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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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Fuite de Varennes.—Arrestation de la famille royale et retour à Paris.

Au commencement de juin 1791, tout était préparé pour le départ. Des deux routes qui conduisaient de Paris à Montmédy, Louis XVI avait préféré celle qui passait par Varennes, malgré les inconvénients signalés par M. de Bouillé [592]; mais l'autre traversait Reims, la ville du sacre, et le Roi craignait d'y être reconnu. Un corps de troupes devait être réuni à Montmédy et des détachements disposés le long de la route, à partir de Châlons, pour en assurer le libre passage [593]; quant aux bataillons autrichiens, ils devaient être rendus à Arlon le 12 juin. Un million en assignats avait été expédié par Fersen sous le couvert du comte de Contades [594]. La Reine avait fait envoyer à Arras un trousseau de linge pour elle et ses enfants, à Bruxelles son nécessaire de voyage [595]; le coiffeur Léonard devait emporter ses diamants [596]. Le départ, fixé d'abord à la fin de mai [597], avait été, malgré les instances de M. de Bouillé, qui suppliait de ne pas dépasser le 1er juin [598], reculé au 12 juin [599], puis au 15 [600], puis au 19 [601], puis au 20, à cause d'une femme de chambre du Dauphin, justement suspecte, qui ne devait quitter son service que le 19 au matin [602]. Et ce dernier retard, décidé le 13 seulement, fut fatal; car il fut en grande partie cause de l'échec du plan.

«Il n'y a que deux personnes dans la confidence: M. de Bouillé et M. de Breteuil, écrivait la Reine à son frère, le 22 mai 1791, et une troisième personne qui est chargée des préparatifs du départ [603]

Cette troisième personne était un Suédois, que nous avons déjà rencontré dans cette histoire, le comte Axel de Fersen. Cœur plein de chaleur, caractère plein de noblesse, le comte de Fersen, à l'heure de l'adversité, avait senti redoubler son dévouement à l'auguste famille qui l'avait accueilli aux jours de sa splendeur. «Je suis attaché au Roi et à la Reine, écrivait-il lui-même à son père en février 1791, et je le dois par la manière pleine de bonté dont ils m'ont toujours traité lorsqu'ils le pouvaient; et je serais vil et ingrat, si je les abandonnais, quand ils ne peuvent plus rien faire pour moi et que j'ai l'espoir de pouvoir leur être utile. A toutes les bontés dont ils m'ont toujours comblé, ils viennent d'ajouter encore une distinction flatteuse, celle de la confiance: elle l'est d'autant plus qu'elle est extrêmement bornée et concentrée entre trois ou quatre personnes, dont je suis le plus jeune [604]

Louis XVI et Marie-Antoinette avaient compris qu'il y avait là, dans ce jeune homme, un dévouement à toute épreuve sur lequel ils pouvaient compter, un dévouement désintéressé et pur, qui ne leur demanderait rien. Dégoûtés des services payés, des conseils ambitieux, des exaltés et des incapables, ils s'ouvraient à Fersen en toute confiance, et s'ils pouvaient souhaiter un conseiller plus habile politique et plus rusé diplomate, plus ouvert aux idées modernes, ils ne pouvaient pas rencontrer un serviteur plus chevaleresque et plus sûr. Dès le commencement de 1791, Fersen était devenu leur confident attitré, le dépositaire de leurs pensées et l'agent de leur correspondance. Il chiffrait et expédiait leurs lettres; il recevait et déchiffrait les dépêches adressées à la famille royale; il transmettait leurs instructions au baron de Breteuil et au marquis de Bouillé; le premier, l'agent diplomatique; le second, l'agent militaire du projet d'évasion.

C'était M. de Fersen qui s'occupait des préparatifs de départ à Paris; il demandait et obtenait, par l'intermédiaire du ministre de Russie, M. de Simolin, un passeport au nom d'une grande dame russe, la baronne de Korff; il surveillait, chez le carrossier Louis, la confection de la spacieuse berline, destinée à abriter la famille royale tout entière [605]. Cette berline, qui, par ses dimensions, devait exciter les soupçons, avait alarmé la prudence de M. de Bouillé; il avait fait faire des représentations par son fils Louis et proposé de substituer à une voiture unique deux voitures plus légères: l'une eût renfermé le Roi, Mme Elisabeth et Madame Royale; l'autre la Reine et le Dauphin; mais la Reine refusa de se séparer de son mari et répondit que si l'on voulait les sauver, il fallait que ce fût tous ensemble ou point [606]. M. de Bouillé avait demandé aussi qu'on se fît accompagner par le marquis d'Agout, ancien major des gardes du corps, homme de tête et de cœur, dont le concours eût été précieux en cas d'accident ou d'obstacle [607]. Le Roi avait songé à M. de Saint-Priest [608]; le chevalier de Coigny avait proposé un commandant de gendarmerie, ancien maître de postes retiré, M. Priol, très dévoué et qui connaissait parfaitement toutes les routes du royaume [609]. Au dernier moment, on ne prit personne, soit scrupule d'étiquette, soit pour ne pas mettre de nouveaux confidents dans le secret; le Roi ne voulut même pas,—et ce fut profondément regrettable,—être escorté par Fersen, qui était au courant de tout [610].

Quoi qu'il en soit, après tous ces pourparlers et toutes ces tergiversations, le 13 juin, le plan était définitivement arrêté. Le Roi, la Reine, leurs enfants, Mme Elisabeth, Mme de Tourzel et deux femmes de chambre, Mmes de Neuville et Brunier, devaient partir dans la nuit du 20 au 21, les six premiers dans la fameuse berline, les deux autres dans un cabriolet qui précéderait la berline. A défaut de M. d'Agout, trois gardes du corps, MM. de Valori, de Moustiers et de Maldent devaient accompagner la voiture, en qualité et sous le costume de courriers, deux sur le siège, le troisième galopant en avant. A partir de Pont-Sommevesle jusqu'à Montmédy, des postes devaient être échelonnés à tous les relais pour escorter les voyageurs et les protéger au besoin. Fersen aurait préféré qu'on supprimât ces détachements ou du moins qu'on ne les disposât qu'à partir de Varennes: «Il n'y a pas de précautions à prendre d'ici Châlons, écrivait-il à M. de Bouillé; la meilleure de toutes serait de n'en pas prendre. Tout doit dépendre de la célérité et du secret, et si vous n'êtes pas bien sûr de vos détachements, il vaudrait mieux n'en pas placer ou du moins n'en placer que depuis Varennes, pour ne pas exciter quelque attention dans le pays. Le Roi passerait tout simplement [611].» L'événement a prouvé que Fersen avait vu juste. M. de Bouillé lui-même avait objecté, dit-il, «le grand inconvénient qui résulterait de placer une chaîne de postes sur la route [612].» Mais le Roi y tint malheureusement, et il est bien certain que ce luxe de précautions, ces apparences d'étiquette, ce souci de conserver, au milieu d'une fuite, comme un reste de grandeur royale et de confortable princier, nuisirent singulièrement au succès de l'entreprise. Tant de préparatifs ne pouvaient se faire sans exciter les méfiances, toujours en éveil depuis le départ de Mesdames.

