'elle peut démêler la fausseté et la flatterie, elle les prend en horreur [1575]

C'était cette excellence même de caractère que redoutaient les ministres. Vergennes, et Maurepas surtout, s'appliquaient à tenir le Roi en garde contre toute ingérence de la Reine dans les affaires. Poussé par sa femme, qui le menait complètement, et qui, en sa qualité de tante du duc d'Aiguillon, n'aimait pas Marie-Antoinette [1576], le vieux ministre, sous les dehors du respect et de la déférence, combattait avec une persévérance opiniâtre et l'expérience d'un roué l'influence possible de la jeune souveraine [1577]. Mme Campan l'accuse même d'avoir cherché à la compromettre. Lors de ces promenades sur la terrasse de Versailles, que la méchanceté des courtisans exploitait contre Marie-Antoinette, Maurepas aurait eu «la cruelle politique de répondre au Roi qu'il fallait la laisser faire; qu'elle avait de l'esprit; que ses amis avaient beaucoup d'ambition et désiraient la voir se mêler aux affaires, et qu'il n'y avait pas de mal de lui laisser prendre un caractère de légèreté [1578].» Il ne paraît pas probable que l'astucieux vieillard ait osé tenir ouvertement un pareil langage à son maître; Louis XVI ne l'aurait pas supporté. Mais qu'il ait été intérieurement enchanté du goût de la Reine pour les frivolités; qu'il ait insinué doucement ces mêmes pensées qu'il n'a pas dû exprimer publiquement; qu'il ait encouragé sous main la jeune femme à ne s'occuper que de plaisirs, le Roi à ne pas lui parler d'affaires ou à lui en dissimuler la plus grande partie; qu'il ait même redoublé d'efforts, lorsque la première grossesse de la Reine eut resserré l'intimité des deux époux, pour empêcher que «la sensibilité de son maître n'influât sur les affaires générales [1579]», le fait ne paraît pas douteux. Les documents les plus authentiques, les rapports secrets de l'ambassadeur d'Autriche [1580] et du ministre de Prusse [1581] l'établissent d'une façon irréfutable, et la Reine elle-même se rendait parfaitement compte de la situation qui lui était faite: Il,—le Roi—est de son naturel très peu galant, écrivait-elle à son frère, et il lui arrive souvent de ne me parler de grandes affaires, lors même qu'il n'a pas envie de me les cacher. Il me répond quand je lui en parle, mais il ne m'en prévient guère, et quand j'apprends le quart d'une affaire, j'ai besoin d'adresse pour me faire dire le reste par les ministres, en leur laissant croire que le Roi m'a tout dit. Quand je reproche au Roi de ne m'avoir pas parlé de certaines affaires, il ne se fâche pas; il a l'air un peu embarrassé et quelquefois il me répond naturellement qu'il n'y a pas pensé. Je vous avouerai bien que les affaires politiques sont celles sur lesquelles j'ai le moins de prise. La méfiance naturelle du Roi a été fortifiée d'abord par son gouverneur; dès avant son mariage, M. de la Vauguyon l'avait effrayé sur l'empire que sa femme voudrait prendre sur lui, et son âme noire s'était plu à effrayer son élève par tous les fantômes inventés contre la Maison d'Autriche. M. de Maurepas, quoique avec moins de caractère et de méchanceté, a cru utile pour son crédit d'entretenir le Roi dans les mêmes idées. M. de Vergennes suit le même plan et peut-être se sert-il de sa correspondance des affaires étrangères pour employer la fausseté et le mensonge. J'en ai parlé clairement au Roi, et plus d'une fois. Il m'a quelquefois répondu avec humeur, et comme il est incapable de discussion, je n'ai pu lui persuader que son ministre était trompé ou le trompait. Je ne m'aveugle pas sur mon crédit; je sais que, surtout pour la politique, je n'ai pas grand ascendant sur le Roi [1582]

A plusieurs reprises, on avait conseillé à la Reine de se rapprocher de Maurepas, de le gagner par des faveurs ou de l'intimider par son ascendant, surtout de ne pas l'effaroucher en affectant de se passer de lui; de s'en faire un allié et non un adversaire [1583]; le Roi lui-même l'y avait engagée [1584]. Elle n'y avait jamais consenti et n'avait voulu réduire le premier ministre ni par la force, ni par les bons traitements [1585]. Était-ce impulsion de son entourage, insinuations du parti Choiseul, comme le croyaient Goltz et Mercy? Était-ce simple fierté naturelle ou insouciance des affaires? Quoi qu'il en soit, pendant les premières années de son règne, sauf la part qu'elle avait prise au renvoi de Turgot, part regrettable, mais où elle était pleinement d'accord avec l'opinion, soulevée contre les réformes du ministre, et l'intérêt qu'elle avait mis aux négociations dans les affaires de Bavière, intérêt dont nous avons déterminé les vraies proportions, elle s'était tenue à l'écart de la politique [1586]. Ce fut en 1780 seulement qu'elle parut disposée à s'en occuper, et, comme le disait Mercy, à prendre part aux grandes affaires [1587]; encore son intervention se borna-t-elle à influer sur la nomination d'un ministre, celui de la guerre.

Lorsqu'en septembre 1777 le comte de Saint-Germain tomba, devant les orages soulevés par ses innovations, le prince de Montbarrey, directeur adjoint, resta seul chargé de ce département. Mais ses talents n'étaient point à la hauteur de la lourde charge qu'il avait assumée. Brave et spirituel, mais n'aimant point le travail, ne sachant pas résister aux sollicitations des femmes et aux importunités des courtisans, il avait laissé peu à peu la discipline se relâcher et le désordre s'introduire dans son administration [1588]. Maurepas seul et sa femme, parente de Mme de Montbarrey, le soutenaient [1589]; mais la clameur de l'armée fut la plus forte. On permit au ministre de donner sa démission, mais il dut se retirer et l'opinion publique approuva sa disgrâce. La société Polignac aurait voulu faire nommer à sa place le comte d'Adhémar; la Reine s'y refusa [1590], et malgré Maurepas, qui proposait M. de Puységur [1591] ou son neveu, le duc d'Aiguillon [1592], fit donner le portefeuille de la guerre à M. de Ségur, lieutenant-général, brave officier qui avait fait brillamment la campagne de Flandre et perdu un bras à la bataille de Laufeld. Le jour où il fut présenté: «Vous venez de voir un ministre de ma façon,» dit la Reine à Mme Campan. «J'en suis bien aise pour le service du Roi; car le choix est fort bon; mais je suis presque fâchée de la part que j'ai à cette nomination; je m'attire une responsabilité! J'étais heureuse de n'en point avoir, et pour m'en alléger autant que possible, je viens de promettre à M. de Ségur, et cela sur ma parole d'honneur, de n'apostiller aucun placet et de n'entraver aucune de ses opérations par des demandes pour mes protégés [1593]

