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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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La grosse Tour.—Nouvelle organisation de la vie des prisonniers.—Vexations nouvelles.—Municipaux compatissants.—Drouet au Temple.—Le Roi, puis le Dauphin tombent malades.—Installation d'une nouvelle municipalité.—Le bouillon de la Reine.—On enlève à la famille royale tous les instruments tranchants.—Procès du Roi.—Louis XVI traduit à la Convention.—Il est séparé de sa famille.—Ses entretiens avec Malesherbes.—Le Roi est condamné à mort.—Dernière entrevue avec la Reine et ses enfants.—Exécution du Roi.

Dernier reste d'une importante maison de Templiers, transformée depuis en dépôt des archives de l'ordre de Malte, la grosse Tour formait une masse imposante de cent cinquante pieds de haut, avec des murs d'une épaisseur moyenne de neuf pieds. Elle avait quatre étages voûtés, soutenus au milieu par un gros pilier, depuis le bas jusqu'à la flèche. L'intérieur, d'une trentaine de pieds carrés, ne formait qu'une seule pièce à chaque étage; mais pour pouvoir y loger les royaux captifs, on avait divisé le second et le troisième, chacun en quatre pièces, par des cloisons en planches. Le rez-de-chaussée, sous le nom de Chambre du Conseil, fut affecté à l'usage des municipaux; le premier servit de corps de garde. Une des quatre tourelles placées aux quatre angles de la Tour contenait l'escalier, qui menait jusqu'aux créneaux; on y avait placé des guichets de distance en distance, au nombre de sept. Pour aller de l'escalier dans chaque étage, il fallait franchir deux portes: l'une était en chêne garni de clous, l'autre en fer [1385].

Au second étage, destiné au Roi, la première pièce était une antichambre, qui donnait accès à toutes les autres. Sur les murs, recouverts d'un papier qui figurait des pierres de taille, on avait placardé la Déclaration des droits de l'homme, imprimée en gros caractères, et encadrée d'une bordure tricolore. En face de la porte d'entrée, était la chambre du Roi; la tourelle qui y était annexée faisait un cabinet de travail et un oratoire; la chambre de Cléry était à gauche, ainsi qu'une quatrième pièce qui servait de salle à manger et était séparée de l'antichambre par une cloison vitrée. Chaque pièce était éclairée par une croisée; mais on avait mis au dehors de gros barreaux de fer et des abat-jour qui interceptaient l'air et la lumière; les embrasures avaient une épaisseur de neuf pieds.

La chambre du Roi seule avait une cheminée; le reste de l'appartement était chauffé par un gros poêle placé au centre.

Le mobilier était bien simple: un grand lit de damas vert pour le Roi, un petit lit de sangle pour le Dauphin, une commode d'acajou, un secrétaire en bois de rose et quelques sièges; deux baromètres le long des murs; sur la cheminée, une glace et une pendule qu'on ne tarda pas à enlever, parce que le cadran portait: Lepaute, horloger du Roi. L'oratoire ne contenait qu'un petit poêle, une chaise de paille, une chaise de canne et un tabouret de crin. Dans la salle à manger, une table d'acajou, une servante, deux encoignures en bois de rose et des chaises.

Le troisième étage, réservé aux princesses, était distribué comme le second. La chambre de la Reine était au-dessus de celle du Roi; Madame Royale logeait dans la chambre de sa mère; la tourelle servait de cabinet. Le papier était de couleur tendre, à bandes vertes et bleues; le lit était de damas vert. Le mobilier se réduisait à une commode d'acajou, un grand canapé et quelques sièges. Sur la cheminée, qui fumait beaucoup [1386], la pendule, par une ironie inconsciente ou voulue, représentait la Fortune faisant tourner sa roue. Dans la chambre à côté couchait Mme Élisabeth, sur un misérable lit de fer, revêtu d'une housse en toile de Jouy. Tison et sa femme, les deux espions, occupaient la troisième pièce; l'antichambre servait aux municipaux, qui y demeuraient jour et nuit. Le quatrième étage était vide. Enfin, entre le toit pointu de la Tour et les créneaux régnait une galerie, où la famille royale allait parfois se promener; mais on avait eu soin de placer des jalousies entre les créneaux, pour empêcher les prisonniers de voir et d'être vus.

Les précautions les plus minutieuses avaient été prises pour la garde des captifs. A la grande porte de la rue était un portier, nommé Darque, ancien bedeau du Grand Prieur; à la porte de la Tour, le concierge Mathey, et les deux guichetiers, Rocher et Risbey, ces deux misérables dont nous avons déjà parlé. Huit commissaires dont le service durait quarante-huit heures, et qui se renouvelaient chaque jour par moitié, étaient chargés de la surveillance [1387]. Le jour, l'un d'eux était constamment près de Louis XVI, un autre près de Marie-Antoinette; les six autres se tenaient dans la chambre du Conseil. Un effectif de 287 hommes,—réduit, après la mort du Roi, à 240—sous les ordres d'un commandant général et d'un chef de légion, avec deux canons et vingt artilleurs, assurait la garde du Temple [1388]. Un chef de cuisine, nommé Gagnié, avec deux chefs d'office, un pâtissier, un rôtisseur, et les trois officiers de bouche que nous avons déjà nommés, Turgy, Chrétien et Marchand, étaient chargés du service de table; le service intérieur était confié à Cléry et au ménage Tison.