«Tout serait perdu, si l'on pouvait soupçonner le moindre projet,» écrivait le clairvoyant Fersen au baron de Breteuil [613]. Malgré cela, des indiscrétions, des imprudences, des dénonciations tenaient l'opinion publique en suspens. Des bruits de tentative d'évasion du Roi étaient dans l'air. On en dissertait dans les journaux, on en parlait dans le peuple, on s'en entretenait dans les Comités. Les préparatifs avaient été trop longs et trop importants pour être dissimulés entièrement; les personnes qui y avaient été employées n'avaient pas toujours été discrètes; dès le 21 mai, la femme de garde-robe, qu'on soupçonnait justement et dont on avait eu le tort de continuer à accepter les services, avait dénoncé un projet de départ. S'il faut en croire le marquis de Raigecourt, l'entourage de M. de Bouillé manquait de réserve, et le général, tout «prudent et boutonné qu'il était,» s'oubliait lui-même quelquefois [614]. L'émigration, que la Reine avait tant et si justement recommandé de tenir à l'écart, était instruite, sinon de tout le plan, au moins de la pensée d'un départ prochain. A Londres, devant le prince de Galles, l'ami intime du duc d'Orléans, on en parlait tout haut chez lord Randon [615]. A Bruxelles, on en jasait chez M. de la Queuille, sur un mot de Monsieur, qui avait engagé Mme de Balbi à rester en Belgique, au lieu de rentrer en France [616]. A Paris, l'un des gardes du corps, M. de Maldent, avait l'imprudence d'en faire l'aveu à sa maîtresse, et celle-ci n'avait rien de plus pressé que de le raconter à sa sœur et à sa domestique [617]. L'attention était tellement éveillée que, dès le 11 juin, Lafayette voulait doubler les sentinelles et faire visiter toutes les voitures au Château [618].

Tout cela cependant, il faut bien le dire, se bornait à des inquiétudes vagues. On avait des soupçons, parce que le désir du Roi était trop naturel, pour qu'un projet de départ ne fût pas dans l'ordre même des choses; mais on ne savait rien de positif.

Le jour désigné se leva enfin. Tout se passa au Château, comme à l'ordinaire. Le Dauphin sortit à dix heures et demie pour aller à son jardin; à onze heures, la Reine se rendit à la chapelle avec sa suite; au sortir de la messe, elle commanda sa voiture pour cinq heures du soir, afin de conduire ses enfants à la promenade. Pendant ce temps, Mme Elisabeth avait été à Bellevue; elle en revint à une heure; à une heure et demie, le dîner de famille eut lieu [619]. Dans la journée, Fersen vint, s'entretint avec le Roi et la Reine des derniers préparatifs et arrêta la conduite à tenir en cas d'arrestation: «Monsieur de Fersen, lui dit le Roi, quoi qu'il puisse m'arriver, je n'oublierai pas ce que vous faites pour moi.» La Reine pleura beaucoup; à l'approche du danger, son cœur, sans faiblir, s'attendrissait [620]. A six heures, Fersen partit, et Marie-Antoinette, suivant l'ordre donné le matin, monta en voiture avec ses enfants pour aller au jardin de M. Boutin, à Tivoli, où les enfants goûtèrent [621]. Pendant ce temps, elle chercha à préparer l'esprit de sa fille aux événements qui allaient se passer [622]. Au retour de la promenade, vers sept ou huit heures [623], le Dauphin fut conduit chez sa gouvernante, puis à son appartement et prit son repas du soir, servi par son valet de chambre, Cléry, qui ne le quitta qu'à neuf heures, lorsqu'il fut au lit [624]. Madame Royale se coucha à dix heures, comme d'habitude.

La Reine se fit coiffer; elle entra ensuite dans le salon et y trouva Monsieur, qui demeura avec elle jusqu'à neuf heures. A ce moment, le Roi, la Reine et Mme Elisabeth passèrent dans la salle à manger. Tout se fit avec le cérémonial accoutumé et, vers dix heures, la famille royale se retira dans ses appartements. Le coucher de la Reine dura peu; lorsqu'elle fut au lit, les portes du corridor furent fermées et les ordres donnés, suivant l'usage, au valet de chambre et au commandant de service pour le lendemain matin. Le coucher du Roi se fit avec le cérémonial ordinaire; Lafayette et Bailly y assistèrent et y causèrent quelque temps [625]. Malgré le secret gardé par les augustes voyageurs vis-à-vis de leurs plus fidèles serviteurs et des membres même de leur famille,—ce fut le jour même, à midi, que Mme Elisabeth fut avertie; Mmes Brunier et de Neuville le furent avant le coucher seulement,—des rumeurs vagues, nous l'avons dit, avaient transpiré; depuis quelques jours, la surveillance était plus active; la garde avait été augmentée; dans l'après-dîner du 20, elle avait même été triplée [626] et le soir un grenadier couchait en travers de la porte de Mme Elisabeth [627]. Mais, depuis longtemps aussi, le Roi avait adopté des mesures pour s'assurer des facilités de sortir du Château. Dès le mois de janvier, des communications secrètes entre les divers appartements de la famille royale avaient été ménagées, et des portes pratiquées dans la boiserie avec un art si subtil qu'il était impossible de les découvrir [628]. En outre, le Roi avait pris la précaution, depuis une quinzaine de jours, de faire sortir, par la grande porte du Château, le chevalier de Coigny, dont la tournure ressemblait à la sienne [629]. Vers dix heures et quart ou dix heures et demie [630], la Reine se leva, alla chez le Dauphin, l'éveilla et le fit descendre à l'entresol avec sa sœur [631]. Mmes Brunier et de Neuville habillèrent les enfants. Madame Royale fut vêtue d'une robe d'indienne mordorée à fleurs bleues et blanches; le Dauphin costumé en petite fille. «Il était charmant, raconte Madame Royale; comme il tombait de sommeil, il ne savait pas ce qu'il faisait. Je lui demandai ce qu'il croyait qu'on allait faire; il me dit qu'il croyait que nous allions jouer la comédie, puisque nous étions déguisés [632].» On passa dans le cabinet de la Reine, puis de là, par les issues secrètes dont nous avons parlé, dans l'appartement inoccupé du duc de Villequier [633], d'où l'on gagna une porte non gardée de la cour des Princes. Il était onze heures et quart [634].

