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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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Les États généraux.—Impopularité de la Reine au milieu de l'enthousiasme général.—Ouverture des États généraux.—Pressentiments de la Reine.—Les bougies qui s'éteignent.—Mort du premier Dauphin.

Nous abordons maintenant la période militante de la vie de Marie-Antoinette. Nous le ferons, comme pour le reste de cette histoire, avec la plus complète impartialité, mais avec une impression de mélancolie que nous ne ressentions pas au même degré dans la première partie de ce travail. Jusqu'ici, malgré les nuages passagers qui assombrissent son ciel bleu, malgré de noirs pressentiments et des tristesses contenues, nous avons vu la Reine relativement heureuse: elle a encore pour elle l'éblouissement de la jeunesse et la majesté de la couronne. Si l'on marche à l'abîme, on y marche lentement, et l'éclat du trône, le rayonnement de la maternité dissimulent à demi le gouffre béant. Aujourd'hui, les voiles se déchirent; le danger apparaît, pressant, inexorable, et, sur le front même de la mère, un nouveau rayon va s'éteindre. La reine de Trianon a disparu; la reine de Versailles va disparaître; voici venir la reine des Tuileries, en attendant la reine du Temple et de la Conciergerie. La souveraine se dépouille, mais la femme grandit; son caractère se retrempe, et l'épreuve la transfigure. Toutes les qualités vigoureuses, contenues en germe dans sa nature, et que la bonne fortune avait comme cachées sous le vernis plus séduisant des qualités aimables, la dignité fière, la vaillance intrépide, le mépris du danger, l'élan, l'indomptable fermeté d'âme se développent et s'accusent en saillie; la femme élégante fait place à la femme forte; le pastel de Boucher devient une peinture de Rembrandt et, pour nous servir du mot de Mirabeau, à partir de 1789, auprès du Roi, il n'y a plus qu'un homme, c'est la Reine. Si le génie politique ne fut pas à la hauteur du caractère, si Marie-Antoinette, malgré son viril courage, s'épuisa en efforts impuissants et souvent mal conçus, c'est que, pour dominer des situations aussi difficiles que la sienne, le courage ne suffit pas; il faut avoir été préparé à la lutte par une éducation et une expérience qui lui manquèrent [1]; c'est aussi peut-être que, dans les insondables desseins de sa justice, Dieu se réserve parfois des victimes éclatantes et pures, dont la chute commande le respect.

Et cependant, au printemps de 1789, qui eût pu prévoir ces sanglantes extrémités? Tout était à l'espérance; on rêvait de l'âge d'or. Il est difficile aujourd'hui de se faire une idée du tressaillement qui s'était emparé de la France, à l'approche des États généraux. A tout prendre, quels qu'eussent été les désordres qui avaient précédé, quels que fussent les germes de discorde contenus dans certains cahiers, ce qui dominait dans cette émotion, c'était la confiance. La nation, qu'un siècle de révolutions n'avait point encore rendue sceptique, avait foi dans cette monarchie qui l'avait faite, dans cette dynastie sortie de ses entrailles, qui lui avait donné, avec Henri IV, la paix; avec Louis XIV, la gloire. Elle avait foi dans ce souverain, jeune encore, qui n'avait jamais eu d'autre préoccupation que celle du bonheur de son peuple et qui ne demandait qu'à lui faire l'abandon de son pouvoir absolu, «le meilleur de tous les rois», disait un cahier [2], et dont tous célébraient «la bonté paternelle»; dans «l'immortel Necker [3],» ce ministre «si précieux à la France [4],» cet habile financier que l'opinion publique non moins que le choix du monarque avait porté au pouvoir; dans ce Tiers-État qui, sans être appelé pour la première fois, comme on le répétait faussement, à la vie publique, semblait destiné à prendre dans les affaires, grâce à sa double représentation et avec l'assentiment de la royauté, une part prépondérante; dans ces privilégiés même, qui paraissaient prêts à sacrifier tout au moins leurs privilèges pécuniaires. De tous côtés on saluait avec enthousiasme cette ère nouvelle qui s'ouvrait. Avec un Roi ferme, avec un homme d'État sachant ce qu'il voulait et déterminé à l'accomplir, cette confiance était une force incomparable. Avec un prince faible comme Louis XVI, avec un ministre irrésolu comme Necker, elle était un effroyable danger. L'opinion, surexcitée par l'anarchie des six mois qui avaient précédé la réunion des États, disposée par son inexpérience à accepter toutes les utopies, poussée par son caractère propre à en vouloir la réalisation immédiate, devait avoir des exigences d'autant plus grandes qu'on lui promettait davantage, des impatiences d'autant plus irritables que ses espérances étaient plus vives et paraissaient plus fondées.

