Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)
Mort de Léopold.—Assassinat de Gustave III.—Joie insultante des Jacobins.—Nouveaux outrages contre la Reine.—Attaque violente de Vergniaud.—Dumouriez nommé ministre des affaires étrangères.—Il offre à Marie-Antoinette son concours qui est repoussé.—Le ministère Girondin.—Pâques 1792.—La seule consolation de la Reine, ce sont ses enfants.—Le Dauphin.—M. de Fleurieu est nommé son gouverneur.
Malgré l'insuccès de son plan d'évasion, Fersen revenait de Paris «assez content de sa course [985]». Il connaissait maintenant les intentions vraies de Louis XVI et de Marie-Antoinette; il savait le but à poursuivre, et ce but semblait en grande partie atteint. L'accord s'était établi entre le Roi et les Puissances. Le Roi consentait à les laisser agir; les Puissances paraissaient décidées à agir. Le roi de Prusse et le roi d'Espagne, comme le roi de Suède et l'Impératrice de Russie en proclamaient la nécessité: la Suisse républicaine s'alliait pour cela à l'Europe monarchique; l'Empereur lui-même, ce «Florentin» dont la lenteur et le silence avaient si souvent désolé sa sœur, l'Empereur, malgré les conseils de Kaunitz, qui traitait de «lieux communs [986]» les plaintes de la Reine, l'Empereur avait l'air disposé à ne plus s'en tenir aux «déclarations [987]». «Jamais, disait Colloredo à Simolin, je ne l'ai trouvé si animé [988].» Et Mercy, devenu belliqueux, portait la main à son épée en s'écriant: «Il ne reste plus d'autre moyen pour sauver la France et toute l'Europe [989].»
Mais un coup imprévu allait renverser tout cet échafaudage si laborieusement élevé. Le 1er mars 1792, Léopold mourait presque subitement, emporté par une violente maladie d'entrailles qui n'avait duré que deux jours [990]. Malgré ses griefs contre l'Empereur, Marie-Antoinette fut vivement émue de cette mort, et dans le premier moment de sa douleur, elle s'écria que son frère,—le bruit d'ailleurs en courut,—avait été empoisonné par les Jacobins [991]. Mais elle n'avait pas le loisir de pleurer; il fallait aviser aux changements que cette perte inattendue allait amener dans l'échiquier politique.
Le successeur de Léopold était un adolescent de vingt-quatre ans, faible et maladif; l'Empire demeurait momentanément sans chef, et le principal lieu de la scène politique allait se trouver transporté de Vienne à Berlin [992]. Sans doute, le jeune roi de Hongrie assurait que ses dispositions étaient les mêmes que celles de son père; sans doute, le grand chancelier, prince de Rosemberg, écrivait à la sœur du marquis de Raigecourt: «J'espère que mon nouveau maître restera fidèle à tous les engagements contractés par feu son père et qu'il sera le restaurateur du trône et de l'autorité royale en France [993].» Mais le temporisateur Kaunitz affirmait, à la même heure, «qu'on ne pouvait dire que des choses vagues et que, si l'on travaillait à un concert des Puissances, il était impossible de savoir quand et comment ce concert se pourrait établir [994].» La Reine, inquiète de toutes ces incertitudes et de tous ces retards, se hâta d'envoyer à Vienne Goguelat, sous le nom de Daumartin, afin de demander une réponse positive [995]. «Il n'y a pas de temps à perdre, disait tristement la pauvre femme, car on n'en perd pas contre nous [996].»
Il semblait que le malheur s'attachât aux infortunés, pour déconcerter tous leurs plans. Le 16 mars, le chef le plus ardent et le plus dévoué de la coalition, Gustave III, était frappé, dans un bal masqué, d'un coup de pistolet tiré à Stockholm, mais peut-être parti de Paris [997].