Dans la cour, une voiture attendait depuis une heure; c'était M. de Fersen qui, après avoir réglé dans la soirée les derniers détails du départ [635], s'était déguisé en cocher pour conduire en personne les augustes fugitifs au début de leur voyage. La Reine amena elle-même les enfants et Mme de Tourzel [636], et les installa dans la voiture; puis M. de Fersen partit, fit plusieurs tours sur les quais pour dérouter la surveillance, et revint se ranger près du petit Carrousel [637]. Lafayette passa deux fois [638], mais ne remarqua rien. Au bout d'une demi-heure, dit M. de Fersen [639], de trois quarts d'heure, dit Mme de Tourzel [640], d'une grande heure, dit Madame Royale, dont l'attente anxieuse trouvait le temps long [641], Mme Elisabeth arriva, conduite par un garçon de sa chambre, puis le Roi vers minuit, et enfin la Reine. Elle avait voulu sortir la dernière, et ayant aperçu la voiture de Lafayette, craignant d'être reconnue, elle s'était jetée dans le labyrinthe des ruelles qui environnaient les Tuileries, et s'y était perdue quelque temps avec le garde du corps qui l'accompagnait. Dès qu'elle fut montée dans la voiture, le Roi, que ce retard avait inquiété, la serra tendrement dans ses bras, en répétant: «Que je suis content de vous voir arrivée [642]!» La Reine était en robe du matin, avec un chapeau et un mantelet noir; le Roi portait un chapeau rond, une perruque, une redingote brune et une canne à la main. C'était Mme de Tourzel qui devait jouer le rôle de la baronne de Korff; la Reine était la gouvernante des enfants et s'appelait Mme Rochet; le Roi, le valet de chambre Durand; Mme Elisabeth, la demoiselle de compagnie, Rosalie; le Dauphin et Madame Royale, les deux enfants de Mme de Korff, sous le nom d'Amélie et d'Aglaé [643].

A la barrière Saint-Martin, on rejoignit la berline qu'y avaient amenée M. de Moustier et le cocher de M. de Fersen, Balthazar Sapel. Les deux voitures furent approchées côte à côte, afin que la famille royale pût passer de l'une dans l'autre sans mettre pied à terre. Fersen monta sur le siège, à côté de M. de Moustier. «Allons, hardi; menez vite,» dit-il à son cocher qui conduisait en postillon. On partit, et les quatre chevaux, vivement enlevés, arrivèrent en une demi-heure à Bondy [644]. M. de Valori y avait fait préparer à l'avance un relais de six chevaux; on attela à la hâte; Fersen prit congé des voyageurs en leur jetant ces mots, destinés à tromper les postillons: «Adieu, Madame de Korff [645],» et la voiture, précédée des gardes du corps en courriers, s'élança sur la route de Claye, où elle retrouva Mmes de Neuville et Brunier. Pendant ce temps-là, Fersen, à cheval, retournait à Paris par des chemins de traverse [646] et, le jour même, partait pour la Belgique. Le 22, à six heures du matin, il arrivait à Mons, et le lendemain, à Arlon, il apprenait de la bouche de M. de Bouillé le triste résultat de l'évasion.

La famille royale restait seule, livrée à ses propres inspirations et n'ayant d'autres guides que trois jeunes gens assurément très dévoués, mais sans autorité et sans expérience. On avait perdu un temps précieux à la sortie de Paris; on en perdit encore à diverses reprises, et malheureusement on ne songeait pas à la nécessité de le regagner. «Quand on eût passé la barrière, le Roi, raconte Mme de Tourzel, commençant à bien augurer de son voyage, se mit à causer sur ses projets. Il commençait par aller à Montmédy, pour aviser au parti qu'il croirait convenable, bien résolu de ne sortir du royaume que dans le cas où les circonstances exigeraient qu'il traversât quelque ville frontière pour arriver plus promptement à celle de France, où il voudrait fixer son séjour, ne voulant pas même s'arrêter un instant en pays étranger.»

«Me voilà donc, disait ce bon prince, hors de cette ville de Paris, où j'ai été abreuvé de tant d'amertumes. Soyez bien persuadés qu'une fois le cul sur la selle, je serai bien différent de ce que vous m'avez vu jusqu'à présent.»—«Lafayette, ajouta-t-il en regardant sa montre, est présentement bien embarrassé de sa personne [647]

Tout à la joie de se sentir libres, les augustes fugitifs se relâchèrent des précautions minutieuses dont la stricte observation était indispensable et que Fersen ou M. d'Agout n'eussent pas manqué de leur rappeler. Les nuits sont courtes à cette époque de l'année et, grâce aux retards du début, le trajet de Paris à Châlons, qui eût dû se faire dans l'obscurité ou au moins au commencement de la journée, se faisait au grand jour [648]. Sans s'en inquiéter, le Roi descendait aux relais et parlait aux gens qui entouraient la voiture, paysans ou employés de la poste [649], au risque de se faire reconnaître. Il faillit l'être à Etoges [650]. A Châlons, il le fut. Un homme en avertit le maire qui, fort peu révolutionnaire, prit le parti de répondre au dénonciateur que, s'il était bien sûr de sa découverte, il n'avait qu'à la publier, mais qu'il serait responsable des suites. L'homme, effrayé, ne dit rien [651] et, s'il faut en croire Madame Royale et M. de Bouillé, «beaucoup de monde louait Dieu de voir le Roi et faisait des vœux pour sa fuite [652]

