Histoire de Marie-Antoinette, Volume 1 (of 2)
Les Notables.—Chute de Calonne.—Brienne.—Ses réformes.—Son impopularité rejaillit sur la Reine.—Rappel de Necker.—Convocation des États généraux.—Flots de brochures.—Doublement du Tiers.—Situation de Marie-Antoinette en 1789, vis à vis de la famille royale.—Le comte et la comtesse de Provence.—Le comte et la comtesse d'Artois.—Madame Elisabeth.—Mesdames.—Les Condé.—Le duc d'Orléans.
Quelle que fût sa présomption, Calonne n'avait pas réussi à combler le déficit du Trésor [1981]. Il avait fait pis: il l'avait sensiblement accru. Le Parlement était hostile; le public s'alarmait; les combinaisons financières avaient échoué. Le contrôleur général résolut de frapper un grand coup: il proposa au Roi de réunir une assemblée de Notables. Louis XVI adopta cette idée avec enthousiasme: la pensée d'imiter Henri IV, de se rapprocher de son peuple, ou du moins de ses principaux représentants, de leur parler face à face et en quelque sorte à cœur ouvert, plaisait à son esprit généreux et passionné pour le bien public. Le lendemain du jour où il avait déclaré à son Conseil son intention de convoquer les Notables [1982], il écrivait à Calonne:
«Je n'ai pas dormi cette nuit; mais c'était de plaisir.»
La Reine avait ignoré ce projet; elle fut, dit-on, froissée de ce silence et restait parfois plusieurs heures pensive et sans mot dire [1983]. Quoiqu'elle se mêlât beaucoup moins d'affaires qu'on ne le croyait à l'étranger et dans le public [1984], la réalité commençait à lui apparaître: le présent avec ses difficultés, l'avenir avec ses périls [1985]. Le Roi ne s'était ouvert de sa pensée qu'au garde des sceaux, Miroménil, et à Vergennes qui, depuis la mort du comte de Maurepas, remplissait, sans en avoir le titre, les fonctions de premier ministre. Malheureusement, neuf jours avant l'ouverture de l'assemblée, le 13 février 1787, Vergennes mourut. A ce moment surtout, ce fut une grande perte. La raison calme et froide de ce ministre, sa vieille expérience des hommes et des choses, la confiance que le Roi avait en lui, la considération dont il jouissait auraient donné du poids aux plans de Calonne et en auraient peut-être assuré le succès. Lui mort, il n'y eut plus dans le ministère personne qui eût assez de prépondérance pour diriger l'opinion. Montmorin, qui lui succéda, n'avait ni les mêmes talents ni la même autorité, et Breteuil, esprit assez médiocre, peu aimé d'ailleurs à cause de sa brusquerie, était en outre l'ennemi acharné du contrôleur général.
Le retard même apporté à l'ouverture de l'assemblée, successivement fixée au 29 janvier, puis au 22 février, était une faute; les Notables, arrivés depuis un mois à Paris, où ils ne savaient que faire, ennuyés de ces délais et du temps qu'on leur faisait perdre, n'avaient d'autre occupation que d'écouter les critiques et de recevoir les plaintes des mécontents [1986]. Le public s'impatientait de son côté. Déjà l'on riait, l'on chansonnait et l'on annonçait que la grande troupe de M. de Calonne allait donner la première représentation des Fausses apparences des Dettes et des Méprises [1987].
Les plans du ministre étaient vastes. Ils comprenaient la suppression ou l'adoucissement de certains impôts, comme la capitation et la gabelle, une répartition plus égale de l'impôt foncier, qui devait frapper à la fois tous les propriétaires, privilégiés ou non, et l'établissement dans toute l'étendue du royaume d'assemblées de paroisses, de districts et de provinces. C'était une réforme politique en même temps qu'une réforme financière, réforme sage, en somme, dont la réalisation pacifique eût peut-être prévenu bien des désastres. Mais, en politique, ce sont souvent moins les idées que les hommes qui se font accepter, et malheureusement le contrôleur général était si honni que son nom seul suffisait à décrier les plus utiles mesures. En même temps, sa légèreté l'empêchait de prévoir les obstacles ou de s'occuper des moyens de les surmonter. Il eût été facile, puisque le Roi s'était réservé le choix des Notables, de composer l'assemblée d'hommes éclairés et dévoués à la fois, décidés à voter une réforme qui, pour la plupart d'entre eux, eût été un sacrifice, en un mot de se ménager une majorité. Calonne négligea même ce soin, et, dès le début, il fut aisé de voir qu'il y aurait une opposition formidable, plus encore peut-être contre la personne du ministre que contre ses projets. Se sentant attaqué, Calonne eut le tort d'attaquer à son tour: son discours aux Notables, avec une apologie de son propre système, contenait une critique, déguisée mais transparente, de l'administration de Necker. Necker riposta, ses amis prirent parti dans la lutte; les privilégiés, menacés, défendirent leurs droits; les Notables, froissés de certaines publications [1988], exigèrent des états de dépenses et de recettes. Ce fut un déluge de récriminations et de plaintes, les unes justes, les autres passionnées, contre un ministre dont l'administration laissait tant de prises à la critique et dont la réputation répondait mal à ses protestations de désintéressement et d'économie.
Au bout de six semaines, le 8 avril, Calonne tomba. Exilé à sa terre d'Allouville en Lorraine, il partit, furieux contre la Reine à laquelle il attribuait, avec l'opinion publique, sa disgrâce et son exil [1989]; puis, bientôt, décrété de prise de corps par le Parlement, il perdit la tête et sans essayer même de sauver les apparences [1990], s'enfuit à Londres où, s'il faut en croire Mme Campan, la rancune le rendit complice de Mme de la Motte dans la rédaction de ses infâmes Mémoires contre Marie-Antoinette [1991].
Quel serait son remplaçant au contrôle général? Choiseul était mort le dimanche 9 mai 1785 [1992], emportant dans la tombe comme un dernier souvenir de la jeunesse et de la vie heureuse de la Reine. Deux noms étaient en présence pour la succession de Calonne: Necker et l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne. Le Roi avait une égale répugnance pour tous les deux: «Je ne veux, aurait-il dit un jour, ni Neckraille, ni prêtraille [1993].» Il ne disconvenait pas des talents de Necker; mais il redoutait les défauts [1994] de son caractère, et, tout récemment encore, vivement froissé de la publication de son livre sur l'Administration des finances, il l'avait, à l'instigation de Calonne, exilé à quarante lieues de la capitale [1995].
Le rappeler en ce moment; bien plus, lui rendre un portefeuille, c'était se donner trop manifestement un démenti à soi-même et ébranler, de ses propres mains, le prestige déjà trop affaibli de l'autorité royale. Si quelques fidèles, comme Montmorin, prononçaient encore le nom de Necker, la situation elle-même semblait indiquer celui de l'archevêque de Toulouse. Son influence sur les Notables, son titre de chef avoué de l'opposition contre Calonne, ce qu'on nommerait aujourd'hui le jeu régulier des institutions parlementaires, le désignaient naturellement comme le successeur du ministre dont il avait déterminé la chute.