«Voilà, disait le blessé au baron des Cars, un coup qui va réjouir vos Jacobins [998].» L'émotion fut grande en effet en France, lorsqu'on apprit que le prince avait succombé, le 29 mars, à sa blessure. Chez les Jacobins ce fut un cri de triomphe: Ankarstroëm et ses complices furent qualifiés de Brutus et de Mutius Scévola [999] et l'on proclama que le poignard est la dernière raison du peuple [1000]. A la Cour, ce fut un cri de stupeur: le Roi et la Reine furent consternés: ils perdaient leur meilleur appui. La veille même de sa mort, Gustave leur avait fait dire «qu'un de ses regrets, en quittant la vie, était de sentir que sa perte pouvait nuire à leurs intérêts [1001]». Lorsque Mme de Tourzel, qui venait d'être instruite du fatal événement chez le Dauphin, descendit chez la Reine, les traits bouleversés: «Je vois à votre visage, lui dit l'infortunée souveraine, que vous savez la cruelle nouvelle que nous venons d'apprendre. Il est impossible de ne pas être pénétrée de douleur; mais il faut s'armer de courage, car, qui peut répondre de ne pas éprouver un pareil sort [1002]?» Et la jeune Madame se jeta dans les bras de sa mère en fondant en larmes.
Elles avaient bien raison de pleurer, les malheureuses victimes; leur situation devenait chaque jour plus critique. Toutes les misères qu'entraîne toujours une révolution, l'anarchie qui naît de l'absence de gouvernement et qu'attestent trop tous les écrits du temps, l'anarchie spontanée, comme l'a nommée un grand historien, l'amoindrissement ou la perte des fortunes particulières, l'avilissement de la fortune publique, la banqueroute imminente, la cherté des grains, l'impossibilité de les transporter d'un département à un autre [1003], la famine en perspective, le manque total de numéraire, le peu de confiance dans le papier [1004], les attaques des orateurs à l'Assemblée ou dans les clubs contre la famille royale, les excitations des journaux, les calomnies des gazettiers, tout cela entretenait la population parisienne dans un état de fièvre permanent. Les Jacobins étaient tout à la haine; les républicains ne dissimulaient plus leur espoir. Le Roi lui-même tombait dans un découragement qui allait jusqu'à l'abattement physique. Il restait des jours entiers sans articuler un mot, et il fallut que sa femme se jetât à ses pieds et fît à sa tendresse et à son courage l'appel le plus déchirant, allant jusqu'à lui dire «que, s'il fallait périr, ce devait être du moins avec honneur, et sans attendre qu'on vînt les étouffer l'un et l'autre sur le parquet de leur appartement», pour qu'il sortît enfin de cette torpeur [1005].
On préparait au grand jour, au milieu d'un débordement d'ignobles injures, la déchéance de la royauté. On fabriquait des piques à crochets pour arracher, disait-on, les entrailles des aristocrates, et l'Assemblée accordait aux porteurs les honneurs de la séance [1006]. On en armait des régiments de femmes et l'on projetait de les faire défiler devant la Reine. Le bonnet rouge, ce hideux emblème, faisait son apparition sous les fenêtres du Roi; des motions menaçantes étaient proposées dans le jardin des Tuileries et les insultes de la populace prenaient le caractère le plus grossier et le plus dégoûtant [1007]. Le plan des conjurés s'élaborait à un souper chez Condorcet. Il s'agissait de suspendre le Roi, de s'emparer de l'éducation du Dauphin et de lui donner Condorcet comme précepteur [1008]. Quant à la Reine, on hésitait si on la renverrait purement et simplement en Autriche, comme le voulait Siéyès [1009], si on l'enfermait dans un couvent [1010] ou au Val-de-Grâce [1011], ou si on la traduisait devant la Haute-Cour d'Orléans, sous dix-neuf chefs d'accusation [1012]. La Reine le savait: elle s'attendait à tout, et comme un jour elle s'en ouvrait à Mme de Tourzel: «Mais, dit la gouvernante, le Roi ne souffrira jamais l'accomplissement d'un projet si atroce.»—«Je le préférerais,» répondit la vaillante femme, «plutôt que d'exposer ses jours, si son refus devait produire cet effet [1013].» Mais tenant, avant tout, à ne compromettre personne, elle passa plusieurs nuits avec Mme Campan à trier ses papiers et à brûler tous ceux qui pouvaient être dangereux [1014].
On outrageait ses sentiments intimes, on ne respectait même pas sa douleur. A la mort de son frère, on ne permit pas d'en porter le deuil en public. Un officier, qui avait paru avec un crêpe au bras dans le jardin des Tuileries, fut insulté et maltraité [1015], et une tête représentant Léopold fut plantée au bout d'une pique sous le balcon du Château.
«Elle,—la mort de l'Empereur,—a fait son effet, disaient les journaux patriotes. Elisabeth s'est confessée le soir même, et Marie-Antoinette, malgré sa réputation de femme forte, en a reçu une atteinte au cerveau. Léopold est mort; mais le plus redoutable de nos ennemis est plein de vie et habite au milieu de nous. Le défunt est entré seul dans la tombe; il nous laisse une sœur!»
