Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)
Suites du 20 juin.—Entrevue du Roi avec Pétion.—Proclamation de Louis XVI.—Voyage de Lafayette à Paris.—Lettre de la Reine à Mercy.—Attaques des Girondins contre le Roi.—Pétion suspendu, puis rétabli.—Insultes à la famille royale dans le jardin des Tuileries et sur la terrasse des Feuillants.—Un assassin s'introduit aux Tuileries.—Arrivée des fédérés à Paris.—Le Roi se fait faire un plastron.—Tentatives pour arracher la famille royale aux dangers de Paris.—Le prince Georges de Hesse.—Mme de Staël.—Le duc de Liancourt.—Plan de Lafayette.—La Reine refuse tout.—Son antipathie contre Lafayette.—Pourquoi?—Surveillance incessante autour des Tuileries.—La Fédération du 14 juillet 1792.—Alertes continuelles: le 26 juillet.—Lettres de la Reine à Fersen.—Entrée des Marseillais.—Leur conflit avec les grenadiers des Filles-Saint-Thomas.—Dernière lettre de la Reine à Fersen.—Marche des armées coalisées.—Manifeste du duc de Brunswick.—Son effet déplorable.—Avances des Girondins à la Cour.—Les Jacobins redoublent d'efforts.—Pétion demande la déchéance du Roi.—Arrêté de la section Mauconseil.—Préparatifs du 10 août.—Illusions de la Cour.—Son impuissance.—Dernière messe de la famille royale aux Tuileries.
Le lendemain de cette déplorable journée, le jeudi 21 juin, de nouveaux attroupements se formèrent; l'alarme se répandit au Château, et le petit Dauphin, se pressant contre sa mère, s'écria en pleurant: «Maman, est-ce que hier n'est pas encore fini [1095]?»
Ce même jour, Pétion, le Pilate de la royauté, comme on l'a justement appelé, eut l'audace de reparaître aux Tuileries; il y trouva réunis le Roi et la Reine, avec le procureur du département, Rœderer, et quelques amis: «Sire, dit-il, nous avons appris que vous aviez été prévenu qu'un rassemblement se portait sur le Château. Nous venons vous informer que ce rassemblement est composé de citoyens sans armes qui veulent planter un mai. Je sais, Sire, que la municipalité a été calomniée; mais sa conduite sera connue de vous.»
«Elle doit l'être de la France entière,» répondit sèchement le Roi; «je n'accuse personne en particulier; j'ai tout vu.»
Pétion chercha à se justifier et à justifier l'émeute: «Sans les précautions prises par la municipalité,» reprit-il, «il serait peut-être arrivé des événements beaucoup plus fâcheux, non pas contre votre personne.» Et fixant la Reine qui était à côté de son mari: «Vous devez savoir, Sire, que votre personne sera toujours respectée.»
Son air était provocant. Louis XVI perdit patience:
«Taisez-vous,» dit-il d'un ton absolu et d'une voix forte. «Est-ce respecter ma personne, que d'entrer chez moi en armes, de briser mes portes et de forcer ma garde?»
«Sire, répondit le maire, je connais l'étendue de mes devoirs et ma responsabilité.»
«Faites votre devoir», riposta impérieusement le Roi. «Vous répondez de la tranquillité de Paris. Adieu.»
Le surlendemain, 23, le monarque adressait aux Français une proclamation pleine de noblesse, où, après avoir dénoncé au pays les attentats dont il avait été l'objet et dont il avait failli être la victime, il ajoutait ces belles paroles:
«Le Roi n'a opposé aux menaces et aux insultes des factieux que sa conscience et son amour du bien public. Le Roi ignore quel sera le terme auquel ils voudront s'arrêter; mais il a besoin de dire à la nation française que la violence, à quelque accès qu'on veuille la porter, ne lui arrachera jamais son consentement à tout ce qu'il croira contraire à l'intérêt public..... Comme représentant héréditaire de la nation française, il a des devoirs sévères à remplir, et s'il peut faire le sacrifice de son repos, il ne fera jamais le sacrifice de ses devoirs.»
Un grand mouvement répondit à ce noble langage. «Je ne puis vous dire combien Louis a gagné dans le respect et l'affection de tous, depuis le 20 de ce mois,» écrivait le 24 juin un témoin peu suspect [1096]. L'audace des factieux, le danger couru par la famille royale, l'héroïsme de son attitude, un dernier reste peut-être de cet amour traditionnel que la France avait si longtemps porté au sang de ses rois, amenèrent une réaction de l'opinion. Des adresses indignées arrivèrent de soixante-dix départements [1097]. Vingt mille signataires, tant de Paris que de la province, protestèrent contre ce «crime de lèse-nation [1098]» et réclamèrent énergiquement la répression de l'émeute. Le Directoire du département de la Seine, justement indigné de la conduite de Pétion et du procureur de la Commune, Manuel, leur demanda un compte sévère de l'emploi de leur temps, et les juges de paix de la capitale ouvrirent une enquête.
Dès le 28, Lafayette était arrivé à Paris et, au nom de l'armée, avait exigé de l'Assemblée la punition des émeutiers, la suppression du club des Jacobins et l'adoption de mesures vigoureuses pour la défense de l'autorité et du Roi en particulier. La droite l'accueillit par des applaudissements; la gauche par un morne silence et bientôt par des murmures. Au sortir de la séance, la garde nationale l'acclama, et il put croire un moment qu'il avait retrouvé son ancienne popularité. S'il eut cette illusion, elle dura peu. Lorsqu'il fallut passer des paroles aux actes, lorsque le général voulut profiter de la terreur causée par sa brusque arrivée pour dissoudre le club des Jacobins, il ne rencontra partout que froideur et inertie, et il dut renoncer à toute intervention énergique. Le 30, il repartit pour son camp sans avoir osé prendre l'initiative d'aucune mesure et sans avoir laissé d'autre trace d'une démarche qui l'honore qu'une lettre hautaine qui irrita les passions, sans relever les courages [1099].
Le lendemain, 1er juillet, après une discussion orageuse et une longue séance de nuit, l'Assemblée décida le licenciement immédiat de l'état-major de la garde nationale; c'était la réponse de la Gironde à l'impérieuse sommation de Lafayette.
Le 4 juillet, la Reine écrivait à M. de Mercy la lettre suivante, la dernière qui lui soit parvenue:
«Vous connaissez déjà les événements du 20 juin; notre position devient tous les jours plus critique. Il n'y a que violence et rage d'un côté, faiblesse et inertie de l'autre. L'on ne peut compter sur la garde nationale ni sur l'armée; on ne sait s'il faut rester à Paris ou se jeter ailleurs.