Ambitieux de vieille date, résolu dès son enfance à jouer un grand rôle, et poursuivant son but par tous les moyens, mais patient et résolu à attendre, insinuant et souple, sachant à la fois applaudir les philosophes et regretter les Jésuites, accueilli par les femmes, bien vu par les économistes, montrant des connaissances superficielles, mais variées, Brienne jouissait, dans tout le royaume, d'une réputation d'habileté incontestée [1996].
Le Roi seul avait pour ce prêtre, sans mœurs et peut-être sans foi, l'aversion qu'avec ses fortes convictions religieuses il éprouvait pour tous les prêtres philosophes. Comme, à la mort de Mgr de Beaumont, archevêque de Paris, on parlait de M. de Brienne pour lui succéder: «Il faut au moins que l'archevêque de Paris croie en Dieu,» avait-il répondu brusquement [1997]. Il avait d'ailleurs une extrême répugnance à admettre un prêtre dans ses conseils, et plus d'une fois on l'avait entendu déclarer qu'il ne placerait jamais un ecclésiastique à la tête des affaires [1998].
En revanche, la Reine avait une haute opinion de l'archevêque de Toulouse et s'était habituée dès longtemps à le regarder comme le premier ministre de l'avenir. On a attribué cette opinion de Marie-Antoinette à l'influence exclusive de l'abbé de Vermond, jaloux de témoigner sa reconnaissance à l'homme auquel il devait sa fortune. Si la Reine eut pour les talents de Brienne une estime qui la détermina à se prêter à son élévation, ce n'est pas l'abbé de Vermond seul qu'il faut en rendre responsable, c'est tout le monde. C'est Choiseul, qui a jadis recommandé à Louis XV le jeune Loménie [1999]. C'est le financier d'Invaux, qui le consulte et lui écrit: «Je devrais vous céder le contrôle général [2000].» C'est Mercy, qui, dès 1775, proclame la supériorité des talents de l'archevêque et se porte presque garant de sa conduite en religion et en morale [2001]. C'est Joseph II, qui, deux ans plus tard, après une conversation qui lui «a plu infiniment [2002]», va le visiter à Toulouse et prend de lui une si haute idée qu'il écrit à sa sœur pour le lui recommander, comme un des sujets les plus capables d'entrer au ministère [2003]. Ce sont Turgot et Malesherbes, qui veulent lui confier un portefeuille et n'y renoncent que sur l'opposition de Maurepas [2004]. C'est Maurepas lui-même, qui tient à l'écarter du Conseil comme un rival dont la supériorité lui porte ombrage [2005]. Ce sont les États de Languedoc, où, disait-on, laissant la partie brillante à l'archevêque de Narbonne, il se chargeait de la partie laborieuse [2006], qui ne cessent de rendre hommage à ses mérites et à ses lumières, à l'intérêt qu'il prend aux affaires de la province, au talent avec lequel il traite les diverses matières d'utilité publique et de bienfaisance. C'est, en un mot, le sentiment général, qui voit en Brienne un des premiers personnages de France [2007], et le désigne pour le premier rôle.
Avec de pareils appuis, et avec un tel mouvement d'opinion, Vermond n'avait pas besoin d'un grand effort pour persuader à son ancienne élève qu'elle faisait une œuvre sage et patriotique en portant au pouvoir un homme que la voix publique y appelait. Si la suite ne répondit pas à ce brillant début, si l'on s'aperçut trop tôt qu'il y avait là plus de surface que de profondeur, et d'apparence que de réalité, au moins faut-il reconnaître que la Reine ne fut pas seule à se tromper, et que son illusion fut celle de toute, ou presque toute la nation. La renommée de Brienne était brillante; on la crut solide.
Les amis de Necker rendaient si bien hommage à la réputation de celui qu'ils devaient plus tard attaquer violemment que les plus influents d'entre eux n'hésitaient pas à entamer une négociation pour que les deux rivaux entrassent ensemble au ministère. Ce fut le maréchal de Beauvau qui mena l'affaire; il fut convenu que l'archevêque entrerait le premier et trois mois après donnerait à Necker la direction des finances. Le Roi, circonvenu à la fois par les deux partis, finit, malgré sa répugnance personnelle, par croire que l'opinion demandait la nomination de M. de Brienne; il s'en ouvrit à la Reine: «J'ai toujours entendu parler de M. de Brienne comme d'un homme très distingué,» répondit cette princesse; «je le verrai avec plaisir entrer au ministère [2008].»
Le 1er mai 1787, l'archevêque de Toulouse fut nommé chef du conseil des finances. M. de Fourqueux, qui faisait l'intérim depuis la chute de Calonne, honnête homme mais sans valeur [2009], fut remplacé par M. de Villedeuil, et Necker fut encore une fois écarté. Le duc de Nivernais entra au conseil; M. de Malesherbes y fut rappelé. Mais Brienne était de ces hommes qui, suivant le mot du poète, brillent au second rang et s'éclipsent au premier. Une fois arrivé au but de ses convoitises, il se révéla bientôt tel qu'il était, sans grandes vues et sans connaissances sérieuses, sans idées et sans plan. Incapable d'innover, il ne sut que reprendre, avec de légères modifications, les projets de Calonne [2010], et, au bout d'un mois, l'assemblée des Notables fut dissoute, sans avoir rien fait [2011], laissant les finances en désarroi, le public au courant de ce désarroi, l'autorité royale affaiblie, puisqu'elle avait dû céder, et leur propre prestige perdu, puisqu'ils n'avaient rien réalisé de ce qu'ils avaient solennellement promis, emportant et semant dans leurs provinces des germes de mécontentement et de révolte.
Il semblait que, demeuré seul, n'ayant plus en face de lui les Notables, qui d'ailleurs, avant de partir, lui avaient donné une sorte de blanc-seing, Brienne allait agir avec promptitude et vigueur. Il n'en fut rien; il perdit un temps précieux, prit des mesures insuffisantes, et lorsqu'il se décida enfin à envoyer à l'enregistrement les édits qui décrétaient les principales réformes financières, la résistance qu'il n'avait plus à redouter des Notables, il la trouva, acharnée et opiniâtre, dans le Parlement.
Jaloux de la popularité qui avait un moment environné les Notables, lorsqu'ils avaient combattu Calonne, mécontent de la Cour, depuis qu'il l'avait offensée dans l'affaire du Collier, le Parlement s'enfonçait de plus en plus dans la voie de l'opposition. Cet ardent défenseur des droits du peuple se faisait le champion des privilégiés, parce que les privilégiés, à cette heure, étaient en lutte avec le gouvernement. Quelques conseillers, d'Éprémesnil, Fréteau, Duport, soufflaient le feu et attisaient l'incendie. Ils déclarèrent qu'avant de consentir un nouvel impôt, ils avaient besoin de connaître la situation du Trésor; on repoussa cette prétention: «Vous demandiez l'état des recettes et des dépenses,» s'écria l'abbé Sabattier. «Ce sont les États généraux qu'il nous faut [2012]...» La redoutable question était posée et, avec une légèreté toute française, elle était posée dans un jeu de mots. D'Éprémesnil développa avec chaleur l'idée de l'abbé Sabattier; et le Parlement, entraîné par sa fougueuse éloquence, fit la déclaration suivante: «La nation, représentée par les États généraux, est seule en droit d'octroyer au Roi les subsides dont le besoin sera évidemment démontré.»