A partir de Châlons, on entrait dans le commandement militaire de M. de Bouillé et l'on devait rencontrer, à chaque relais, les escortes échelonnées par le général, sous le prétexte de protéger un convoi d'argent adressé à ses troupes. Le premier détachement était à Pont-Sommevesle, sous le commandement du duc de Choiseul, qu'accompagnait M. de Goguelat. Mais les retards apportés au départ, aggravés encore par la lenteur de la marche, déroutaient le plan arrêté: on attendait la voiture royale à trois heures; à cinq heures et demie, elle n'était point arrivée, non plus que le courrier qui la précédait. Le stationnement prolongé des troupes en ce lieu, où rien ne semblait motiver leur présence, jetait l'alarme parmi les habitants. Effrayé des dispositions hostiles de la foule, M. de Choiseul donna l'ordre de la retraite: quand les augustes voyageurs arrivèrent enfin à Pont Sommevesle, il y avait une heure que les troupes en étaient parties. Le Roi fut surpris, mais continua néanmoins sa route; il espérait rencontrer l'escorte promise à l'étape suivante. A Orbeval, il n'y avait rien. «Même silence, dit Mme de Tourzel, même inquiétude [653].» A Sainte-Menehould, on trouva trente dragons sous les ordres de M. d'Andoins, mais aussi une population nerveuse, surexcitée par la présence des soldats. M. d'Andoins, s'approchant de la berline, dit tout bas à la fausse baronne de Korff: «Les mesures sont mal prises; je m'éloigne pour ne donner aucun soupçon [654].»—«Ce peu de paroles, ajoute Mme de Tourzel, nous perça le cœur; mais il n'y avait pas autre chose à faire que de continuer notre route, et l'on ne se permit pas même la plus légère incertitude [655].» La méfiance était éveillée; le maître de poste, Drouet, avait cru reconnaître la Reine, qu'il avait vue quand il servait dans les dragons de Condé. Ses soupçons furent confirmés lorsqu'il compara, avec le portrait du Roi gravé sur un assignat, la figure du prétendu valet de chambre. Fier de cette découverte, et de l'importance qu'elle lui donnait, il se hâta de prévenir la municipalité qui le chargea, avec un ancien dragon de la Reine, nommé Guillaume, de «courir après les voitures et de les faire arrêter, s'il pouvait les joindre.» En attendant, et pour faciliter son entreprise, il avait recommandé à ses postillons qui partaient de ne point trop se presser [656].

Cependant, la famille royale, qui ne s'était point aperçue de ce mouvement, poursuivait son voyage avec la même sécurité et, hélas! la même lenteur. Le retard du début se maintenait et s'aggravait à chaque étape. A Clermont, comme à Sainte-Menehould, on arrivait quatre ou cinq heures après l'heure fixée. M. de Damas, chef du détachement, était inquiet, la population émue, et la fidélité des dragons singulièrement ébranlée par le contact avec les habitants. Le relais cependant se fit sans obstacle. Mais quand M. de Damas voulut commander aux troupes de se mettre en marche, la garde nationale s'y opposa et les dragons refusèrent de monter à cheval [657].

Drouet et Guillaume étaient partis à bride abattue. Ayant appris par le postillon de Sainte-Menehould que la famille royale avait pris la direction de Varennes, ils s'étaient jetés dans des chemins de traverse pour y arriver avant elle. Ils y arrivèrent en effet les premiers, trouvèrent, malgré l'heure avancée, quelques jeunes gens réunis dans une auberge, donnèrent l'alarme et coururent avertir les autorités. En l'absence du maire, retenu à Paris par sa charge de député, le procureur de la commune, Sauce, prit la direction du mouvement. On sonna le tocsin, on réveilla les habitants en faisant parcourir les rues par des enfants qui criaient au feu; on barricada le pont qui réunissait les deux parties de la ville de Varennes et que les voitures devaient forcément traverser, et un poste d'hommes déterminés, armés de fusils, s'y installa, prêt à en disputer le passage par la force.

Tout était prêt de la part des ennemis du Roi; de la part de ses amis, rien ne l'était; les malheureux retards apportés au voyage, les malentendus qui en avaient été la suite avaient troublé les esprits et dérangé les mesures prises. A l'entrée de Varennes, on ne trouva pas de relais; les postillons, les gardes du corps, le Roi et la Reine elle-même perdirent un temps précieux à le chercher; les conducteurs refusaient d'aller plus loin avec les mêmes chevaux; on discuta; on parlementa; quand on les détermina à passer au moins la ville, il était trop tard. Sous la petite voûte qui joignait la ville haute à la ville basse [658], Sauce, Drouet et leurs amis attendaient. Le cabriolet où étaient les femmes de chambre se présenta le premier, on l'arrêta; on demanda les passeports; une des voyageuses répondit qu'ils étaient dans la seconde voiture. Sauce se porta à la berline et renouvela sa réquisition. Le Roi tendit le passeport; le procureur fit observer qu'il était bien tard pour le viser,—il était onze heures et demie du soir [659]—«qu'il fallait descendre et qu'au jour on verrait [660]». La baronne de Korff se récria, tenta de forcer le passage; mais les gardes nationaux menacèrent de faire usage de leurs armes [661]; il fallut se résigner à descendre.