Le Roi se levait à sept heures et priait jusqu'à huit [1389]; il lisait l'Office des chevaliers du Saint-Esprit, et, comme on avait refusé de laisser dire la messe au Temple, même les jours de fête, il s'était fait acheter un bréviaire à l'usage du diocèse de Paris. A neuf heures, il allait déjeuner chez la Reine. Cléry montait en même temps, accommodait les cheveux des princesses, et, par ordre de Marie-Antoinette, apprenait à Madame Royale à se coiffer: prévoyant trop bien l'avenir, la malheureuse Reine voulait que sa fille pût se passer de tout service. Après le déjeuner, le Roi donnait quelques leçons au Dauphin jusqu'à onze heures; le jeune prince jouait ensuite jusqu'à midi. C'était l'heure de la promenade, et la famille royale tout entière descendait, quelque temps qu'il fît, parce que la garde, qu'on relevait à ce moment-là, voulait s'assurer par ses yeux de la présence des prisonniers. La promenade durait jusqu'à deux heures, où l'on remontait pour dîner [1390].

Après le dîner, le Roi et la Reine jouaient au trictrac ou au piquet, ou plutôt faisaient semblant de jouer, afin de pouvoir se dire quelques mots [1391]. Pendant ce temps, le Dauphin et Madame Royale jouaient dans l'antichambre au volant ou au siam, ou à d'autres jeux: Mme Élisabeth présidait à ces amusements. C'était l'instant qu'elle choisissait pour faire des questions à Cléry ou lui donner des instructions; le jeune prince et sa sœur, par leurs jeux bruyants, facilitaient ces entretiens de leur tante et du fidèle serviteur, et les avertissaient par un signe, si quelques municipaux, ou ce qui était pire, si Tison ou sa femme, que les bons procédés de la famille royale n'avaient pu désarmer, s'approchaient [1392]. A quatre heures, la Reine montait avec ses enfants: conformément à l'arrêté des commissaires, elle pouvait emmener son fils, pendant que le Roi sommeillait un moment. A six heures l'enfant redescendait chez son père qui le faisait travailler ou jouer jusqu'à l'heure du souper [1393]. Pour s'occuper plus utilement de l'éducation de son fils, le monarque étudiait chaque jour pendant quatre heures, dit Cléry [1394], des auteurs latins ou lisait des livres de voyages et d'histoire naturelle.

A neuf heures, après le souper, la Reine déshabillait promptement son fils et le mettait au lit. Les princesses remontaient ensuite et le Roi ne se couchait qu'à onze heures. La Reine, dans la journée, travaillait beaucoup à la tapisserie ou s'occupait de l'éducation de sa fille; elle la faisait étudier et lire à haute voix. Mme Élisabeth passait une partie de son temps à prier à genoux près de son lit [1395]; chaque jour, elle récitait son office et lisait des livres de piété [1396], qu'elle avait fait acheter par Cléry [1397]. Souvent, la Reine lui demandait de les lire tout haut [1398].

Pas plus dans la grosse Tour que dans la petite, les vexations et les insultes n'étaient épargnées aux prisonniers. Dès le 7 octobre, au nom de l'égalité, le Roi avait été dépouillé des insignes de ses ordres. Tout était arbitraire et dépendait de l'humeur ou des caprices des gardiens. Un jour, un municipal défendit à Cléry de monter chez la Reine pour la coiffer; il fallut que la malheureuse femme descendît chez son mari, apportant elle-même tout ce qui était nécessaire à sa toilette. Un autre voulut la suivre, lorsque, à midi, suivant l'usage, elle entrait chez Mme Élisabeth pour quitter sa robe du matin; devant l'inconvenante importunité de cet homme, la Reine dut renoncer à s'habiller. Certains commissaires avaient les exigences les plus bizarres: l'un faisait rompre des macarons ou fendre des noyaux de pêche, pour s'assurer qu'on n'y avait pas caché de billet; un autre forçait Cléry à boire de l'essence de savon, destinée à la barbe du Roi, sous prétexte que ce pouvait être du poison. Un autre encore coupait les marges d'un livre, que Mme Élisabeth renvoyait à la duchesse de Sérent, dans la crainte qu'on n'eût écrit quelque chose dessus avec de l'encre sympathique [1399].

Un autre jour, la Reine avait cassé son peigne; elle priait Turgy de lui en acheter un autre. «Achetez-en un en corne, dit le municipal Dorat-Cubières; le buis serait trop bon pour elle.» La Reine fit semblant de ne pas entendre. Dorat-Cubières était un poète qui avait jadis encensé, dans ses fades petits vers, la famille royale; nul alors n'avait été flatteur plus obséquieux que lui [1400].

On continuait d'interdire l'entrée des journaux au Temple; on ne permettait de les y introduire que lorsqu'ils contenaient quelque infamie contre les souverains déchus, comme cette lettre d'un canonnier qui demandait la tête du tyran Louis XVI pour en charger sa pièce et l'envoyer à l'ennemi, ou cet article odieux dans lequel on déclarait qu'il fallait étouffer les petits louveteaux enfermés à la Tour [1401].