L'émoi fut grand chez les hommes graves et les vieux conseillers. Le président d'Ormesson, s'adressant à l'ardent adversaire de la Cour, prononça d'une voix attristée ces prophétiques paroles: «Prenez garde, Monsieur, que la Providence ne punisse vos funestes conseils en exauçant vos vœux [2013].»
Le 6 août, un lit de justice fut tenu à Versailles pour faire enregistrer les édits par voie d'autorité. Dès le lendemain, le Parlement protesta et déclara nulle la transcription faite sur ses registres: il fut exilé à Troyes.
Un mois après, il était rappelé. Oscillant sans cesse, comme un homme qui va tomber, le gouvernement ne savait marcher d'un pas ferme ni dans la voie de la résistance, ni dans Celle des transactions; il sévissait un jour pour faiblir et reculer le lendemain. La lutte recommença bientôt; le duc d'Orléans, qui avait pris chaudement parti pour le Parlement, fut exilé à Villers-Cotteret; deux conseillers, l'abbé Sabattier et Fréteau, furent emprisonnés, puis bannis; bientôt, deux autres, d'Éprémesnil et Montsabert, furent arrêtés avec un appareil militaire et dans des circonstances dramatiques qui frappèrent vivement l'imagination et soulevèrent les esprits. Enfin, le 8 mai 1788, dans un nouveau lit de justice, le Roi ordonna l'enregistrement de plusieurs édits, dont l'un, en établissant quarante-sept grands bailliages, modifiait sensiblement la juridiction des Parlements, dont l'autre leur retirait l'enregistrement des lois pour le confier à une Cour plénière.
L'opinion, violemment surexcitée par toutes ces mesures, se prononçait contre le ministère; le duc d'Orléans, jusque-là décrié et honni, devint un héros populaire; les conseillers emprisonnés furent vénérés comme des martyrs de la liberté. Des troubles éclatèrent de tous côtés, en Bretagne, en Dauphiné, en Provence, en Béarn, dans le Languedoc. L'agitation descendit dans la rue; la France était en feu.
De toutes les réformes faites par Brienne et l'Assemblée des Notables avant sa séparation, une seule peut-être était populaire, c'était celle des changements et des économies dans les Maisons du Roi et de la Reine. Ces changements furent opérés le 19 avril 1787. Les gardes du corps furent réduits à quatre escadrons de deux cent cinquante hommes; le corps de la gendarmerie, les chevau-légers, les gardes de la porte [2014] furent supprimés [2015]. La Reine fut la plus ardente à prêcher l'économie [2016]; elle avait vivement regretté qu'on lui eût caché la véritable situation du Trésor: «Si je l'eusse su, disait-elle, je n'aurais pas fait autant d'acquisitions et j'aurais la première donné l'exemple d'une réforme dans ma Maison; mais je ne pouvais me former une idée de cette gêne, puisque, lorsque je demandais trente mille livres, on m'en envoyait soixante [2017].» Dès le commencement de l'assemblée des Notables, elle avait renoncé à son jeu et congédié les banquiers qui le tenaient [2018]; trois jeunes gens, qui avaient joué malgré sa défense, avaient été renvoyés à leur régiment. Au mois d'août, les économies furent plus considérables et portèrent plus profondément. La Reine fit des retranchements sur ses chevaux [2019], sur sa table, sur sa toilette. Elle congédia Mlle Bertin, suspendit les travaux de Saint-Cloud [2020], supprima ses bals [2021], et demanda au duc de Polignac sa démission de directeur général de la poste aux chevaux qu'on lui avait donnée quelques années auparavant et qu'on voulait réunir à la poste aux lettres, confiée à M. d'Ogny [2022]. Le Roi mit bas ses équipages de loup et de sanglier, supprima la fauconnerie et tout ce qu'on appelait le vol [2023], réunit la petite écurie à la grande [2024], décida la vente de plusieurs maisons royales, comme la Muette et Choisy [2025].
Mais toutes ces réformes semblaient insuffisantes encore à l'opinion et, par contre, elles mécontentaient au dernier degré ceux qu'elles atteignaient et dont quelques-uns ne savaient plus comment payer leurs dettes [2026]. Le duc de Polignac n'avait pas perdu sans amertume un revenu de cinquante mille livres de rente, ni M. de Vaudreuil sa place de grand fauconnier [2027]. Le duc de Coigny, premier écuyer, avait fait au Roi lui-même une scène violente [2028], et le baron de Besenval protestait qu'il était affreux de vivre dans un pays où l'on n'était pas sûr de posséder le lendemain ce qu'on avait la veille. «Cela ne se voit qu'en Turquie,» disait-il avec colère [2029].
Ce qui augmentait la rumeur, c'est que, au milieu de ces retranchements, Brienne concentrait sur sa tête et sur celle des siens les honneurs et les richesses. Sous prétexte que la situation troublée du pays exigeait dans le gouvernement une direction unique, il s'était fait nommer principal ministre et les maréchaux de Ségur et de Castries ayant refusé d'accepter sa prédominance, il avait donné le portefeuille de la guerre à son frère, le comte de Brienne, personnage assez médiocre. A la mort de l'archevêque de Sens, il avait échangé le siège de Toulouse contre celui de Sens, dont les revenus étaient bien plus considérables, et l'on racontait qu'une seule coupe de bois, dans une de ses abbayes, lui avait rapporté neuf cent mille livres: faveurs exorbitantes qui exaspéraient l'opinion.
En même temps, par un amour exagéré de la paix, ou plutôt par suite du désarroi des finances, le ministère, malgré les instances du maréchal de Ségur, laissait écraser les patriotes Hollandais, amis et alliés de la France, par le stathouder, qui nous avait toujours été hostile et que soutenaient l'Angleterre et la Prusse [2030]: faute grave, qui ébranlait singulièrement notre influence en Europe, et qui, en France, ajoutait les justes plaintes des hommes d'État et des hommes de guerre aux récriminations passionnées des hommes de cour et des hommes de robe. L'éclat de l'ambassade envoyée par Tippoo-Saïb et l'espoir d'une alliance utile dans l'Inde ne suffisaient pas à effacer la honte d'un pareil abandon.