Si l'on s'en rapporte aux Mémoires du comte de Ségur, Marie-Antoinette n'aurait pas toujours été fidèle à cet engagement, et un jour elle aurait mis tant d'insistance dans ses demandes, que le vieil officier impatienté aurait offert sa démission. La Reine en fut mécontente, mais après un long entretien avec le fils du ministre, elle comprit ses raisons: Dites à votre père, lui dit-elle, que nous sommes raccommodés et que je lui en veux seulement de l'humeur avec laquelle il a offert sa démission [1594]

Au reste, Marie-Antoinette n'eut pas lieu de se repentir de son choix. M. de Ségur, qui fut fait maréchal en 1783, était bien supérieur à son prédécesseur par le talent et le caractère, et la plupart des mesures qu'il prit [1595] honorèrent son ministère et sa protectrice.

On a cru longtemps que la Reine avait fait pour la marine ce qu'elle avait fait pour la guerre et qu'elle avait contribué au renvoi de Sartines et à l'élévation du marquis de Castries. La vérité est que cette nomination, qui d'ailleurs ne surprit pas, fut due uniquement à une intrigue de Mme de Polignac, du comte de Vaudreuil et du contrôleur général, ami de M. de Castries. Marie-Antoinette n'y eut aucune part: elle avait toujours protégé Sartines, elle le protégea jusqu'au bout et contribua à lui obtenir une bonne retraite [1596].

C'était Maurepas qui, abusé par de faux avis et croyant faire acte de haute politique, avait donné lui-même la main à la combinaison ourdie par Necker [1597]. Il s'en vengea en faisant renvoyer Necker à son tour, au moyen d'une petite perfidie, analogue à celle dont il avait été dupe [1598].

La Reine fut affligée de cette disgrâce. Malgré le manque de savoir-vivre du Génevois qui, lors de sa présentation, lui avait pris familièrement la main et l'avait baisée sans sa permission [1599], elle avait du goût pour Necker et partagea longtemps à son égard l'engouement populaire [1600]. C'était elle, en grande partie, qui, malgré Maurepas, avait déterminé Louis XVI à autoriser la publication de ce fameux Compte-rendu [1601], qui fut le premier appel à l'intervention de l'opinion dans le maniement des finances et l'administration de l'État. Mais le vieux ministre redoubla ses attaques; ses railleries mordantes contre le Compte-rendu qu'il traitait plaisamment de Conte bleu [1602], les critiques soulevées par des innovations que beaucoup jugeaient dangereuses, des prétentions parfois indiscrètes [1603] finirent, au bout de peu de temps, par ébranler le crédit du contrôleur général, et le 19 mai 1781 il donna sa démission, malgré les efforts de la Reine pour prévenir sa chute et le déterminer à rester [1604].

Le retentissement de cette chute fut immense [1605]. «Toutes les personnes impartiales sont affligées,» écrivait une dame de la Cour [1606]. A Paris, en province, l'opinion s'alarmait: on voyait presque dans cet événement la ruine du crédit de la France [1607]. Le système de Necker, qui suppléait aux impôts par des emprunts, flattait une nation légère et frivole, qui ne voyait que le soulagement momentané du présent, sans songer aux charges inévitables de l'avenir, et qui ne calculait pas que des emprunts, dont les revenus actuels ne suffisaient pas à payer les intérêts, conduisaient fatalement et à bref délai à des impôts écrasants ou à une banqueroute désastreuse [1608]. Les murmures furent grands dans le public; les plus modérés, ceux mêmes qui blâmaient certains plans de Necker, disaient qu'on eût pu contenir son imagination et profiter de ses talents financiers. Quant à la Reine, elle avouait hautement ses regrets; elle s'enfermait une journée entière dans sa chambre pour pleurer [1609] et se hâtait d'écrire à son frère qu'elle n'avait participé en rien à ce changement de ministère et qu'elle en était très fâchée [1610].

Maurepas ne jouit pas longtemps de sa victoire. Le vieux ministre s'affaiblissait visiblement: de violents accès d'un mal auquel il était sujet, la goutte, le tourmentaient sans cesse [1611]. Au mois de novembre 1781, le mal devint plus grave; la gangrène se déclara et l'on perdit tout espoir. Lorsque le duc de Lauzun apporta à Paris la brillante nouvelle de la capitulation de Cornwallis, on fut l'annoncer au premier ministre: «Je ne suis plus de ce monde,» répondit-il. Il fit néanmoins entrer le messager; mais l'entrevue fut courte; le vieillard se mourait. Le 16, on lui administra les derniers sacrements; le 21, à onze heures du soir, il rendit l'esprit.

Il s'éteignait dans une heure de triomphe, triomphe trop fugitif, hélas! et qui ne pouvait ni dissimuler ni conjurer les périls de l'avenir. Maurepas avait hérité des ministres de Louis XV d'une France épuisée, mécontente, agitée de ces tressaillements intérieurs qui précèdent et présagent les révolutions. Après sept ans et demi d'un pouvoir que le Roi lui avait laissé absolu pour le bien, il disparaissait de la scène, laissant une situation aussi troublée qu'au début, les finances obérées, une politique incertaine, l'autorité moins respectée que jamais, battue en brèche à chaque instant par ces pamphlets qu'il aimait tant et ces chansons où il était passé maître; dans le peuple, mille ferments de révolte, une opinion publique irritée de ses déceptions et d'autant plus exigeante qu'elle avait été trompée. L'incurable frivolité du vieux ministre avait laissé tous les ressorts se détendre, les ressources se dissiper en pure perte; il abandonnait sans gouvernail, exposé à toutes les tempêtes, ce vaisseau de l'État sur lequel, suivant le mot d'un contemporain, il avait été passager plutôt que pilote [1612].