Un jour, un municipal s'approcha de la Reine et des princesses: «Mesdames, leur dit-il, je vous annonce une bonne nouvelle; beaucoup de traîtres émigrés ont été pris; si vous êtes patriotes, vous devez vous en réjouir.»—«Ma mère, raconte Madame Royale, comme à l'ordinaire, ne dit mot, et n'eut pas même l'air d'entendre. Souvent son calme si méprisant et son maintien si digne en imposaient; c'était rarement à elle qu'on osait adresser la parole [1402]

Au milieu de tous ces outrages, parmi ces âmes basses, qui se faisaient un jeu d'insulter au malheur, l'histoire salue avec émotion quelques hommes qui tinrent à honneur de se séparer de ces misérables et d'entourer de leur respect ces grandeurs déchues. C'était l'instituteur Lepître; c'était l'épicier Cortey; c'était Moëlle; c'était Lebœuf; c'était Jobert [1403]; c'était surtout Toulan, ancien membre de la Commune du 10 août, devenu royaliste au contact journalier de ces saintes victimes de la Révolution, Toulan, que les princesses désignaient par le beau nom de Fidèle; c'était enfin Michonis, d'abord révolutionnaire fougueux, comme Toulan, mais qui, comme lui, touché par le spectacle de tant d'infortune si héroïquement supportée, devint un des plus zélés serviteurs de ceux dont il avait demandé d'abord à être le geôlier, et, comme Toulan encore, leur sacrifia sa vie. Nous les retrouverons dans le cours de ce récit et nous raconterons les ingénieuses combinaisons de ces dévouements obscurs et courageux, que la fortune ne favorisa pas, mais qui du moins, pendant ces tristes jours, vengèrent l'honneur de l'humanité et, comme les héros des Livres saints, délivrèrent l'âme de la France.

Le 1er novembre, une députation de la Convention vint vérifier par elle-même «l'état de situation de la personne de Louis Capet et de sa famille, et prendre connaissance des mesures de sûreté adoptées par le Conseil général de la Commune et le commandant général de la garde nationale de Paris pour la conservation des otages confiés à leur garde [1404]». La députation se composait de l'ex-capucin Chabot, de du Prat, de Drouet, l'homme de Varennes; elle était accompagnée de Santerre et des commissaires de service. Arrivés au Temple vers dix heures du matin, les députés montèrent au second étage, où ils trouvèrent la famille royale réunie. La Reine frémit à l'aspect de Drouet. Cet homme s'assit insolemment près d'elle et, à son exemple, Chabot prit un siège. «Nous venons, dit Drouet, vous demander si vous vous trouvez bien, si vous ne manquez de rien, si vous n'avez pas de plaintes à former.»—«Je ne me plains de rien, répondit le Roi; je ne veux pas me plaindre, lorsque je suis avec ma famille.» Cléry fit observer qu'on ne payait pas exactement les fournisseurs. «La nation n'est pas à un écu près,» répondit Chabot [1405]. Les députés inspectèrent l'appartement en détail, s'assurèrent qu'on n'avait laissé à la disposition des prisonniers ni plumes, ni encre, ni crayons, ni papier; puis ils se transportèrent au troisième, où ils firent les mêmes constatations [1406].

Après le dîner, ils revinrent chez le Roi, posèrent les mêmes questions et obtinrent les mêmes réponses. Drouet monta chez la Reine. Il était pâle; sa voix était faible; il demanda à la Reine d'un ton mélancolique si elle n'avait pas de plainte à former; la Reine ne lui répondit pas. Il renouvela deux fois la question. «Il importe cependant de savoir si vous avez à vous plaindre de quelque chose ou de quelqu'un.» La Reine le regarda d'un œil fier et, sans répondre un mot, elle alla s'asseoir avec sa fille sur son canapé. Drouet, ouvrant et étendant les bras comme un homme étonné, mais qui a plus de dépit peut-être que de regret, s'inclina et sortit. Voyant l'émotion de sa mère, Marie-Thérèse la pressait dans ses bras et lui baisait les mains, lorsqu'elle l'entendit adresser ces paroles à Mme Elisabeth: «Pourquoi, ma sœur, l'homme de Varennes est-il remonté? Est-ce parce que c'est demain le jour des Morts [1407]

Oui, c'était le lendemain le jour des Morts, et c'était aussi l'anniversaire de la naissance de Marie-Antoinette. Mais cet anniversaire, si joyeusement fêté jadis, comment le célébrait-on aujourd'hui et quels souhaits adressait le peuple de Paris à cette souveraine dont il avait été autrefois amoureux?

«Nous entendîmes, raconte Madame Royale, un grand bruit de gens qui demandaient la tête de mon père et de ma mère, ayant la cruauté de venir crier cela sous nos fenêtres [1408]

Le 14 novembre, le Roi tomba malade d'une assez forte fluxion; on demanda son dentiste; la Commune délibéra pendant trois jours et refusa. Le 22, la fièvre survint; cette fois la Commune fut inquiète et permit au premier médecin de Louis XVI, M. Le Monnier, de se rendre à la Tour; mais il n'y entrait jamais sans avoir été fouillé et il ne pouvait parler qu'à haute voix. La Reine et les princesses passaient leurs journées au chevet du Roi, partageant avec Cléry le soin de le servir; mais, la nuit, il fallait remonter en laissant l'auguste malade seul avec son valet de chambre. La Reine avait inutilement demandé que son fils ne restât pas dans cet air vicié par la fièvre et vînt coucher dans sa chambre: les municipaux ne le permirent pas.

