Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)
Négociations de la Reine avec les Puissances.—Projets de l'Empereur.—Projets du roi de Suède.—Projets des émigrés.—Accroissement du nombre et de l'importance de ces derniers.—Leurs dissentiments avec la Cour et avec le baron de Breteuil, agent officiel de la Cour.—Lettre du 30 juillet, écrite par Marie-Antoinette à Léopold, sous l'influence des Constitutionnels.—Missions du chevalier de Coigny et de l'abbé Louis.—La Reine dément par ses lettres secrètes ses lettres officielles.—Pourquoi elle se méfie des Constitutionnels.
De tous les princes étrangers, c'était vers l'Empereur qu'étaient le plus naturellement tournés les regards de la Reine et de ses nouveaux alliés, les Constitutionnels. Nous avons dit plus haut quel genre de secours Marie-Antoinette attendait de son frère: des mouvements de troupes sur la frontière pour expliquer les agissements de M. de Bouillé, la concentration de dix mille hommes environ à Luxembourg; puis, au premier moment, si cela était nécessaire, l'appui passager de ce corps. Le 20 juin, Léopold n'était pas en Allemagne, mais en Italie, à Padoue; il avait cru d'abord au succès de l'évasion. On lui avait bien dit que la famille royale avait été arrêtée dans sa fuite; mais on avait ajouté que M. de Bouillé, étant survenu à la tête de son armée, avait délivré les prisonniers et conduit le Roi à Metz, sous la protection de ses troupes, tandis que la Reine avait gagné Luxembourg [730]. Le 5 juillet, l'Empereur écrivait à sa sœur:
«Si je n'avais consulté que mon cœur, je serais parti d'ici tout de suite, pour venir vous rejoindre et embrasser; mais les circonstances m'en ont empêché. J'envie bien le sort de ma sœur Marie, qui aura cette satisfaction; je la charge, ainsi que le comte de Mercy, d'arranger tout ce qui pourra vous être agréable en ce moment. Je me flatte que vous serez convaincue qu'étant chez moi vous êtes comme chez vous, et que vous ne ferez pas le moindre compliment avec un frère qui vous est aussi tendrement et sincèrement attaché que moi.»
«Quant à vos affaires, je ne puis que vous répéter, ainsi que je l'ai fait au Roi, que tout ce qui est à moi est à vous, argent, troupes, enfin tout. Ma sœur et le comte de Mercy ont tous les ordres nécessaires pour faire quelconque manifeste, déclaration, mouvement ou marche de troupes que vous pourrez ordonner; trop heureux, si je puis vous être bon à quelque chose [731].»
Et à cette même date, il mandait à sa sœur, Marie-Christine, gouvernante des Pays-Bas:
«En ce moment, le Roi est libre; le Roi a protesté contre tout ce qui a été fait. Je ne connais donc plus que le Roi; je suis son parent, ami et allié, et veux le secourir et seconder de toutes mes forces et pouvoir [732].»
Malheureusement, le jour même, il apprenait par l'électeur de Trèves l'arrestation définitive de la famille royale; il en fut très ému et dès le lendemain, déployant, disait Vaudreuil, «toute la tendresse d'un frère, la grandeur d'âme d'un vrai monarque et la décision des grands hommes dans les grandes circonstances [733]», il adressa une circulaire aux principales Puissances:—Espagne, Russie, Angleterre, Prusse, Sardaigne, Naples [734],—pour organiser une intervention commune en faveur dos prisonniers. Il fallait, disait-il, rédiger un manifeste énergique, qui pût imposer aux révolutionnaires français. On y revendiquerait hautement, au nom du droit public européen, la liberté du Roi de France, «tout en laissant les voies ouvertes à une résipiscence honnête et à l'établissement pacifique d'un état de choses, en France, qui sauve du moins la dignité de la couronne et les considérations essentielles de la tranquillité générale [735].» On s'engagerait à ne reconnaître comme lois constitutionnelles, légalement établies en France, que celles qui seraient «munies du consentement volontaire du souverain [736]». Le manifeste des Puissances serait soutenu par des «moyens suffisamment respectables» et l'on ne reculerait pas devant les mesures les plus rigoureuses. «Je me flatte de les prévenir,—les révolutionnaires,—écrivait Léopold à Marie-Christine; mais si je n'y réussis point, je les vengerai exemplairement [737].»
