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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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Journées des 5 et 6 octobre.—Retour à Paris.

Ce furent les femmes qui donnèrent le signal. «Ceux qui dirigeaient l'insurrection, dit Mounier, avaient jugé utile de la faire commencer par les femmes; ils sentaient que leur présence inspirerait moins d'inquiétudes, qu'on se déterminerait plus difficilement à les repousser par la force des armes, qu'elles répandraient la confusion, qu'alors les hommes qui suivraient auraient moins de dangers à courir [154].» Ce calcul ne fut pas trompé.

Le 5 octobre au matin, une émeute éclate à Paris. Une fille du quartier des Halles entre dans un corps de garde, saisit un tambour, et parcourt les rues en battant le rappel et «en poussant des cris contre la cherté du pain». On sonne le tocsin. Les femmes s'assemblent; un certain nombre d'hommes déguisés se réunissent à elles et la foule se porte vers l'Hôtel-de-Ville qu'elle envahit vers neuf heures. On force les magasins d'armes; on les pille; on s'empare de sept à huit mille fusils. On insulte les membres du conseil municipal et les employés. Des femmes, armées de torches, entrent dans les salles et s'apprêtent à y mettre le feu [155]. Fait significatif et sur lequel on ne saurait trop insister, la plupart de ces femmes étaient «vêtues de blanc, coiffées et poudrées [156]» comme si elles allaient à une fête; très peu semblaient appartenir à la «populace». Les unes riaient, chantaient et dansaient dans la cour, tandis que les autres sonnaient le tocsin et relâchaient les prisonniers. Presque toutes avaient les poches pleines d'or.

A onze heures et demie, une bande d'hommes, armés de haches et de marteaux, force les portes de l'arcade Saint-Jean, envahit à son tour l'Hôtel-de-Ville, se répand de tous côtés, enfonce les armoires, pille et brise tout.

Ici apparaît une des figures les plus sinistres de la Révolution, le futur organisateur des massacres de l'Abbaye, l'huissier Maillard. Une affaire de service l'avait appelé à l'Hôtel-de-Ville. Reconnu par quelques femmes, qui saluent en lui un des vainqueurs de la Bastille, il est proclamé ou se proclame leur chef. Il prend un tambour, se met à leur tête et se dirige vers le Louvre. Les rangs se grossissent d'une foule de femmes qu'on force à marcher avec la bande. Arrivées au jardin des Tuileries, «ces dames», comme dit Maillard, veulent traverser le jardin; le Suisse s'y oppose; elles le renversent, le frappent et passent. La place Louis XV avait été assignée comme quartier général; on va un peu plus loin, jusqu'aux Champs-Élysées; là se trouvent des détachements de femmes, munies de piques, de bâtons, de fusils. Maillard fait déposer les armes, harangue sa troupe, la range et part à sa tête. Un certain nombre d'hommes armés, qui se sont réunis à la bande, sont relégués à la queue; les femmes, suivant le mot d'ordre, marchent les premières.

Partout, sur leur passage, les boutiques se ferment, les maisons se vident, les portes sont barricadées. Elles enfoncent les portes, enlèvent les enseignes, arrêtent les courriers, forcent tous ceux qu'elles rencontrent à les accompagner. A Sèvres, elles font halte; elles ont faim, et d'ailleurs elles craignent que le pont de la Seine ne soit gardé. Par une fatale négligence, le passage est libre. Après s'être donné le plaisir populaire de briser les portes et les enseignes des marchands de vin qui n'ont pu lui donner à manger, la horde, traînant avec elle deux canons, s'élance dans la direction de Versailles.

Pendant ce temps-là, une nouvelle émeute éclatait à l'Hôtel-de-Ville. Les gardes françaises licenciées qui, sous le nom de compagnies soldées, formaient une partie notable de la garde nationale parisienne, trouvaient l'occasion bonne pour aller reprendre à Versailles leurs anciens postes, occupés par les gardes du corps. Réunis sur la place de Grève, ils s'agitaient et criaient.