A l'Assemblée, les orateurs se faisaient les échos des calomnies et des menaces de la presse. Le 10 mars, au moment où la Reine pleurait la mort de son frère, dans la mémorable et orageuse discussion qui aboutit au renvoi de Lessart devant la Cour d'Orléans, Vergniaud s'écriait:
«De cette tribune, où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le Roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner et préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la Maison d'Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage, après nous avoir fait passer par tous les désordres de l'anarchie, par toutes les fureurs de la guerre civile.
«Le jour est arrivé où vous pouvez mettre un terme à tant d'audace, à tant d'insolence et confondre enfin les conspirateurs. L'épouvante et la terreur sont souvent sortis, dans les temps antiques, de ce palais fameux. Qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi; qu'elles y pénètrent tous les cœurs; que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au Roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinction les coupables, et qu'il n'y aura pas une seule tête, convaincue d'être criminelle, qui puisse échapper au glaive.»
L'allusion était transparente; dans la situation des esprits, dénoncer ainsi la Reine, c'était la désigner aux vengeances populaires et aux poignards des assassins; les menaces sanguinaires du 20 juin et l'échafaud du 16 octobre sont en germe dans ces venimeuses paroles de l'orateur girondin.
Au récit de cette affreuse séance, Marie-Antoinette versa, dit-on, des torrents de larmes. «Larmes de haine,» dit M. E. Quinet [1016]. Vouliez-vous donc que ce fussent des larmes d'amour?
Qui s'étonnera ensuite que la Reine, ainsi réduite à sauver sa tête et celle de son mari et de ses enfants, placée par les violences dont elle était l'objet en légitime défense, ait cherché au dehors l'appui qu'elle ne trouvait plus au dedans et demandé aux Puissances, à ses parents, à ses alliés, un secours que des hommes politiques de tous les partis, des Constitutionnels comme Duport et les Lameth, des monarchistes comme Mounier et Mallet du Pan, des royalistes comme Breteuil et Bombelles, déclaraient seul capable d'arracher la famille royale aux assassins et la France à l'anarchie?
Le 16 mars, Dumouriez fut nommé ministre des affaires étrangères en remplacement de Lessart. Ancien agent de la diplomatie secrète de Louis XV, homme de plume et homme d'épée, souple et insinuant sous des apparences de franchise et de brusquerie, Dumouriez ne tarda pas à prendre une influence sérieuse sur Louis XVI; il ne put gagner la confiance de Marie-Antoinette. Vainement lui fit-il les plus chaleureuses protestations de dévouement; vainement se jeta-t-il à ses pieds en lui affirmant qu'il n'était et ne pouvait être Jacobin; vainement lui saisit-il un jour la main, en la baisant avec transport et en lui disant: «Madame, laissez-vous sauver [1017].» Il crut l'avoir convaincue: il ne l'avait pas ébranlée. On a fait un reproche à la Reine de cette méfiance obstinée; on a dit: Dumouriez, avec son adresse politique et ses talents militaires, eût rétabli la monarchie. Peut-être; il est facile de raisonner et de critiquer après coup. Mais, étant donnés le caractère et l'attitude du personnage, le refus de Marie-Antoinette ne s'explique que trop. Des protestations de fidélité à la royauté, ou des protestations de dévouement aux Jacobins, lesquelles devait-elle croire sincères? Et lui était-il possible d'accepter aveuglément un concours dont, quelques jours auparavant, Dumouriez avait fait hommage à Robespierre et à Collot d'Herbois [1018]?
Le 24 mars, Roland et Clavière entraient à leur tour au ministère, qui, un mois après, se complétait par la nomination de Servan. C'était la Gironde qui prenait enfin le pouvoir qu'elle avait si longtemps ambitionné: la Gironde, le parti qui s'était montré le plus acharné contre Marie-Antoinette, celui dont le plus éloquent orateur avait lancé contre elle l'odieuse dénonciation que nous avons dite, et dont l'inspiratrice attitrée, Mme Roland, intelligence élevée, caractère ferme, mais nature envieuse et cœur plein de fiel, poursuivait la Reine d'une haine de femme et avait écrit à Bosc, dès le 26 juillet 1789:
«Vous n'êtes que des enfants; votre enthousiasme est un feu de paille; et, si l'Assemblée nationale ne fait pas en règle le procès de deux têtes illustres, ou que de généreux Décius ne les abattent, vous êtes tous f..... [1019].»