Louis XVI n'en regretta pas moins ce ministre qu'il s'était accoutumé à considérer comme un mentor et à l'égard duquel les liens de l'habitude étaient devenus ceux de l'amitié. «Ah! dit-il, les larmes aux yeux, quand il apprit sa mort, je n'entendrai plus chaque matin mon ami au-dessus de ma tête.» Il l'avait entouré de prévenances pendant sa dernière maladie, et lui avait annoncé lui-même la naissance du Dauphin [1613]. «Quand la Reine cherchait à le consoler, il répondait qu'il n'oublierait jamais les sacrifices que lui avait faits M. de Maurepas en quittant ses terres et la vie agréable qu'il aurait pu y mener pour venir lui servir de père [1614]

Qui recueillerait ce difficile héritage? On s'en préoccupait depuis quelque temps déjà, l'âge du premier ministre n'autorisant ni les longs espoirs, ni les longues années. Les uns nommaient le duc de Nivernais [1615], que le roi de Prusse favorisait, dit-on [1616]; d'autres penchaient pour Sartines [1617], pour Machault, pour d'Ossun [1618]; on reparlait de Choiseul, ou de Necker, des deux peut-être, la recette et la dépense, disait une épigramme [1619]. Mme Adélaïde, encore en faveur, poussait le cardinal de Bernis [1620]. La Reine, qui portait sur ce point une vigilante attention et qui, dit un chroniqueur, «avait la délicatesse de ne vouloir partager avec personne une intimité quelle se flattait de mériter exclusivement et par son zèle pour l'État, et par son attachement pour le Roi, et par la pureté de ses vues [1621],» la Reine eût préféré l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, ami de Vermond, et qui avait la réputation d'un administrateur éminent [1622]; mais elle n'osait le proposer, sachant que son mari avait une répugnance absolue à investir quelqu'un d'un titre aussi important, et qu'il éprouvait une peur extrême d'être gouverné [1623]. Elle ne se trompait pas: Louis XVI ne prit pas de premier ministre, et Maurepas n'eut pas de remplaçant; Vergennes, le principal personnage du cabinet, devint ministre dirigeant, mais sans en avoir le titre [1624].

Joly de Fleury avait succédé à Necker aux finances; mais n'ayant ni l'habileté ni le crédit de son prédécesseur, il ne tarda pas à succomber sous le poids de fautes accumulées [1625]. D'Ormesson, qui prit sa place, par la volonté expresse du Roi [1626], avec le titre rétabli pour lui de contrôleur général, joignait à un nom illustre dans les fastes du Parlement une réputation d'intégrité à toute épreuve. Il n'avait que trente et un ans; comme il s'excusait sur son âge et sur son inexpérience pour refuser le poste périlleux qu'on lui offrait: «Je suis plus jeune que vous,» répondit Louis XVI, «et ma place est plus difficile que celle que je vous confie.» Marie-Antoinette goûta ce choix, et l'approbation qu'elle lui donna hautement était d'autant plus méritoire que d'Ormesson n'avait pas craint de s'exposer à lui déplaire. «Avant son entrée au contrôle général, raconte un historien, il avait déjà un travail direct avec le Roi en qualité de conseiller d'État, chargé de la direction de Saint-Cyr. La Reine lui ayant recommandé des jeunes personnes qu'elle voulait placer dans cette maison, il mit sous les yeux du Roi un état qui contenait leurs noms et en marge celui de leur protectrice; mais sur le même état, il présenta d'autres jeunes personnes, sans appui, dont il faisait valoir les droits, et Louis XVI choisit ces dernières [1627]

Au contrôle général, d'Ormesson porta la même rigidité de principes et le même désintéressement que dans le gouvernement de Saint-Cyr. Malheureusement, en matière si délicate, l'honnêteté et le travail même opiniâtre ne suppléent pas aux connaissances acquises. D'Ormesson fit des fautes; ses opérations mal combinées mécontentaient les hommes d'affaires; sa probité irritait les courtisans. On tourna son honnêteté en ridicule, et, au bout de sept mois, il dut se retirer.

Les intrigues recommencèrent; bien des noms furent mis en avant: Sénac de Meilhan, intendant du Hainaut; Foulon, ancien intendant de Paris; Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse. Ce fut l'intendant de Flandre, M. de Calonne, qui l'emporta; il fut nommé contrôleur général le 3 novembre 1783.

Vingt ans auparavant, un ministre de Louis XV, M. de Boynes, écrivait sur ce personnage les lignes suivantes:

«Quoy que l'on dise sur M. de Calonne, je suspens encore sur luy mon jugement, mais quant à présent, il me paraît avoir plus de brillant que de solidité, plus de facilité que de capacité. Je crains qu'il ne doive sa réputation à l'aisance avec laquelle il s'exprime et à un certain air avantageux qui réussit surtout auprès des femmes [1628]

M. de Boynes ne s'était pas trompé. Léger, brillant, spirituel, aimable dans toute la force du terme, d'une figure agréable avec un regard fin et perçant, d'une taille bien prise, d'une politesse noble et aisée, sans hauteur et sans importance, sans cette espèce de tenue empesée qui sent l'homme de robe, avec un esprit vif, fécond en expédients plus qu'en ressources, habile aux intrigues plus qu'aux grandes entreprises, plus soucieux de l'élégance que de la gravité, avec une extrême facilité pour le travail, mais une insurmontable horreur des chiffres et une incurable frivolité, M. de Calonne avait toutes les qualités d'un homme du monde, mais bien peu de celles d'un homme d'État, encore moins d'un homme de finances [1629]; génie d'ailleurs éminemment dangereux parce qu'on se laissait volontiers prendre à ses inductions et que, partant de fausses bases et de données hasardeuses, «son imagination enfantait et son éloquence faisait adopter des mesures que le bon sens ni la raison ne pouvaient admettre [1630].» Distingué jadis par Choiseul [1631], successivement intendant de Rennes, de Metz et de Lille, mais perdu de dettes, devant à Dieu, au diable et aux hommes, il «flairait» depuis longtemps le contrôle général [1632]. A la chute de Necker, à laquelle il avait contribué par de petits pamphlets, dont quelques-uns, les Comment, la Lettre du marquis Caraccioli, avaient eu un vrai succès de persiflage, il avait espéré arriver à son but; il jouait le piquet avec Mme de Maurepas, faisait la cour à M. de Maurepas; mais le vieux ministre avait répondu vivement à quelqu'un qui lui parlait de Calonne comme successeur de Necker: «Fi donc! c'est un fou, un panier percé. Mettre les finances dans ses mains! Le trésor royal serait bientôt aussi sec que sa bourse [1633]!» Joly de Fleury puis d'Ormesson avaient été préférés.