Vers midi, cinq ou six grenadiers montèrent au Comité de police, où se trouvait Lafayette. L'un d'eux, «qui joignait à la plus belle figure un choix d'expressions qui étonnait tous ceux qui l'écoutaient et un sang-froid qui les étonnait encore davantage [157]», prit la parole: «Mon général, dit-il, nous sommes députés par les six compagnies de grenadiers. Nous ne vous croyons pas un traître; nous croyons que le gouvernement vous trahit; il est temps que tout ceci finisse. Nous ne pouvons tourner nos armes contre des femmes qui demandent du pain; le Comité des subsistances vous trompe, il faut le renvoyer. Nous voulons aller à Versailles exterminer les gardes du corps et le régiment de Flandre qui ont foulé aux pieds la cocarde nationale. Si le Roi est trop faible pour porter la couronne, qu'il la dépose; nous couronnerons son fils; on lui nommera un conseil de régence, et tout ira mieux [158].» Les délégués étaient fiers de leur orateur: «Laissez parler celui-là, disaient-ils; il parle bien [159].» En vain Lafayette voulut-il les rappeler au devoir; leur décision était manifestement arrêtée d'avance; le mot d'ordre était donné: «Il est inutile de nous convaincre, s'écriaient-ils tous ensemble, car tous nos camarades pensent ainsi, et quand vous nous convaincriez, vous ne les changeriez pas [160]

Lafayette sortit sur la place; il harangua ses soldats, leur rappela leur serment, fit appel aux sentiments d'affection et de confiance qu'ils avaient pour lui, protesta de son amour pour la liberté. Paroles et prières furent inutiles. Des cris tumultueux: «A Versailles! A Versailles!—Si le général ne veut pas venir, il faut prendre un ancien grenadier pour le mettre à notre tête.—Il est étonnant que M. de Lafayette veuille commander au peuple, tandis que c'est au peuple à lui commander!»—furent la seule réponse de cette troupe chez laquelle on n'avait pas en vain ébranlé tous les liens de la discipline. Lafayette rentra; il hésitait; il attendait l'ordre de la municipalité. La municipalité, honnête comme Lafayette et faible comme lui, n'était pas livrée à de moindres angoisses. Le flot tumultueux grossissait sur la place de Grève; la troupe, travaillée par de mystérieux agents, s'impatientait; des menaces, des cris de mort étaient proférés contre Bailly et contre Lafayette. La municipalité céda, et, «vu les instances du peuple et sur la représentation de M. le commandant général qu'il était impossible de s'y refuser», donna au général l'ordre de partir pour Versailles. Le pouvoir légal était encore une fois vaincu; l'émeute triomphait. Des acclamations bruyantes saluèrent la victoire de la populace et la défaillance de l'autorité.

Il était six heures du soir. Lafayette monte à cheval, la tête basse, l'âme triste, l'esprit plein de lugubres pressentiments, de remords peut-être; il détache en avant trois compagnies de grenadiers, un bataillon de fusiliers, trois pièces de canon. Sept à huit cents hommes en guenilles, armés de piques, de fusils et de bâtons, bras nus, voix avinées, têtes hideuses, brigands que le ruisseau vomit les jours d'émeute, marchent derrière l'avant-garde, mélangés dans les rangs [161]. Lafayette suit avec les compagnies, et, conduit par ses soldats plutôt qu'il ne les conduit, trophée vivant de l'émeute, pour ainsi dire, il prend la route de Versailles.

Dans cette ville, une agitation sourde régnait. Les déclarations de Lecointre et de ses amis, les calomnies de Gorsas avaient produit leur effet, et la garde nationale, si sympathique aux gardes du corps le 1er et le 3 octobre, leur était devenue hostile. On attendait les Parisiens, a dit un témoin non suspect [162]. Dès le 4, on connaissait l'invasion projetée par les gardes françaises; on faisait des motions incendiaires dans les cafés et l'on préparait des cartouches en disant: «C'est pour assassiner demain les gardes du corps [163]