Sous cette influence malsaine, l'enfant tomba malade à son tour; la coqueluche se déclara. Mais vainement la malheureuse mère sollicita-t-elle la faveur de passer les nuits près de son fils; les municipaux la repoussèrent brutalement, et la pauvre femme dut remonter chez elle, rongée par l'inquiétude et dévorée par l'insomnie.

Le jour seulement elle eut l'autorisation de s'asseoir près du lit de son enfant et de lui prodiguer ses soins. Sous le coup de cette tristesse et de ces angoisses, la famille entière, la Reine, Mme Élisabeth, Madame Royale furent prises par la maladie. Cléry lui-même s'alita à son tour et ce fut le jeune prince, à peine remis de sa toux, qui portait les remèdes au serviteur dévoué.

A l'école du malheur, l'enfant avait développé et mûri ses qualités naturelles. Il avait pour tous, mais pour sa mère en particulier, des attentions, charmantes. Jamais il ne disait un mot qui pût éveiller chez elle un souvenir douloureux; il l'entourait des plus délicates prévenances. Voyait-il arriver un municipal plus honnête ou moins haineux que les autres; il courait à la Reine: «Maman,» disait-il, «c'est aujourd'hui M. un tel.» Si c'était, au contraire, quelque figure sinistre qui rappelait de tristes événements, il se taisait ou ne prononçait le nom qu'à voix basse. Un jour, comme il fixait attentivement un commissaire qu'il semblait reconnaître, celui-ci lui demanda où il l'avait vu. Le jeune prince refusa de répondre, puis, se penchant vers sa sœur: «C'est, lui dit-il à voix basse, lors de notre voyage de Varennes [1409]

Le 2 décembre, une nouvelle Commune succéda à la Commune révolutionnaire du 10 août. Dès le soir même, à dix heures, les membres inaugurèrent leur entrée en fonctions en venant au Temple reconnaître les prisonniers [1410]. Mais si ceux-ci attendirent quelque amélioration de ce changement, ils se trompèrent. Les nouveaux commissaires, moins grossiers peut-être que les anciens, étaient d'une méchanceté plus réfléchie et d'une surveillance plus tyrannique. Au lieu d'un municipal près du Roi et de la Reine, il y en eut deux, et il devint dès lors bien plus difficile à Cléry de leur faire passer des avis ou d'obtenir le moindre adoucissement.

Le 3, la Reine, malade, n'avait pu prendre aucune espèce d'aliment; elle demanda à Turgy un bouillon pour souper. Turgy l'apporta; mais la Reine, sachant que la femme Tison était aussi indisposée, lui fit donner le bouillon. Turgy pria les municipaux de l'accompagner pour qu'il pût aller en chercher un autre; aucun n'y consentit, et Marie-Antoinette fut obligée de se passer de souper [1411].

Le 7, un municipal,—c'était Moëlle,—vint lire d'une voix altérée un arrêté qui ordonnait d'enlever aux détenus «couteaux, rasoirs, ciseaux, canifs et tous autres instruments tranchants dont on prive les prisonniers réputés criminels et d'en faire la plus exacte recherche tant sur les prisonniers que dans leurs appartements». Le Roi dut livrer tout ce qu'il avait dans ses poches ou ce qui se trouvait dans sa chambre: un couteau qui lui venait de son père, un canif, un petit nécessaire en maroquin rouge, ses rasoirs, un compas à rouler les cheveux, jusqu'à un instrument pour nettoyer les dents; les princesses, leurs couteaux, leurs ciseaux et tout ce qui pouvait servir à leur travail [1412]. «Faut-il donner aussi les aiguilles, car elles piquent bien fort?» dit ironiquement la Reine. Les pauvres femmes durent renoncer dès lors à certains ouvrages qui leur avaient été une distraction pendant les longues heures de la captivité. Un jour, Mme Élisabeth raccommodait les habits du Roi et, n'ayant plus de ciseaux, elle rompait le fil avec ses dents. «Quel contraste!» lui dit le prince; «il ne vous manquait rien dans votre jolie maison de Montreuil.»—«Ah! mon frère, répondit-elle, puis-je avoir des regrets, quand je partage vos malheurs [1413]

Le soir, au dîner, on agita la question de savoir si l'on devait laisser les fourchettes et les couteaux aux prisonniers. Quelques commissaires voulaient les enlever; sur les instances de Moëlle [1414], l'avis le moins vexatoire prévalut pourtant, et il fut décidé que la famille royale conserverait ses couteaux et fourchettes, mais qu'on les enlèverait à la fin de chaque repas [1415].

Fût-ce comme compensation à ces vexations nouvelles que, le 9, le municipal Lepître fit accorder un clavecin qui se trouvait à l'entrée de la chambre de Mme Élisabeth, ce qui permit à la Reine d'en donner des leçons à sa fille? Le premier morceau qui lui tomba sous la main portait pour titre: La Reine de France [1416]!