Calonne ne se découragea pas. Rebuté par le premier ministre, repoussé par le Roi, mal vu par la Reine [1634], il se retourna du côté des capitalistes, des courtisans et des princes. Il dit ou fit dire que lui seul connaissait les moyens de diriger les finances d'une grande monarchie, qu'il saurait ramener l'abondance au trésor, sans descendre aux projets d'économie mesquine qui avaient sottement attristé la Cour, en un mot qu'on le verrait concilier l'intérêt de la fortune publique avec celui des fortunes particulières [1635]. «On lui crut des talents supérieurs, parce qu'il traitait légèrement les choses les plus sérieuses [1636]». Le comte d'Artois fut séduit; Mme de Polignac et le comte de Vaudreuil, enthousiasmés; le lieutenant de police, Lenoir, s'en mêla [1637]; le banquier de la Cour, M. d'Harvelay, dont la femme était la maîtresse de Calonne, se chargea de gagner Vergennes et lorsque d'Ormesson donna sa démission, toutes les batteries étaient prêtes. Mme de Polignac, secondée par le baron de Breteuil, se rendit chez la Reine, pour lui demander de patronner son protégé. La Reine résista longtemps; mais enfin, tourmentée par sa favorite, pressée par un homme en qui elle avait confiance, Breteuil [1638], elle promit, non pas d'appuyer le choix de M. de Calonne, mais d'en conférer le lendemain avec le Roi, et, ce jour-là, les instances de Mme de Polignac, les obsessions de M. de Vaudreuil, du duc de Coigny [1639], du comte d'Artois, les complaisances, et, dit-on, l'appui secret de M. de Vergennes [1640], arrachèrent aux deux souverains la nomination d'un homme pour lequel ils n'avaient ni goût ni estime [1641], mais qui avait les sympathies des «belles dames [1642]».

La Reine ne tarda pas à s'en repentir; elle sut mauvais gré à Mme de Polignac de son intervention en cette affaire et ne dissimula pas son mécontentement. Un jour même, elle se laissa entraîner à dire, chez la duchesse, que les finances de la France passaient alternativement des mains d'un honnête homme sans talent dans celles d'un habile intrigant [1643]. Calonne le sut: il fit tout pour vaincre les répugnances de la souveraine et regagner ses bonnes grâces, cherchant à deviner ses moindres désirs, allant au-devant de tout ce qu'elle pouvait demander [1644], flattant même ses goûts de bienfaisance et s'efforçant d'exploiter sa charité. Dans l'hiver très rude de 1783 à 1784, le Roi avait donné trois millions pour les pauvres; Calonne vint offrir à la Reine de lui en remettre un, afin qu'elle le fit distribuer sous son nom et selon sa volonté. La Reine refusa et répondit que la somme entière devait être distribuée au nom du Roi; que, quant à elle, elle s'imposerait des privations pour ajouter au soulagement des malheureux ce que son épargne lui permettrait de leur offrir. Lorsque Calonne sortit, elle fit appeler Mme Campan: «Faites-moi votre compliment, dit-elle, je viens d'éviter un piège ou tout au moins une chose qui, par la suite, m'aurait donné de grands chagrins.» Et elle ajouta: «Cet homme achèvera de perdre les finances de l'État. On dit qu'il est placé par moi; on a fait croire au peuple que je suis prodigue; je n'ai pas voulu qu'une somme du trésor royal, même pour l'usage le plus respectable, ait jamais passé entre mes mains [1645]

Quoi que pût faire le contrôleur général, la Reine fut inflexible; les prévenances même qu'il affectait vis-à-vis d'elle redoublaient son aversion pour lui [1646]; et Calonne à son tour, obstinément repoussé par Marie-Antoinette, devint un de ses ennemis les plus acharnés. Nous en trouverons la preuve plus tard.

En ce moment, l'attention de la jeune souveraine était absorbée par un objet plus important.

L'ambition inquiète et brouillonne de Joseph II cherchait partout des agrandissements ou un accroissement d'influence pour l'Autriche. Déjà, en 1780, un des archiducs, Maximilien, avait été élu coadjuteur de Cologne. Marie-Thérèse, qui vivait encore, avait fait appel, avec cette insistance onctueuse et pressante dont elle avait si bien le secret, à l'affection de sa fille; elle lui avait représenté que, pour son propre bien et celui de la France, il fallait prévenir les méchantes intentions de Frédéric II, ce «mauvais voisin», dangereux pour «notre sainte religion», dangereux pour la France et l'Autriche, dont les intérêts étaient les mêmes [1647]. Marie-Antoinette, qui conservait une grande sensibilité pour tout ce qui touchait personnellement ses frères et sœurs, en particulier Maximilien [1648]; Marie-Antoinette, qui avait le Roi de Prusse «en horreur [1649]», avait pris en main avec chaleur la cause de son frère. Elle avait parlé à Maurepas, et Vergennes n'ayant pas fait d'objection sérieuse [1650], le Roi ayant approuvé [1651], le ministre de France à Cologne, le comte de Châlons, avait agi en faveur de l'Archiduc [1652], qui avait été élu coadjuteur de Cologne et de Munster, avec future succession.