Au milieu de cette satisfaction générale, il y avait un point noir: c'était la Reine. Les acclamations qui saluaient le Roi se taisaient devant sa femme. La calomnie avait fait son œuvre, et tous ces nobles de province, ces curés de campagne, ces bourgeois de petites villes, qui composaient l'immense majorité des Etats, arrivaient des extrémités de la France, imbus des plus détestables préjugés contre l'infortunée princesse. Les pamphlets que la malignité avait vomis contre elle, ces rumeurs vagues et mystérieuses qui circulent partout, colportées à voix basse sans qu'on puisse saisir d'où elles émanent, d'autant plus dangereuses qu'elles sont plus vagues, d'autant plus acceptées qu'elles sont plus méchantes et plus absurdes, avaient si souvent répété que la Reine était l'auteur de tout le mal, qu'on s'était habitué à voir en elle, avec la cause du déficit, le seul obstacle sérieux à des réformes efficaces. «La Reine pille de tous côtés, pour envoyer même, dit-on, à son frère l'Empereur,» écrivait, en 1787, sur son registre paroissial, un prêtre du Maine [5], et il attribuait à ces dilapidations prétendues le motif de la réunion des Notables. Si, dès 1787, de pareils bruits avaient pénétré jusqu'au fond des campagnes et trouvé créance près d'hommes éclairés comme le curé Boucher, on juge de ce que cela devait être deux ans plus tard, en 1789, lorsque la convocation des États généraux eut surexcité les esprits. Qu'il se rencontrât sur la route de ces Etats des obstacles inévitables, que des promesses imprudentes ne pussent se réaliser, que les réformes annoncées échouassent, c'était à Marie-Antoinette que les impatiences de l'opinion et la malveillance toujours en éveil devaient s'en prendre: on lui imputerait tout le mal qui se ferait, tout le bien qui ne se ferait pas.

Les symptômes de cette méfiance éclatèrent dès le début. «Les députés du Tiers, raconte Mme Campan, arrivaient à Versailles avec les plus fortes préventions contre la Cour. Les méchants propos de Paris ne manquaient jamais de se répandre dans les provinces; ils croyaient que le Roi se permettait les plaisirs de la table jusqu'à des excès honteux; ils étaient persuadés que la Reine épuisait les trésors de l'Etat pour satisfaire au luxe le plus déraisonnable; presque tous voulurent visiter le Petit Trianon. L'extrême simplicité de cette maison de plaisance ne répondant pas à leurs idées, quelques-uns insistèrent pour qu'on leur fît voir jusqu'aux moindres cabinets, disant qu'on leur cachait les pièces richement meublées. Enfin ils en indiquèrent une qui, selon eux, devait être partout ornée de diamants, avec des colonnes torses mélangées de saphir et de rubis. La Reine ne pouvait revenir de ces folles idées et en entretint le Roi qui, à la description que ces députés avaient faites de cette chambre aux gardiens de Trianon, jugea qu'ils cherchaient la décoration de diamants de composition qui avait été faite, sous le règne de Louis XV, pour le théâtre de Fontainebleau [6]