Le 11 décembre, à cinq heures du matin, la générale fut battue dans les rues de Paris: la cavalerie et les canons occupèrent le jardin du Temple. Grâce à Turgy et à Cléry, la famille royale connaissait, depuis plusieurs jours déjà, la cause de ce déploiement de forces inusité. Le 3 décembre, la Convention avait décidé que Louis Capet serait traduit à sa barre; c'était ce décret qu'on venait exécuter.

A neuf heures, le Roi monta, comme de coutume, pour déjeuner dans l'appartement de la Reine. Il y resta une heure: mais quelles que fussent leurs angoisses, sous l'œil inquisiteur des municipaux, les prisonniers ne pouvaient rien se dire; les regards suppléaient aux paroles. Il fallut enfin se séparer. Le Roi redescendit à sa chambre; le Dauphin, comme d'habitude, l'accompagna. Insouciant du danger et ignorant des événements, le jeune prince insista pour faire une partie de siam. Il n'y fut pas heureux, et par deux fois il ne put dépasser le nombre seize. «Toutes les fois que j'ai ce point de seize, dit-il avec un léger dépit, je ne puis gagner.» Le Roi ne dit rien; mais un tressaillement involontaire agita son visage à ce rapprochement, naïvement cruel.

A onze heures, le Dauphin avait quitté le jeu et prenait une leçon de lecture, lorsque deux municipaux vinrent le chercher pour le conduire à sa mère. Louis XVI demanda la cause de ce brusque enlèvement; on se contenta de lui répondre que c'était l'ordre de la Commune: l'accusé devait être séparé de sa famille. L'infortuné père embrassa tendrement son fils et Cléry conduisit l'enfant à sa mère.

A une heure, le Roi partit pour la Convention, escorté du maire de Paris, Chambon, du procureur de la Commune, Chaumette, du secrétaire-greffier, Coulombeau, et de Santerre. Le soir, à six heures, il rentra au Temple; son premier soin fut de demander qu'on le conduisît près de sa famille; on refusa, sous prétexte qu'on n'avait point d'ordres. «Mais au moins, dit-il, mon fils passera la nuit avec moi; son lit et ses effets sont ici.» Même silence. Après le dîner le prince insista de nouveau; on répondit simplement qu'il fallait attendre les instructions de la Convention.

La Reine et les princesses avaient passé la journée dans de mortelles inquiétudes. La Reine avait tout tenté pour apprendre quelque chose des municipaux qui la gardaient; c'était la première fois qu'elle consentait à les questionner. Les municipaux refusèrent de rien dire. Au retour du Roi, Marie-Antoinette demanda instamment à le voir; elle le fit demander au maire Chambon; le maire ne daigna même pas répondre [1417].

Épuisée par le chagrin, la malheureuse femme n'avait plus la force de pleurer; il semblait presque que la vue même de son fils la laissât insensible. «Mon frère passa la nuit chez elle, raconte Madame Royale; il n'avait pas de lit; elle lui donna le sien et resta toute la nuit debout, dans une douleur si morne que nous ne voulions pas la quitter; mais elle nous força à nous coucher, ma tante et moi [1418]

Le lendemain, la Reine renouvela ses sollicitations; elle redemanda à voir son mari et à lire les journaux qui rendaient compte du procès; elle insista du moins pour que, si la faveur de voir le Roi lui était refusée à elle-même, on l'accordât à ses enfants. Les journaux furent interdits. Quant à la demande de réunion des enfants à leur père, elle fut portée à la Convention. Après une longue délibération, l'Assemblée décida, le 15 décembre, par un faux semblant de pitié que démentaient les termes mêmes de l'arrêté, que «Louis Capet pourrait voir ses enfants, lesquels ne pourraient, jusqu'à son jugement définitif, communiquer avec leur mère et avec leur tante.»

C'était accorder et refuser en même temps. Le malheureux prince ne voulut pas d'une faveur qui fût devenue un supplice pour sa femme; il aima mieux s'imposer à lui-même un nouveau sacrifice et laisser à la Reine la douceur de la société de ses enfants. Le soir même, il fit monter dans l'appartement des princesses le lit du Dauphin. Cléry garda le linge et les habits; il fut convenu que tous les deux jours il enverrait ce qui serait nécessaire.

Pendant six longues semaines, le Roi demeura ainsi séparé de sa famille; la Reine et les princesses n'eurent de ses nouvelles que grâce au dévouement de Turgy et de Cléry, qui cachaient des billets dans des pelotons de fil ou de laine qu'ils jetaient sous les lits ou descendaient dans l'abat-jour des fenêtres au moyen de ficelles conservées avec soin [1419], grâce aussi à la sensibilité de quelques municipaux, plus humains que leurs collègues. Quelques-uns assuraient à la Reine que le Roi ne périrait pas et que son affaire serait renvoyée aux Assemblées primaires, qui le sauveraient certainement [1420]. Illusions généreuses ou mensonges charitables, qui n'abusaient guère les prisonnières.