Quatre ans après, l'affaire menaçait de devenir plus grave; au lieu d'une question d'Empire, c'était une question européenne. Marie-Thérèse était morte, et Joseph II n'avait ni la sagesse de sa mère, ni la haute considération dont elle jouissait dans le monde entier. Il avait même froissé le sentiment français pendant la guerre d'Amérique, en ne dissimulant pas assez son goût pour l'Angleterre [1653], et en annonçant un projet de voyage dans ce pays, qui, à pareille date, avait vivement blessé Marie-Antoinette [1654]. Néanmoins, ce fut encore du côté de sa sœur qu'il se tourna, lorsque ses affaires furent embrouillées.

Les traités de 1648 avaient fermé les bouches de l'Escaut et en avaient confié la garde à la Hollande. L'Empereur supportait impatiemment cette disposition si gênante pour le commerce des Pays-Bas, et surtout pour celui d'Anvers. Déjà, lors de la guerre d'Amérique, il avait entamé la question et avait même fait des ouvertures à la France, qui, sans opposer, disait-il, d'objection sérieuse, avait demandé d'attendre jusqu'à la paix [1655]. La paix faite, il reprit l'affaire, réclama la libre navigation du fleuve, et, sur le refus des États généraux, donna l'ordre à un de ses bâtiments de forcer le passage; les Hollandais canonnèrent le bâtiment et le prirent [1656]. Aussitôt une armée autrichienne se réunit sur la frontière et les États généraux, alarmés, sollicitent le secours de la France. A Paris et à Versailles, les esprits, toujours prévenus contre l'ambition séculaire de la maison de Habsbourg, se prononcent avec énergie en faveur des Hollandais. Les ministres s'assemblent et demandent une action prompte contre l'Autriche. Et les plus ardents contre les projets de Joseph II sont ceux-là même que l'opinion publique regarde comme les protégés de Marie-Antoinette: le ministre de la guerre, Ségur, le ministre de la marine, Castries, et l'ancien ambassadeur de France à Vienne, le baron de Breteuil [1657].

Pour conjurer l'explosion, l'Empereur écrivit à sa sœur. Déjà, en 1783, il s'était plaint des mauvaises dispositions de la France, qui, disait-il, oubliant trop facilement les avantages qu'elle avait retirés de l'alliance autrichienne, voulait s'en réserver à elle seule les bénéfices [1658]. En 1784, il renouvela ses plaintes et sa demande. La Reine n'opposa à ces récriminations qu'une sorte de fin de non-recevoir: son crédit, disait-elle, était bien loin d'avoir la consistance et la force qu'on s'imaginait. Serait-il prudent à elle d'avoir avec les ministres des scènes sur des objets pour lesquels il était presque sûr que le Roi ne la soutiendrait pas [1659]? Louis XVI, interpellé à son tour, offrit sa médiation et rien de plus [1660]. L'Empereur fut mécontent de cette réserve et ne cacha pas l'humeur qu'elle lui causait. «Aussi longtemps que la France a été engagée dans la guerre d'Amérique, dit-il à la Marck, je me suis abstenu de faire valoir mes droits sur la Hollande, quoique alors il eût été difficile à la France de s'y opposer. On doit donc, à Versailles, me tenir compte de la confiance et de la modération que j'ai montrées dans ce temps-là [1661]

Toutefois, dans la lettre qu'il adressa à sa sœur, il protesta qu'il ne prétendait aucun agrandissement territorial du côté des Pays-Bas, mais simplement une réparation de l'insulte faite à son pavillon [1662]. Avec le Roi, il était plus explicite: il réclamait la cession de la place forte de Maestricht et de son territoire [1663] et, quelques jours après, il faisait communiquer par Mercy au cabinet de Versailles une note dans laquelle il amalgamait l'accommodement de la Hollande avec un projet d'échange des Pays-Bas contre la Bavière, projet auquel, disait-il, ni l'électeur Palatin, ni le duc des Deux-Ponts ne se montraient hostiles [1664].

C'était revenir sur les stipulations de la paix de Teschen. Le Roi le fit sentir à l'Empereur qui renonça à cette nouvelle prétention [1665].

Mais la question hollandaise n'avançait pas. Les esprits s'aigrissaient de part et d'autre. La Reine avait beau faire tout ce qu'elle pouvait pour les calmer [1666]; elle avait beau parler au Roi, à Vergennes, retarder même [1667] l'envoi d'une note avec l'espérance que dans l'intervalle une réponse plus conciliante arriverait de Vienne [1668]; la situation se tendait. Les États généraux atermoyaient. Joseph II, excité par Léopold, leur adressait un ultimatum [1669], et, en réponse, ordre était donné de réunir deux corps français, l'un sur les bords du Rhin, l'autre sur la frontière de Flandre, sous les ordres du prince de Condé [1670].