Le 4 mai, eut lieu à Versailles la procession solennelle qui devait précéder l'ouverture des États généraux. On ne croyait pas alors qu'il fût inutile d'appeler la bénédiction de Dieu sur les travaux d'une grande Assemblée; la cérémonie religieuse préludait à la cérémonie politique. Le temps, pluvieux la veille, s'était mis au beau [7]; une foule énorme de peuple remplissait les rues; les fenêtres, louées à prix d'or, étaient garnies de curieux, accourus de toutes parts. A dix heures, le Roi quitta le Château, accompagné de la Reine, de la famille royale et des principaux officiers de la couronne, pour se rendre en grand équipage à l'église Notre-Dame. «Les chevaux, magnifiquement harnachés, avaient la tête couverte de hauts plumets. Toute la Maison du Roi, les écuyers, les pages à cheval, la fauconnerie, l'oiseau sur le poing, précédaient le superbe cortège [8].» Dans l'église, les députés attendaient: le Tiers, vêtu de noir, avec un petit manteau de soie, cravate de mousseline blanche, cheveux flottants et chapeau retroussé de trois côtés, sans ganse ni boutons, ce qu'on nommait alors chapeau clabaud [9]; la Noblesse, en manteau à parements d'or et chapeaux relevés à la Henri IV, avec plumes blanches; le Clergé, en soutane et grand manteau, les cardinaux en chape rouge, les évêques en rochet et camail, soutane violette et bonnet carré [10]. La procession commença, le Tiers en tête, sur deux lignes parallèles, puis la Noblesse, puis le bas Clergé; les évêques entouraient le Saint-Sacrement [11], porté par l'archevêque de Paris, sous un dais somptueux, dont Monsieur, le comte d'Artois, le duc d'Angoulême et le duc de Berry tenaient les cordons. Derrière le dais, marchait le Roi, en habit de drap d'or couvert de pierreries, un cierge à la main [12]. Près de lui, la Reine, magnifiquement vêtue, la coiffure entrelacée de fleurs de couronnes impériales [13]. «Son air triste, dit un témoin oculaire, ajoutait encore à son maintien si noble et si digne [14]

Le cortège s'avançait à travers les rues garnies de riches tentures, entre deux haies de troupes, formées par les gardes françaises et les gardes suisses, au milieu d'une foule innombrable de spectateurs. Des chœurs, disposés de distance en distance, faisaient retentir l'air de leurs accords. «Les marches militaires, le bruit des tambours, le son des trompettes, le chant noble des prêtres, tour à tour entendus sans discordance, sans confusion, animaient cette marche triomphale de l'Eternel [15]

Lorsque la députation du Dauphiné passa, des acclamations frénétiques la saluèrent; elles reprirent avec plus de force à la vue du duc d'Orléans, qui, dédaigneux de se ranger parmi les princes du sang, avait affecté de prendre place parmi les députés de son bailliage [16]. Démonstration menaçante qui renfermait au fond moins de sympathie que de haine; ce n'était pas le prince qu'on applaudissait, c'était la Reine qu'on voulait conspuer, et le ton même de ces cris en soulignait l'intention. «Des femmes du peuple, raconte Mme Campan, en voyant passer la Reine, crièrent: Vive le duc d'Orléans! avec des accents si factieux» que, devant ces applaudissements, qui étaient une insulte, la pauvre femme faillit s'évanouir. On la soutint et ceux qui l'environnaient craignirent un moment qu'on ne fût obligé d'arrêter la marche de la procession. Elle se remit et eut, dit-on, un vif regret de n'avoir pu éviter les effets de ce saisissement [17]. Mais elle fut profondément blessée d'une manifestation dont elle sentait bien la portée et dont l'inconvenance avait froissé le sentiment chevaleresque d'un républicain. S'il faut en croire Gouverneur Morris, Mme Adélaïde eut le triste courage de joindre à cette explosion populaire l'ironie de ses sarcasmes [18].