«Il est plus que temps que les Puissances parlent fortement. Le 14 juillet et jours suivants peuvent être l'époque d'un deuil général pour la France et de regrets pour les Puissances qui auront été trop lentes pour s'expliquer.
«Tout est perdu, si l'on n'arrête pas les factieux par la crainte d'une punition prochaine. Ils veulent à tout prix la république; pour y arriver, ils ont résolu d'assassiner le Roi. Il serait nécessaire qu'un manifeste rendît l'Assemblée nationale et Paris responsables de ses jours et de ceux de sa famille.
«Malgré tous ces dangers, nous ne changerons pas de résolution; vous devez y compter, autant que je compte sur votre attachement. Je me plais à croire que je partage les sentiments qui vous attachaient à ma mère. Voilà le moment de m'en donner une grande preuve, en sauvant moi et les miens, moi, s'il en est temps [1100].»
La Reine n'avait que trop raison; la situation devenait de jour en jour plus épouvantable: les attaques de l'Assemblée se joignaient aux insultes de la rue et aux vociférations des clubs. Le jour même où Marie-Antoinette écrivait cette lettre, Vergniaud s'élevait violemment contre les prétendues trahisons de la Cour, et dans un mouvement d'une fougueuse éloquence demandait si le sombre génie de Médicis errait toujours sous les voûtes du Palais et si l'on allait voir se renouveler la Saint-Barthélemy et les dragonnades. Quelques jours après, Brissot, non moins violent, s'écriait que frapper la Cour des Tuileries, c'était frapper tous les traîtres d'un seul coup. Marat tonnait contre le palais où «une reine perverse» fanatise « un roi imbécile» et «élève les louveteaux de la tyrannie [1101]». Et comme pour donner raison à ces déclamations, et encourager l'émeute, Pétion, le complice du 20 juin, suspendu le 6 juillet par le Directoire, était rétabli le 13 dans ses fonctions.
Aux appels à la violence et à l'assassinat, les violences de la populace répondaient. Des écrits incendiaires étaient répandus à profusion dans la capitale, dans les provinces, dans l'armée. Sur les places de Paris, dans les rues, dans tous les lieux publics, on prêchait hautement l'insurrection. Aux discours se mêlaient les chansons; aux journaux, les pamphlets et les caricatures immondes contre le Roi et la Reine. Le jardin des Tuileries, un moment fermé après le 20 juin, puis rouvert, était sans cesse rempli de femmes qui insultaient tout ce qui tenait à la Cour; on y criait jusque sous les fenêtres un infâme libelle intitulé: Vie de Marie-Antoinette, accompagné d'estampes dégoûtantes que les colporteurs montraient au milieu d'éclats de rire outrageants.[1101a] On y chantait aux oreilles de la Reine cet odieux couplet:
Madame Veto avait promis
De faire égorger tout Paris.
Les gardiens avaient voulu imposer silence aux chanteurs; une rixe s'en était suivie, et une des personnes qui accompagnaient la Reine ayant frappé ces misérables à coups de plat de sabre, ils étaient allés se plaindre à l'Assemblée, et l'Assemblée leur avait accordé les honneurs de la séance. Une autre fois, la foule tenta de briser les fenêtres à coups de pierres; on dut fermer de nouveau le jardin, qui ne fut rouvert qu'à la fin de juillet [1102]. Le 21 juillet, un décret avait décidé que la terrasse des Feuillants serait regardée comme une annexe de la salle des délibérations et, à ce titre, resterait ouverte au public. Aussitôt on la sépara du reste du parc par un ruban tricolore, et sur les arbres dont elle était bordée on traça cette inscription: «Citoyens, respectez-vous; donnez à cette faible barrière la force des baïonnettes.» La terrasse des Feuillants fut baptisée: Terre de la Liberté; le jardin des Tuileries, c'était la Terre de Coblentz. Quiconque osait franchir cette démarcation était hué et traité d'aristocrate. Un jour, un jeune homme, sans faire attention à la consigne, était descendu dans le jardin; des vociférations l'assaillirent; on cria à la lanterne! Immédiatement, le jeune homme ôta ses souliers et essuya avec son mouchoir le sable qui s'était attaché aux semelles. On applaudit et on le porta en triomphe [1103]. Malgré la clôture du jardin, où on ne laissait pénétrer que les personnes munies de cartes [1104], la Reine et ses enfants, dès qu'ils y paraissaient, étaient assaillis par des vociférations tellement épouvantables, partant de la terrasse, qu'ils étaient obligés de rentrer; à partir de la fin de juillet même, ils durent renoncer à s'y promener [1105].
Cependant, lorsque l'enquête sur le 20 juin avait été ordonnée, Marie-Antoinette, apprenant que Hue y serait entendu, l'avait fait venir et lui avait dit: «Mettez dans votre déposition toute la réserve que permet la vérité..... Il faut écarter tout soupçon que le Roi ou moi gardions le moindre ressentiment de ce qui s'est passé. Ce n'est pas le peuple qui est coupable, et, quand il le serait, il trouverait toujours auprès de nous le pardon et l'oubli de ses erreurs [1106].»
Et le Roi, au dire de l'ambassadeur des États-Unis, ne songeait encore, au milieu de cette crise, qu'à assurer à la France la liberté [1107] et un bonheur stable.
C'est ainsi que le peuple les en récompensait [1108].
Une nuit, vers une heure du matin, la Reine ne dormait pas,—elle s'entretenait avec Mme Campan;—toutes deux entendirent des pas étouffés dans le corridor qui régnait le long de l'appartement. C'était un garçon de salle qui s'était introduit là dans une intention trop facile à deviner. Un valet de chambre, averti par Mme Campan, se jeta sur cet homme et le terrassa. «Madame, dit-il, c'est un scélérat; je le connais, je le tiens.»—«Lâchez-le, répondit la Reine, il venait pour m'assassiner; demain, les Jacobins le porteraient en triomphe.» Et se tournant vers Mme Campan: «Quelle position! dit-elle, des outrages le jour, des assassins la nuit [1109]!»
Le lendemain, M. de Septeuil ordonna de changer toutes les serrures. Louis XVI fit plus; il exigea que sa femme quittât le rez-de-chaussée, où elle logeait seule, et où elle était insultée à chaque instant [1110], et montât au premier, dans une chambre de l'appartement du Dauphin. Mme de Tourzel, qui occupait cette chambre, céda sa place à la Reine et s'installa sur un lit de veille qu'on dressait tous les soirs [1111]. On laissait les persiennes et les volets ouverts, afin que l'infortunée souveraine vît poindre le jour, et que ses nuits sans sommeil fussent moins pénibles [1112].