Plus ardent que l'Empereur, le roi de Suède, souverain militaire et aspirant à jouer un rôle militaire dans la coalition, avait, dès le 27 juin, rompu avec l'Assemblée [738]; le 30, il avait fait assurer Louis XVI et Marie-Antoinette de ses sympathies et de son concours [739]. Il négociait, en même temps, et cherchait, comme Léopold, mais avec plus de vivacité et moins de prudence, à réunir toutes les Puissances dans une ligue dont il aurait été le bras armé [740]. Redoutant la froideur et les idées temporisatrices de l'Empereur, il s'adressait, dès le 9 juillet, à Catherine II; quelques jours après, le 16 juillet, au roi d'Espagne, pour leur exposer son plan et solliciter leur concours. Suivant lui, les troupes impériales, fortes de trente-cinq mille hommes, devaient entrer en France par la Flandre, tandis que douze mille Suisses envahiraient la Franche-Comté, quinze mille Sardes le Dauphiné; les princes de l'Empire, l'Alsace et le Brisgau, et que vingt mille Espagnols franchiraient les Pyrénées. On espérait avoir le concours du Hanovre et de la Prusse, et la neutralité de l'Angleterre.
«Dès que les Princes émigrés se trouveront sur la terre française, disait Gustave, ils assembleront autour d'eux les pairs, grands officiers de la couronne, archevêques, évêques, magistrats du Parlement, et là, après avoir fait déclarer la régence, Monsieur donnera une assurance de conserver les anciennes lois du royaume et les droits des différents Ordres et réintégrer le Parlement. Il n'est pas douteux que la terreur et la confusion, la dissension et le désordre, joints aux lenteurs et au peu de secret qu'il est impossible de conserver dans les délibérations d'un corps, ne favorisent l'attaque des princes, et il est à croire que les succès suivent leur entreprise [741].»
Lui-même se mettrait à la tête de seize mille Suédois, auxquels l'Impératrice était suppliée de joindre six, sept ou huit mille Russes. Ces troupes, transportées par les flottes réunies de Russie et de Suède, débarqueraient à Ostende et se porteraient sur Liège pour former, avec les Hessois et les Palatins, «le centre de cette ligne, dont la droite serait vers Dunkerque et la gauche vers Strasbourg»; ou, suivant un plan ultérieur, s'embarqueraient à Ostende et iraient débarquer en Normandie pour marcher sur Paris.
Le Nord aurait ainsi, dans cette grande entreprise, une influence prépondérante, et au besoin il serait là pour s'opposer aux convoitises des autres Puissances, qui pourraient être tentées de profiter des malheurs de la France pour la démembrer. Gustave ajoutait que les secours pécuniaires de la Russie ne seraient point inutiles pour mettre en mouvement l'armée suédoise. Catherine était «bien assez riche pour payer sa gloire et celle de ses alliés».
En même temps, l'impétueux souverain engageait Monsieur à se proclamer régent et à créer autour de lui un gouvernement qui serait le vrai gouvernement de la France, le Roi devant être considéré comme prisonnier de ses sujets rebelles. «Ce nom de régent, disait-il, sauvera Monsieur et tous les Français attachés à leur devoir, de l'imputation de révolte, dont l'Assemblée ne manquera pas de vouloir les entacher. Ce ne sera pas des Français qui combattront contre la France, mais des sujet fidèles qui attaqueront des révoltés pour délivrer leur souverain opprimé [742].»