La Reine était alarmée au dernier degré; ses affections, ses intérêts étaient en jeu; son cœur et sa raison répugnaient à une guerre, qui eût été, à ses yeux, fratricide; elle ne pouvait envisager sans frémir la rupture d'une alliance dans laquelle une mère adorée, qu'elle pleurait encore, l'avait habituée à voir la sauvegarde de la paix du monde, la plus sûre garantie du bonheur des peuples et l'appui de «notre sainte religion». Sa dissolution lui enlèverait à tout jamais «le bonheur et la tranquillité [1671]». Elle se méfiait de Vergennes, et elle n'avait pas tort. Les sympathies de Vergennes étaient pour la Prusse, au point d'écrire cette phrase, dont la réalisation en ce siècle a produit les tristes résultats que nous savons: «S'il fallait opter entre la conservation des branches de la Maison de Bourbon en Italie et celle de la puissance prussienne en Allemagne, il n'y aurait pas à hésiter entre l'abandon des premiers et le maintien de la seconde [1672].» La Reine remarquait que le langage du Roi, lorsqu'elle le voyait seule et la première, était tout différent de celui qu'il tenait lorsqu'il avait conféré avec son ministre [1673]. Ne devait-elle pas penser qu'au fond les opinions de son mari se rapprochaient des siennes propres et que Vergennes seul l'en détournait? Et si elle se trompait dans ses jugements, cette duplicité apparente était-elle bien de nature à l'éclairer? Aussi ne voulait-elle voir le Roi et le ministre qu'en présence l'un de l'autre [1674] et multipliait-elle les démarches pour arriver à une solution; elle avait hâte d'en finir, afin de prévenir un conflit près d'éclater [1675]; elle pressait le Roi, les ministres, aussi bien que l'Empereur, de ne pas élever des difficultés et des prétentions nouvelles [1676]. Mais quelle que pût être sa confiance,—nous pourrions dire ses illusions,—dans le désintéressement de son frère, elle ne perdait jamais de vue les intérêts supérieurs du pays dont elle était souveraine, et un jour que l'ambassadeur de Suède, dans une audience particulière, avait amené l'entretien sur cette grave question de la Hollande qui préoccupait toutes les Cours, la Reine, après s'être exprimée en toute franchise dans le laisser-aller d'une conversation privée, ajouta vivement: «Au reste, vous pouvez être très persuadé que je ne me mêlerai de rien quand on aura pris un parti, et, dans tous les cas, que je n'oublierai jamais, malgré mon amitié pour l'Empereur, que je suis reine de France et mère du Dauphin [1677].» Et malgré son peu de sympathie pour Vergennes, elle refusait par deux fois de recevoir le duc de Choiseul et sa sœur la duchesse de Gramont, ennemis acharnés du ministre [1678]. D'autre part, elle suppliait Joseph II de mettre le Roi à même d'amener les Hollandais à la réparation qu'ils lui devaient, en les rassurant sur toute vue de conquête ou d'agrandissement, et lors même qu'elle engageait son frère à parler un langage ferme, c'était pour arriver plus vite à une solution, tant elle avait hâte de voir évanouir ce fantôme de guerre qui l'obsédait [1679].

A force de négociations, d'échange de lettres et de dépêches, on parvint enfin à formuler les propositions suivantes: L'Empereur renoncerait à l'ouverture de l'Escaut [1680]; les Hollandais offriraient pour l'insulte faite au pavillon autrichien une réparation verbale et céderaient Maestricht, mais cette place étant considérée par eux comme un boulevard nécessaire du côté de l'Allemagne, l'Empereur la leur rétrocéderait aussitôt, moyennant une indemnité financière [1681]. Les États généraux acceptèrent; ils consentirent aux excuses et les firent faire aussitôt à Vienne par deux députés, le comte de Wassenaer et le baron de Leyden [1682]. Mais, avec leurs instincts de commerçants, ils marchandaient sur le prix à payer [1683]; Joseph II demandait 9.500.000 florins, la République ne voulait donner que cinq millions. L'affaire traînait en longueur; l'arrangement, fixé au 1er [1684], puis au 15 mars, était reporté au 15 septembre; les esprits s'aigrissaient; l'Empereur s'impatientait de ces délais successifs; la Reine s'en impatientait plus encore, moins, disait-elle, par ressentiment que dans le désir d'arriver le plus promptement possible à une bonne solution [1685] et pour éviter la guerre [1686].

Il fallait en finir. La France se chargea de la partie de la dette que ne voulaient point assumer les États généraux; mais, dit un historien, «en s'assurant des avantages qui dépassaient beaucoup ce sacrifice [1687]; et les préliminaires de paix furent enfin signés le 20 septembre 1785 [1688], suivis, six mois après, d'un traité entre la France et la Hollande. Une générosité pareille était de l'habileté, et les gens sages estimèrent que ce n'était point payer trop cher la conservation de la paix européenne et le maintien de deux alliances, dont l'une nous garantissait pour longtemps d'une guerre continentale, dont l'autre nous avait tout récemment rendu d'importants services dans la guerre maritime contre l'Angleterre.

Mais le public, dont les vues sont courtes en politique, blâma ce qui lui semblait une prodigalité. Il en rendit Marie-Antoinette responsable et prétendit qu'elle envoyait à son frère les millions de la France; mensonge indigne que réfute le simple exposé des faits et que Joseph II lui-même a pris soin de démentir, lorsqu'il disait à son lit de mort:

«Je n'ignore pas que les ennemis de ma sœur Antoinette ont osé l'accuser de m'avoir fait passer des sommes considérables. Je déclare, prêt à paraître devant Dieu, que c'est une horrible calomnie [1689]

Ce n'était plus une affaire politique que celle qui, à peu près vers la même époque, préoccupait tous les esprits en France, et cependant cette affaire, qui semblait purement littéraire, prit toutes les proportions d'une grosse question politique et fit verser plus d'encre, répandre plus de propos, dépenser plus de diplomatie, nouer plus d'intrigues que s'il se fût agi d'un traité entre deux puissances. A vrai dire, c'étaient bien deux puissances qui étaient en jeu: l'antique puissance de la monarchie, la puissance plus jeune de l'opinion publique. La nouvelle comédie de Beaumarchais, le Mariage de Figaro, serait-elle ou ne serait-elle pas jouée? Tel était le problème qui passionnait les salons et les académies. La pièce avait été reçue au Théâtre-Français dès la fin de 1781; mais la censure s'opposait à sa représentation, et, au commencement de 1784, cette représentation n'avait point eu lieu encore. Le Roi s'était fait lire le manuscrit par Mme Campan, en présence de la Reine; il avait été profondément froissé du ton libertin qui y régnait et des attaques sans nombre que contenait la pièce contre l'administration et les institutions du pays, contre la plupart des idées reçues qui formaient la base de l'ordre national d'alors. Son bon sens comprenait le péril de semblables insinuations, soulignées et commentées par l'esprit frondeur de l'époque. A la tirade contre les prisons d'État, il se leva brusquement: «C'est détestable, s'écria-t-il; cela ne sera jamais joué. Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. Cet homme se joue de toutes les choses qu'il faut respecter dans un gouvernement.»—«La pièce ne sera donc pas jouée?» demanda la Reine.—«Non, certainement, répondit Louis XVI; vous pouvez en être sûre [1690]