La Reine eut une peine extrême à se décider à ce changement de logement. Il lui répugnait de laisser paraître de l'inquiétude; il ne lui répugnait pas moins de déranger de fidèles serviteurs. Le malheur avait resserré les liens qui l'unissaient à eux et la rendait plus soucieuse encore de leur bien-être: «Cette princesse était si bonne et si occupée de tous ceux qui lui étaient attachés, dit Mme de Tourzel en racontant ce fait, qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la moindre petite gêne. Jamais princesse ne fut plus attachante, ne marqua plus de sensibilité pour le dévouement qu'on lui témoignait, et ne fut plus occupée de ce qui pouvait être agréable aux personnes qui l'approchaient. Croirait-on qu'une Reine de France en était réduite à avoir un petit chien dans sa chambre, pour l'avertir au moindre bruit que l'on ferait entendre dans son appartement [1113]?»
Mais le Dauphin, qui aimait passionnément sa mère, était ravi de ce nouvel arrangement. Dès que la Reine était éveillée, il courait à son lit, «la serrait dans ses petits bras, en lui disant les choses les plus tendres et les plus aimables. C'était le seul moment de la journée où cette princesse éprouvât quelque consolation; son seul courage la soutenait [1114].»
Au milieu de toutes ces alertes et de toutes ces angoisses, de ces nuits sans sommeil et de ces jours sans repos, de ces fatigues physiques et de ces souffrances morales, la santé de la Reine se soutenait; mieux encore, elle s'était affermie. Dans les temps prospères, elle avait été sujette à des crises nerveuses; à l'heure de la douleur, ces crises avaient disparu. «Les maux de nerfs,» disait-elle avec un mélancolique sourire, «c'était bon pour les femmes heureuses [1115].»
Le 14 juillet approchait; l'Assemblée avait décidé qu'on renouvellerait, ce jour-là, la fête de la Fédération de 1790; c'était un moyen détourné de former le rassemblement de vingt mille hommes auquel le Roi s'était opposé. Les fédérés arrivaient de tous côtés; ils avaient été soigneusement choisis parmi les révolutionnaires les plus exaltés et les plus fanatiques. Ceux de Marseille et de Brest se distinguaient par leur violence et leur audace. Accueillis avec transport par les Jacobins, logés gratuitement par la municipalité, défrayés de toutes leurs dépenses sur le trésor public, grisés de vin et de déclamations, fournis de poudre et de cartouches, ces hommes constituaient une force armée toute prête aux mains des factieux. Les plus honnêtes d'entre eux partirent pour le camp de Soissons, où se formait l'armée de réserve, chargée d'appuyer celle de Lafayette et de Luckner; mais ils étaient rares: quinze cents environ [1116], et, malgré le décret de l'Assemblée qui, le 11 juillet, avait déclaré la patrie en danger, les autres restaient à Paris, pour donner le dernier assaut à la monarchie, insultant la famille royale, maltraitant ses amis et se prenant de querelle avec les gardes nationaux des compagnies fidèles. «Il n'est pas de jour, écrivait Montmorin à la Marck, où je ne tremble pour la vie du Roi et de la Reine, et lorsque le soir est arrivé, je remercie la Providence de ce qu'ils existent encore, et, à la vérité, il n'y a qu'elle seule à en remercier [1117].»
C'était avec une véritable terreur qu'on voyait arriver cette date du 14 juillet.
Louis XVI et Marie-Antoinette devaient assister à la Fédération, et l'on ne doutait pas que le plan qui avait échoué le 20 juin ne fût repris ce jour-là, et que, dans cette foule tumultueuse et hostile, il ne se trouvât des assassins [1118]. On prêchait publiquement le régicide, et il n'y avait guère de jour que quelque officieux ne vînt avertir la Reine de se tenir sur ses gardes [1119]. La pauvre femme n'avait pas un instant de tranquillité. Pour se rassurer un peu, elle insista pour que le Roi se fit faire un plastron qui, en parant les premiers coups, donnât au moins à ses amis le temps d'arriver pour le défendre. Le plastron fut fait, et le prince, afin de calmer les craintes de sa femme, consentit à le porter. «C'est pour la satisfaire, dit-il; mais ils ne m'assassineront pas; leur plan est changé; ils me feront mourir autrement.»—«C'est vrai», reprit la Reine quand Mme Campan lui rapporta ces paroles de Louis XVI; «je commence à redouter un procès pour le Roi. Quant à moi, je suis étrangère; ils m'assassineront. Que deviendront nos pauvres enfants?» Et elle se mit à répandre un torrent de larmes. Mais ce fut en vain que Mme Campan la pressa de porter un corset de même tissu que le gilet du Roi. «Si les factieux m'assassinent,» répondit la pauvre femme, «ce sera un bonheur pour moi; ils me délivreront de l'existence la plus douloureuse [1120].»
Depuis longtemps déjà, résignée à mourir, mais ne voulant pas entraîner dans sa perte ceux qui lui demeuraient attachés, elle ne se couchait jamais sans avoir brûlé tous les papiers capables de compromettre ses amis [1121].
Dans cette situation si critique et presque désespérée, les offres de services affluaient; il semblait que le péril multipliât les dévouements. La préoccupation constante de tous ces fidèles de la dernière heure était d'arracher la famille royale à cette prison de Paris, qui était pour elle l'émeute et le danger de mort en permanence. Épouvantée des horreurs du 20 juin, une des amies d'enfance de la Reine, la landgrave Louise de Hesse-Darmstadt, avait envoyé son frère, le prince Georges de Hesse, en France, tout exprès pour tâcher de la sauver. Quel était le plan du prince? Quels étaient ses moyens? Nous l'ignorons; mais il est probable que ce plan ne visait qu'à sauver la Reine seule. L'amie n'avait songé qu'à son amie, elle avait compté sans l'épouse et sans la mère. Malgré toutes les instances, Marie-Antoinette refusa; mais quand le prince Georges repartit, elle lui donna pour la landgrave la lettre suivante, toute pleine d'affectueuse reconnaissance et de douloureuse résignation:
«Votre amitié, vos soins, Madame, m'ont touchée jusqu'au fond de l'âme. La personne qui repart pourra vous dire les raisons qui l'ont retenue si longtemps; il vous dira aussi que, même à présent, je n'ose pas le voir chez moi; il m'aurait pourtant été bien doux de parler avec lui de vous, à qui je suis tendrement attachée. Non, ma Princesse, en sentant tout le prix de vos offres, je ne puis les accepter. Je suis vouée pour la vie à mes devoirs et aux personnes chères dont je partage les malheurs, et qui, quoi qu'on en dise, méritent tout intérêt par le courage avec lequel elles soutiennent leur position. Le porteur de cette lettre pourra vous donner des détails sur ce moment-ci et sur l'esprit du lieu que nous habitons. On dit qu'il a beaucoup vu et voit juste. Puisse un jour tout ce que nous faisons et souffrons rendre heureux nos enfants! c'est le seul vœu que je me permette. Adieu, ma Princesse. Ils m'ont tout ôté, hors mon cœur qui me restera toujours pour vous aimer. N'en doutez jamais; c'est le seul malheur que je ne pourrais supporter [1122].»