Cette impatience du roi de Suède s'accordait bien avec celle des émigrés, dont le parti, depuis le 21 juin, s'était considérablement accru en importance et en nombre. L'échec de la tentative de fuite, combinée par le Roi et la Reine en dehors des princes et de leurs amis, semblait assurer à ceux-ci une prédominance incontestée. Entouré d'espions et manifestement captif dans son propre palais, quelle pouvait être désormais l'autorité de Louis XVI? Partant, quelle pouvait être, dans les conseils de l'émigration, celle de son agent, le baron de Breteuil, l'un des auteurs du plan qui avait si misérablement échoué? N'était-ce pas à ceux qu'on avait systématiquement tenus dans l'ignorance des projets dont on venait de voir la triste issue, n'était-ce pas au comte d'Artois et à Calonne à prendre dorénavant la direction des affaires? Leurs partisans augmentaient chaque jour. Une foule de gentilshommes, qui n'étaient demeurés en France que pour se mettre à la disposition du Roi, dans le cas où il eût voulu tenter quelque entreprise, jugèrent que tout effort était rendu inutile par la situation nouvelle que venait de créer à la famille royale sa déplorable aventure. Il leur en coûtait beaucoup sans doute, comme l'écrivait l'un d'eux, de «laisser le Roi derrière eux»; mais «aucun point de ralliement n'étant plus possible en France, celui que les princes présentaient à Coblentz était le seul que l'honneur et le devoir semblaient leur indiquer [743]». Quel moyen restait-il au Roi de s'opposer aux tyranniques résolutions de l'Assemblée et des clubs? Si, avant Varennes, il n'avait pu épargner à ses fidèles serviteurs les humiliations du 28 février, après Varennes, que pouvait-il faire? La seule manière de lui venir en aide n'était-elle pas d'aller là où l'on pouvait organiser la résistance? M. de Bouillé l'avait bien compris ainsi, puisqu'il s'était réfugié à Luxembourg avec tout son état-major, et M. de Bouillé n'était point un cerveau brûlé, un contre-révolutionnaire intransigeant; c'était un esprit sage, patriotique, partisan, dans une assez large mesure, des réformes réclamées par l'opinion. A peine sorti de France, après avoir écrit à l'Assemblée une lettre menaçante où il revendiquait pour lui seul toute la responsabilité de la fuite du Roi, et jurait de tirer vengeance de son arrestation, l'ancien commandant de l'armée de Metz avait adressé aux officiers fidèles un chaleureux appel, et beaucoup avaient répondu à cet appel, apportant aux émigrés leur dévouement, leur épée, leur drapeau, parfois aussi leur caisse: des régiments entiers, comme les hussards de Berchiny, le régiment de Berwick, la plus grande partie du Royal-Allemand, avaient fait comme leurs officiers. C'étaient de puissants renforts pour ce noyau d'armée, qui se formait sous les ordres du maréchal de Broglie et du prince de Condé.
Enfin, la journée du 21 juin avait donné à l'émigration ce qui lui avait manqué jusque-là, un chef incontesté. Monsieur, comte de Provence, avait réussi là où l'infortuné Louis XVI avait échoué; il ne s'était point entouré du luxe de relais et de détachements qui partout avait éveillé l'attention sur le passage du Roi, et était parvenu ainsi à gagner sans encombre Mons et Bruxelles [744]. L'autorité du comte d'Artois, le dernier né de la famille royale, pouvait être discutée; celle de Monsieur, le premier prince du sang, le régent de France, en cas de minorité ou de prison du souverain, ne pouvait pas l'être, et, s'il consentait à ne pas afficher un titre que l'évidente captivité du Roi semblait lui donner et que Gustave III le pressait de revendiquer [745], du moins était-ce à lui à prendre résolûment la direction des affaires. A vrai dire, il y avait là pour l'émigration, enfin appelée à jouer un rôle, une singulière bonne fortune. Esprit fin et cultivé, instruit et disert, le comte de Provence, s'il n'avait pas les séductions et le brillant du comte d'Artois, n'avait pas non plus sa légèreté et son imprévoyance; on le considérait même comme un habile politique. Malheureusement, il n'avait point encore acquis la maturité et la sagesse qui, vingt-cinq ans plus tard, firent de son règne un des règnes les plus réparateurs de la France. Quoique passant pour libéral et en affectant les dehors, il partageait sur bien des points et devait partager longtemps encore les préjugés et les illusions des émigrés. Il partageait surtout l'hostilité de quelques-uns d'entre eux, et particulièrement de Calonne, contre la Reine dont la maternité tardive avait fait évanouir ses rêves de grandeur. La Reine le lui rendait bien; elle avait fait plus d'une fois assaut avec lui d'épigrammes et de mots aigres-doux. Le malheur n'avait pu faire cesser cette rivalité sourde, et Marie-Antoinette conservait contre son beau-frère, plus heureux qu'elle dans sa fuite, une méfiance qui se traduisait dans la lettre suivante à Mme de Lamballe:
«Soyez sûre qu'il y a dans ce cœur-là plus d'ambition personnelle que d'affection pour son frère et certainement pour moi. Sa douleur a été toute sa vie de n'être pas né le maître et cette fureur de se mettre à la place de tout n'a fait que croître depuis nos malheurs, qui lui donnent l'occasion de se mettre en avant [746].»