On gagna la maison de Sauce, située à vingt pas de là, et pendant qu'on préparait au premier étage deux chambres plus convenables pour recevoir ces hôtes improvisés dont on soupçonnait la grandeur, on introduisit les voyageurs dans une salle basse où Sauce leur fit servir un frugal repas. Les enfants, le Dauphin surtout, mouraient de sommeil; on les coucha sur un lit; la Reine s'était retirée dans un coin obscur de la pièce, son voile abaissé sur ses yeux [662]. Malgré les objurgations des municipaux, malgré les affirmations de Drouet, et d'un médecin du pays nommé Mangin, qui prétendait connaître la famille royale, Louis XVI continuait à nier obstinément. Un moment la Reine faillit se trahir: choquée du ton blessant de Drouet dans sa discussion avec le Roi, elle releva son voile: «Si vous le reconnaissez pour votre Roi, dit-elle vivement, respectez-le [663].» Mais les preuves décisives manquaient encore. Incertain, indécis, redoutant à la fois de laisser échapper ses prisonniers, si c'étaient bien ceux qu'il supposait, et de se rendre ridicule par une arrestation arbitraire et vexatoire, si ses soupçons n'étaient pas fondés, le procureur, après avoir «déposé,»—c'est son mot,—ces étrangers dans une chambre de derrière, courut chez un juge du tribunal, M. Detez, qui avait vu plusieurs fois le Roi et la Reine pendant un séjour qu'il avait fait à Paris. M. Detez revint avec Sauce et reconnut la famille royale. Devant cette déclaration formelle, toute dénégation devenait inutile. «Oui,» dit Louis XVI, d'une voix forte, «je suis votre Roi; voici la Reine et la famille royale. Placé dans la capitale au milieu des poignards et des baïonnettes, je viens chercher en province, au milieu de mes fidèles sujets, la liberté et la paix, dont vous jouissez tous: je ne puis vivre à Paris sans y mourir, ma famille et moi. Je viens vivre parmi vous, dans le sein de mes enfants, que je n'abandonne pas [664].» Le prince était ému; ses auditeurs ne l'étaient pas moins. «L'attendrissement, l'émotion de toutes les personnes présentes, raconte le premier procès-verbal dressé par la municipalité, se joignant à celui du Roi, le monarque et son auguste famille daignèrent presser dans leurs bras tous les citoyens qui se trouvaient dans l'appartement et recevoir d'eux la même marque de leur sensibilité vive et familière [665]

Cet attendrissement dura peu; la municipalité renouvela ses instances pour que les voyageurs retournassent à Paris; le Roi s'y refusa; il opposa le tableau des humiliations auxquelles il avait été en butte dans la capitale, des périls auxquels son retour exposerait sa famille. «La Reine, qui partageait ses inquiétudes, les exprimait par une extrême agitation [666].» Le prince, avec sa bonhomie habituelle, exposait ses plans, jurant qu'il ne passerait pas la frontière et se rendrait à Montmédy, offrant même de se confier à la garde nationale pour l'y conduire. «Le spectacle était touchant, mais il n'ébranlait point la commune dans sa résolution et son courage pour conserver son Roi.» Brave homme, au fond, mais grisé par le rôle inattendu que les événements lui donnaient; impressionné par le touchant tableau qu'il avait sous les yeux, mais effrayé par les grands mots et les grands cris des patriotes; désireux de satisfaire le Roi, mais ne voulant pas déplaire au peuple, Sauce était tiraillé entre son vieux respect pour la monarchie et sa vanité doublée de sa peur. La peur devait l'emporter chez lui, comme chez sa femme, dont la Reine avait bien pu faire couler les larmes, sans réussir à vaincre son naïf égoïsme: «Bon Dieu, Madame,» avait-elle répondu, «ils feraient périr M. Sauce; j'aime bien mon Roi; mais, dame, écoutez, j'aime bien mon mari. Il est responsable, voyez-vous [667].» La grand'mère du procureur, vénérable octogénaire, demanda à voir les hôtes inattendus que le hasard des révolutions amenait dans sa famille. Toute pleine encore du respect et de l'amour traditionnel des Français pour la dynastie, elle s'approcha du lit où dormaient les enfants et, se jetant à genoux, elle sollicita la faveur de leur baiser la main. Puis elle bénit ces infortunés que la faiblesse de son petit-fils allait livrer à la captivité et à la mort et se retira, profondément émue.

Cependant, MM. de Choiseul et de Goguelat étaient arrivés, avec les hussards de Pont-Sommevesle. Peut-être, à ce moment, où la foule n'était pas encore très considérable, où les gardes nationales des communes voisines n'étaient point rassemblées, eût-il été possible, avec un peu d'énergie, de forcer le passage. «Eh bien! quand partons-nous?» demanda le Roi à Goguelat, quand il le vit entrer dans la chambre.—«Sire, nous attendons vos ordres,» répondit l'aide-de-camp. Mais demander des ordres à un prince d'un caractère aussi indécis que Louis XVI, c'était le replonger dans ses hésitations habituelles. M. de Damas, qui venait d'arriver à son tour, ouvrit un avis énergique: c'était de démonter sept hussards, de faire monter sur les chevaux le Roi, la Reine et leurs compagnons, et, avec les soldats restants, de se faire jour à travers la foule. Marie-Antoinette n'eût pas reculé devant cette résolution aventureuse. «Mais, dit le Roi, répondez-vous que, dans cette lutte inégale, une balle ne viendra pas frapper la Reine, ou ma sœur, ou mes enfants?» Comme à l'appui de cette crainte, sous les fenêtres de la petite maison, la populace grondait; on renonça à ce parti trop périlleux. Lorsque, plus tard, vers deux heures du matin, Goguelat essaya de pousser une reconnaissance dans la direction de Dun, les gardes nationales des environs étaient réunies: la résistance était organisée par les soins de M. de Signémont, commandant de la milice de Neuvilly; des barricades étaient dressées; des canons rangés; l'aide-de-camp, ayant voulu dégager la voiture royale pour la tenir prête à toute occasion, fut jeté bas d'un coup de pistolet par le major de la garde nationale de Varennes, et les hussards, déjà hésitants, ébranlés par les caresses des patriotes, effrayés par la chute de leur chef, se mirent à fraterniser et à boire avec les gardes nationaux.

A cinq heures du matin, lorsque le commandant du détachement de Dun, M. Deslon, accouru à bride abattue avec soixante cavaliers, pénétra dans la maison de Sauce, et demanda les ordres du Roi: «Mes ordres!» répondit avec amertume le malheureux monarque, «je suis prisonnier et n'en ai point à donner.»

Une seule chose restait à faire: gagner du temps et attendre que M. de Bouillé, prévenu par son fils, se portât sur Varennes avec ses troupes.