A l'Assemblée, les chefs de la gauche n'étaient pas moins instruits du plan qui devait être exécuté contre la Cour. Le lundi 5 octobre, à l'ouverture de la séance, il fut facile de voir «qu'il se préparait quelque chose d'extraordinaire, par le ton qu'affectèrent de prendre quelques membres de l'Assemblée [164]». Les tribunes paraissaient aussi plus animées et la foule qui entourait la salle était en proie à cette fièvre qui présage les orages populaires. Le président Mounier annonce qu'il a reçu la réponse du Roi sur la Déclaration des droits de l'homme et les derniers articles soumis à sa sanction. Le Roi accepte, mais avec certaines réserves, et en faisant sur ces articles des observations d'une incontestable sagesse [165]. La discussion s'entame avec une extrême violence. Robespierre et Lapoule dénoncent les réflexions si naturelles du Roi comme une censure de la Constitution; Adrien Duport y voit tout un plan de contre-révolution et il en prend occasion de tonner contre l'«orgie indécente» dont Versailles a été témoin le 1er octobre. Vainement Virieu proteste et le marquis de Monspey demande qu'on précise l'accusation. Mirabeau se lève: «Que l'Assemblée, dit-il, décide que la personne du Roi seule est inviolable, et je suis prêt, moi, à fournir les détails et à les signer.» Et précisant lui-même son odieuse et transparente insinuation: «C'est la Reine et le duc de Guiche que je dénoncerai,» dit-il à mi-voix à ceux qui l'entourent [166]. Ces accusations excitent un violent tumulte dans l'Assemblée; la gauche s'agite bruyamment; la droite proteste avec vivacité; la fermentation redouble dans les tribunes [167].

Cependant, le bruit de l'approche des Parisiens commence à se répandre. Entre onze heures et midi, Mirabeau monte au bureau. «Monsieur le Président, dit-il à Mounier, quarante mille hommes armés arrivent de Paris; pressez la délibération; levez la séance; dites que vous allez chez le Roi.»—«Je ne presse pas les délibérations,» répond Mounier; «je trouve qu'on ne les presse que trop souvent.»—«Mais, Monsieur le Président,» reprend Mirabeau, étonné de ce calme, «mais, Monsieur le Président, ces quarante mille hommes.....—Eh bien,» réplique Mounier, «tant mieux: ils n'ont qu'à nous tuer tous, mais tous, entendez-vous bien, les affaires de la République en iront mieux.—Monsieur le Président, le mot est joli,» ne peut s'empêcher de dire Mirabeau, en regagnant sa place [168].

Seule, peut-être, parmi les habitants de Versailles, la famille royale était calme, et, par un étrange aveuglement, les ministres, si souvent cependant avertis des projets des Parisiens, partageaient cette quiétude. Le Roi était parti de bonne heure pour la chasse; Madame Elisabeth était à Montreuil; Mesdames à Bellevue; la Reine à Trianon, dont elle parcourait les bosquets aimés pour la dernière fois. Elle était assise dans la grotte, essayant de s'isoler des bruits du monde, quand un courrier, envoyé par M. de Saint-Priest, vint précipitamment la chercher. En même temps, M. de Cubières, écuyer cavalcadour, était parti au galop pour prévenir le Roi. Il le rejoignit vers trois heures, dans les tirés de Meudon, et lui remit un billet du ministre. Le Roi prit le billet, le lut et ne put s'empêcher de dire tout haut: «Elles demandent du pain; hélas! si j'en avais, je n'attendrais pas qu'elles vinssent m'en demander [169].» Il fit amener son cheval, et, au moment où il mettait le pied à l'étrier, un chevalier de Saint-Louis, que personne n'avait vu, se jeta à ses genoux, en s'écriant: «Sire, on vous trompe; j'arrive à l'instant de l'École militaire; je n'y ai vu que des femmes assemblées qui disent venir à Versailles pour demander du pain; je supplie Votre Majesté de n'avoir point peur.»—«Peur! Monsieur, reprit vivement le Roi; je n'ai jamais eu peur de ma vie [170].» Puis, descendant au galop une des pentes les plus raides du bois de Meudon [171], il prit précipitamment la route de Versailles, et rentra au Château, où il retrouva la Reine.

A son arrivée le Conseil s'assemble; dans ce moment de crise, les ministres sont faibles, hésitants, irrésolus. Necker, toujours préoccupé de sa popularité, déjà pourtant bien compromise, Necker est d'avis de céder. M. de Saint-Priest seul semble avoir la pleine conscience du danger et l'intelligence du remède. D'accord avec un énergique officier, M. de Narbonne-Fritzlar [172], il demande qu'on mette le pont de Sèvres en état de défense et que le Roi aille, à la tête des troupes fidèles, repousser les Parisiens au passage de la Seine. Pendant ce temps, la famille royale se retirerait à Rambouillet. Plusieurs ministres, parmi lesquels M. de la Luzerne [173] appuient ce plan; d'autres, avec Necker, s'y opposent. Le Roi fut-il convaincu par l'argumentation de ce dernier [174]? Se défia-t-il de ses troupes, et craignit-il de ne pas rencontrer parmi elles des dévouements assez solides? Fut-il déterminé par la répugnance de la Reine à se séparer de lui [175]? Toujours est-il que l'avis de M. de Saint-Priest ne prévalut pas, et que cette dernière chance de salut fut abandonnée.