Toutefois, au début, il semble que Monsieur, tout en se réservant le premier rang, ait volontiers abandonné le premier rôle au comte d'Artois, son cadet par l'âge, son aîné en émigration, et qui, par là même, connaissait mieux les ressources et les aspirations des émigrés, qui d'ailleurs avait été déjà mêlé à toutes les négociations avec les Puissances. Le comte d'Artois, ardent, léger et fougueux, «parlant toujours, n'écoutant jamais, étant sûr de tout [747],» ne se laissait arrêter par rien et voulait une action immédiate: pas de négociations avec les membres de l'Assemblée; la force seule: tout au plus pouvait-on chercher à travailler Paris avec de l'argent et garantir à Lafayette et à ses compagnons sûreté et oubli du passé [748]. Plus prudent que son frère, mais alors «entièrement subjugué par lui», dit Fersen [749], Monsieur se prêtait à ces combinaisons et acceptait presque la direction de l'homme du comte d'Artois, le fatal Calonne. On organisait les émigrés de Belgique sous six chefs: MM. de Frondeville, de Robin, de Jaucourt, le marquis de la Queuille, les ducs d'Uzès et de Villequier. A Coblentz, on formait un véritable gouvernement; on instituait un Conseil d'État composé du prince de Condé, de M. de Vaudreuil, de l'évêque d'Arras, «prélat plus politique que religieux [750],» chancelier, et de Calonne, premier ministre. Quant à Breteuil, l'homme de la Reine, il était laissé de côté [751]. En même temps, on envoyait le baron de Roll à Berlin, le baron de Flachslanden à Vienne, le baron de Bombelles [752] à Saint-Pétersbourg, et Calonne lui-même à Londres [753].
C'était cette double action des Princes et de Gustave III d'une part, de l'Empereur de l'autre, que les chefs du parti constitutionnel voulaient s'efforcer de neutraliser. Déjà ils avaient essayé, mais sans succès, d'entrer, par l'intermédiaire de M. de la Borde, en rapports avec le comte de Mercy [754]; repoussés de ce côté, ils s'adressèrent à la Reine, avec laquelle leurs relations étaient fréquentes, et la Reine consentit à écrire, sous leur inspiration et presque sous leur dictée, la lettre suivante à l'Empereur:
«Le 30 juillet 1791.
«On désire, mon cher frère, que je vous écrive, et l'on se charge de vous faire passer ma lettre, car pour moi je n'ai aucun moyen de vous donner des nouvelles de ma santé [755]. Je n'entrerai point en détails dans ce qui a précédé notre départ; vous en avez connu tous les motifs. Pendant les événements qui ont accompagné notre voyage, et dans la situation qui a suivi notre retour à Paris, j'ai été livrée à de profondes impressions. Revenue de la première agitation qu'elles avaient produite, je me suis mise à réfléchir sur ce que j'avais vu et j'ai cherché à démêler quels étaient, dans l'état actuel des choses, les intérêts du Roi et la conduite qu'ils me prescrivaient. Mes idées se sont fixées par une réunion de motifs, que je vais vous exposer...... La situation des affaires a extrêmement changé ici depuis les événements occasionnés par notre voyage. L'Assemblée nationale était divisée en une multitude de partis. Bien loin que l'ordre parût se rétablir, chaque jour voyait diminuer la force des lois. Le Roi, privé de toute autorité, n'apercevait pas même la possibilité d'en reprendre à la fin de la Constituante, par l'influence de l'Assemblée, puisque chaque jour l'Assemblée perdait elle-même le respect du peuple. Enfin, il était impossible d'apercevoir un terme à tant de désordre.
«Aujourd'hui, les circonstances donnent beaucoup plus d'espoir. Les hommes qui ont le plus d'influence sur les affaires se sont réunis et se sont prononcés ouvertement pour la conservation de la monarchie et du Roi et pour le rétablissement de l'ordre. Depuis leur rapprochement, les efforts des séditieux ont été repoussés avec une grande supériorité de force. L'Assemblée a acquis dans tout le royaume une consistance et une autorité dont elle paraît vouloir user pour établir l'exécution des lois et finir la Révolution. Les hommes les plus modérés, qui n'ont cessé d'être opposés à ses opérations, s'y réunissent en ce moment, parce qu'ils y voient le seul moyen de jouir en sûreté de ce que la Révolution leur a laissé et de mettre un terme à des troubles dont ils redoutent la continuation. Enfin, tout paraît se réunir pour assurer la fin des agitations et des mouvements auxquels la France est livrée depuis deux ans. Cette terminaison naturelle et possible ne donnera pas au gouvernement le degré de force et d'autorité que je crois qui lui serait nécessaire; mais elle nous préservera des plus grands malheurs; elle nous placera dans une situation plus tranquille, et lorsque les esprits seront revenus de cette ivresse, dans laquelle ils sont actuellement plongés, peut-être sentira-t-on l'utilité de donner à l'autorité royale une plus grande étendue.
