Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)
La famille royale est gardée à vue aux Tuileries.—Sa vie captive.—La Reine est interrogée par les commissaires de l'Assemblée.—Le 17 juillet.—Le drapeau rouge déployé au Champ-de-Mars.—Les Constitutionnels se rapprochent de la Cour.
La France avait reconquis son Roi; telle était la formule officielle des adresses de félicitations envoyées à l'Assemblée nationale de toutes les parties du pays. C'était bien une conquête, en effet, et le prince, qui rentrait à Paris le 25 juin 1791, au milieu de ce silence qu'interrompaient seulement des cris de haine, n'était plus qu'un captif, humilié et détrôné. L'arrêté de l'Assemblée, pris sur la proposition de Thouret, équivalait à un décret de déchéance. Le Roi, la Reine, le Dauphin devaient être entourés d'une garde qui répondait de leurs personnes; «le ministre de la justice continuait à apposer le sceau de l'Etat aux décrets de l'Assemblée, sans qu'il fût besoin de la sanction royale, et les ministres étaient autorisés à remplir, chacun dans son département, les fonctions de pouvoir exécutif [703].»
Cette décision fut exécutée à la lettre; la famille royale, réintégrée aux Tuileries, était gardée à vue. Ses membres ne pouvaient communiquer que sous le regard de leurs geôliers, et il y avait toujours avec eux plusieurs officiers de la milice parisienne [704]. Une troupe considérable était installée dans les cours, un véritable camp,—c'est le mot dont se sert Mme Elisabeth [705],—camp nombreux et bruyant [706], établi sous les fenêtres du Roi et de la Reine, de peur, ajoute ironiquement la princesse qui, même dans les plus douloureuses circonstances, n'abdiquait jamais sa gaîté, «de peur qu'ils ne sautent dans le jardin, qui est hermétiquement fermé et rempli de sentinelles, entre autres deux ou trois sous ces mêmes fenêtres [707].»
Des sentinelles, il y en avait à chaque escalier de l'intérieur [708], jusque sur les toits. Personne n'entrait au Château sans un billet de Lafayette ou de Bailly [709]; on en avait même refusé l'accès à des membres de l'Assemblée [710]. Tous les appartements de la famille royale avaient été visités avec le plus grand soin; les officiers de la garde nationale en conservaient les clefs dans leur poche, et, s'il faut en croire Mme de Tourzel, Lafayette avait poussé si loin les précautions, qu'il avait envoyé des ramoneurs examiner si les captifs ne pouvaient pas s'enfuir par les cheminées [711]. Toutes les pièces extérieures de l'appartement de la Reine avaient été transformées en corps de garde; dans sa chambre, deux gardes nationaux se tenaient en permanence, avec ordre de ne la perdre de vue ni jour ni nuit [712], même dans les détails les plus intimes de la vie [713]. Pendant les premiers jours, l'infortunée souveraine était obligée de se lever, de s'habiller, de se coucher devant ses geôliers; il avait fallu de longues négociations pour obtenir qu'ils ne logeassent pas dans sa chambre même [714]; mais ils restaient la nuit près de son lit et l'un d'eux, s'accoudant sur son oreiller, avait voulu renvoyer sa première femme, Mme de Jarjayes [715]. La chapelle paraissant trop éloignée de l'appartement des prisonniers, on avait dressé un autel de bois dans une pièce du rez-de-chaussée. C'est là que la famille royale entendait la messe. Quand la Reine allait chez le Dauphin, elle était escortée de deux officiers; elle trouvait la porte fermée; un des officiers grattait en disant: la Reine! et ce n'est qu'à ce signe que les gardiens du jeune prince et de sa gouvernante consentaient à ouvrir à cette mère qui venait voir son fils [716].
Au bout de quelque temps, cependant, soit que Lafayette eût fini par sentir l'indécence de ces ordres, soit que la Reine se fût plainte, certains ménagements furent apportés. Les gardiens restaient dans la chambre de la Reine, tant qu'elle était levée; ils se retiraient quand elle se couchait; mais, pendant la nuit, l'un d'eux s'établissait dans l'espèce de tambour formé par l'épaisseur du mur entre les deux portes, de manière à ce que, la porte de la chambre restant entr'ouverte, il pût voir tout ce qu'y s'y passait. Weber raconte même à ce sujet une anecdote qui peint bien l'état des esprits et la confusion des idées à cette époque. Une nuit, que Marie-Antoinette ne pouvait reposer, elle alluma une bougie et se mit à lire. Le garde qui la surveillait s'en aperçut et, entrant dans la chambre, il ouvrit les rideaux et s'assit familièrement sur le lit, en disant: «Je vois que vous ne pouvez dormir; causons ensemble; cela vaudra mieux que lire.» La Reine, ajoute le narrateur, «contint son indignation et lui fit comprendre avec douceur qu'il devait la laisser tranquille [717]».