On se borna à d'insuffisantes mesures de défense. La municipalité de Versailles avait requis le comte d'Estaing, «commandant de la milice nationale, de prendre toutes les précautions et d'employer toutes les forces qui étaient à sa disposition, pour garantir de toute insulte le Roi, la famille royale, l'Assemblée nationale et la ville.» Les gardes du corps et les troupes de ligne furent placés sous ses ordres [176]. Vers trois heures et demie, le régiment de Flandre s'était rangé en bataille sur la place du Château; mais, malgré les instances du major, M. de Montmorain, il n'avait pu obtenir de cartouches. Les gardes du corps, au nombre de trois cent vingt, s'étaient placés devant la grille des Ministres; quelques chasseurs des Trois-Évêchés, quelques gardes de Monsieur et du comte d'Artois étaient parmi eux. Un détachement de dragons était posté sur l'avenue de Paris, en face de la porte de l'Assemblée. Le comte d'Estaing, connaissant les mauvaises dispositions de la garde nationale, que depuis deux jours on ne cessait d'exciter contre les défenseurs du Roi, n'avait pas osé lui faire prendre les armes. Mais Lecointre avait fait battre la générale et réuni un certain nombre de compagnies du quartier Notre-Dame [177], à l'ancienne caserne des gardes françaises, sur la droite des gardes du corps.

Au Château, les délibérations continuaient.—Louis XVI, toujours indécis, retenu d'ailleurs par une bonté qui, on l'a dit justement, paraissait n'être qu'une des formes de la faiblesse, ne pouvait se résoudre ni à résister, ni à se retirer. M. de Luxembourg, capitaine des gardes du corps, lui ayant demandé des ordres: «Allons donc, répondit-il, contre des femmes? Vous vous moquez.» Un peu plus tard, M. de Saint-Priest proposa la retraite dans une province fidèle, la Normandie, par exemple. Le Roi y répugnait extrêmement; il lui semblait que fuir devant l'émeute, c'était abdiquer. «Un roi fugitif, un roi fugitif!» répétait-il tristement. Cependant le danger pressait; «Sire, s'écria vivement M. de Saint-Priest, si vous êtes conduit demain à Paris, votre couronne est perdue [178].» On se décida à partir pour Rambouillet. La municipalité de Versailles n'y mettait point obstacle; elle avait même donné l'ordre à M. d'Estaing de protéger ce départ. Déjà les voitures étaient commandées et la Reine avait fait dire à ses dames: «Faites vos paquets; nous partons dans une demi-heure, hâtez-vous!» Mais il semblait qu'on ne prît une résolution que pour l'abandonner. Peu après, la Reine faisait dire à ces mêmes dames: «Tout est changé; nous restons [179]

Les voitures furent décommandées. Lorsque, dans la soirée, on voulut, par un nouveau revirement, reprendre le projet de retraite à Rambouillet, il était trop tard; quand les voitures se présentèrent pour sortir, à la grille de l'orangerie, le peuple, la garde nationale, les gens même de l'écurie du Roi [180], les forcèrent à rentrer; et peut-être alors la Reine n'eût-elle pu partir sans péril pour sa vie [181]. Pendant toutes ces indécisions [182], en effet, la populace parisienne était arrivée; tous les acteurs étaient en scène: le grand drame allait commencer.

La bande dirigée par Maillard avait quitté Sèvres, après s'y être reposée un instant. Un individu sans col et qui, prétendait-il, avait failli être pendu le matin pour avoir voulu sonner le tocsin, avait pris le commandement des hommes, comme Maillard avait celui des femmes. En route, on continuait à arrêter les courriers du Roi [183], ne laissant passer que ceux du duc d'Orléans; on mettait la main sur les voyageurs; on maltraitait ceux qui portaient des cocardes noires; on les forçait à marcher au milieu de la troupe, avec un écriteau insultant dans le dos.