«Voilà, dans la marche que les choses prennent d'elles-mêmes, ce que l'on peut apercevoir de l'avenir. Je compare ce résultat avec ce que pourrait promettre une conduite opposée au vœu que la nation manifeste. Je vois une impossibilité absolue à rien obtenir autrement que par l'emploi d'une force supérieure. Dans cette dernière supposition, je ne parlerai pas des dangers personnels que pourraient courir le Roi, son fils et moi; mais quelle entreprise que celle dont l'issue est incertaine et dont les résultats, quels qu'ils fussent, présentent de tels malheurs qu'il est impossible d'y attacher ses regards! On est ici déterminé à se défendre. L'armée est en mauvais état par le défaut de chefs et de subordination; mais le royaume est couvert d'hommes armés, et leur imagination est tellement exaltée qu'il est impossible de prévoir ce qu'ils pourraient faire et le nombre des victimes qu'il faudrait immoler pour pénétrer au sein de la France. On ne saurait calculer, d'ailleurs, quand on voit ce qui se passe ici, quels seraient les effets de leur désespoir. Je ne vois, dans les événements que présente une telle tentative, que des succès douteux, et la certitude de grands maux pour tout le monde. Quant à la part que vous, mon cher frère, pourriez y prendre, ce seraient des grands sacrifices que vous feriez à nos intérêts, et cependant ils présenteraient d'autant plus de danger pour nous qu'on pourrait nous y supposer plus d'influence.»
Que devait donc faire l'Empereur? Cesser toute protestation, toute menace, être le premier à reconnaître la Constitution, lorsqu'elle aurait été acceptée par le Roi, et se lier ainsi intimement à la France régénérée. Par là il ferait disparaître «des inquiétudes d'autant plus fâcheuses pour tout le monde qu'elles sont un des principaux obstacles au rétablissement de la tranquillité publique». Une telle attitude ne pourrait que ramener les esprits au Roi, auquel on ne manquerait pas d'attribuer une part prépondérante dans cette résolution de son beau-frère; les chefs de la Révolution «qui ont soutenu le Roi dans la dernière circonstance et qui veulent lui assurer la considération et le respect nécessaires à l'exercice de son autorité», trouveraient là «un moyen de concilier la dignité du souverain avec les intérêts de la nation et par là de consolider et d'affermir une Constitution, dont ils conviennent tous que la majesté royale est une chose essentielle».
«Je ne sais, ajoutait la Reine en terminant, si le Roi ne trouvera pas là et dans les dispositions de la nation, dès qu'elle sera plus calmée, plus de déférence et des dispositions plus favorables que celles qu'il pourrait attendre de la plupart des Français, qui sont actuellement hors du royaume [756].» Quant à ces derniers, les émigrés, dont les menaces exaspéraient la nation et compromettaient la pacification intérieure, l'essentiel était de les contenir, et pour les contenir, le plus simple était de les faire rentrer en France.
Pour confirmer la pensée contenue dans cette lettre et lui donner plus de poids par des explications verbales, quelques jours après, au commencement d'août, les chefs des Constitutionnels, avec l'assentiment officiel du Roi et de la Reine, firent partir deux émissaires, l'un, le chevalier de Coigny, pour Coblentz, où il devait remettre des dépêches aux princes; l'autre, l'abbé Louis, pour Bruxelles, où il devait rencontrer un ministre de Léopold, longtemps confident de la Reine, et qui ne s'était pas désintéressé des affaires de France, le comte de Mercy.