Le mécontentement était donc universel contre Brienne, et une partie de ce mécontentement rejaillissait contre la Reine. C'était elle qui avait porté l'archevêque au ministère; c'était elle qui l'y maintenait. Elle avait, disait-on, grâce à lui, entrée au Conseil; on la rendait responsable des résolutions qui y étaient prises. La vérité est que, en présence de la fermentation générale, de l'attitude provocante du Parlement et du vent de révolte qui soufflait dans toutes les provinces, la Reine pensait qu'il fallait apporter à la défense de l'autorité une grande suite d'idées et une grande fermeté de principes [2031]. Sa fierté naturelle la poussait de préférence vers les déterminations énergiques; mais elle ne s'y décidait pas sans une certaine hésitation. Tout en les croyant utiles, elle regrettait les changements apportés dans l'organisation du Parlement, et elle avait une extrême répugnance pour la sévérité; sa raison la jugeait nécessaire, mais sa bonté s'en alarmait. «Il est triste, écrivait-elle, d'être obligé d'en venir à des voies de rigueur dont on ne peut d'avance calculer l'étendue [2032].»
Au surplus, sans expérience du gouvernement, forcée à l'improviste, par les tristesses de sa vie et les nécessités de la défense, à s'occuper d'affaires dont les ministres l'avaient jusque-là systématiquement exclue, ayant de la force d'âme, mais ne sachant pas faire usage de cette force, elle ne donnait pas l'impulsion, elle la suivait; tout au plus, s'y associait-elle par son assentiment. Mais une infernale malveillance s'acharnait à la représenter comme l'auteur de tous les maux; on l'avait accusée de prodigalité avec Calonne; on l'accusait de despotisme avec Brienne. Des caricatures odieuses et d'abominables placards accolaient son nom à celui de Frédégonde, d'Isabeau de Bavière, de Catherine de Médicis. Une correspondante de l'archevêque de Lyon la dénonçait comme la «puissance invisible cachée derrière le rideau [2033]», et le Parlement lui-même osait dire au Roi dans ses remontrances: «De tels moyens, Sire, ne sont pas dans votre cœur; de tels exemples ne sont pas les principes de Votre Majesté; ils viennent d'une autre source [2034].» Il était difficile de désigner plus clairement la Reine. Lorsque, le 10 mars 1792, Vergniaud prononça contre Marie-Antoinette cette diatribe violente qui la dénonçait aux fureurs populaires, il ne faisait que suivre l'exemple donné quatre ans plus tôt par des magistrats siégeant sur les fleurs de lys.
Ainsi la politique dont elle s'était si longtemps et comme instinctivement défendue, malgré les objurgations de Marie-Thérèse, de Mercy et de Joseph II, lui portait malheur dès qu'elle y mettait la main. Combien eût-elle été plus heureuse de rester dans son appartement à faire du filet, comme le lui disait un jour brutalement un des musiciens de sa chapelle [2035]! Mais dans la voie où la nécessité l'avait contrainte d'entrer malgré elle, il n'y avait pas moyen de reculer.
Cependant le mot échappé à l'abbé Sabattier et relevé par d'Éprémesnil était repris par le pays tout entier. Les États généraux! Il semblait que ce mot magique devait, à lui seul, rendre à la France affaiblie et divisée la paix, la richesse et le prestige. La Cour des Aides déclarait à son tour qu'elle était plus fondée qu'aucune autre à demander les États généraux, elle qui avait été créée sur leur initiative [2036]. L'assemblée du clergé réclamait leur convocation à bref délai et, empruntant pour la circonstance un langage tout nouveau, disait au Roi: «La gloire de Votre Majesté n'est pas d'être roi de France, mais d'être roi des Français [2037].»
Le mouvement était si vif et si universel que Brienne crut devoir y céder. Un arrêt du Conseil, du 5 juillet [2038], annonça la prochaine réunion des États généraux, mais sans en indiquer la date; un arrêt du 8 août la fixa au 1er mai 1789 [2039]. Cette concession n'apaisa pas l'opinion, unanimement soulevée contre le principal ministre; on acceptait les États généraux; on ne voulait pas les recevoir de la main de Brienne. Un arrêt du 16 août, qui décidait que jusqu'à la fin de l'année les paiements de l'État se feraient moitié en argent et moitié en billets du Trésor, acheva d'exaspérer le public; on vit là une banqueroute déguisée. L'archevêque ne sachant plus que résoudre, mais se cramponnant désespérément au pouvoir, fit proposer à Necker la place de contrôleur général. Ce fut Mercy qui, à la demande du Roi et de la Reine, fut l'intermédiaire dans cette négociation. Necker répondit, comme la Reine l'avait prévu [2040], qu'il serait sans force et sans moyens, s'il était associé avec une personne «malheureusement perdue dans l'opinion, et à qui l'on croit néanmoins encore, disait-il, le plus grand crédit [2041]». Il refusa d'unir sa fortune à celle de l'archevêque.
Que faire? Le Roi avait toujours une extrême répugnance à rappeler Necker au pouvoir; la Reine ne pouvait se résoudre à sacrifier Brienne, sur le compte duquel ses yeux n'étaient point encore complètement ouverts [2042]. Il le fallait cependant, sous peine de rendre impossible toute réforme et irrésistible toute révolte. Le cri public montait, toujours plus pressant. La Reine manda le ministre, et quoiqu'il en coûtât à ses propres préférences, lui déclara qu'il était nécessaire de céder à l'orage. Toujours avide, Brienne réclama et obtint pour lui le chapeau de cardinal, pour sa nièce une place de dame du palais [2043].
Le lendemain, Marie-Antoinette écrivait à Necker pour le prier de passer dans son cabinet [2044]; là, elle lui peignit avec chaleur les dangers de la situation, l'embarras du Roi, sa propre tristesse; elle fit appel à son dévouement, et Necker, se laissant séduire sans trop de peine par l'éloquence de la Reine, dès qu'il était assuré d'être seul ministre, accepta un poste qu'au fond il n'était pas fâché d'occuper [2045].
Quelques jours après, le garde des sceaux, Lamoignon, que l'opinion associait à Brienne dans une même malédiction, se retirait à son tour.
La joie fut immense et universelle. Necker, en sortant de l'appartement de la Reine, fut accueilli par des transports et des acclamations; les galeries du Château, les cours, les rues de Versailles retentissaient des cris de: Vive le Roi! Vive M. Necker! La popularité du souverain se retrempait au contact de la popularité du ministre. Brienne et Lamoignon renvoyés, Necker rappelé, il semblait que tout fût sauvé; c'était plus que de la joie, c'était du délire. Et comme les Français savent rarement manifester leurs sentiments avec calme et mesure, des scènes tumultueuses éclatèrent dans Paris. L'archevêque et le garde des sceaux furent brûlés en effigie, au pied de la statue de Henri IV. Il y eut des passants arrêtés, des femmes insultées, des maisons pillées, du sang versé; des figures étranges et menaçantes se mêlaient à la foule. Ce n'était plus l'explosion du bonheur du pays, c'était la manifestation bruyante d'une populace qui sent sa force et qui la montre.