Mais, avant M. de Bouillé, deux nouveaux acteurs entraient en scène, qui allaient aggraver l'état des choses, et détruire les dernières espérances de la famille royale: c'étaient les émissaires de l'Assemblée.

Lorsque, le 21 au matin, on s'était aperçu, à Paris, de la disparition du Roi et de sa famille, le premier mouvement avait été de la stupeur; puis, à la stupeur succéda rapidement une vive irritation, et l'Assemblée, partageant la colère populaire, rendit un décret pour ordonner l'arrestation du Roi. Un aide-de-camp de Lafayette, M. de Romeuf, spécialement attaché au service de la Reine, qui, en maintes circonstances, l'avait comblé de bontés, partit pour signifier le décret de l'Assemblée. A Châlons, il rencontra un chef de bataillon de la garde nationale, nommé Bayon, qui, avec Palloy, avait pris les devants, porteur d'ordres analogues du maire de Paris. Tous deux continuèrent leur route, Bayon réveillant le zèle de Romeuf à qui ses relations personnelles avec la famille royale rendaient particulièrement pénible l'accomplissement de sa mission. A six heures du matin, ils entraient à Varennes, et Bayon, montant le premier chez Sauce: «Sire,» dit-il d'une voix entrecoupée par l'essoufflement du voyage, «Paris s'égorge..... Nos femmes, nos enfants...., l'intérêt de l'Etat.....» Romeuf s'approcha ensuite et, les larmes aux yeux, remit au Roi le décret de l'Assemblée. «Il n'y a plus de Roi de France,» dit tristement le malheureux prince. La Reine prit le décret, le lut: «Les insolents!» s'écria-t-elle, et elle rejeta brusquement le papier qui alla tomber sur le lit où reposait le Dauphin; elle le lança violemment à terre: «Je ne veux pas, dit-elle, qu'il souille le lit de mon fils.»

Au dehors, la foule ameutée grondait: «A Paris! à Paris! criait-elle. Faisons-les partir de force.—Nous les traînerons plutôt par les pieds.»—Vainement l'infortuné monarque épuisait-il tous les moyens dilatoires. Le Dauphin et Madame Royale dormaient; il fallait respecter leur repos. Une des femmes de chambre, Mme de Neuville, entrant dans la pensée de ses maîtres, se roulait sur un lit, en proie à une crise violente; la Reine déclarait qu'elle ne la quitterait pas sans secours. Mais la populace, excitée sous main par Bayon [668], tout haut par Palloy, ne s'inquiétait ni du sommeil des enfants, ni des maladies, vraies ou fausses, des voyageurs. Les cris redoublaient avec plus de fureur. Le Roi se consulta un moment avec sa famille et, reconnaissant sans doute l'impossibilité d'une plus longue résistance, il se résigna douloureusement.

Les voitures étaient déjà au pied de la maison de Sauce; les chevaux furent amenés et rapidement attelés; les gardes nationaux formèrent l'escorte. Les malheureux captifs descendirent tristement l'étroit et sombre escalier qui, du premier étage, conduisait au rez-de-chaussée; la Reine donnait le bras au duc de Choiseul; Mme Elisabeth à M. de Damas. Quand ils parurent à la porte de la maison, la rue retentit des cris de: Vive le Roi! Vive la nation! Pas un cri de Vive la Reine! Pour les habitants de Varennes, comme pour ceux de Paris, c'était toujours l'Autrichienne!

On monta en voiture; M. de Choiseul ferma la portière, et les chevaux s'élancèrent sur la route de Clermont. Il était environ sept heures et demie du matin.

Lorsque M. de Bouillé, retardé dans son départ par l'incroyable lenteur du commandant du Royal-Allemand, parut enfin en vue de Varennes, à la tête de ce régiment sur lequel il comptait, il y avait près de deux heures que le funèbre cortège en était parti. Il avait trop d'avance pour qu'on pût le rejoindre avec des chevaux harassés par une course forcée de neuf lieues. Le général donna l'ordre de la retraite et, l'air morne, le cœur déchiré, il regagna Stenay, d'où il passa immédiatement la frontière.

Cependant, le triste convoi poursuivait sa marche sur Paris, sous l'escorte de cinq à six mille gardes nationaux et au milieu d'un concours immense de peuple. A Clermont, les officiers municipaux de Varennes se détachèrent pour regagner leur ville. Drouet resta avec Bayon; quant à Romeuf, il était demeuré à Varennes pour protéger MM. de Choiseul et Goguelat et avait été lui-même emprisonné.

La voiture avançait lentement, au milieu de nuages de poussière et sous un soleil torride; la chaleur était écrasante, l'air embrasé. Les enfants tombaient épuisés de fatigue; la Reine les regardait tristement, songeant à ses espérances évanouies, et aux sombres réalités du retour. A Sainte-Menehould, il fallut subir un discours insultant de la municipalité et se montrer à la foule du haut des fenêtres de l'hôtel de ville; la Reine, tenant le Dauphin dans ses bras, fut saluée des cris évidemment malveillants de Vive la nation! Mais, si déchue qu'elle fût de son pouvoir, la malheureuse souveraine conservait encore le plus doux et le plus cher de ses privilèges, celui de la charité. Avant de quitter cette petite ville, qui lui avait été si hostile, prisonnière elle-même, elle fit distribuer cinq louis aux prisonniers [669].

Une horrible tragédie marqua le trajet de Sainte-Menehould à Châlons; un gentilhomme du pays, le comte de Dampierre, s'étant joint au cortège, fut reconnu, dénoncé comme aristocrate, assailli par la garde nationale, jeté à bas de son cheval et tué d'un coup de fusil: «Qu'y a-t-il donc?» demanda le Roi, ému par le bruit de la détonation,—«Rien, répondit-on; c'est un fou que l'on tue [670].» Et les assassins revinrent à la voiture «les mains ensanglantées et portant la tête [671]».