Le sinistre procès suivait son cours. Le 12 décembre, Louis XVI avait choisi pour défenseur Tronchet, auquel il adjoignit le lendemain Malesherbes, et un peu plus tard de Sèze. Le 15, une députation de la Convention vint lui communiquer les pièces à sa charge. Chaque jour ensuite, les trois défenseurs se rendirent au Temple, où, après de minutieuses investigations des municipaux, ils étaient admis à conférer avec leur client. Le 25 décembre, jour de Noël, le Roi, seul avec lui-même et avec Dieu, écrivit tout entier de sa main son testament, ce monument admirable de sa résignation chrétienne et de son amour pour son peuple.

Le 26, l'accusé fut conduit pour la seconde fois à la Convention; dans la crainte que le bruit des tambours et du cortège qui devait venir le prendre n'effrayât la Reine, il la fit prévenir dès le matin.

Nous n'avons pas à tracer ici le récit détaillé de cette mémorable et lugubre séance. C'est le jour où de Sèze prononça cet éloquent plaidoyer qui fit plus d'une fois passer un frisson d'émotion dans le cœur des juges les plus prévenus. C'est le jour aussi où Malesherbes, interpellé par le conventionnel Treilhard qui lui demandait:

«Qui vous rend si hardi de prononcer ici des noms que la Convention a proscrits?» lui fit cette simple et héroïque réponse:

«Mépris de vous-même et mépris de la vie.»

Lorsque de Sèze eut achevé son discours, le Roi se leva et prononça d'un ton ferme ces paroles:

«Messieurs, on vient de vous exposer mes moyens de défense; je ne vous les renouvellerai point. En vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien et que mes défenseurs ne vous ont dit que la vérité.»

Mais est-ce que les Conventionnels avaient souci de la conscience, et ne pouvaient-ils pas répondre comme Pilate: «Qu'est-ce que la vérité?»

Le lendemain, de Sèze remit au Roi plusieurs exemplaires de son plaidoyer. Un municipal, nommé Vincent, se chargea d'en porter secrètement un exemplaire à la Reine. La malheureuse femme le lut avec une attention haletante; mais elle ne se leurrait d'aucun espoir et d'une main fiévreuse, mais ferme, elle traça sur le premier feuillet ces lignes: «Oportet unum mori pro populo [1421]

Le mardi, 1er janvier 1793, fut triste à la Tour. Le matin Cléry s'approcha du lit du Roi et lui demanda la permission de lui offrir ses vœux. «Je reçois vos souhaits,» répondit le prince, en lui tendant une main que le fidèle serviteur arrosa de larmes. Dès qu'il fut levé, il pria un municipal d'aller savoir des nouvelles de sa famille et lui présenter ses vœux pour la nouvelle année. Son ton était si déchirant, qu'un des commissaires, ému, dit à Cléry: «Pourquoi le Roi ne demande-t-il pas à voir sa famille? Maintenant que l'interrogatoire est terminé, cela ne souffrirait aucune difficulté.» Sur ces entrefaites, le municipal qui était allé chez la Reine rentra et annonça au prisonnier que sa famille le remerciait de ses souhaits et lui adressait les siens. Le Roi fut attendri: «Quel jour de nouvelle année!» dit-il tristement.

Le soir, Cléry lui fit part de sa conversation avec le commissaire et l'assura que la Convention l'autoriserait certainement à voir les siens. «Dans quelques jours, répondit le prince, ils ne me refuseront pas cette consolation; il faut attendre [1422]

Et cependant, la pensée du malheureux souverain se reportait constamment sur sa famille; il y revenait sans cesse dans ses entretiens avec ses défenseurs et sa voix s'attendrissait, ses yeux se baignaient de larmes, quand il parlait de sa sœur dont la vie n'avait été «qu'affection, dévouement et courage», de ses enfants «si malheureux déjà à leur âge», de la Reine, si insultée, si calomniée, si méconnue: «S'ils,—les Français,—savaient ce qu'elle vaut, disait-il, s'ils savaient à quel degré de perfection elle s'est élevée depuis nos infortunes, ils la révéreraient, ils la chériraient; mais, dès longtemps, ses ennemis et les miens ont eu l'art, en semant des calomnies parmi le peuple, de changer en haine cet amour dont elle fut si longtemps l'objet.»

Et passant rapidement en revue la conduite de la Reine et les imputations dont on avait voulu la noircir:

«Les factieux ne mettent cet acharnement à décrier et à noircir la Reine, ajoutait-il, que pour préparer le peuple à la voir périr. Oui, mes amis, sa mort est résolue. En lui laissant la vie, on craindrait qu'elle ne me vengeât. Infortunée princesse, mon mariage lui promit un trône; aujourd'hui quelle perspective lui offre-t-il?» En prononçant ces mots, il serrait la main de Malesherbes, et ses yeux se remplissaient de pleurs [1423].

Le 15 janvier, la Convention déclara Louis Capet coupable; le 17, après une séance de vingt-deux heures, une majorité factice de cinq voix prononça contre lui la peine de mort; le même soir, Malesherbes, tout tremblant, vint l'annoncer au captif. Le lendemain, un arrêté de la Commune décida que toute communication serait interrompue entre Louis XVI et ses conseils et que le condamné serait gardé à vue jour et nuit. Le Roi protesta vainement contre ce redoublement de rigueur: sa protestation ne fut pas écoutée.