La Reine ne se faisait pas illusion; seule peut-être dans son entourage, elle ne partageait pas la confiance générale; elle était agitée de sombres pressentiments: «Je tremble, écrivait-elle tristement, de ce que c'est moi qui le fais revenir,—Necker.—Mon sort est de porter malheur, et si des machinations infernales le font encore manquer ou qu'il fasse reculer l'autorité du Roi, on m'en détestera davantage [2046].»
La Reine avait raison. Financier habile, mais politique médiocre, Necker n'était pas à la hauteur de la tâche qu'il avait acceptée. Eût-il mieux réussi à conjurer le péril, s'il eût pris le pouvoir quinze mois plus tôt? Il le dit, sa fille l'a écrit [2047]; mais il est permis d'en douter. Necker pouvait être un bon contrôleur général; il était incapable de faire un premier ministre. C'était un homme de finances, ce n'était pas un homme d'État. Toujours préoccupé de sa popularité, il cherchait plutôt ce qui pouvait plaire que ce qui pouvait sauver. Sans grandes vues d'ensemble, sans plan fixe, sans idées précises sur la redoutable question dont la solution s'imposait à lui, il ne savait rien prévoir ni rien prévenir. Plus le Roi était décidé à céder de ses prérogatives, plus il importait que son autorité apparût forte et incontestée. Necker ne montra jamais l'initiative qui donne l'impulsion, la vigueur de conception et d'action qui ne la laisse pas dévier; au lieu de diriger le mouvement, il se contenta de le suivre. Ce médecin qui, suivant Joseph II, devait sauver la France [2048], n'avait aucun remède à proposer.
Brienne, dans l'édit qui promettait les États généraux, avait engagé non seulement les municipalités et les tribunaux, mais aussi tous les savants, toutes les personnes instruites à faire des recherches et à donner leur avis sur l'organisation et la tenue de cette grande assemblée. Des flots de brochures virent le jour [2049], développant les idées de quiconque tenait une plume, préconisant les théories les plus abstraites, les systèmes souvent les plus étranges, avec un absolu dédain de l'histoire et une complète ignorance des nécessités du gouvernement, comme si la France était une terre neuve, où l'on n'avait à compter ni avec les traditions ni avec les mœurs. Ce n'était pas la liberté, c'était la licence de la presse. Le comte d'Entraigues, qui devait être un des plus fougueux agents de la contre-révolution, le comte d'Entraigues, dans son Mémoire sur les États généraux, attaquait la monarchie, glorifiait la république, représentait les Français comme un troupeau d'esclaves et écrivait cette phrase qui était un appel à l'insurrection: «Il n'est aucune sorte de désordre qui ne soit préférable à la tranquillité funeste que procure le pouvoir absolu [2050].» Sieyès, dans une brochure qui est restée célèbre, proclamait que le Tiers-État n'était rien en France et qu'il devait être tout: sophisme hardi, démenti par l'histoire,—car le Tiers-État avait toujours eu et avait encore un rôle considérable [2051],—mais qui comme tous les sophismes condensés dans une formule simple et spécieuse, fut accepté comme révélation et s'imposa comme une vérité.
Toutes les questions étaient abordées; toutes les idées remuées; toutes les utopies trouvaient des apôtres. «La fermentation des esprits est générale, écrivait un observateur attentif; on ne parle que de constitution; les femmes surtout s'en mêlent, et vous savez, comme moi, l'influence qu'elles ont dans ce pays-ci. C'est un délire; tout le monde est administrateur et ne parle que de progrès; dans les antichambres, les laquais sont occupés à lire les brochures qui paraissent; tous les jours il y en a dix ou douze et je ne comprends pas comment les imprimeurs y suffisent; c'est, dans ce moment, une affaire de mode, et vous savez, comme moi, l'empire qu'elle a [2052].»
Au milieu de ce débordement, qui menaçait de tout submerger, le bon sens public flottait incertain et réclamait un guide: il ne le trouva pas. Necker n'était ni moins incertain ni moins flottant que le public. Vingt problèmes se posaient qui réclamaient une solution prompte et nette. Les États généraux devaient se réunir, c'était un fait acquis. Mais où se réuniraient-ils? Quelle serait leur composition? Quelles questions leur seraient soumises? Quels seraient leurs droits? Quelle serait leur durée? Pouvait-on, sur des sujets si graves, s'en remettre à des écrivains sans mission, à des législateurs sans expérience? Le premier devoir du ministre n'était-il pas d'examiner lui-même avec soin et calme la situation, de s'entourer de lumières, d'écouter les vœux de l'opinion, mais sans se laisser entraîner par des impatiences aveugles, de se faire à lui-même sur chaque point en litige une conviction, et, cette conviction une fois formée, de prendre une décision énergique, irrévocable, en un mot d'avoir un but déterminé et d'y marcher d'un pas ferme? Necker ne le sut pas. Pendant toute la fin de l'année 1788, il laissa la discussion se poursuivre, les esprits s'agiter, les têtes s'enflammer. Puis, ne sachant à quoi se résoudre, au milieu de tant d'avis contradictoires, il eut l'étrange idée, après la triste expérience qu'on venait d'en faire, de rappeler les Notables, pour leur soumettre toutes ces questions. C'était avouer qu'il n'avait lui-même aucun plan, et, qui pis est, aucune volonté. Comme la première fois, les Notables se séparèrent, après avoir augmenté la confusion.
Il fallait prendre un parti cependant, et le premier point à régler était celui de la ville où s'assembleraient les États généraux. Necker proposait Paris [2053], ou Versailles, qui n'offrait guère moins d'inconvénients que Paris; la Reine eût voulu une ville distante de quarante ou cinquante lieues de la capitale: Orléans ou Tours, par exemple, ou même Reims, Lyon ou Bordeaux. Elle sentait combien il importait qu'une pareille assemblée, pour être libre, fût éloignée d'un centre d'agitation et de révolution comme Paris, toujours prêt à l'émeute, toujours disposé à imposer sa volonté par la force à une réunion nombreuse et, par cela même, facile à influencer. Mais Necker fit valoir la dépense que nécessiterait le déplacement de la Cour; son avis prévalut. Le Roi, afin d'être plus près des États généraux, décida qu'ils se tiendraient à Versailles.