Vers onze heures et demie du soir, on entra à Châlons. La ville était royaliste, l'accueil contrasta avec celui qui avait été fait jusque là aux prisonniers. «Les corps administratifs, dit le procès-verbal officiel, mettaient au rang de leurs principaux devoirs de veiller à ce que le respect dû à la majesté royale fût maintenu [672].» Le Roi fut reçu à la porte de la ville par la municipalité et conduit, entre deux haies de gardes nationaux à l'hôtel de l'Intendance, qui avait été préparé pour le recevoir. C'était le même hôtel où, vingt et un ans auparavant, la Dauphine s'était arrêtée radieuse, au bruit des acclamations et au milieu des fêtes populaires, quand elle venait ceindre, en France, la couronne royale [673]. Du moins à Châlons, la population fit-elle tout ce qu'elle put pour adoucir aux visiteurs involontaires l'amertume de leur situation. Comme en 1770, des jeunes filles offrirent des fleurs à Marie-Antoinette [674]; plusieurs d'entre elles s'empressèrent à la servir, et lorsque, après un souper fait en public, la famille royale se fut retirée dans ses appartements, le procureur du département, Roze, proposa même au Roi de l'aider à fuir par un escalier dérobé, inconnu du public. Louis XVI refusa, parce qu'on ne pouvait sauver que lui seul.

Ce dévouement si rare, ces sympathies, manifestées par une ville presque entière, avaient profondément ému les prisonniers; ils ne devaient plus en retrouver d'autre exemple sur leur route. Le lendemain 23, jour de la Fête-Dieu, vers dix heures, tandis qu'ils entendaient la messe dans la chapelle de l'Intendance, des volontaires rémois, arrivés dans la nuit, envahirent la cour et se précipitèrent vers la chapelle; la messe n'était pas achevée [675]; le Roi et sa famille durent néanmoins sortir et se montrer au balcon. Il fallut hâter le départ, dans la crainte que ces volontaires, composés de la lie du peuple de Reims, n'excitassent quelque tumulte. La Reine, toujours gracieuse et véritablement touchée, répondit «qu'elle était fâchée des circonstances qui la privaient et le Roi de quelques instants de plus à passer au milieu de bons citoyens [676]». Un dîner avait été préparé à la hâte pour les voyageurs; mais «l'émotion dans laquelle ils se trouvaient, dit le procès-verbal, ne leur a permis de rien prendre [677]». A midi, l'on se mit en marche avec une telle précipitation que le Roi oublia à Châlons un petit coffret qui contenait treize cents louis [678].

A mesure qu'on avançait vers Paris, l'attitude des populations devenait plus hostile. A Epernay, où l'on arriva à quatre heures de l'après-midi [679], l'accueil fut mauvais. Le président du district prononça une harangue pleine de reproches; de grossières injures furent lancées, et, sans le dévouement du jeune Cazotte, accouru à la tête d'une troupe de paysans et qui se tint à la portière de la voiture pour contenir la foule, la vie même des augustes captifs n'eût peut-être pas été respectée. On avait entendu un misérable dire à son voisin: «Cache-moi bien pour que je tire sur la Reine, sans qu'on sache d'où le coup est parti [680]

La foule s'était tellement pressée autour des fugitifs, que la robe de Marie-Antoinette fut déchirée par les pieds; il fallut la réparer sur place; la fille de l'hôte chez lequel on était descendu rendit ce léger service à la malheureuse souveraine, avec un respect et une affection qui firent du bien à son triste cœur. Pendant ce temps, les officiers municipaux adressaient au Roi d'insultants discours: «Malgré vos fautes,» lui disaient-ils, «nous vous protégerons, n'ayez pas peur.»—«Peur?» dit le prince d'un ton surpris. Et il se mit à expliquer à ses interlocuteurs qu'il n'avait point l'intention de quitter la France, mais qu'il ne pouvait rester à Paris, où sa famille était en danger. «Oh! que si fait, vous le pouviez,» riposta un des assistants.

On repartit vers cinq heures, au milieu d'une multitude soulevée. «Allez, ma petite belle, on vous en fera voir bien d'autres,» tel fut l'adieu cynique, jeté à Marie-Antoinette par une des mégères d'Epernay. La Reine, ayant voulu donner à un garde national, qui se plaignait de la faim, un morceau de bœuf à la mode qui était dans la voiture: «N'y touche pas, cria un autre, ne vois-tu pas qu'on veut t'empoisonner?» La Reine en mangea sur-le-champ et en fit manger à son fils [681]. Mais ce cri d'injurieuse méfiance lui alla au cœur et, parmi tant d'outrages, celui-là la blessa le plus.

A peu de distance d'Épernay, la famille royale fut rejointe par les trois commissaires que l'Assemblée avait délégués pour «ramener le Roi à Paris, veiller à sa sûreté et à ce que le respect dû à Sa Majesté fût maintenu [682].» C'étaient Barnave, Pétion et la Tour-Maubourg. Ce dernier ne voulut pas prendre place dans la voiture royale; alléguant que les augustes voyageurs pouvaient être sûrs de lui, mais qu'il fallait gagner les deux autres [683], il monta avec les femmes de chambre. Pétion et Barnave s'installèrent dans la berline, où dès lors huit personnes furent entassées, par ces tourbillons de poussière et cette chaleur suffocante; on prit les enfants sur les genoux. Barnave se montra plein de convenance et de respect; le spectacle de cette grande infortune, le charme de la Reine firent sur ce jeune homme, à la tête ardente mais au cœur honnête, une impression profonde; entré dans la voiture révolutionnaire et presque républicain, il en sortit royaliste [684]. Quant à Pétion, le récit qu'il a écrit de son voyage est le plus insigne monument de grossièreté et de prétention que puisse enfanter le cerveau d'un fat sans éducation et sans tact [685]; il donne la mesure de l'homme devant lequel ne trouva pas même grâce la pureté de Mme Elisabeth, du personnage vaniteux et impertinent, dont la Révolution fit un héros et qui n'était qu'un sot.