Ancien familier de Trianon, habitué fidèle des Tuileries, depuis le retour à Paris, et l'un des confidents, dit-on, du voyage de Varennes, le chevalier de Coigny était l'homme de la famille royale, et devait, pensait-on, inspirer confiance aux frères du Roi. Ami intime de Duport, l'abbé Louis était plutôt l'homme des Constitutionnels. Tous deux eurent, avant leur départ, une entrevue avec Louis XVI et Marie-Antoinette; mais M. de Coigny ne les vit qu'en présence des ministres, et c'est devant ces derniers que la lettre pour le comte d'Artois lui fut remise et lue. Le Roi y ajouta une lettre cachetée pour Monsieur, et M. de Montmorin, un mémoire qui ne devait être communiqué qu'autant que les Princes paraîtraient bien disposés [757]. Dans sa dépêche ostensible, Louis XVI engageait ses frères à rentrer en France avec tous les émigrés; la Constitution avait les sympathies de la nation; il était donc impossible de s'y opposer: mieux valait s'y soumettre. Dans la lettre à Monsieur, le Roi ajoutait que les Princes ne devaient point avoir égard à ce qui lui était personnel, à lui et à sa famille, mais ne consulter que le bonheur et les avantages du pays; qu'au surplus, ils pouvaient avoir toute confiance dans le chevalier de Coigny [758]. Lorsque ce dernier arriva à Coblentz [759], les Princes, après avoir pris connaissance des deux lettres, demandèrent s'il ne fallait pas agir du tout et si telle était bien l'intention du Roi. Le chevalier répondit qu'il ne le croyait pas, mais que le Roi désirait que, si l'on agissait, on prît toutes les précautions nécessaires pour sa sûreté, celle de sa famille et des gens qui lui étaient attachés dans le royaume [760]. Cette réponse de M. de Coigny, interprète ou non de la pensée de Louis XVI, s'accordait trop bien avec les sentiments intimes des Princes, pour qu'ils ne se fussent pas empressés d'y conformer leur conduite. Excités par le roi de Suède, flattés par l'Impératrice de Russie, possesseurs, depuis le 7 juillet, d'un plein pouvoir en blanc, envoyé par le Roi, débarrassés ainsi du contrôle du baron de Breteuil, l'homme de la Reine [761], ils étaient moins que jamais résignés à rentrer, et, plus que jamais, décidés à agir.
Quant à l'abbé Louis, il avait eu, avant de partir, une assez longue conférence avec Marie-Antoinette. Il lui avait exposé que trois partis s'offraient à elle: ou favoriser les entreprises des Princes, ou se jeter dans le parti démocratique, ou attendre du temps et d'une conduite adroite et sage le retour du peuple à des idées modérées, dont les malheurs de l'anarchie devaient lui faire sentir la nécessité.
«La Reine, raconte Staël, très lié avec les chefs de l'Assemblée et qui, manifestement, tenait d'eux ses renseignements, la Reine a rejeté avec une grande force le premier parti, répétant souvent que les princes voulaient faire les héros aux dépens de la France et de la sûreté du Roi et de la sienne; qu'elle avait toujours détesté leurs intentions, et qu'elle n'avait conçu le plan de Montmédy que pour ne devoir rien qu'à l'opinion qui se serait formée et montrée en France en faveur de la monarchie, et non aux secours étrangers. Elle a témoigné aussi beaucoup d'éloignement pour les exagérations démocratiques, et le parti qui permettait au Roi de profiter de toutes les occasions pour regagner l'affection du peuple lui a paru préférable. L'abbé Louis lui a proposé qu'un moyen d'inspirer la confiance au peuple serait la conduite de l'Empereur; que, s'il était le premier souverain qui ménageât son alliance avec la France et éloignât de chez lui les émigrés français, connus par leurs projets hostiles, on croirait que la Reine est franchement déterminée à ne point vouloir de réforme en France que dans le temps et l'expérience faite [762].»
La Reine, paraissant entrer dans les vues de l'abbé, lui donna une lettre pour l'accréditer près de Mercy, et engager ce dernier, ainsi que c'était le désir des Constitutionnels, à revenir à Paris, ajoutant qu'elle craignait de s'être trompée sur la route qu'elle aurait dû suivre, et qu'elle avait grand besoin de ses lumières et de ses conseils [763].
Mais la Reine ne se prêtait qu'en apparence aux plans de ses nouveaux alliés; et tout en écoutant leurs projets, et en transmettant leurs mémoires à son frère, en rendant même justice à leur bonne volonté, elle n'acceptait point leur politique.
«Je suis assez contente de ce côté-là, écrivait-elle, c'est-à-dire de Duport, de Lameth et de Barnave,—les trois seuls, disait-elle une autre fois, avec lesquels on puisse tenter quelque chose [764].—Il faut leur rendre justice, quoiqu'ils tiennent toujours à leurs opinions, je n'ai jamais vu en eux que grande franchise, de la force et une grande envie de remettre de l'ordre, et par conséquent l'autorité royale [765].»—«Mais, reprenait-elle presque aussitôt, quelques bonnes intentions qu'ils montrent, leurs idées sont exagérées et ne peuvent jamais nous convenir [766].»