Mais une question plus grave et qui avait plus fortement passionné l'opinion se présentait: c'était celle de la représentation du Tiers. Cette représentation serait-elle double de celle des deux autres Ordres? Le Parlement, lorsqu'il avait enregistré l'édit de convocation des États généraux, avait ajouté la clause qu'ils seraient tenus avec toutes les formes observées en 1614. Mais, depuis 1614, les choses avaient bien changé. L'importance des deux premiers Ordres avait déchu, celle du Tiers avait en revanche singulièrement augmenté. Déjà, dans les Assemblées provinciales, le nombre des députés du Tiers égalait celui des députés du Clergé et de la Noblesse réunis. La plupart des publicistes demandaient qu'on agît pour les États généraux comme pour les Assemblées provinciales, et la déclaration du Parlement fit perdre immédiatement à ce grand corps la popularité que lui avait value sa résistance souvent factieuse à l'autorité royale. Ce fut le 27 décembre 1788 que le gouvernement se prononça. Marie-Antoinette assistait au Conseil; la double représentation du Tiers fut résolue. Le Roi, par esprit de justice, la Reine, par ce même sentiment et aussi un peu par méfiance des deux premiers Ordres, dont l'opposition avait plus d'une fois créé tant d'embarras au gouvernement pendant les deux dernières années, Necker, par amour de la popularité, s'étaient mis d'accord pour cette décision; mais Necker s'en attribua tout le mérite. Par un étrange oubli des convenances, un acte de cette importance fut publié sans préambule; on se bornait à dire que le Roi, après avoir étudié le rapport de son ministre des finances, en avait adopté le principe. Necker avait ainsi, aux yeux du public, toute le mérite et tout le bénéfice de cette mesure populaire; le monarque était rejeté dans l'ombre pour ne laisser voir que l'éclat du tout puissant ministre. Singulière manière de relever dans l'esprit des populations la majesté et l'autorité du trône. Mais Necker n'avait écouté que cette extrême vanité qui voilait aux yeux des masses et à ses propres yeux sa réelle insuffisance. Suivant le mot d'un des historiens qui ont le mieux et le plus impartialement apprécié la conduite du financier génevois à cette époque, «il jouait le rôle de Roi par impuissance de remplir le personnage de ministre [2054].»
Une autre question d'une importance capitale, celle du vote par ordre ou par tête, fut laissée à la décision des États, chargés, par une fatale incurie ou une aveugle imprévoyance, de faire eux-mêmes leur règlement et de diriger leurs travaux.
La Noblesse sut mauvais gré à la Reine du parti qu'elle avait pris en cette circonstance. Il était dans sa destinée qu'on la rendît responsable de tout. Les princes du sang firent remettre au Roi par le comte d'Artois un mémoire contre le doublement du Tiers, et le prince fit à sa belle-sœur les représentations les plus vives sur ses préférences pour le Tiers et sur la nécessité de soutenir la Noblesse. La Reine l'écouta sans l'interrompre, mais ses sentiments n'en furent pas changés [2055]. Ce fut le signal, entre Marie-Antoinette et son beau-frère, d'un refroidissement qui se préparait déjà depuis quelque temps [2056], et qu'accentuèrent davantage les années qui suivirent. Les Polignac prirent parti pour le comte d'Artois, et les liens de l'amitié, déjà très relâchés, tendirent à se dénouer, comme les liens de famille [2057].
Hélas! il y avait longtemps que la malheureuse femme ne trouvait plus guère que des ennemis dans la famille royale, et les plus acharnés étaient sur les marches du trône. Esprit froid et calculateur, le comte de Provence avait toujours été suspect à Marie-Antoinette. A plusieurs reprises, il avait cherché à se rapprocher d'elle par politique [2058]. On l'avait vu lui donner, dans sa maison de Brunoy, une fête splendide avec les divertissements les plus ingénieux et les plus galants [2059]. Il l'accompagnait aux bals de l'Opéra; il avait même été jusqu'à faire des vers en son honneur et, un jour, ayant brisé un éventail auquel la Reine tenait beaucoup, il s'était empressé de lui en envoyer un autre, avec ce quatrain:
Mais cette intimité n'était qu'apparente et, de la part de Monsieur, toute de calcul. Ambitieux et avide de jouer un rôle, habile et distingué, d'ailleurs se sentant supérieur à Louis XVI, il regardait comme une erreur et presque comme une offense de la nature de ne l'avoir pas fait naître l'aîné. «Sa douleur, écrivait la Reine, a été toute sa vie de n'être pas né le maître [2060].» Pendant le voyage qu'il avait fait dans le midi de la France en 1787, il avait affiché un faste et un appareil royal, se posant presque en prétendant, comme s'il cherchait à éclipser le Roi et à s'attirer, au détriment du souverain, les regards et l'affection du peuple. «A moins que M. de Maurepas ne soit une pomme cuite, disait énergiquement Joseph II, on ne conçoit pas qu'il souffre des choses pareilles [2061].» Le crédit de la Reine avait «atterré» son beau-frère [2062]. Il l'accusait de l'avoir empêché d'entrer au Conseil et ne le lui pardonnait pas [2063]. Il lui pardonnait moins encore sa tardive maternité, qui lui avait fermé l'accès du trône au moment où il se croyait assuré d'y monter. Publiquement et en face, il lui faisait bonne mine; par derrière et en dessous, il la déchirait. Critiques, persiflage, épigrammes, calomnies, médisances, petits vers et petites brochures, il n'épargnait rien, et son palais du Luxembourg, à l'abri des recherches de la police par ses privilèges, devenait l'entrepôt des libelles et des pamphlets qui inondaient Paris et Versailles [2064]. Dans les démêlés du ministère avec le Parlement, le prince s'était hautement déclaré pour le Parlement, cherchant à fonder sa réputation de libéralisme en opposition avec la Cour et aux dépens de l'autorité du Roi, et à écraser de sa popularité l'impopularité de sa belle-sœur et la nullité de son frère. L'homme d'État chez lui n'était encore qu'en germe; il fallut pour le mûrir la dure épreuve de l'exil.
Dissimulée comme son époux, italienne de corps et d'âme [2065], esprit médiocre, caractère faux et difficile [2066], Madame n'était, pas plus que Monsieur, sympathique à la Reine. Les deux belles-sœurs avaient vécu d'abord ensemble, honnêtement, mais froidement, sans division ni confiance; puis, bientôt, la méfiance était venue. Il n'y avait pas eu rupture éclatante, il y avait hostilité sourde. Sans crédit à la Cour [2067], sans influence sur son mari, qui la délaissait pour Mme de Balbi [2068], mal vue du Roi [2069], peu aimée de son entourage, manquant souvent de tact, vivant à l'écart, s'occupant presque exclusivement de sa ferme et de sa cuisine [2070], Madame n'était pas redoutable pour la Reine; mais c'était une voix de plus dans le concert de récriminations et de rumeurs malveillantes qui s'élevait contre elle.
Gai, vif, bien fait, ami du plaisir, le comte d'Artois avait été longtemps un des intimes de Marie-Antoinette. Il était le grand organisateur de ses divertissements, l'hôte habituel de Trianon, le favori de la société Polignac. A ce titre, il est un de ceux sur qui l'histoire doit faire peser une des plus lourdes parts de responsabilité dans le goût de dissipation et de frivolités qui emporta quelque temps la Reine; les courses, le jeu, les bals, tous les entraînements, dont nous avons signalé plus haut les inconvénients, avaient presque toujours le comte d'Artois comme instigateur. Cette communauté d'amusements n'avait pas peu contribué à faire rejaillir sur la jeune souveraine, qui cependant n'avait qu'un médiocre penchant pour son beau-frère [2071], une partie de l'impopularité qui frappait un prince aimable, sans doute, mais pétulant, hautain, prodigue, dédaigneux de l'opinion. L'âge, la réflexion, l'expérience, les joies plus pures et les soins plus austères de la maternité avaient diminué une intimité qui ne reposait, au fond, que sur le besoin de distractions et la crainte de l'ennui [2072]. L'opposition que le comte d'Artois avait faite aux réformes de Necker [2073], l'appui qu'il avait donné à Calonne, la part qu'il avait prise à la chute de Brienne, le mémoire qu'il avait remis au Roi sur le doublement du Tiers avaient achevé d'éloigner de lui sa belle-sœur. Le goût du plaisir les avait un instant réunis; le souci d'occupations plus graves les avait séparés; la politique les divisait, elle devait les diviser plus encore.