Le 20, la Convention, par 380 voix contre 310, repoussa tout sursis à l'exécution. Le même jour, à deux heures de l'après-midi, le Comité exécutif se transporta au Temple, et le ministre de la justice Garat, le chapeau sur la tête, fit donner lecture, par le secrétaire Grouvelle, du décret de l'Assemblée. Quand ce fut fini, Louis XVI prit simplement le décret, le serra dans son portefeuille, puis, en tirant un papier: «Monsieur le Ministre, dit-il, veuillez communiquer cette pièce à la Convention.» C'était une lettre où le condamné demandait un délai de trois jours pour «se préparer à paraître devant Dieu» et la faculté de voir librement un prêtre qu'il indiquait. Il y joignait l'adresse de ce prêtre que sa sœur lui avait recommandé, l'abbé Edgeworth de Firmont, et insistait pour qu'il lui fût permis d'entretenir sa famille sans témoins.

Pendant cette scène cruelle, la contenance du Roi avait été si ferme, sa majesté si haute, qu'Hébert lui-même en avait été touché. «La noblesse et la dignité de son maintien et de son langage, dit-il, m'arrachèrent des pleurs de rage,» et, ne voulant pas laisser paraître son émotion, il s'était retiré.

Le sursis fut refusé: la Convention avait hâte d'en finir; les autres demandes furent accordées. On fit chercher l'abbé Edgeworth et Garat le conduisit lui-même au Temple dans sa voiture. Il assura le Roi qu'il n'y avait aucune charge contre sa famille et qu'on la renverrait hors de France [1424].

Les malheureuses prisonnières n'avaient appris la condamnation de Louis XVI que le dimanche 20 au matin, par les colporteurs de journaux qui venaient la crier sous leurs fenêtres. Le même jour, à huit heures du soir, elles apprirent qu'un décret de la Convention leur permettait de descendre chez le Roi. Elles y coururent [1425]. Le prince avait fait passer l'abbé Edgeworth dans la tourelle, de peur que la vue du prêtre ne fît trop de mal aux princesses; il attendait dans la salle à manger. La Convention avait décidé qu'il serait seul avec sa famille; mais la Commune, toujours ingénieuse à tourmenter sa victime, avait exigé que les municipaux assistassent à l'entrevue derrière une porte vitrée. Une misérable lampe-quinquet éclairait la salle [1426]; la table avait été rangée de côté; des chaises, disposées dans le fond, afin de donner plus d'espace; sur la table, une carafe d'eau et un verre. «Apportez de l'eau qui ne soit pas frappée,» avait dit le Roi qui, dans ce cruel déchirement, conservait toute sa présence d'esprit; «si la Reine en buvait, elle pourrait être incommodée.»

A huit heures et demie, la porte s'ouvrit; la Reine entra la première, tenant son fils par la main; ensuite Madame Royale et Mme Élisabeth. Tous se précipitèrent dans les bras du Roi. Un morne silence régna pendant quelques minutes et ne fut interrompu que par des sanglots. «Le Roi s'assit; la Reine à sa gauche, Mme Élisabeth à sa droite, Madame Royale presque en face; le jeune prince resta debout entre les jambes du Roi; tous étaient penchés vers lui et le tenaient souvent embrassé [1427].»—«Nous le trouvâmes,—le Roi,—bien changé, raconte Madame Royale. Il pleura de douleur sur nous, et non de la crainte de sa mort; il raconta son procès à ma mère, excusant les scélérats qui le faisaient mourir..... Il donna ensuite des instructions religieuses à mon frère, lui recommandant surtout de pardonner à ceux qui le faisaient mourir, et lui donnant sa bénédiction ainsi qu'à moi [1428].» Et pour produire sur le jeune Dauphin une impression plus forte, il le prit sur ses genoux et lui dit: «Mon fils, vous avez entendu ce que je viens de vous dire; mais comme le serment est quelque chose d'encore plus sacré que les paroles, jurez en levant la main, que vous accomplirez les dernières volontés de votre père.» Mon frère lui obéit en fondant en larmes, et cette bonté si touchante fit encore redoubler les nôtres [1429]

La Reine aurait voulu passer la nuit près du Roi avec sa famille. Le malheureux prince refusa: il avait besoin de calme pour se préparer à la mort. La Reine insista du moins pour le voir un moment le lendemain matin; il y consentit; mais, «quand nous fûmes partis, rapporte Madame Royale, il dit aux gardes de ne pas nous laisser redescendre, parce que notre présence lui ferait trop de peine [1430]