En apparence, on avait repris la régularité de la vie habituelle; la «vie végétale», écrivait le cardinal de Bernis [718]; le service se faisait comme à l'ordinaire; les personnes attachées à la Cour étaient restées à leur poste. On allait à la messe à midi; on dînait à une heure et demie; à neuf heures et demie on soupait. Comme le Roi, qui avait été habitué à une vie active, ne pouvait plus ni marcher ni monter à cheval, on jouait au billard après dîner et après souper, afin qu'il prît un peu d'exercice. Le reste du temps, le prince demeurait enfermé dans son cabinet, lisant et étudiant: ni lui, ni sa femme ne sortaient de leur appartement; ne voulant pas s'exposer en captifs aux regards de la foule, ils n'allaient même pas prendre l'air dans le petit jardin du Dauphin. La Reine s'occupait de ses enfants,—c'était son seul moment de distraction et de soulagement,—et passait ses journées à lire, à écrire et à travailler. A sept heures, elle recevait les dames du palais. A onze heures, chacun rentrait chez soi [719].
Mais que de tristesses dans cette existence! Que d'ennuis dans cette régularité, et, malgré le calme apparent, que de révoltes intimes contre cette monotonie forcée! Avec quelle émotion contenue on accueillait les visages sympathiques, les députés qui passaient sous les fenêtres du Château, afin de saluer au passage les prisonniers [720] et les rares amis qui osaient franchir le seuil de ce palais suspect! Un jour, peu après le retour de Varennes, Malouet eut ce courage: «Je trouvai, dit-il, le Roi, la Reine et Mme Elisabeth plus tranquilles que je ne m'y attendais..... Lorsque j'entrai, la Reine dit au jeune Dauphin: «Mon fils, connaissez-vous Monsieur?—Non, ma mère,» répondit l'enfant.—«C'est M. Malouet,» reprit la Reine, «n'oubliez jamais son nom.» C'était l'heure de la messe; le service entra; le Roi ne me dit qu'un mot: «Nous avons été très contents de Barnave [721].»
Dès le 26 juin, l'Assemblée avait désigné trois de ses membres, Adrien Duport, d'André et Tronchet, pour recevoir les déclarations du Roi et de sa famille. Le soir même, les trois commissaires se transportèrent aux Tuileries et furent introduits dans la chambre du Roi. Le prince protesta contre toute idée d'interrogatoire. Il déclara que les outrages faits à sa famille et restés impunis l'avaient seuls déterminé à quitter Paris, mais qu'il n'avait jamais eu l'intention de sortir du royaume. De là, les commissaires se rendirent chez la Reine; mais comme elle venait de se mettre au bain, ils revinrent le lendemain à onze heures. Marie-Antoinette les reçut seule et confirma par ses affirmations celles de Louis XVI: «Je déclare,» dit-elle, «que, le Roi désirant partir avec ses enfants, rien dans la nature n'eût pu m'empêcher de le suivre. J'ai assez prouvé depuis deux ans, dans plusieurs circonstances, que je ne le quitterais jamais, et j'ai été surtout déterminée à le suivre par la confiance et la persuasion que j'avais qu'il ne quitterait jamais le royaume. S'il eût voulu en sortir, toutes mes forces auraient été employées pour l'en empêcher [722].» Au reste, le Roi et la Reine prenaient sur eux seuls la responsabilité du voyage et en déchargeaient tous ceux qui avaient été mêlés au projet ou à son exécution. L'Assemblée n'accepta pas ce système, et, refusant de mettre en cause le Roi et la Reine, affectant de voir là plutôt un enlèvement qu'un départ volontaire, elle renvoya devant la Haute-Cour d'Orléans M. de Bouillé et ses complices.