Et s'ouvrant de ce projet à la confidente de ses jours de tristesse, Mme de Tourzel, la Reine lui disait: «Mon parti est pris; je regarderais comme la plus insigne lâcheté d'abandonner dans le danger le Roi et mes enfants. Que serait d'ailleurs la vie pour moi sans des objets aussi chers et qui peuvent seuls m'attacher à une vie aussi malheureuse que la mienne? Convenez qu'à ma place vous prendriez le même parti [1123].»
Le projet de Mme de Staël était plus vaste et plus complet que celui du prince de Hesse, car il embrassait toute la famille royale. Une terre, la terre de Lamotte, était à vendre, près de Dieppe. Mme de Staël proposait de l'acheter, d'y mener avec elle un homme sûr, ayant à peu près la taille et la figure du Roi, une femme de l'âge et de la tournure de la Reine, et son fils, qui était de l'âge du Dauphin. Au bout de deux ou trois voyages, ces personnes eussent cédé la place à la famille royale, et, grâce à la faveur que la fille de Necker rencontrait parmi les patriotes, dont elle avait partagé les opinions, mais dont, à cette heure, elle ne partageait plus les illusions, on eût pu sortir de Paris et gagner le château de Lamotte, où l'on eût été en sûreté. Malouet fut chargé de communiquer ce plan au Roi et à la Reine, il n'en reçut que cette réponse décourageante: «que les augustes prisonniers étaient très sensibles à ce que Mme de Staël voulait faire pour eux, mais qu'ils n'accepteraient jamais d'elle aucun service [1124].»
Malouet ne se découragea pas cependant. Toujours en quête, avec Montmorin, Lally-Tolendal, Malesherbes, Bertrand de Moleville, des moyens de salut pour la famille royale, il s'était adressé au duc de Liancourt, qui, depuis 1790, commandait à Rouen, et le duc, qui avait quatre régiments sous ses ordres, avait promis de les porter à Pontoise, où les Suisses auraient pu conduire Louis XVI. De là, la famille royale eût gagné Rouen; un yacht, préparé par les soins d'un ordonnateur de la marine, M. de Mistral, l'eût reçue pour la transporter au Havre, et, à la dernière extrémité, en Angleterre. Malouet fit remettre à Louis XVI, par M. de la Porte, une lettre où il développait ce plan, en insistant vivement sur le danger qu'il y avait à rester à Paris. Le Roi lut la lettre sans rien dire et sans en rien communiquer à personne; mais il ne put dissimuler son extrême agitation, et quand la Reine lui en demanda la cause: «C'est, dit-il, une lettre de M. Malouet; mais il y a des exagérations dans ses inquiétudes, et peu de sûreté dans ses moyens..... Nous verrons; rien ne m'oblige encore à prendre un parti si hasardeux..... L'affaire de Varennes est une leçon.»
La Reine ne dit rien, et M. de la Porte se retira; mais Montmorin, quand il connut cette réponse, ne put s'empêcher de s'écrier: «Il faut en prendre son parti; nous serons tous massacrés, et cela ne sera pas long [1125].»
Le danger en effet devenait si imminent qu'il frappait les moins clairvoyants. Lafayette offrit encore une fois son concours, et, d'accord avec M. de Montciel, ministre de l'intérieur, Lally-Tolendal et l'ambassadeur des États-Unis, le sage et dévoué Gouverneur Morris, il ébaucha un nouveau plan. On eût profité de la fête de la Fédération. Lafayette et le vieux maréchal Luckner, complètement gagné à sa cause, avaient demandé à y assister, au nom de l'armée. Le 15, placés entre eux deux et escortés par cent cavaliers dévoués, le Roi et la famille royale sortiraient de Paris en plein jour; la garde nationale protégerait leur départ, et les Suisses, échelonnés entre la capitale et Compiègne, appuieraient leur marche. Une fois à Compiègne, où quinze escadrons et huit pièces de canon assureraient sa liberté, le Roi, délivré des empiétements de l'Assemblée et de la pression des clubs, se porterait médiateur entre les Puissances et la France, et reprendrait son pouvoir en révisant la Constitution. Si l'Assemblée et les Jacobins s'opposaient à sa sortie légale, les deux généraux se croiraient autorisés par cette mesure inconstitutionnelle à marcher sur Paris à la tête de leurs troupes [1126].
Le projet fut examiné au Conseil des ministres; il fut approuvé à l'unanimité [1127]. Louis XVI, malgré sa répugnance à quitter la capitale [1128], et à se mettre entre les mains des Constitutionnels, auxquels il attribuait la responsabilité de sa déplorable situation [1129], semblait disposé à se prêter à ce plan. Déjà les préparatifs étaient commencés: les Suisses avaient reçu des ordres [1130], lorsque, tout à coup, le prince déclara qu'il était décidé à ne pas partir, qu'il aimait mieux s'exposer à tous les dangers que de donner le signal de la guerre civile [1131]. C'étaient, assure-t-on, les conseils de la Reine, qui, au dernier moment, avaient ainsi modifié la résolution du Roi [1132]. Elle avait pour Lafayette une insurmontable antipathie, et elle disait à Mme Campan qu'il valait mieux périr que de devoir son salut à l'homme qui leur avait fait le plus de mal et de se mettre dans la nécessité de traiter avec lui [1133].
On a vivement reproché à Marie-Antoinette son opposition acharnée à ce projet. On l'a accusée d'avoir sacrifié la monarchie et l'existence même des siens à d'aveugles préventions. Sans doute, il eût été plus politique d'oublier les griefs du passé et de ne plus voir que le dévouement de l'heure présente; mais ce dévouement, la Reine ne croyait pas à son désintéressement et à sa sincérité. Lafayette était toujours à ses yeux l'homme qui avait porté à l'autorité royale les coups les plus sensibles, qui lui avait infligé à elle-même l'injure la plus sanglante, une de ces injures qu'une femme ne pardonne pas [1134]. Le grand orateur dont elle regrettait peut-être alors de n'avoir pas mieux suivi les avis, Mirabeau, l'avait toujours prévenue contre l'ambition brouillonne et la présomptueuse incapacité de celui qu'il appelait dédaigneusement Gilles-César, et à ce moment même, ses confidents les plus intimes, Mercy, Fersen, ne lui recommandaient-ils pas, dans leurs lettres, si la nécessité ou des circonstances favorables la déterminaient à quitter Paris, de ne jamais appeler Lafayette, mais de réclamer le concours de provinces fidèles, comme la Picardie [1135]?