Le temps était affreux; l'eau tombait à torrents; la route détrempée était devenue un cloaque. Le cortège de ces femmes en désordre, mouillées par la pluie, souillées par la boue, hurlant, vociférant, était hideux. «Voyez comme nous sommes arrangées, disaient-elles; nous sommes comme des diables; mais la b... nous le paiera cher [184].» D'autres chantaient et dansaient, en proférant d'infâmes outrages et en jurant qu'elles mettraient la Reine en pièces et rapporteraient les lambeaux de son corps pour s'en faire des cocardes [185]. «Nous emmènerons la Reine morte ou vive, criaient-elles; les hommes se chargeront du Roi [186]

En arrivant à la barrière, Maillard harangua sa troupe; il fit mettre les femmes sur trois rangs, envoya les canons à la queue, commanda d'entonner Vive Henri IV! et ce fut au bruit des vieux couplets royalistes, hurlés comme une ironie sanglante par ces mégères qui allaient forcer dans son palais le petit-fils du bon Roi, que l'effroyable bande fit son entrée à Versailles.

Sa première visite fut pour la salle des Menus, où siégeait l'Assemblée. Maillard y pénétra, suivi d'une partie de sa troupe, il prit la parole: «Paris manque de pain, dit-il; le peuple est au désespoir; il a le bras levé; qu'on y prenne garde; il se portera à des excès. C'est à l'Assemblée à prévenir l'effusion du sang. Les aristocrates veulent nous faire périr de faim.»—«Oui, nous voulons du pain, reprirent les femmes;» et quelques-unes, tirant de leur poche un morceau de pain moisi: «Nous le ferons avaler à l'Autrichienne, crièrent-elles, et nous lui couperons le cou [187]

Le tumulte croissait; la délibération devenait impossible. Sur la proposition d'un membre, il fut décidé qu'une députation irait immédiatement chez le Roi pour l'entretenir de la situation de la ville de Paris et solliciter en même temps l'acceptation pure et simple des décrets constitutionnels.

Le président Mounier se rendit au Palais, escorté d'un certain nombre de femmes, auxquelles il avait dû promettre de les introduire près du Roi. Parmi ces femmes, deux semblaient n'être point de la classe du peuple, quoiqu'elles en affectassent le langage [188]. Louis XVI promit de faire rassembler tout le pain qu'on pourrait trouver, et après quelques hésitations il signa les décrets. Les femmes sortirent; elles paraissaient contentes [189] et ne le dissimulaient pas, en sortant, au point même d'exciter la colère de leurs compagnes, restées au dehors [190]. Quelques-unes, croyant tout fini puisqu'on allait avoir du pain, retournèrent à Paris dans les voitures de la Cour. Les autres, celles qui étaient dans le secret, refusèrent de partir; elles avaient, disaient-elles, ordre exprès de rester [191].

Au Château cependant, la plus grande confusion continuait à régner. Les ministres étaient réunis, mais ne savaient à quoi se résoudre; les avis les plus contradictoires étaient ouverts, adoptés, puis abandonnés. Louis XVI, avec sa résignation passive, demeurait silencieux et irrésolu. Seule, au milieu de ces inerties et de ces défaillances, la Reine conservait sa fière attitude. «Sa contenance était noble et digne; son visage calme, et quoiqu'elle ne pût se faire d'illusion sur ce qu'elle avait à redouter, personne n'y put apercevoir la plus légère trace d'inquiétude. Elle rassurait chacun, pensait à tout, et s'occupait beaucoup plus de ce qui lui était cher que de sa propre personne [192].» «Tout, excepté elle, m'a paru consterné,» dépose le président de Frondeville, qui a passé la nuit du 5 au Palais [193]. «Je sais qu'on vient de Paris demander ma tête, dit l'héroïque femme; mais j'ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort; je l'attendrai avec fermeté [194].» On l'engage à se mettre en sûreté avec ses enfants. «Non, répond-elle, ma place est ici, près du Roi; j'y resterai.» La seule précaution qu'elle consente à prendre n'est pas pour elle, mais pour ses enfants. Elle était convenue qu'au moindre bruit, on les amènerait chez elle; instruite du péril qui la menace, elle donne contre-ordre, et à onze heures du soir fait dire à Mme de Tourzel de conduire, en cas d'alerte, son fils et sa fille non pas chez elle, mais chez le Roi, où ils seront mieux à l'abri. Et comme on la presse de s'y rendre elle-même et d'y passer la nuit, plutôt que dans son propre appartement, que l'on sait désigné aux coups des assassins: «Non,» répondit-elle, «j'aime mieux m'exposer à quelque danger, s'il y en a à courir, et l'éloigner de la personne du Roi et de ses enfants [195]