Pâques approchait. Depuis que son directeur, le curé de Saint-Eustache, avait prêté serment à la Constitution civile, la Reine avait choisi un autre confesseur; mais il lui était interdit de remplir publiquement ses devoirs religieux. Pour donner satisfaction à sa conscience et accomplir la grande loi chrétienne, elle demanda à l'un de ses chapelains de lui dire le jour de Pâques, à cinq heures du matin, une messe qu'elle pût entendre en secret. C'était le 8 avril. La nuit était noire encore; Mme Campan, un bougeoir à la main, accompagna sa maîtresse jusqu'à la chapelle et l'y laissa seule. La princesse resta longtemps absorbée dans ses prières et ses tristes méditations; il faisait déjà petit jour lorsqu'elle rentra chez elle [1020].
Huit jours après, le 15 avril, malgré une protestation indignée de Gouvion et les strophes enflammées d'André Chénier, Paris célébrait une fête en l'honneur des Suisses du régiment de Châteauvieux, condamnés aux galères pour avoir, lors de l'insurrection de Nancy, en 1790, pillé la caisse de leur régiment et tiré sur les gardes nationales et les troupes françaises. C'était la fête de l'indiscipline, du vol et de l'assassinat. On porta en triomphe les forçats libérés; l'Assemblée leur décerna les honneurs de la séance et, le soir, la ville illumina. Mme Elisabeth, dans sa correspondance, plaisanta de ce grotesque défilé, des trois ou quatre cents patriotes avinés, hurlant: Vive la Nation! et A bas Lafayette! et de «Dame Liberté, tremblotante sur son char [1021]». Mais cette cérémonie, qui rappelait le souvenir de M. de Bouillé, fut pour la Reine l'occasion d'un redoublement d'outrages. Le P. Duchesne, naturellement, s e distingua dans ce débordement d'infamies; nous en citerons quelques lignes seulement, pour montrer à quel degré était descendue la rage des pamphlétaires:
«Ah! f..., quelle joie, quel bonheur, de la voir manger du fromage dans ce beau jour! Je crois l'apercevoir au travers de sa jalousie, comme le jour de la fête de Voltaire; c'est alors, f..., qu'elle rugissait comme un tigre enchaîné de ne pouvoir s'abreuver de notre sang.»
«...... Aux piques! f..., braves sans-culottes; aiguisez-les pour exterminer les aristocrates, s'ils osent broncher. Que ce beau jour soit le dernier de leur règne! Nous n'aurons de repos que quand la dernière tête d'aristocrate sera abattue [1022].»
Au milieu de ces tristesses et de ces fatigues,—car c'était sur elle seule que reposaient le souci et la peine de la volumineuse correspondance qu'elle entretenait de tous côtés, et de ces mémoires «bien longs» pour elle «qui n'en savait pas faire [1023]»,—une suprême consolation restait à Marie-Antoinette: c'étaient ses enfants; et elle écrivait à Fersen:
«Pour moi, je me soutiens mieux que je ne devrais, par la prodigieuse fatigue d'esprit que j'ai sans cesse, en sortant peu de chez moi; je n'ai pas un moment à moi, entre les personnes qu'il faut voir, les écritures et le temps que je suis avec mes enfants. Cette dernière occupation, qui n'est pas la moindre, fait mon seul bonheur, et quand je suis bien triste, je prends mon petit garçon dans mes bras, je l'embrasse de tout mon cœur, et cela me console de tout dans le moment. Adieu [1024].»
C'était en effet un bien joli et bien séduisant enfant que le jeune Dauphin, avec ses longs cheveux bouclés, ses grands yeux bleus, son intelligence précoce, déjà mûrie par le malheur, et son cœur plein de tendresse. «Il était impossible, dit Mme de Tourzel, de voir un enfant plus attachant, rempli de plus d'intelligence, et s'exprimant avec autant de grâce. Il saisissait les occasions de dire des choses agréables à ceux qui l'entouraient. Il était très attaché au Roi; mais, comme il lui en imposait, il n'était pas aussi à son aise avec lui qu'avec la Reine, qu'il adorait et à laquelle il exprimait ses sentiments de la manière la plus touchante, trouvant toujours à lui dire quelque chose de tendre et d'aimable. Sa gaîté et son amabilité étaient la seule diversion aux peines journalières dont la Reine était accablée. Elle l'élevait parfaitement, et quoiqu'elle eût pour lui la tendresse la plus vive, je lui dois la justice de dire qu'elle ne l'a jamais gâté, et qu'elle a toujours appuyé les justes représentations qu'on faisait à ce jeune prince [1025].» Lui, de son côté, avait pour sa mère des câlineries charmantes, des délicatesses de sentiments, des effusions de tendresse adorables. Il la parfumait des fleurs de son jardin: il la dévorait de caresses.