Ce plan, d'ailleurs, était-on aussi sûr de sa réussite qu'on le prétendait [1136]? La garde nationale s'y fût-elle prêtée? Un exemple tout récent permettait d'en douter. Dans la nuit du mercredi 11 au jeudi 12 juillet, le bruit s'était répandu, dans la garde de service au Château, que la Reine était partie. Le commandant ne put calmer ses hommes qu'en éveillant le Roi à deux heures du matin et en le priant de lui faire voir la Reine. Étaient-ce là des dispositions favorables, soit à une évasion, soit à un départ public? Montmorin, qui transmettait ces détails à son ami la Marck, en arrivait à ce douloureux dilemme: «Depuis que le Roi a licencié sa garde, je crois impossible qu'il sorte de Paris, et très dangereux qu'il y reste.» Et il concluait ainsi: «Le Roi, et surtout la Reine, se sont refusés absolument à toute proposition de sortir de Paris, et, quelque danger que je voie au séjour qu'ils y font, je crois qu'ils ont bien fait [1137].»
Malgré ces sombres pronostics, la Fédération se passa tranquillement; mais les alarmes furent vives. Le Roi était, avec toute sa famille, à l'École militaire, attendant le cortège qui était allé poser la première pierre d'une colonne sur l'emplacement de la Bastille. Quand le cortège parut et défila sous le balcon où se tenait la famille royale, des cris formidables de Vive Pétion! éclatèrent de toutes parts; quelques rares cris de Vive le Roi! y répondirent. Louis XVI descendit et se rendit à pied, du pavillon de l'École militaire, à l'autel dressé à l'extrémité du Champ-de-Mars. Sa tête poudrée ressortait au milieu des cheveux noirs des députés et ses vêtements brodés d'or tranchaient sur le costume sombre des gens du peuple qui l'entouraient. «Quand il monta les degrés de l'autel, on crut voir la victime sainte s'offrant volontairement au sacrifice [1138].» La Reine ne l'avait pas perdu de vue pendant ce long et douloureux trajet, au milieu de ces hommes qui, dit un témoin oculaire, «avaient plus l'air d'être réunis pour une émeute que pour une fête [1139].» Un instant, elle l'avait vu disparaître dans la foule [1140]; elle avait poussé un cri; mais ce n'était qu'une fausse alerte; peu après, le Roi reprit sa place près de sa famille. «L'expression du visage de la Reine, dit Mme de Staël, ne s'effacera jamais de mon souvenir; ses yeux étaient abîmés de pleurs; la splendeur de sa toilette, la dignité de son maintien contrastaient avec le cortège dont elle était entourée; quelques gardes nationaux la séparaient seuls de la populace [1141].» Quand le Roi revint à l'École militaire, elle descendit à sa rencontre; le prince la serra dans ses bras avec une affectueuse émotion, et ses enfants l'embrassèrent en pleurant [1142].
La cérémonie terminée, la famille royale remonta en voiture et retourna aux Tuileries. Heureux de la voir vivante, après les inquiétudes qu'avait excitées cette journée, les grenadiers qui entouraient le carrosse ne cessaient de crier: Vive le Roi! Vive la Reine! «Ils étaient tout cœur et tout âme, écrit Mme Élisabeth; cela faisait du bien [1143].» Mais qu'étaient ces cris isolés à côté des acclamations immenses qui avaient accueilli le maire de Paris, le vrai triomphateur du jour, ce fat et misérable Pétion, qui avait abandonné la royauté au 20 juin, qui devait la livrer au 10 août?
L'agitation continuait dans Paris. Le bruit courait plus que jamais que l'Assemblée voulait enlever la famille royale, et l'emmener dans le Midi [1144]; pour faciliter l'exécution de ce projet et isoler le Roi de plus en plus, on faisait partir pour le camp de Soissons les trois régiments de ligne qui restaient dans la capitale et deux bataillons de Suisses [1145]. Au Château, on n'avait plus un instant de tranquillité. Les rumeurs les plus absurdes prenaient créance, dès qu'elles étaient hostiles à la famille royale, et donnaient lieu à des mouvements populaires. Le 20 juillet, les fédérés avaient passé la nuit en orgies sur la place de la Bastille; quelques meneurs vinrent leur raconter que la Cour avait fait assassiner les députés patriotes et conservait dix-huit mille fusils au Château. Aussitôt ils prennent les armes «pour exterminer les traîtres». A cinq heures du matin le rappel est battu; quatre mille gardes nationaux se portent aux Tuileries. Pour cette fois, du moins, le danger fut conjuré: Pétion lui-même calma l'effervescence. Mais cette journée néanmoins exerça une influence néfaste sur l'avenir; pendant que la famille royale était réunie avec les ministres dans le cabinet du Roi, attendant l'insurrection et délibérant sur la conduite à tenir, on avait décidé que si les factieux approchaient, le prince et sa famille, n'ayant pas de moyens de se défendre, se retireraient à l'Assemblée: résolution fatale qui ne fut que trop mise à exécution le 10 août [1146].
Quelques jours après, dans la nuit du 24 au 25 juillet, Mme Campan fut avertie que les faubourgs s'apprêtaient à marcher sur les Tuileries; on avait résolu, disait-on, d'enlever le Roi et de l'enfermer à Vincennes. Déjà le tocsin sonnait à Saint-Roch; Mme Campan courut à l'appartement de la Reine; brisée de fatigue, après tant d'insomnies, la malheureuse femme dormait. Le Roi, qui survint, ne voulut pas qu'on la réveillât; on venait d'apprendre d'ailleurs que le mouvement annoncé avait avorté; Pétion, ne se trouvant pas suffisamment prêt, s'y était opposé. Mais la Reine, quand elle s'éveilla, reprocha vivement à sa première femme de chambre d'avoir respecté son sommeil, et comme Mme Campan lui représentait qu'elle avait besoin de réparer ses forces abattues: «Elles ne le sont pas, dit-elle; le malheur en donne de grandes. Élisabeth était auprès du Roi, et je dormais, moi qui voudrais périr à ses côtés! Je suis sa femme et je ne veux pas qu'il courre le moindre péril sans moi [1147].»