Les nouvelles alarmantes se succèdent; sur la Place d'Armes, on assaille les gardes du corps; les autres soldats lâchent pied. Seule, la Reine «montre un front calme et serein, rassure ceux qui tremblent pour elle, et fait admirer son courage à ceux-là même qui condamnaient ses principes». C'est le Moniteur qui parle ainsi, et le Moniteur n'est pas suspect. Un certain nombre de gentilshommes se réunissent pour défendre la famille royale; ils demandent des ordres; ils demandent des chevaux. Le président de Frondeville se fait leur organe près de la Reine et sollicite la permission de prendre des chevaux dans les écuries du Château. «Soit, répond-elle simplement; je consens à vous donner cet ordre, mais à une condition: si les jours du Roi sont en danger, vous en ferez le plus prompt usage; si moi seule je suis en péril, vous n'en userez pas [196]

«Au milieu de tant de perfidies de tout genre, a écrit Rivarol, sur ce théâtre où la peur et la lâcheté conduisaient la faiblesse à sa perte, il s'est pourtant rencontré un grand caractère, et c'est une femme, c'est la Reine qui l'a montré. Elle a figuré, par sa contenance noble et ferme, parmi tant d'hommes éperdus et consternés, et par une présence d'esprit extraordinaire, quand tout n'était qu'erreur et vertige autour d'elle. On la vit, pendant cette soirée du 5 octobre, recevoir un monde considérable dans son grand cabinet, parler avec force et dignité à tout ce qui l'approchait et communiquer son assurance à ceux qui ne pouvaient lui cacher leurs alarmes..... On la verra bientôt, quand les périls l'exigeront, déployer la magnanimité de sa mère; et si, avec le même courage, elle n'a pas eu de succès pareil, c'est que Marie-Thérèse avait affaire à la noblesse de Hongrie et que la Reine n'a parlé qu'à la bourgeoisie de Paris [197]

Pendant ce temps-là, Mounier revenait à l'Assemblée; il fit évacuer le bureau, envahi par la populace [198], et convoquer les députés pour une séance de nuit. Dans ces heures de crises, il jugeait utile de tenir l'Assemblée réunie jusqu'au jour. Mais un peu plus tard, vers trois heures du matin, rassuré par Lafayette, qui venait de parcourir les différents postes et répondait de l'ordre public, il leva la séance.

Arrivé à minuit, à la tête de son armée, Lafayette s'était rendu au Palais; il y entra seul avec les députés de la municipalité de Paris. Les appartements étaient pleins de monde. Quand le général parut: «Voilà Cromwell,» murmura une voix.—«Monsieur,» répondit Lafayette, «Cromwell ne serait pas entré seul.»—Les entraînements populaires ne lui avaient pas fait perdre le sentiment des convenances et le ton du monde dans lequel il était né. «Je viens, Sire, dit-il, vous apporter ma tête pour sauver celle de Votre Majesté. Si mon sang doit couler, que ce soit pour le service de mon Roi, plutôt qu'à l'ignoble lueur des flambeaux de la Grève.» Il ajouta qu'il se faisait fort des dispositions de son armée [199].

Naturellement disposé à la confiance, le Roi se sentit rassuré, et, suivant le mot piquant de Rivarol, «se reposa de tout sur un général qui n'était sûr de rien [200].» A deux heures du matin, la Reine, rassurée aussi, du moins en apparence, alla se coucher dans ses appartements [201]. Lafayette insista pour que la garde du Château fût remise à son armée et que les gardes françaises reprissent leurs anciens postes; Louis XVI y consentit. Dès huit heures, les gardes du corps, en butte à la rage populaire, assaillis à coups de pierre et à coups de fusil par la foule et par la milice versaillaise, avaient reçu l'ordre d'évacuer la Place d'Armes, et de se retirer à leur hôtel, d'où ils regagnèrent Trianon ou Rambouillet à travers champs [202]. Ceux qui étaient de service au Château avaient quitté la cour de Marbre et s'étaient repliés sur la terrasse, en face des appartements de la Reine. Ils ne conservaient que les postes intérieurs; les postes extérieurs étaient occupés par les gardes françaises.