De la comtesse d'Artois, bonne, douce, mais absolument nulle, nous n'avons rien à dire. Personne ne s'en occupait à la Cour, et son mari moins que personne. Au début, ses grossesses répétées en face de la stérilité de la Reine et de Madame, lui avaient donné une certaine importance. La naissance du Dauphin l'avait replongée dans son obscurité. «Il fallait que cette pauvre petite princesse mourût pour qu'on s'occupât d'elle,» écrivait Mme de Bombelles, dans un moment où la comtesse était au plus mal d'une fièvre maligne [2074]. C'était l'opinion de la Cour, celle du public, et si la princesse eût succombé alors, c'eût été vraisemblablement son oraison funèbre.
La seule de ses belles-sœurs pour laquelle Marie-Antoinette eût une réelle sympathie, c'était Mme Elisabeth. Elle avait de bonne heure apprécié cette jeune fille dont l'esprit enjoué, le caractère décidé, la grâce naïve, l'exquise sensibilité l'avaient touchée. «Je crains, écrivait-elle à sa mère, de m'y trop attacher [2075].» Les années n'avaient rendu cet attachement que plus fort en faisant succéder à l'affection presque instinctive qu'inspire une aimable enfant l'affection plus réfléchie qui naît de l'estime de qualités sérieuses et profondes. Le goût de la jeune princesse pour la vie tranquille et les épanchements de l'amitié, sa répugnance pour l'éclat et la représentation avaient peut-être aussi contribué à augmenter l'amitié de la Reine, qui partageait ces inclinations et ces répugnances. Quand Marie-Antoinette allait à Trianon, elle y emmenait toujours sa jeune belle-sœur [2076]; et là, elle l'entourait des attentions les plus délicates, lui ménageait les plus charmantes surprises [2077], l'associait à ses plaisirs, lui faisait jouer un rôle dans la Gageure imprévue [2078], la conduisait à Saint-Cyr, à Rambouillet, à la Muette [2079], à Bellevue [2080], à Saint-Cloud [2081], à la chasse, à la comédie [2082], l'associait plus encore à ses inquiétudes et à ses chagrins, et réclamait son secours pour soigner ses enfants malades [2083]. Pendant quelque temps, en 1781 notamment, on dirait que les deux belles-sœurs sont inséparables. La Reine avait voulu que Mme Elisabeth eût aussi sa maison. Elle avait fait acheter par le Roi, à Montreuil, l'habitation du prince de Guéménée, et un jour, sans rien dire, elle y avait conduit sa jeune belle-sœur: «Vous êtes chez vous,» lui avait-elle dit: «ce sera votre Trianon. Le Roi, qui se fait un plaisir de vous l'offrir, m'a laissé celui de vous le dire.»
Chose étrange, cependant, l'affection n'était pas complètement réciproque; où la Reine se donnait pleinement, Mme Elisabeth ne se livrait pas tout entière; elle gardait vis-à-vis de Marie-Antoinette je ne sais quelle réserve qui ressemblait à de la méfiance, et dans une lettre, elle s'était laissée aller à écrire: «Nos opinions diffèrent, elle est Autrichienne et moi je suis Bourbon [2084].» Il fallut l'école du malheur pour lui ouvrir les yeux et lui montrer la Reine sous son vrai jour! Elle comprit alors ce qu'elle valait et se reprocha de l'avoir un instant méconnue; l'amie hésitante de Trianon devint la compagne dévouée du Temple.
Autrichienne! Ce mot seul révèle l'inspirateur des préventions qui refroidirent pendant quelque temps les sentiments de Mme Elisabeth pour la Reine. Entre les deux belles-sœurs, si bien faites pour s'entendre, s'était dressée, comme un malfaisant génie, l'influence néfaste de Mme Adélaïde. Aux dernières heures de la monarchie, comme au début du règne, la vieille princesse conservait contre la Reine, déjà malheureuse, la malveillance obstinée dont elle l'avait poursuivie Dauphine et souveraine adulée. Retirée à Bellevue, dont elle ne sortait guère, aigrie par l'âge et par l'isolement, elle accueillait avec une joie maligne toutes les insinuations contre Marie-Antoinette, les pamphlets, les satires, les complots, les anecdotes équivoques qu'on s'empressait de lui apporter, certain de lui faire ainsi sa cour. Champcenetz et le marquis de Louvois étaient les pourvoyeurs habituels de cette honnête coterie. Et de là pamphlets, chansons, anecdotes, revus, corrigés, commentés, repartaient pour amuser la Cour, scandaliser la ville, ameuter l'opinion, et, s'il se pouvait, indisposer le Roi contre sa femme. Mme Adélaïde avait osé même un jour, le 12 juillet 1778, aller trouver son neveu et développer devant lui, avec une acrimonieuse passion, ses griefs contre la Reine; le complot avait échoué malgré l'appui que, du fond de sa retraite de Saint-Denys, lui avait prêté Mme Louise [2085], et le Roi avait prié sèchement sa tante de ne plus quitter Bellevue. Mais on conçoit que cet échec n'avait point apaisé la rancunière vieille fille; pendant la fin du règne, Bellevue, que Mesdames devaient à une délicate prévenance de leur nièce [2086], resta le foyer de toutes les intrigues contre Marie-Antoinette.
C'est à Bellevue que le prince de Condé venait s'inspirer, avant d'accompagner Mme Adélaïde quand elle allait dénoncer la Reine à son mari [2087]. C'est à Bellevue aussi qu'il venait se retremper dans ses haines contre la jeune souveraine. Vaillant homme de guerre, magnifique par goût et par tradition de race, mais esprit étroit, caractère emporté et violent, assez triste chef de famille d'ailleurs, le prince de Condé était excessif en tout, dans ses passions comme dans ses rancunes. Aveuglément attaché à l'ancienne politique française, il ne pardonnait pas à Marie-Antoinette son origine autrichienne. Il lui pardonnait moins encore de s'être opposée à ce qu'il fût nommé grand maître de l'artillerie [2088] et d'avoir refusé de laisser paraître devant elle Mme de Monaco, son amie, en déclarant qu'elle ne voulait pas recevoir les femmes séparées de leur mari [2089]. Le procès du cardinal de Rohan était venu ajouter un prétexte de plus à ses plaintes et, à partir de cette date, le prince s'était rangé parmi les ennemis les plus acharnés de la Reine.