C'est à ce rôle passif qu'elle était réduite. Si elle n'avait écouté que son courage, elle ne se fût pas si facilement résignée; elle se fût souvenue du mot de Mirabeau, de ce que pouvaient une femme et un enfant à cheval. Périr pour périr, elle eût mieux aimé succomber les armes à la main que d'attendre patiemment la mort par le poignard ou l'échafaud. Mais elle était paralysée par l'inertie de son mari: «Le Roi, disait-elle, a peur de commander et craint plus que toute autre chose de parler aux hommes réunis. Quelques paroles bien accentuées, adressées aux Parisiens, centupleraient les forces de notre parti; il ne les dira pas.... Pour moi, je pourrais bien agir et monter à cheval, s'il le fallait; mais si j'agissais, ce serait donner des armes aux ennemis du Roi. Le cri contre l'Autrichienne, contre la domination d'une femme, serait général en France, et d'ailleurs j'anéantirais le Roi en me montrant. Une Reine qui n'est pas régente doit, dans ces circonstances, rester dans l'inaction et se préparer à mourir [1148].»
Un jour que l'abbé de Montesquiou lui avait soumis un plan qui demandait beaucoup de conduite et de fermeté: «C'est inutile, répondit-elle tristement, la conduite que vous me proposez ne peut pas se conseiller; celui qui n'a pas en lui le caractère nécessaire pour l'imaginer ne saurait en suivre le conseil [1149].»
Ainsi réduite à l'inaction en France, la Reine n'espérait plus guère que de l'étranger. Sa correspondance avec Fersen se multipliait: Fersen, que son père avait voulu rappeler en Suède après l'assassinat de Gustave III, et qui avait noblement refusé, dût-il être réduit à la misère, d'abandonner ses augustes clients [1150]. Elle avait recours aux procédés les plus ingénieux pour dissimuler ces relations. Les lettres étaient presque toujours écrites en chiffres, ou du moins dans un style de convention; elles étaient envoyées, tantôt par des gens sûrs, tantôt, et surtout à l'époque où nous sommes, dans des boîtes de biscottes, dans des paquets de thé ou de chocolat, dans la doublure d'un chapeau ou d'un vêtement, sous forme d'annonce dans un journal [1151]. Les billets succédaient aux billets avec une rapidité et une fréquence extraordinaires; chaque semaine, il y en avait au moins deux, soit de Marie-Antoinette, soit du fidèle Goguelat. A la fin de juillet, ce ne sont plus guère que des cris d'alarme, des appels désespérés. La Reine écrit le 24 juillet:
«Dans le courant de la semaine, l'Assemblée doit décréter sa translation à Blois et la suspension du Roi. Chaque jour produit une scène nouvelle, mais tend toujours à la destruction du Roi et de sa famille; des pétitionnaires ont dit, à la barre de l'Assemblée, que, si on ne le destituait pas, ils le massacreraient. Ils ont eu les honneurs de la séance. Dites donc à M. de Mercy que les jours du Roi et de la Reine sont dans le plus grand danger, qu'un délai d'un jour peut produire des malheurs incalculables, qu'il faut envoyer le manifeste sur-le-champ, qu'on l'attend avec une extrême impatience, que nécessairement il ralliera beaucoup de monde autour du Roi et le mettra en sûreté; qu'autrement personne ne peut en répondre pendant vingt-quatre heures: la troupe des assassins grossit sans cesse [1152].»
Huit jours après, nouvel appel plus pressant encore. Le 28 juillet, d'Éprémesnil avait été à moitié assommé sur la terrasse des Feuillants [1153]. Le 29, les Marseillais avaient fait leur entrée à Paris. Ramassis de brigands et de gens sans aveu, tourbe cosmopolite, échappée des bagnes de Gênes, d'Espagne et de Toulon [1154], ils apportaient à la populace parisienne un appoint puissant, moins par le nombre,—ils n'étaient guère que six cents,—que par leur audace et leur expérience en fait d'émeutes et de crimes. C'était pour les attendre que Pétion avait ajourné l'émeute du 27 juillet. Le lendemain même de leur arrivée, le 30, ils rencontrent aux Champs-Élysées des grenadiers du bataillon des Filles-Saint-Thomas, qui faisaient un repas de corps chez le restaurateur Dubertier, leur cherchent querelle sans motif, en massacrent un, en blessent une quinzaine, et les autres n'échappent au même sort qu'en se réfugiant dans le jardin des Tuileries, et de là au Château, où on leur prodigue des secours. Vainement les camarades des victimes viennent-ils demander justice à l'Assemblée; la gauche les accueille par des murmures, les tribunes par des vociférations. Ce sont eux qu'on transforme en coupables, et l'on dénonce à la vengeance populaire la Reine et les dames qui ont donné leurs soins aux assassins des braves fédérés.
Le 1er août, Marie-Antoinette faisait écrire par Goguelat à Fersen cette lettre désespérée, la dernière qu'ait reçue d'elle son chevaleresque correspondant; l'angoisse l'y rendait même parfois injuste pour les fidèles grenadiers des Filles-Saint-Thomas.
«La vie du Roi est évidemment menacée depuis longtemps, ainsi que celle de la Reine. L'arrivée d'environ six cents Marseillais et d'une quantité d'autres députés de tous les clubs des Jacobins augmente bien nos inquiétudes, malheureusement trop fondées. On prend des précautions de toute espèce pour la sûreté de Leurs Majestés; mais les assassins rôdent continuellement autour du Château; on excite le peuple; dans une partie de la garde nationale, il y a mauvaise volonté, et dans l'autre, faiblesse et lâcheté. La résistance qu'on peut opposer aux entreprises des scélérats n'est que dans quelques personnes décidées à faire un rempart de leurs corps à la famille royale, et dans le régiment des gardes-suisses. L'affaire qui a eu lieu le 30, à la suite d'un dîner aux Champs-Élysées, entre 180 grenadiers [1155] d'élite de la garde nationale et des fédérés marseillais, a démontré clairement la lâcheté de la garde nationale et le peu de fond qu'il faut faire sur cette troupe, qui ne peut en imposer que par sa masse. Les 180 grenadiers ont pris la fuite; il y en a eu deux ou trois de tués et une vingtaine de blessés. Les Marseillais font la police du Palais-Royal et du jardin des Tuileries, que l'Assemblée nationale a fait ouvrir..... Pour le moment, il faut songer à éviter les poignards et à déjouer les conspirateurs qui fourmillent autour du trône prêt à disparaître. Depuis longtemps, les factieux ne prennent plus la peine de cacher le projet d'anéantir la famille royale. Dans les deux dernières assemblées nocturnes, on ne différait que sur le moyen à employer. Vous avez pu juger par ma précédente lettre combien il est intéressant de gagner vingt-quatre heures; je ne ferai que vous le rappeler aujourd'hui, en ajoutant que, si l'on n'arrive pas, il n'y a que la Providence qui puisse sauver le Roi et sa famille [1156].»