De Notre-Dame, le cortège se rendit à l'église Saint-Louis: les députés s'assirent sur des banquettes; le Roi et la Reine prirent place sous un dais de velours violet, semé de fleurs de lys d'or [19]. Le Saint-Sacrement fut porté à l'autel au son de «la plus expressive musique [20]». L'archevêque de Paris célébra la messe; l'évêque de Nancy, Mgr de la Fare, prononça le discours. Lorsque l'orateur, au milieu de mouvements éloquents, vint à tracer le tableau des maux occasionnés par la gabelle, des battements de mains éclatèrent de toutes parts. Ce fait, inouï jusque-là, des applaudissements dans une église, en présence du Saint-Sacrement exposé, impressionna vivement les spectateurs qui en tirèrent des pronostics sinistres: on se demandait avec inquiétude si ceux qui avaient si peu de respect pour Dieu dans son temple en auraient plus pour la royauté dans son palais [21].

Le lendemain, l'ouverture des États généraux se fit solennellement dans la salle des Menus-Plaisirs, qui avait déjà servi à l'Assemblée des Notables. La salle, magnifiquement décorée sur les dessins de Pâris, dessinateur du cabinet du Roi, offrait un coup d'œil imposant. Au fond, le trône garni de longues franges d'or; à gauche du trône, un grand fauteuil pour la Reine et des tabourets pour les princesses; à droite, des pliants pour les princes. Dans la longueur de la salle, à droite, des banquettes pour le Clergé; à gauche, pour la Noblesse; à l'extrémité, en face du trône, pour le Tiers-État. Tout autour, des gradins et des tribunes, remplis de plus de deux mille spectateurs. Entre neuf et dix heures, les députés commencèrent à arriver, puis les secrétaires d'État et les ministres, les gouverneurs de provinces, les lieutenants généraux, tous en grand costume. M. Necker seul, par une singularité qui voulait être et qui fut remarquée, était en habit de ville; il fut applaudi à son entrée. Comme lui, le duc d'Orléans et la députation du Dauphiné, déjà acclamés la veille, le furent encore ce jour-là. «Quelques mains, raconte Grimm, se disposaient à rendre le même hommage à la députation de Provence; mais elles furent arrêtées par un murmure désapprobateur dont l'application personnelle ne put échapper à la sagacité de M. le comte de Mirabeau [22]

Quand le Roi fit son entrée, toute la salle se leva, et les cris de Vive le Roi! éclatèrent «avec l'effusion de cœur la plus touchante et l'attendrissement le plus respectueux». La Reine l'accompagnait, «mise à merveille, dit un témoin, un seul bandeau de diamants, avec la belle plume de héron, l'habit violet et la jupe blanche en pailleté d'argent [23].» Mais la même froideur menaçante, qui l'avait accueillie pendant la procession, l'accueillait encore dans la salle des Menus, malgré son émotion visible [24]. «Pas une voix ne s'élève pour elle, raconte Gouverneur Morris. Si j'étais Français, j'aurais certainement élevé la mienne; mais je n'ai pas le droit d'exprimer un sentiment et je sollicite en vain ceux qui sont près de moi de le faire [25]