Cette touchante entrevue dura sept quarts d'heure, au milieu des sanglots et des larmes. Pendant ce temps, quatre municipaux, mal vêtus et le chapeau sur la tête, se tenaient dans l'embrasure de la croisée, se chauffant au poêle et surveillant par la cloison vitrée [1431]. A dix heures et quart, le Roi se leva le premier et tous le suivirent. La Reine le tenait par la main droite, s'appuyant sur son épaule, et pouvant à peine se soutenir; le Dauphin, du même côté, était enlacé dans le bras droit de sa mère qui le pressait sur son cœur, et lui-même serrait de sa petite main la main droite du Roi et la main gauche de la Reine, les baisant et les arrosant de ses larmes [1432]; Madame Royale, à gauche, tenait le Roi embrassé par le milieu du corps [1433]; Mme Élisabeth, un peu plus en arrière que sa nièce, avait saisi de ses deux mains le haut du bras gauche de son frère et levait au ciel ses yeux baignés de pleurs [1434]. Louis XVI s'efforçait de conserver son calme; mais il luttait péniblement pour ne pas faiblir [1435]. «Je vous assure, dit-il, que je vous verrai demain matin à huit heures.»—«Vous nous le promettez?» répétèrent-ils tous ensemble.—«Oui, je vous le promets.»—«Pourquoi pas à sept heures?» dit la Reine.—«Eh bien! oui, à sept heures, répondit-il; adieu!» Il prononça cet adieu avec une expression si navrante que les sanglots redoublèrent. Madame Royale tomba évanouie; Cléry la releva et Mme Élisabeth la soutint. Le Roi, voulant mettre fin à cette scène déchirante, serra une dernière fois sur sa poitrine ces chers objets de son affection et, se dégageant doucement de cette émouvante étreinte: «Adieu! Adieu!» murmura-t-il, et il rentra lentement dans sa chambre [1436]. «Ah! Monsieur, dit-il à l'abbé Edgeworth, quelle entrevue! Faut-il donc que j'aime et que je sois si tendrement aimé! Mais c'en est fait; oublions tout le reste pour ne penser qu'à l'unique affaire. Elle seule doit concentrer dans ce moment toutes mes affections et toutes mes pensées.»

Pendant ce temps, les princesses remontaient chez elles, et, quoique les portes fussent fermées, on entendait encore, de l'appartement du Roi, leurs gémissements et leurs sanglots [1437]. «Les bourreaux!» s'écriait la Reine, et se tournant vers le Dauphin: «Mon fils, lui dit-elle, promettez-moi que vous ne songerez jamais à venger la mort de votre père [1438].» Puis, déposant sur les cheveux blonds de l'enfant un long et amer baiser, elle le déshabilla et le coucha. Quant à elle, elle se jeta tout habillée sur son lit, «où, dit Madame Royale, nous l'entendîmes toute la nuit trembler de froid et de douleur [1439]

Le lendemain, à six heures et quart, un municipal entra. La Reine était debout; elle crut qu'on venait la chercher pour cette entrevue suprême que son mari lui avait promise la veille. Vain espoir: le municipal venait chercher un livre de prières pour la messe du Roi [1440]. La malheureuse femme espérait encore, espérait toujours, écoutant avec une anxiété navrante le bruit des pas qui gravissaient l'escalier... Attente inutile; personne ne vint.

Le Roi s'était couché à minuit et demi; à peine au lit, il s'était endormi profondément. A cinq heures il se leva, fit sa toilette comme à l'ordinaire, entendit la messe à genoux et communia. Quand il eut achevé son action de grâces, il appela Cléry et lui donna divers objets: «Vous remettrez, lui dit-il d'une voix brisée, ce cachet à mon fils...., cet anneau à la Reine; dites-lui bien que je le quitte avec peine;—c'était son anneau de mariage.—... Ce petit paquet renferme des cheveux de toute ma famille; vous le lui remettrez aussi.... Dites à la Reine, à mes chers enfants, à ma sœur, que je leur avais promis de les voir ce matin; mais j'ai voulu leur épargner la douleur d'une séparation si cruelle. Combien il m'en coûte de partir sans recevoir leurs derniers embrassements!» Il essuya quelques larmes et ajouta, avec l'accent le plus douloureux: «Je vous charge de leur faire mes adieux [1441]

A neuf heures, Santerre parut, escorté de municipaux et de gendarmes. Le Roi sortit de son cabinet, où il s'entretenait avec l'abbé Edgeworth: «Vous venez me chercher?» demanda-t-il.—«Oui,» répondit Santerre.—«Je suis en affaires,» reprit le prince avec un accent d'autorité; «attendez-moi ici.»

Il rentra dans le cabinet, reçut une dernière bénédiction de son confesseur, sortit de nouveau et, s'adressant à un municipal, Jacques Roux, prêtre apostat, qui se trouvait le plus près de lui: «Je vous prie, dit-il, de remettre ce papier à la Reine, à ma femme.»—C'était son testament.—«Cela ne me regarde pas,» riposta brutalement Jacques Roux; «je ne suis ici que pour vous conduire à l'échafaud.»—«C'est juste,» répliqua le Roi; et se tournant vers un autre municipal, il lui remit le papier. Puis, prenant son chapeau des mains de Cléry, il dit à Santerre d'un ton de commandement: «Marchons.»

Une heure après, à dix heures vingt minutes, la tête de Louis XVI tombait sur l'échafaud de la place de la Révolution, et tandis que, autour de la guillotine, une foule en délire accueillait avec des clameurs sauvages le sang royal qui coulait sur elle, au troisième étage de la Tour, deux femmes et deux enfants en larmes, enlacés dans les bras les uns des autres, priaient pour la victime et pour les bourreaux.


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