Son fils, le duc de Bourbon, n'avait aucun grief personnel contre Marie-Antoinette: dans l'affaire qui fit tant de bruit, de son duel avec le comte d'Artois, la Reine n'avait manifesté nulle préférence; mais l'amoureux de quinze ans, si promptement infidèle, oubliait ses incessants dissentiments avec son père pour en partager les préventions.
Honni à la Cour, honni dans le public, le beau-frère du duc de Bourbon, le duc d'Orléans, n'avait regagné quelque faveur qu'en se déclarant l'ennemi de la Reine. Qui l'avait conduit là? Était-ce ambition déçue, vanité froissée, rêves de grandeur illégitime? Un peu de tout cela peut-être. On a voulu voir en lui un conspirateur persévérant et habile, se poussant au trône par des manœuvres ténébreuses: c'est une erreur. D'un port plein de noblesse, d'une tournure distinguée, conservant, au milieu de désordres grossiers, un abord prévenant et une toilette élégante [2090], mais tête légère, caractère faible, esprit frivole, incapable d'une attention soutenue dans les choses sérieuses, paresseux et indolent à l'excès [2091], le duc d'Orléans n'avait rien de ce qu'il fallait pour faire un chef de parti. Sa vie dissolue qu'attestait trop visiblement un visage couvert de pustules, ses infidélités à sa femme, la sainte fille du duc de Penthièvre [2092], ses orgies de Monceaux, son ton cynique lui enlevaient tout crédit. Mais son titre de premier prince du sang et son immense fortune en faisaient un instrument dangereux entre les mains d'intrigants habiles. N'étant encore que duc de Chartres, il avait commencé par faire sa cour à la Reine; il lui donnait des bals au Palais-Royal [2093], organisait en son honneur des courses de chevaux avec le comte d'Artois, alors son compagnon de plaisir, se montrait assidûment dans le salon de sa belle-sœur, la princesse de Lamballe, la favorite de la Reine. Celle-ci couvrait son jeune cousin d'une protection marquée; elle avait obtenu pour lui le gouvernement du Poitou [2094]; deux ans après, elle l'avait fait nommer colonel général des hussards et avait même mis dans la poursuite de cette nomination une chaleur qui avait mécontenté le public, en ce moment fort indisposé contre le prince [2095].
C'était peu après le combat d'Ouessant; la conduite du duc de Chartres en cette affaire avait donné lieu à de vives récriminations, à des soupçons fâcheux même; aujourd'hui, que l'on peut juger cette conduite avec plus de connaissance de cause et moins de passion, il est certain que si la bravoure du prince ne peut être mise en doute, sa capacité de marin est moins établie [2096]. La Reine avait donc cherché un moyen honorable de le retirer du service de mer [2097]; mais ce n'était pas ce que voulait le duc, qui prétendait à la place de grand-amiral. Mécontent du nouveau titre qu'on lui donnait, froissé déjà dans ses prétentions de prince du sang lors du voyage de l'archiduc Maximilien, il s'éloigna de la Cour et pencha dès lors vers la cabale hostile à la Reine. Celle-ci se vengea-t-elle d'une susceptibilité si peu justifiée en accueillant quelques-unes des railleries mordantes, auxquelles la conduite du chef de l'escadre bleue avait donné prétexte? Les chroniqueurs du temps l'affirment, et la chose n'a rien d'invraisemblable. Malgré son extrême bienveillance, Marie-Antoinette ne savait pas toujours résister assez fermement à la tentation de dire ou d'écouter un bon mot. Ce fut alors une guerre d'intrigues sourdes et de manœuvres perfides de la part du prince, de plaisanteries piquantes de la part de la Reine: guerre qui semblait inoffensive au début,—car quel danger à redouter d'un homme que ses mœurs décriaient et dont Paris et la Cour tournaient en ridicule les exploits guerriers et les entreprises industrielles?—jusqu'au jour où le duc, piqué au vif par un mot sur ses instincts plus mercantiles que princiers, irrité de voir manquer le mariage rêvé de son fils avec Madame Royale, excité d'ailleurs par les dignes compagnons de ses plaisirs, les Laclos, les Lauzun, les Sillery, éclata tout d'un coup en plein Parlement: le 19 novembre 1787, le Roi tenant une séance solennelle pour demander l'enregistrement d'un emprunt de quatre cent vingt millions: «Cet enregistrement est illégal,» s'écria le duc d'Orléans. Cette violente sortie, plus inspirée que spontanée, lui valut la disgrâce du Roi, d'autant plus justement irrité qu'il venait de lui accorder une permission vivement souhaitée [2098]; et comme compensation, la faveur du public, d'abord un peu étonné de cet acte de vigueur [2099], et les bonnes grâces de Mme Adélaïde. La prude et dévote princesse prit ouvertement parti pour le prince libertin qui mettait au service de ses rancunes de vieille fille le nom des d'Orléans et la fortune des Penthièvre [2100].
Exilé à Villers-Cotteret, le duc ne soutint pas avec une grande constance son rôle de chef de parti; il en avait l'audace, il n'en avait pas le courage. Au bout de quelques mois, las de son exil, regrettant ses plaisirs de Monceau, désireux de revoir Mme de Buffon, il fit solliciter la Reine pour obtenir l'autorisation de rentrer à Paris ou tout au moins de s'en rapprocher. A ce moment, où les circonstances étaient solennelles, la Reine, toujours disposée à la clémence et priée par Mme de Lamballe, se prêta, malgré sa répugnance, aux vœux de son amie [2101]: le duc eut la permission de s'établir dans son château de Raincy et ajouta ainsi à ses anciens griefs contre Marie-Antoinette un grief de plus, celui de la reconnaissance. L'opposition à la Cour et les ennemis de la Reine avaient désormais un chef nominal, et ce chef était le premier prince du sang.
Une famille royale divisée; un Roi ami du bien, mais faible, indécis, découragé; une Reine vaillante, mais sans expérience, objet des haines populaires; un ministre plein de suffisance, sans plan et sans direction; une opinion publique, enfiévrée, aussi dangereuse par ses espérances irréfléchies que par ses méfiances injustes; le trésor épuisé; la capitale malveillante; la province mal remise encore de ses récentes secousses; une armée dans laquelle perçaient des germes de désorganisation; des moyens d'attaque partout; des moyens de défense nulle part; et comme si la nature même conspirait avec les hommes pour battre en brèche le vieil édifice monarchique, un hiver terrible succédant à un mauvais été; les rivières prises; les routes encombrées de neige, rendant les approvisionnements de Paris difficiles; les moulins à eau ne tournant plus et arrêtant la mouture des grains [2102]; la disette ajoutant aux inquiétudes vagues des souffrances trop réelles;la faim fournissant d'étonnantes facilités à toutes les intrigues, de spécieux prétextes à toutes les colères: c'est dans de telles conditions et avec de tels guides que la France abordait la plus redoutable crise qu'elle eût eu encore à traverser dans son histoire.