Louis XVI lut son discours d'une voix ferme et avec une grande dignité [26]. Au moment de le commencer, il avait invité la Reine à s'asseoir; elle le refusa par une profonde révérence, et écouta debout comme toute l'assemblée [27]. Après ce discours, qui n'était qu'un appel à la sagesse et à la modération, et qui en donnait l'exemple, le garde des sceaux, M. de Barentin, rappela les sacrifices que le Roi avait faits et ceux qu'il était disposé encore à faire «pour établir la félicité générale sur la base sacrée de la liberté publique [28]». Il indiqua en quelques mots les réformes à opérer et les questions à résoudre, mais sans indiquer la solution et sans laisser pressentir que le ministère eût un plan, sauf la répartition de l'impôt et l'abandon des privilèges pécuniaires. Puis Necker, dans un rapport qui dura près de trois heures, exposa la situation des finances et accusa un déficit de cinquante-six millions. «Sa longue énumération de chiffres, dit l'éminent historien de Louis XVI, éteignit l'enthousiasme qu'avait produit le langage du Roi [29].» Des acclamations saluèrent pourtant encore la sortie du monarque; aux cris de Vive le Roi! se mêlèrent même quelques cris de Vive la Reine! Celle-ci y répondit par une révérence qui redoubla les acclamations [30]; mais il était aisé de remarquer, dit un témoin, que ces applaudissements étaient surtout un hommage rendu au Roi [31].

Dès ce jour même, et à l'issue de la séance, les difficultés commençaient. Imprévoyance ou ignorance du cœur humain, on avait soulevé les passions, et mis les vanités aux prises, sans s'inquiéter même de diriger le conflit. En accordant au Tiers une double représentation, qui lui donnait ainsi un rôle prépondérant, on avait comme à plaisir irrité sa fierté. En abandonnant ce qui semblait être un des principes fondamentaux de l'ancienne constitution des Etats, on en avait conservé les formes les plus surannées. Par une réglementation puérile, par des différences de costume et d'étiquette, on froissait au dernier point l'amour-propre du Tiers, au moment même où l'on doublait son importance. Le mécontentement ne se fit pas attendre, et les prétentions s'affichèrent en même temps. Au lieu de se retirer, comme les deux autres Ordres, dans le local qui lui était réservé, le Tiers, après la séance royale, resta dans la chambre des Menus, s'en emparant en quelque sorte et semblant ainsi résumer et personnifier à lui seul les États généraux tout entiers. Puis la grosse question de la vérification des pouvoirs, de la délibération par ordre ou par tête se posa immédiatement, jetant un brandon de discorde entre les trois Ordres, soulevant les passions, aigrissant les esprits, amenant des représailles, qu'entretenaient encore les excitations du dehors, sans que le gouvernement, qui n'avait pas su prévenir ces tiraillements, intervînt d'une façon efficace pour les faire cesser. Ainsi commençait à se creuser, entre une royauté qui paraissait impuissante et une Assemblée qui tendait manifestement à s'emparer du pouvoir, le gouffre où devait sombrer la monarchie.

Cette situation attristait profondément Marie-Antoinette. Vainement s'était-elle efforcée de se concilier les sympathies des députés. Vainement avait-elle ordonné que ses jardins de Trianon, ceux de Versailles, le Château, leur fussent ouverts à toute heure. Vainement avait-elle fait remettre à chacun d'eux une carte qui leur donnait entrée gratuite aux spectacles de la ville et de la Cour [32]. Les rares députés qui avaient cru pouvoir répondre à ces avances étaient signalés aux vengeances populaires comme des séides de la Reine et des ennemis de la nation. La pauvre souveraine était navrée et je ne sais quels pressentiments sinistres agitaient son esprit. Une anecdote, rapportée par Mme Campan, donne bien l'idée de ce douloureux état d'âme:

«La Reine, dit-elle, se couchait très tard, ou plutôt cette infortunée princesse commençait à ne plus goûter de repos. Vers la fin de mai, un soir qu'elle était assise au milieu de la chambre, elle racontait plusieurs choses remarquables, qui avaient eu lieu pendant le cours de la journée. Quatre bougies étaient placées sur sa toilette; la première s'éteignit d'elle-même; je la rallumai bientôt; la seconde, puis la troisième s'éteignirent aussi; alors la Reine, me serrant la main avec un mouvement d'effroi, me dit: «Le malheur peut rendre superstitieuse, si cette quatrième bougie s'éteint comme les autres, rien ne pourra m'empêcher de regarder cela comme un sinistre présage.»....... La quatrième bougie s'éteignit.»