Mais les Jacobins allaient plus loin que l'Assemblée; c'était au Roi qu'on en voulait; c'était lui qu'on injuriait dans les discours des clubs et dans les articles des journaux. Grâce à d'habiles menées et à des distributions d'argent [723], la fermentation populaire ne diminuait pas; les rues étaient tapissées de caricatures grossières; des chansons infâmes, des satires sanglantes contre le Roi et surtout contre la Reine se vendaient sur toutes les places; les orateurs débitaient dans les lieux publics les plus odieuses calomnies [724]. Les adresses venues des départements,—c'est un observateur impartial qui l'affirme,—étaient «véritablement atroces [725]». Un ancien militaire, Achille Duchatelet, prit l'initiative d'une adresse insolente par laquelle il réclamait la déchéance, et le dimanche 17 juillet, le peuple fut convoqué au Champ-de-Mars pour signer cette adresse. Dès le matin, une foule désordonnée se réunit au lieu indiqué; des motions incendiaires furent faites; on parlait de se porter en masse à l'Assemblée. La garde nationale intervint; on lui lança des pierres. Le maire, Bailly, fit alors déployer le drapeau rouge et proclama la loi martiale. Une première décharge à poudre dissipa la populace; mais bientôt, voyant qu'il n'y avait ni morts ni blessés, les fuyards se rallièrent et recommencèrent à assaillir les gardes nationaux. Une seconde décharge en jeta une trentaine par terre, «une douzaine ou deux de héros en guenilles,» dit Gouverneur Morris [726]. Le reste prit la fuite à toutes jambes. Quant aux meneurs, ceux qui ne s'étaient pas cachés dès la veille s'empressèrent de le faire ou de quitter Paris [727]; mais ils ne pardonnèrent pas à Bailly cet acte de vigueur et le lui firent cruellement expier plus tard.
L'énergie inattendue déployée par la municipalité et la garde nationale avait rétabli le calme à Paris et momentanément effrayé les factieux. Peut-être eût-on pu en faire le point de départ d'une ère nouvelle, si l'on eût persévéré dans cette attitude; mais c'eût été trop demander à l'Assemblée; la mollesse dont elle fit preuve quelques jours après dans la discussion de la loi sur les clubs rendit le courage aux meneurs.
Mais l'échauffourée du Champs-de-Mars avait éclairé les chefs des Constitutionnels sur les projets des Jacobins. Se séparant brusquement de ces derniers, ils fondèrent le club des Feuillants, et les principaux d'entre eux cherchèrent à se rapprocher du Roi et de la Reine. Le retour de Varennes avait été le trait d'union entre Barnave et Marie-Antoinette: l'attitude réservée et respectueuse, l'esprit élevé, les sentiments généreux, les manières distinguées du jeune député du Dauphiné, qui faisaient contraste avec la grossièreté et le mauvais ton de Pétion, avaient inspiré confiance à la Reine, comme la dignité et la bonté de la Reine avaient séduit le jeune député. Les relations nouées dans cette triste voiture se continuèrent à Paris, et l'on attribuait même à Barnave la réponse faite par le Roi aux délégués de l'Assemblée. Des raisons moins personnelles, mais non moins fortes, la crainte des Jacobins, la peur de l'anarchie, peut-être aussi la parole de Barnave, déterminèrent ses amis, jusque-là si hostiles au Roi et surtout à la Reine, à s'efforcer de consolider ce trône qu'ils avaient tant contribué à ébranler. Une sorte de triumvirat se forma et se mit en relations avec les Tuileries et particulièrement avec Marie-Antoinette, par l'intermédiaire de M. de Jarjayes [728], qui déjà, en diverses circonstances, avait rempli des missions de confiance de la famille royale. Barnave, Alexandre de Lameth et Duport composaient ce triumvirat. La Reine écouta leurs conseils, se conforma en apparence à leurs idées, mais refusa de se fier complètement à des hommes dont les uns, d'après leur propre aveu, n'avaient pas de plan arrêté et vivaient au jour le jour, dont les autres semblaient n'avoir d'autre but que de conserver le pouvoir [729]. Dès lors commence une double politique secrète, dont les agents se contrarient et se désavouent sans cesse, au milieu de complications où les diplomates du temps durent avoir bien de la peine à se reconnaître et que l'historien de nos jours n'arrive pas toujours à démêler: politique qui resta longtemps ignorée, quoique soupçonnée, et sur laquelle la publication récente des papiers de M. de Fersen a jeté enfin un jour nouveau.
Nous allons essayer de l'esquisser.