Mais Beaumarchais avait dit: la pièce sera jouée, et ce fut Beaumarchais qui l'emporta. Il avait contre lui le Roi et le garde des sceaux; mais il avait pour lui le public et une partie de la Cour. Intrigant habile et roué, il avait sous main, par de petites rumeurs adroitement répandues, grâce à la complicité des uns, à la sottise et à la vanité des autres, surexcité l'opinion et éveillé la curiosité. Chacun voulait connaître cette œuvre, dont les ministres prenaient ombrage, qu'il était interdit de représenter mais qu'il n'était pas défendu de lire. Beaumarchais, tout en ayant l'air de se dérober, comme la nymphe de Virgile, et de refuser, par considération pour la volonté du Roi, était enchanté de céder à des désirs si vivement manifestés; il lisait lui-même et c'était à qui obtiendrait la faveur de l'écouter, soit chez lui, soit dans les plus brillants salons. Des évêques, des archevêques ne dédaignaient pas de figurer dans l'auditoire [1691]. «Chaque jour, raconte Mme Campan, on entendait dire: «J'ai assisté ou j'assisterai à la lecture de la pièce de Beaumarchais [1692].» En homme qui ne néglige aucun moyen, l'auteur avait préparé pour ces séances un manuscrit élégant, lié avec des faveurs roses et sur lequel était écrit en gros caractères: Opuscule comique. «Singulier titre, dit justement M. de Loménie, pour une volumineuse comédie en cinq actes, sorte de levier qui a contribué à faire sauter l'ancien régime [1693].» Mais alors tout était affolé. Les grands seigneurs étaient les premiers à applaudir à la satire de leurs mœurs, à une machine de guerre dirigée non seulement contre leurs privilèges, mais même contre leur légitime influence. «Il n'y a que les petits esprits qui craignent les petits écrits,» disait Figaro dans la pièce. Personne ne voulait passer pour un petit esprit. Le baron de Breteuil, le comte de Vaudreuil, Mme de Polignac se rangeaient parmi les partisans de Beaumarchais. La princesse de Lamballe lui dépêchait le duc de Fronsac pour solliciter la grâce d'une lecture chez elle, et l'habile comédien n'y consentait qu'après s'être fait longtemps prier. Quand le comte et la comtesse du Nord vinrent en France, ils voulurent connaître le Mariage de Figaro. «La pièce nous intéressa beaucoup,» dit la baronne d'Oberkirch [1694]. Fort de toutes ces approbations, Beaumarchais écrivit au lieutenant de police pour réclamer de nouveau l'autorisation de faire jouer son œuvre, en affirmant qu'il y avait fait de grands changements [1695]. Le lieutenant de police, ou plutôt le garde des sceaux, fit la sourde oreille; mais en juin 1783 les sollicitations devinrent plus pressantes et la permission fut accordée. Les acteurs de la Comédie-Française reçurent ordre d'apprendre la pièce, et le premier gentilhomme de la chambre autorisa M. de la Ferté à prêter pour ce spectacle l'hôtel des Menus Plaisirs. Les billets étaient distribués à toute la Cour; déjà les équipages se pressaient à la porte du théâtre; la salle était à demi garnie; à la dernière minute, la représentation fut interdite par lettre de cachet. On juge de la rumeur. «Cette défense du Roi, dit Mme Campan, parut une atteinte à la liberté publique. Toutes les espérances déçues excitèrent le mécontentement à tel point que les mots d'oppression, de tyrannie, ne furent jamais prononcés, dans les jours qui précédèrent la chute du Trône, avec plus de véhémence [1696]

Louis XVI avait cru faire un acte de vigueur; il ne le soutint pas, et ce fut un acte de faiblesse. Lui-même se méfiait de sa fermeté: «Vous verrez, dit-il un jour, que M. de Beaumarchais aura plus de crédit que M. le garde des sceaux.» Singulier signe du temps et plus étrange signe de caractère que ce mot d'un souverain qui faisait si bon marché de son autorité et de celle de ses ministres. Il ne se trompait pas d'ailleurs: trois mois après cette interdiction, la pièce était représentée, non pas encore en public, mais devant une partie de la Cour et en présence d'un frère du Roi. C'était M. de Vaudreuil qui, voulant offrir dans sa maison de Gennevilliers un divertissement nouveau et piquant, s'était chargé d'obtenir la levée de la défense. Comment l'obtint-il? Nous ne savons. La seule chose certaine, c'est la vivacité des désirs de cette société frivole. «Hors du Mariage de Figaro point de salut,» écrivait Vaudreuil au duc de Fronsac, et celui-ci dépêchait en toute hâte un courrier à Beaumarchais, alors en Angleterre, afin d'obtenir prompte satisfaction pour l'impatience de son ami, de «ces dames», et du comte d'Artois [1697].

La brèche était faite. «La présence de Mgr le comte d'Artois et le mérite réel de cette charmante pièce détruisaient enfin tous les obstacles qui avaient retardé la représentation et conséquemment le succès,» écrivait M. de Vaudreuil à l'auteur [1698]. Il ne s'agissait plus que de trouver un biais pour achever de démanteler la place. Le biais fut trouvé. Le Roi, assailli de sollicitations, répondit qu'il y avait encore des choses qui ne devaient pas rester dans l'ouvrage; qu'il fallait nommer de nouveaux censeurs et que l'auteur ferait d'autant plus facilement des coupures que la pièce était longue. C'était capituler. Les nouveaux censeurs ne s'y trompèrent pas: ils demandèrent quelques modifications sans importance et, le 27 avril 1784, le Mariage de Figaro fut joué au Théâtre-Français. Louis XVI croyait à un échec; convaincu que les suppressions exigées retrancheraient tout l'intérêt et par là enlèveraient toute la saveur de la pièce, il demanda à M. de Montesquiou: «Eh bien, qu'augurez-vous du succès?»—«Sire, j'espère que la pièce tombera.»—«Et moi aussi,» répliqua le Roi [1699],—«Oui, disait de son côté Sophie Arnould, c'est un ouvrage à tomber cinquante fois de suite.»