«On fit observer à la Reine que les quatre bougies avaient été probablement coulées dans le même moule, et qu'un défaut à la mèche s'était naturellement trouvé au même endroit, puisque les bougies s'étaient éteintes dans l'ordre où on les avait allumées [33]

La Reine ne voulut rien entendre, et avec cette impression indéfinissable dont les cœurs les plus forts ne savent souvent pas se défendre aux heures de crise, elle s'absorba dans ses lugubres pressentiments.

Les événements, hélas! semblaient donner raison à ces craintes superstitieuses. Quelques jours à peine s'étaient écoulés et la première de ces lumières qui paraissaient destinées à éclairer l'horizon de la France, allait s'éteindre. Le Dauphin mourait à Meudon.

Une enfance délicate, une constitution rachitique, et plus encore peut-être cette précocité d'intelligence et ce développement du cœur, par lesquels il semble que la Providence veuille compenser la brièveté de la vie, faisaient depuis trop longtemps prévoir ce douloureux événement. Malgré les soins dévoués de la duchesse de Polignac, malgré l'existence au grand air et en toute liberté que la Reine avait voulue pour ses enfants, sans les aises qui amollissent et l'étiquette qui comprime, le jeune prince n'avait jamais pu acquérir la vigueur de tempérament qui paraissait l'apanage de sa famille, et que son jeune frère, le duc de Normandie, possédait au suprême degré. Etait-ce la conséquence de sa nature trop frêle, comme le pensait sa mère, ou la suite d'une inoculation mal réussie, dont l'éruption avait été brusquement interrompue par une émotion trop forte, comme l'a écrit le secrétaire de son gouverneur, le duc d'Harcourt [34]? Toujours est-il que, lorsqu'au moment de son passage des mains des femmes dans celles des hommes, le Dauphin, âgé de six ans, fut soumis, suivant la règle, à l'examen de la Faculté, les témoins durent constater avec tristesse une difficulté dans la marche, une tendance à la difformité, une faiblesse dans la constitution tout entière, qui ne permettait guère les longs espoirs [35]. Triste dès son lever, l'enfant ne reprenait un peu de vie qu'après sa toilette terminée, mais jamais la vie d'un enfant bien portant.

«Mon fils aîné me donne bien de l'inquiétude, écrivait la Reine le 22 février 1788... Sa taille s'est dérangée, et pour une hanche qui est plus haute que l'autre, et pour le dos dont les vertèbres sont un peu déplacées et en saillie. Depuis quelque temps, il a toujours la fièvre et est fort maigre et affaibli [36].» Mais, avec cette puissance d'illusions que l'amour donne aux mères, elle se figurait que ce n'était qu'un accident passager, dû à la dentition et à la croissance, et que le grand air triompherait de ces mauvaises dispositions, de même qu'il avait triomphé déjà de la faiblesse de Louis XVI, frêle dans ses premières années, comme l'était son fils [37]. L'enfant fut en effet établi à Meudon, au commencement d'avril. Sous l'influence du changement, du printemps, de l'air, de l'espace, il parut un moment se remettre; la gaîté, l'appétit revenaient; les forces augmentaient, et la pauvre mère se sentait renaître à la confiance [38]. Confiance bien fugitive, car, trois mois après, elle était réduite à écrire: «Mon fils a des alternatives de mieux et de pire, qui, sans détruire l'espérance, ne permettent pas d'y compter [39].» Le mal faisait des progrès rapides; le dos se voûtait; la taille se déformait; les jambes étaient si faibles que le jeune malade ne pouvait plus marcher sans être soutenu [40], ni se promener sans être monté sur un âne [41]. Les remèdes n'opéraient plus; la gangrène gagnait l'épine dorsale [42]; la figure s'allongeait et prenait cette expression de douleur et d'angoisse qui navre tant chez un enfant. L'intelligence était nette encore; le goût de la lecture très vif; l'esprit semblait vivre aux dépens du corps [43]. Mais, sous l'aiguillon de la souffrance, le caractère s'était aigri, et s'il faut en croire Mme Campan, le prince témoignait une véritable antipathie à son ancienne gouvernante, Mme de Polignac [44]. Du moins restait-il d'une tendresse touchante pour sa mère [45]. On eût dit qu'avant de la quitter, il voulait lui donner tout ce qu'il avait d'affection dans le cœur. Il la suppliait de demeurer près de lui, et pour lui faire plaisir, elle restait parfois à dîner dans sa chambre. Hélas! la pauvre mère avalait plus de larmes que de pain [46].