Un jour,—c'était peu de temps après le retour de Varennes, et les leçons, interrompues par la surveillance sévère à laquelle la famille royale avait été soumise, venaient seulement de reprendre,—la Reine y assistait.
«S'il m'en souvient bien, dit le précepteur du Dauphin, l'abbé d'Avaux, à son élève, la dernière leçon avait eu pour objet les trois degrés de comparaison, le positif, le comparatif et le superlatif; mais vous aurez tout oublié?»—«Vous vous trompez, reprit l'enfant; pour preuve, écoutez-moi: le positif, c'est quand je dis: mon abbé est un bon abbé; le comparatif, quand je dis: mon abbé est meilleur qu'un autre abbé; le superlatif,» continua-t-il en regardant sa mère, «c'est quand je dis: Maman est la plus aimable de toutes les mamans.» La Reine prit son fils dans ses bras, le pressa contre son cœur, et ne put retenir ses larmes [1026].
Elle était fière de son enfant, la pauvre mère, et elle le montrait volontiers à ceux qui l'approchaient.
«Tandis que la Reine me parlait, raconte Bertrand de Molleville, le petit Dauphin, beau comme un ange, s'amusait à chanter et à sauter dans l'appartement, avec un petit sabre de bois et un bouclier qu'il tenait dans ses mains. On vint le chercher pour souper, et en deux bonds il fut à la porte. «Comment, mon fils,» lui dit la Reine, «vous sortez sans faire la révérence à M. Bertrand?»—«Oh! maman, dit ce charmant enfant en continuant de sauter, M. Bertrand est de nos amis. Bonsoir, Monsieur Bertrand [1027].» Et il s'élança hors de la chambre. «N'est il pas gentil?» me dit la Reine, quand il fut sorti. Il est bien heureux d'être si jeune; il ne sent point nos chagrins, et sa gaîté nous fait du bien.»
Mais cette dernière joie même, la malheureuse Reine ne pouvait en jouir tranquillement: on lui disputait son fils. Le Dauphin allait avoir sept ans, l'âge où, d'après la tradition monarchique, il devait sortir des mains des femmes pour passer dans celles des hommes. L'Assemblée ne l'oubliait pas, et, avide d'empiéter sur les droits du père, comme elle avait empiété sur ceux du souverain, elle avait la prétention d'imposer à Louis XVI le choix d'un précepteur. Déjà elle avait dressé des listes sur lesquelles le Roi devait prendre le gouverneur de son fils; on y lisait le nom des principaux meneurs de la gauche: Pétion, Siéyès, Condorcet; on avait même mis en avant Robespierre. C'était à ces philosophes sans foi qu'on voulait que le Roi très chrétien livrât l'âme de son enfant. La Reine en était tourmentée plus qu'elle ne pouvait le dire [1028]. Une motion fut même faite pour que l'Assemblée nommât elle-même le gouverneur du prince royal; mais un dernier sentiment de pudeur retint les députés: la motion fut rejetée. Le Roi en profita pour écrire au président la lettre suivante:
18 avril 1792.
«Je vous prie, Monsieur le Président, de prévenir l'Assemblée nationale que, mon fils ayant atteint l'âge de sept ans, j'ai nommé pour son gouverneur M. de Fleurieu: sa probité et ses lumières généralement reconnues, ainsi que son attachement à la Constitution, ont déterminé mon choix.»
Cette décision, qui déconcertait les plans de la Gironde, n'eut pas de suites.
En fait, M. de Fleurieu ne prit jamais possession du poste auquel l'avait appelé une confiance auguste. Le Roi et la Reine continuèrent, comme par le passé, à diriger l'éducation de leur fils. L'initiative de Louis XVI avait écarté ce danger. Que ne sût-elle conjurer de même ceux qui menaçaient sa couronne, sa famille et sa vie!