En montant en voiture, il assura qu'il savait bien que les fugitifs avaient pris près du Château une voiture de remise, conduite par un Suédois, et, affectant de n'en pas savoir le nom, il le demanda à la Reine: «Je ne suis pas dans l'usage de savoir le nom des cochers de remise,» répliqua sèchement la princesse [686]. Un peu plus tard, le Roi, s'étant mêlé à la conversation et ayant dit que sa fuite n'avait d'autre but que de donner au pouvoir exécutif la force nécessaire dans un régime constitutionnel, puisque la France ne pouvait être une république: «Pas encore,» répondit insolemment Pétion, «parce que les Français ne sont pas encore assez mûrs pour cela, et je ne serai pas assez heureux pour la voir établir de mon vivant [687]

A Dormans, il fallut s'arrêter dans une simple auberge: «Je n'étais pas fâché, dit Pétion avec son envieuse affectation d'austérité, que la Cour sût ce que c'était qu'une auberge ordinaire [688].» Pendant la nuit, les gardes nationaux et les habitants du pays, accourus en foule, chantaient, buvaient et dansaient sous les fenêtres de l'auberge; et c'est au milieu de ces bruits et de ces cris, que les voyageurs épuisés durent prendre un instant de repos [689]. Le pauvre petit Dauphin fit des rêves horribles et se mit à sangloter; on ne put le calmer qu'en le conduisant à sa mère [690].

On repartit à cinq heures; Pétion se plaça dans le fond, entre le Roi et la Reine et prit le Dauphin sur ses genoux. La conversation s'engagea; le Roi était embarrassé, au dire de Pétion, qui consent pourtant à convenir «qu'il est très rare qu'il lui échappe des choses déplacées et qu'il ne lui a pas entendu dire une sottise [691]». La Reine était plus libre; elle parla de l'éducation de ses enfants. «Elle en parla en mère de famille et en femme assez instruite. Elle exposa des principes très justes en éducation.» Mais, ajoute aussitôt le grotesque narrateur, comme pour s'excuser de cet hommage involontaire rendu à une Reine, «je sus depuis que c'était le jargon de mode dans toutes les Cours de l'Europe [692]

A la Ferté-sous-Jouarre, la réception sympathique et respectueuse du maire, M. Regnard, vint faire un moment diversion aux insultes de la foule. On trouva chez lui un appartement frais et un dîner simple, mais bien fait. La femme du maire, ne voulant point par délicatesse manger avec la famille royale, s'était habillée en cuisinière pour la servir. La Reine la reconnut cependant: «Vous êtes sans doute, Madame, lui dit-elle, la maîtresse de la maison?»—«Je l'étais un moment avant que Votre Majesté y entrât,» répondit en s'inclinant l'excellente femme [693].

En sortant de la petite ville, un certain tumulte se fit. C'était un député, Kervelégan, qui se disputait avec les gardes nationaux et cherchait à arriver jusqu'aux prisonniers, qu'il insultait grossièrement. «Voilà un homme bien malhonnête,» ne put s'empêcher de dire la Reine [694].

Comme on approchait de Meaux, un prêtre s'efforça de pénétrer près de la voiture; la foule éclata en menaces et s'apprêtait à le massacrer, comme M. de Dampierre. La Reine le vit et poussa un cri; Barnave s'élança à demi hors de la portière: «Français, nation de braves, s'écria-t-il, voulez-vous donc devenir un peuple d'assassins?» Cet accent indigné et cette intervention puissante arrachèrent le malheureux prêtre à la mort.

On entra à Meaux d'assez bonne heure et l'on coucha chez l'évêque constitutionnel. Le Roi mangea peu et se retira promptement dans son appartement. Le petit-fils de Louis XIV n'avait plus de linge et fut obligé d'emprunter une chemise à un huissier! Le soir, Barnave eut un long entretien avec Louis XVI et Marie-Antoinette. Il parla avec force; on l'écouta avec attention et bienveillance. «Evidemment, dit la Reine, nous avons été trompés sur l'état réel de l'esprit public en France.» Barnave sortit de là, dit M. de Beauchesne, «en se promettant de mourir fidèle au trône et dévoué à la liberté [695]

On repartit à six heures du matin; c'était la dernière étape jusqu'à Paris: longue étape de treize lieues. La chaleur était excessive. Plus on approchait de la capitale, plus la foule se montrait hostile; plus les exigences des gardiens étaient odieuses: malgré un soleil ardent et une poussière atroce, on ne put baisser ni stores ni jalousies [696]. Les injures les plus grossières étaient proférées contre la Reine et il y eut lieu de craindre, à deux ou trois reprises, qu'on ne voulût attenter à ses jours [697]. La pauvre femme ne put retenir ses larmes, ni le Dauphin, un cri d'effroi.

Au lieu d'entrer par la porte Saint-Denys, on fit le tour des murs, pour gagner la porte de la Conférence. Les Champs-Élysées étaient remplis de monde; les barrières, les arbres, les toits des maisons étaient couverts d'hommes, de femmes et d'enfants. Tous gardaient leur chapeau sur la tête; seul le député Guilhermy eut le courage de saluer les prisonniers. Le mot d'ordre était donné; on avait affiché partout des placards portant ces mots: «Quiconque applaudira le Roi aura des coups de bâton; quiconque l'insultera sera pendu.» Le cri de Vive la nation! retentissait seul, comme un outrage et une menace.

Dès que la voiture fut entrée dans le jardin des Tuileries, on ferma le pont tournant. Le jardin, néanmoins, comme les Champs-Élysées, était plein de gardes nationaux; un certain nombre de députés sortirent de la salle de l'Assemblée pour jouir du spectacle. Au moment où la berline arriva à la grille du Château, un mouvement se fit dans la foule: on voulait écharper les gardes du corps; il fallut une intervention énergique des députés pour soustraire ces malheureux à la fureur populaire. Quand le Roi descendit de voiture, on garda le silence; quand ce fut le tour de la Reine, les murmures éclatèrent de toutes parts et c'est au bruit des injures que l'infortunée souveraine, la tête haute, l'air fier, mais le désespoir dans l'âme [698], put, sous la protection du vicomte de Noailles et du duc d'Aiguillon [699], rentrer dans ce palais qu'elle avait quitté cinq jours auparavant, pleine d'espérance.

Au milieu de cette scène, le Roi conservait son sang-froid et son calme apparent. «Il était tout aussi flegme, dit Pétion, tout aussi tranquille que si rien n'eût été.... Il semblait qu'il revenait d'une partie de chasse [700]

Mais la Reine, plus vive, épuisée par tant de secousses [701], brisée par la fatigue, la douleur, l'humiliation, la colère, n'avait que la force d'adresser au chevaleresque Fersen ce simple mot qu'elle avait dû se cacher pour écrire:

«Rassurez-vous sur nous: nous vivons [702]


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