A cette date du 1er août, les armées coalisées étaient en marche. Le duc de Brunswick s'était mis en mouvement le 28 juillet [1157]; il comptait être, au bout de huit ou dix jours, à la frontière [1158], y laisser des corps suffisants pour masquer les places et empêcher leurs garnisons de s'opposer à ses opérations, et se porter lui-même directement sur Paris [1159]. Au moment d'entrer en campagne, le 25, cédant aux vives instances des émigrés, il avait lancé, de Coblentz, un manifeste menaçant. Après avoir exposé les réclamations de l'Empereur et du roi de Prusse pour les princes allemands possessionnés en Alsace et leur intérêt à voir cesser l'anarchie en France, sans vouloir s'enrichir par des conquêtes, ni prétendre «s'immiscer dans le gouvernement de la France», il invitait la partie saine de la nation à rentrer dans les voies de la justice, et s'engageait à protéger ceux qui se soumettraient au Roi. Mais il menaçait d'une punition exemplaire tous ceux qui se défendraient contre ses armes, déclarant que, si la moindre insulte, la moindre violence était faite au Roi ou à la Reine, la ville de Paris serait livrée à une exécution militaire et à une subversion totale.
Par quelle déplorable habileté Fersen réussit-il à substituer ce manifeste, dû à la plume d'un émigré, M. de Limon [1160], au texte, modéré et sage, proposé par l'agent accrédité du Roi et de la Reine, Mallet du Pan, et primitivement adopté par les Puissances? Par quel aveuglement surtout, lui qui connaissait la France, qui venait de la traverser tout récemment encore, et qui écrivait «qu'on ne peut compter sur les gardes nationaux, ni sur les gens de bien de Paris, qui craignent de se mettre en avant de peur de recevoir une égratignure, tandis que les scélérats agissent [1161]», ajoutant: «Mon inquiétude pour vous est extrême; je n'ai pas un seul moment de tranquillité [1162]»; par quel aveuglement put-il croire que cette déclaration hautaine et provocante relèverait le courage des amis de la royauté et terrifierait ses adversaires? Comment ne vit-il pas qu'édicter ainsi les derniers supplices contre tous les partisans de la Révolution, c'était en grossir le nombre, les réduire au désespoir, et que les premières victimes de ce désespoir seraient précisément les malheureux souverains qu'on avait la prétention de sauver? Lui-même cependant avait écrit à son ami Taube, en lui envoyant le manifeste: «Voici un moment critique pour eux, Dieu les conserve [1163]!» Et à sa demande, le baron de Breteuil avait envoyé l'évêque de Pamiers à Londres pour obtenir de Pitt une intervention de l'Angleterre en faveur des malheureux otages que d'imprudentes menaces allaient livrer à toutes les colères [1164].
Mais on se faisait, de l'autre côté du Rhin, même parmi les plus sages, d'étranges illusions. Les émigrés avaient si souvent répété que la guerre ne serait qu'une promenade militaire à travers la France, que le duc de Brunswick s'imaginait ne pas rencontrer de résistance [1165], et que Mercy lui-même, si peu disposé, par son âge et son expérience, aux espérances exagérées, écrivait, le 9 juillet, à Marie-Antoinette: «En un mois, on sera sauvé [1166].» On indiquait déjà les étapes de la marche des coalisés: on devait être tel jour à Verdun, tel autre à Châlons [1167]. La Reine elle-même, momentanément rassurée par la parole de Mercy, confiait à Mme Campan, pendant une de ses nuits d'insomnie, que, dans un mois, «elle ne verrait plus cette lune sans être dégagée de ses chaînes [1168].» Et le baron de Breteuil formait déjà le cabinet qui devait prendre la direction des affaires, à la rentrée à Paris [1169].
Quoi qu'il en soit, le résultat de ce manifeste ne fut pas celui qu'en attendaient ses auteurs: «Il ne rallia personne, parce qu'il ne présentait aucun point de ralliement; n'effraya personne, parce qu'il annonçait des prétentions extravagantes, et enfin n'obtint rien, parce qu'il demandait l'impossible. Une partie de la France resta muette à cet appel; l'autre y répondit par des cris de fureur et de vengeance [1170].»
A ce moment suprême, pourtant, les Girondins ne voulaient pas encore la république; ils sentaient qu'ils n'auraient point pour eux l'appui de l'armée, même de l'armée du Midi, sur laquelle ils comptaient le plus [1171]. Il y eut un moment d'hésitation dans la marche des ennemis de la royauté. La garde nationale voulait conserver le Roi, comme une sauvegarde contre les représailles des coalisés, et certains chefs de la Révolution s'étaient déjà ménagé les moyens de fuir en Amérique [1172]. Le plan qui souriait le plus à Brissot et à ses amis, c'était de proclamer la déchéance de Louis XVI et de mettre le Dauphin sur le trône, avec Condorcet comme gouverneur et Pétion comme régent. Mais déjà les Girondins étaient débordés et, pour ne pas être laissés de côté, ils étaient obligés de se mettre à la remorque des Jacobins.
Le 3 août, Pétion se présente à la barre de l'Assemblée et, au nom de 46 sections de Paris sur 48, demande la déchéance. L'Assemblée, sans discussion, renvoie une pétition à une commission extraordinaire pour faire son rapport le 9 août [1173]. En attendant, tout se prépare pour le dernier assaut qui doit être livré à la royauté. Le Comité insurrectionnel siège en permanence au cabaret du Cadran-bleu. La section Mauconseil, sans attendre la décision de l'Assemblée, vote la déchéance; la section du Théâtre-Français, sous la présidence de Danton, se déclare en état d'insurrection [1174]. Les Marseillais, quittant leurs casernes trop éloignées, se transportent au centre de la capitale, dans les sections Poissonnière et du Théâtre-Français [1175], où on les incorpore dans les bataillons révolutionnaires [1176]; on leur donne à profusion du vin et de l'argent [1177]. Westermann est désigné pour prendre le commandement des bandes, à la place de Santerre, dont l'incapacité est trop manifeste, et Panis et Sergent font distribuer aux fédérés les cartouches qu'ils refusent aux gardes nationaux. On fait venir de tous côtés des recrues sur lesquelles on peut compter. Jourdan et les massacreurs de la Glacière sont à Paris [1178]. «Jourdan et ses compagnons sont réunis à Santerre, mandait Malouet à Mallet du Pan; les promenades dans les rues, les hurlements sont horribles. Les affiches, les placards ont la même couleur de sang. Jamais cette ville de boue n'a été aussi infecte, aussi pestilentielle [1179].»