Le 4 mai 1789, ce ne fut que du haut d'un balcon de la petite écurie, couché sur un monceau de coussins, que l'héritier du trône put assister à la procession des États généraux [47]. Un mois après, il n'était plus.

La veille de sa mort, vers quatre ou cinq heures du soir, comme son père venait de Versailles pour le voir, le duc d'Harcourt envoya son secrétaire supplier le prince de ne pas entrer. «Le Roi,» raconte un témoin oculaire, s'arrêta de suite en s'écriant, en sanglotant: «Ah! mon fils est mort!»—«Non, Sire, répondis-je, il n'est pas mort, mais il est au plus mal.» Sa Majesté se laissa tomber sur le fauteuil près de la porte. La Reine entra presqu'aussitôt, se précipita à genoux entre ceux du Roi, qui, en pleurant, lui cria: «Ah! ma femme, notre cher enfant est mort, puisqu'on ne veut pas que je le voie!» Je répétai qu'il n'était pas mort. La Reine, en répandant un torrent de larmes et toujours les deux bras appuyés sur les genoux du Roi, lui dit: «Ayons du courage, mon ami; la Providence peut tout, et espérons encore qu'elle nous conservera notre fils bien aimé.» Tous deux se levèrent et reprirent la route de Versailles [48].

Et l'auteur de ce récit touchant, sans appareil et sans phrases, ajoute: «Cette scène fut pour moi admirable, cruellement douloureuse, et ne sortira jamais de ma mémoire.»

Quelques heures plus tard, dans la nuit du 3 au 4 juin, l'objet de tant de joie, devenu l'objet de tant de larmes, n'existait plus, et le pauvre monarque écrivait sur son journal: «Jeudi 4, mort de mon fils à une heure du matin. La messe en particulier à huit heures trois quarts. Je n'ai vu que ma Maison et les princes à l'ordre.» Le 8, les honneurs furent rendus au Dauphin à Meudon; douze archevêques et évêques, accompagnés de douze curés, douze gentilshommes, vingt-huit membres du Tiers-État représentèrent leurs Ordres respectifs à cette triste cérémonie. Dès le 4, Bailly, doyen du Tiers-État, s'était présenté au Château, au nom de son Ordre, pour «témoigner au Roi la sensibilité des Communes sur la mort du Dauphin» et demander en même temps qu'une députation du Tiers fût reçue par le prince pour lui remettre à lui-même une adresse sur la situation des affaires, «les députés des Communes ne pouvant reconnaître d'intermédiaire entre le Roi et son peuple [49]

Il insista d'un ton si impérieux, dit Weber, et avec des paroles si pressantes, que le Roi, tout absorbé qu'il fût dans sa douleur, dut céder à ces exigences et recevoir dès le samedi 6 juin, avant même les funérailles du Dauphin, les députés du Tiers [50]; mais peu d'empiétements sur son autorité l'affectèrent autant que cette violation du sanctuaire intime de ses regrets: «Il n'y a donc pas de pères, dans l'assemblée du Tiers?» dit-il avec un amer serrement de cœur [51].

Sept jours après, le 13 juin, le corps du Dauphin était transporté sans pompe à Saint-Denys. Il ne devait pas y reposer longtemps.


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