Cette méfiance instinctive ne s'expliquait que trop. Ces hommes, qui prétendaient sauver la monarchie, n'étaient-ils pas les mêmes qui lui avaient porté les premiers et les plus rudes coups? Ce peuple, en la sagesse duquel on l'engageait à se fier, n'était-il pas le peuple du 14 juillet, du 6 octobre, du 18 avril, qui, chaque jour encore, outrageait la famille royale sous les fenêtres de son palais et menaçait ses plus fidèles serviteurs? La Reine ne savait-elle pas qu'il est plus facile de déchaîner le torrent que de l'arrêter, et que ceux qui ont été habiles à détruire sont rarement capables de réédifier? Les intentions de Barnave et de ses amis étaient pures; la Reine le croyait; mais la politique n'est-elle pas pavée de bonnes intentions? La clairvoyance des Constitutionnels, si souvent en défaut, serait-elle plus heureuse aujourd'hui, et leur pouvoir d'ailleurs serait-il à la hauteur de leur bonne volonté? Cette Assemblée, dont ils se croyaient les maîtres et qu'ils représentaient comme si désireuse de restaurer l'autorité royale, ne venait-elle pas d'infliger à la majesté du Roi un sanglant outrage en votant publiquement une récompense à ceux qui l'avaient arrêté, de porter un coup mortel à sa puissance et à sa sûreté en éloignant de sa personne les Suisses et les plus dévoués défenseurs de la monarchie [767]? Qu'avaient donc fait Barnave et les Lameth pour épargner au Roi ces insultantes mesures, ou, s'ils avaient voulu faire quelque chose, quelle était leur influence? Et quelle était alors la valeur de leur concours et des idées qu'ils prétendaient imposer?
Aussi, dès le lendemain du jour où elle avait écrit la lettre inspirée par les chefs de la gauche, le lendemain de sa conférence avec l'abbé Louis, la Reine s'empressait-elle de renier ses paroles et de désavouer ses agents:
«Je vous ai écrit, le 29, une lettre que vous jugerez aisément n'être pas de mon style, écrivait-elle à Mercy le 31. J'ai cru devoir céder aux désirs des chefs du parti ici, qui m'ont donné eux-mêmes le projet de lettre. J'en ai écrit une autre à l'Empereur hier, 30; j'en serais humiliée, si je n'espérais pas que mon frère jugera que, dans ma position, je suis obligée de faire et d'écrire tout ce qu'on exige de moi [768].»
Le jour suivant, elle revenait à la charge:
«L'abbé Louis doit aller vous joindre bientôt; il se dira accrédité par moi pour vous parler. Il est essentiel que vous ayez l'air de l'écouter et d'être prévenu, mais de ne pas vous laisser aller à ses idées [769].»
Mercy, plus dur que la Reine, dur jusqu'à l'injustice, il faut le dire, était plein de mépris pour ces anciens ennemis repentants. A ses yeux, Barnave et les Lameth n'étaient que des «scélérats dangereux»; Duport, «le plus déterminé antiroyaliste et le factieux le plus intrépide [770]».
Marie-Antoinette elle-même était convaincue que les Constitutionnels ne se rapprochaient d'elle que par ambition et par dépit; que l'attachement qu'ils affichaient pour la royauté n'était qu'un moyen de reprendre un pouvoir qui leur échappait et que si, grâce à leur coalition avec les royalistes, ils redevenaient les maîtres, ils ne vaudraient pas mieux que leurs adversaires plus avancés. Si elle feignait de les écouter et de les suivre, c'était pour les endormir, pour les empêcher de se réunir aux Jacobins et de fonder avec eux la république [771]; c'était aussi dans l'espoir, par cette division, d'amener le discrédit du nouveau gouvernement, de le rendre en quelque sorte impossible, et de préparer par là les esprits à un mécontentement d'où sortirait le rétablissement du trône; mais elle n'avait pleine confiance ni dans la franchise ni dans le désintéressement de ses nouveaux alliés [772]. C'est le malheur des révolutionnaires qui veulent revenir à des idées plus saines, qu'on ne croit pas à la sincérité de leur conversion.
C'est aussi leur châtiment.