On sait qui eut raison, de Louis XVI ou de Mlle Arnould. «Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce,» disait Beaumarchais lui-même, «c'est le succès.» Qui ne connaît le tableau de la première représentation? Tout Paris s'étouffant aux abords du théâtre; «les cordons bleus confondus dans la foule et se coudoyant avec les Savoyards; les gardes dispersés, les portes enfoncées, les grilles de fer brisées sous les efforts des assaillants [1700];» la salle comble; Monsieur lui-même venu en grand équipage; le parterre et les loges, agressifs ou frivoles, saluant d'acclamations bruyantes toutes ces tirades spirituelles ou cyniques, qui minent audacieusement l'ordre de choses établi; et, au fond d'une loge grillée, trois hommes, dont le nom personnifie trois des puissances du temps, la littérature, le Parlement, le gouvernement: Beaumarchais, l'abbé Sabattier, l'abbé de Calonne, réunis après un joyeux dîner, jouissant ensemble de ce succès tant attendu, ou plutôt assistant gaiement à ce tumulte, qui est comme le prélude et l'image de l'assaut livré à la monarchie.

Quelle fut la part de la Reine dans toute cette affaire? Il est assez difficile de l'établir. Mme Campan prétend qu'elle «témoigna son mécontentement à toutes les personnes qui avaient aidé l'auteur du Mariage de Figaro à surprendre le consentement du Roi pour la représentation de sa comédie [1701]». D'un autre côté, le regretté historien de Beaumarchais, M. de Loménie, cite une lettre du duc de Fronsac à Papillon de la Ferté, qui contient cette phrase: «La Reine m'a dit que le Roi consentait à ce que le Mariage de Figaro fût joué à Gennevilliers [1702].» Marie-Antoinette fut-elle simplement chargée de redire à MM. de Fronsac et de Vaudreuil la parole du Roi? Se fit-elle près de son mari l'interprète des désirs de son beau-frère et de son amie? M. de Loménie penche vers la dernière hypothèse et il part de là pour démentir Mme Campan. Nous pensons que les deux opinions ne sont pas inconciliables. Il se pourrait,—quoique cela ne soit nullement établi,—que, cédant aux obsessions de sa société, la Reine ait aidé M. de Vaudreuil à obtenir de Louis XVI l'autorisation qu'il sollicitait. Mais il est fort probable aussi qu'elle ait cru, comme l'affirme Mme Campan, que Beaumarchais avait fait, dans son œuvre, les «grands changements» dont il se vantait dans sa lettre au lieutenant de police; que ce soit dans cette pensée, et pour «juger les sacrifices faits par l'auteur», qu'elle ait appuyé la demande que faisait, sous ce prétexte même [1703], M. de Vaudreuil, et qu'ensuite, désabusée sur l'étendue de ces sacrifices de Beaumarchais, elle n'ait pas dissimulé son mécontentement à ceux qui s'étaient ainsi prêtés à la tromper et à tromper le Roi [1704]. Ce qui est certain en tout cas, c'est qu'elle n'assista pas à la représentation de Gennevilliers, et qu'on ne la voit plus paraître, à aucun titre, dans les négociations qui suivirent pour obtenir une permission de représentation publique, pour laquelle Louis XVI, nous l'avons dit, exigea l'examen de deux nouveaux censeurs.

Mais la Reine était femme; elle était vive; elle oubliait vite, trop vite même, les offenses surtout. Le Roi, dans un moment d'humeur, provoqué, dit-on, par une plainte de Monsieur, avait envoyé Beaumarchais non pas à la Bastille, mais, ce qui était plus humiliant, à Saint-Lazare. La Reine, comme le public, et le Roi lui-même, quand il fut plus calme, vit là une injustice; elle voulut la réparer délicatement: elle entreprit de jouer elle-même, sur son petit théâtre de Trianon, non pas sans doute le Mariage de Figaro, mais le Barbier de Séville, et par une distinction inusitée, elle y invita l'auteur. Les répétitions se firent sous la direction de Dazincourt, qui venait de remporter un éclatant succès dans le Mariage de Figaro; la représentation eut lieu le 19 août 1785. La Reine jouait Rosine; elle affectionnait ces rôles de jeune femme, moitié naïve, moitié rusée, simple et coquette à la fois. Le comte d'Artois faisait Figaro; M. de Vaudreuil, Almaviva; le duc de Guiche, Bartholo; le bailli de Crussol, Basile. C'était un spectacle en tout petit comité; au dire de Grimm, ce fut un succès. «Le petit nombre de spectateurs admis à cette représentation, écrit-il, y a trouvé un accord, un ensemble qu'il est bien rare de voir dans des pièces jouées par des acteurs de société; on a remarqué surtout que la Reine avait répandu, dans la scène du 4me acte, une grâce et une vérité qui n'auraient pu manquer de faire applaudir avec transport l'actrice même la plus obscure.»

«Nous tenons ces détails, ajoute-t-il, d'un juge sévère et délicat, qu'aucune prévention de cour n'aveugle jamais sur rien [1705]

Pour l'artiste, c'était un triomphe; pour la souveraine, une imprudence. Si petit que fût le nombre des spectateurs, le bruit d'une pareille représentation dépassa vite les bornes de l'étroite enceinte où elle était renfermée, et il devait paraître étrange de voir un prince du sang lancer,—le fît-il avec talent,—sur le théâtre particulier de la Reine, ces vives ironies de Figaro, qui n'étaient, sous une forme plus gaie, que l'éternelle et envieuse protestation de tout ce qui est petit contre ce qui est grand.

Était-ce donc, de la part de Marie-Antoinette, fantaisie irréfléchie, entraînement du plaisir, vanité d'artiste, simple entêtement féminin?

Nous croyons qu'il y eut plus et mieux que cela.

Peut-être cette entreprise, née d'une pensée de bienveillance et de réparation,—c'est l'opinion de Grimm,—pour un auteur injurieusement traité, poursuivie d'abord par l'attrait d'un divertissement aimé, ne fut-elle poussée jusqu'au bout que dans un sentiment délicat de respect de soi-même. Peut-être la Reine craignit-elle que, si elle renonçait à un projet préparé et annoncé à l'avance, elle ne parût plus émue qu'il ne convenait à son honneur et à sa dignité du grave événement qui mettait le palais en rumeur et que la méchanceté populaire était prête à exploiter contre elle. Quatre jours auparavant, en effet, un violent coup de tonnerre avait éclaté dans ce ciel de Versailles, qui, depuis quelque temps, se chargeait de tant de nuages.

On était en plein procès du Collier.


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