En même temps, on éloigne de la capitale les derniers défenseurs de la royauté. Dès la fin de juillet, un officier suisse écrivait: «Ils sont parvenus à faire sortir de Paris toute la force armée. Voilà les cinq régiments de ligne et les deux tiers des régiments des gardes-suisses, que l'on craignait, hors d'état de nuire aux factieux. Bientôt nous allons voir commencer la tragédie [1180].» Les troupes de ligne, en effet, dont l'Assemblée redoutait le bon esprit, avaient été envoyées à l'armée [1181]; trois cents Suisses avaient été dirigés sur la Normandie, sous prétexte de protéger la circulation des grains et l'on avait enlevé à ceux qui restaient à Paris leurs douze canons [1182].
Pour achever de désorganiser la résistance, la municipalité arrête que la garde de service au Château sera chaque jour composée de citoyens de toutes les sections. Tout est prêt pour se porter en armes aux Tuileries et y déposer le Roi. Le jour seul est encore incertain. Successivement fixé au 4, puis au 6, il est enfin arrêté pour le 9 au soir, lorsque l'Assemblée aura délibéré sur la pétition des sections de Paris; ce jour-là, si, à onze heures, justice n'est pas rendue au peuple par le Corps législatif, «à minuit le tocsin sonnera, la générale sera battue et tout se lèvera à la fois [1183]». En attendant, la terreur règne dans la capitale; les députés qui osent encore, nous ne dirons pas se montrer favorables au Roi, mais simplement ne pas exécuter servilement les volontés des clubs, sont insultés et maltraités [1184]. On répand les bruits les plus lugubres. On annonce qu'on promènera la Reine dans une cage de fer avant de la conduire à la Force, qu'on enfermera le Roi à l'Hôtel-de-Ville, puis au Temple [1185]. Dès le 2 août, on vend dans les rues un imprimé qui n'est que le programme de la journée qu'on prédit, et le médecin Brunier peut le remettre à Mme de Tourzel [1186]. Une agitation effrayante régnait dans le peuple, et une femme, très liée avec les révolutionnaires, écrivait cette phrase sinistre: «Il pleuvra du sang; je n'exagère point [1187].»
A ces menaces directes et publiques, qu'avait à opposer la royauté? Rien que des promesses vagues, des espérances fragiles, et, hélas! des illusions obstinées: la marche lointaine encore du duc de Brunswick, l'argent donné aux chefs des factieux, Pétion, Danton [1188], Santerre, pour empêcher l'insurrection et qui ne sert qu'à la payer; et, au Château, neuf cents Suisses, quelques rares gardes nationaux fidèles, et une centaine de gentilshommes. Qu'était-ce contre les bandes dirigées par Barbaroux et Westermann?
Vainement les fidèles de la dernière heure, les Malouet, les Malesherbes, les Morris, les Lally-Tolendal, présentèrent-ils, le 7 août, un suprême projet d'évasion. Vainement offrirent-ils de conduire la famille royale à Pontoise ou à Compiègne [1189], sous la protection des grenadiers d'Aclocque et des Suisses de Courbevoie, en partant en plein jour, à huit heures du matin, du Pont-Tournant, et en avertissant le président de l'Assemblée qu'on allait à Compiègne, en vertu de la Constitution [1190]. Le Roi refusa, et Mme Élisabeth se contenta de répondre que l'insurrection annoncée n'aurait pas lieu, qu'on en avait pour garant la parole de Pétion et de Santerre, qui, moyennant sept cent cinquante mille livres, s'étaient engagés à ramener les Marseillais dans le parti de Sa Majesté [1191].
Malgré cette confiance apparente et étrange, l'alarme régnait en permanence au Château. Si l'on avait pu croire, pendant quelque temps, comme le disait Morris, que les gardes nationaux et les Parisiens voudraient conserver Louis XVI «comme la protection la plus efficace contre le pillage et les insultes des ennemis [1192]», depuis le 20 juin on ne pouvait plus guère avoir cette confiance: on ne cherchait qu'à gagner du temps; mais on était gardé à vue. Pour prévenir une fuite, dont le bruit s'était encore une fois répandu, les fédérés faisaient chaque jour et chaque nuit des patrouilles autour des Tuileries [1193]. Les hommes à pique, avant d'aller, le bonnet rouge sur la tête, faire à l'Assemblée des motions incendiaires, défilaient près du Château, en chantant d'injurieux couplets; «on eût dit qu'ils venaient reconnaître les lieux, avant de l'attaquer [1194].» On insultait la Reine jusque sous les fenêtres de ses petits cabinets qui donnaient sur la cour, et Mme de Tourzel, dont les appartements étaient au rez-de-chaussée, n'osait plus y conduire le Dauphin [1195]. Un Marseillais, le sabre au poing, criait aux Suisses en faction à la porte du Carrousel: «Misérables, c'est la dernière garde que vous montez; nous allons vous exterminer tous [1196].»
Chaque jour, chaque nuit, ce sont des alertes nouvelles [1197]. Le Roi brûle ses correspondances [1198]; la Reine ne se couche qu'une fois sur deux [1199], et elle en est réduite, nous l'avons vu, à avoir un petit chien dans sa chambre pour l'avertir en cas de danger [1200]. Toute la nuit du 4 au 5 août, l'on s'attend à être égorgé [1201]. Louis XVI est debout: «Ah! qu'ils viennent!» dit le malheureux prince, résigné à son sort; «dès longtemps je suis préparé; mais,» ajoute-t-il avec une sollicitude touchante, «qu'on n'éveille pas la Reine [1202].»
Le dimanche 5 août, la famille royale allait à la chapelle des Tuileries entendre la messe pour la dernière fois. Pendant qu'elle traversait la galerie pour s'y rendre, un certain nombre de gardes nationaux la saluèrent des cris de Vive le Roi! Mais aussitôt les autres répondirent par de formidables huées: «Pas de Roi! A bas le Veto!» Et le soir, aux vêpres, les musiciens, chantant le Magnificat, se donnèrent le mot pour «tripler le son de leurs voix d'une manière effrayante», en psalmodiant: Deposuit potentes de sede [1203]!
C'était le dernier outrage. Cinq jours après, la sinistre prédiction des musiciens de la chapelle allait être accomplie.