Lafayette, après avoir veillé à l'exécution de ses ordres, visite la Place d'Armes, va à l'Assemblée, où il communique au président «la contagion de sa sécurité [203],» traverse de nouveau les cours, s'entretient un instant avec M. de Montmorin, puis, harassé de fatigue, rassuré par les mesures qu'il a prises [204], confiant d'ailleurs dans son prestige populaire et plein d'illusions sur l'honnêteté des masses, il va lui-même se coucher à l'hôtel de Noailles.

Il était alors quatre heures du matin: le réveil devait être terrible.

Tout dort dans Versailles. Brisée par les émotions de cette rude journée, tranquillisée d'ailleurs par les déclarations de Lafayette, la famille royale repose pour la dernière fois dans ce palais de Louis XIV, dont la majesté n'a pas encore était violée. Les gardes nationaux, trempés par la pluie, fatigués par une marche à laquelle ils ne sont point accoutumés, ont cherché des logements partout, dans les églises, dans la caserne des gardes du corps, dans les maisons particulières. Les hommes à piques et les femmes, au nombre de huit ou neuf cents, sont étendus sur les bancs de l'Assemblée; d'autres, qui n'ont pas trouvé d'asile, ont allumé de grands feux sur la place et, après avoir dépecé et fait rôtir un cheval blessé, sont couchés autour de ce bivouac improvisé.

Le crime seul, on l'a dit éloquemment, le crime seul ne dort pas. L'émeute n'a point accompli son œuvre; ces femmes, ces brigands déguisés, qui demandent du pain et dont les poches sont pleines d'or, n'ont pas encore gagné leur salaire. Ils se sont bien donné la veille le plaisir de jeter des pierres aux défenseurs de la royauté et de blesser grièvement un garde du corps. Mais il leur faut de plus illustres victimes, et ce n'est pas pour rien qu'ils ont juré de tordre le col de la Reine et de faire de sa peau des rubans de district [205].

A l'Assemblée, une femme, les yeux hagards, dégoûtante d'ivresse et de sueur, s'était approchée du président de Frondeville, et, lui montrant un poignard, lui avait demandé si les appartements de la Reine étaient bien gardés [206]. Au Château, un député, le marquis de Digoine, avait remarqué que la grille de la cour de l'Opéra, par laquelle venait de sortir une troupe d'hommes déguenillés, était restée ouverte; il en avait fait l'observation au portier qui avait répondu qu'il n'avait pas les clefs pour le moment, mais qu'il la fermerait; le marquis de Digoine avait repassé à minuit, puis à trois heures du matin: la porte était toujours ouverte et gardée par un soldat de la milice de Versailles [207]. Et un officier de cette garde nationale parisienne, en laquelle Lafayette avait une si aveugle confiance, s'informait avec soin «du chemin le plus court pour gagner les appartements de la Reine et des passages dérobés qui pouvaient y conduire sans être aperçu [208]

Dès que le jour commence à paraître, les bandes s'éveillent. A cinq heures et demie du matin, des groupes d'hommes et de femmes, armés de piques, de lances, de sabres, de bâtons, se forment sur la Place d'Armes et se ruent sur le Château. «Des tambours les appellent; des étendards qui portent des flammes rouges et bleues les rallient [209].» Une troupe pénètre dans la cour des Ministres, dont la grille est restée ouverte, et, trouvant la porte Royale fermée, revient en arrière, franchit la grille des Princes, gardée par deux miliciens qui la laissent passer, et se répand dans le parc, sous les fenêtres de la Reine. La Reine, réveillée par le bruit, sonne sa première femme, Mme Thibaut, et lui demande ce que signifie ce tumulte. Mme Thibaut lui répond que ce sont sans doute les femmes de Paris qui n'ont pas trouvé à se coucher, et la Reine, tranquillisée, reste dans son lit [210].

La foule grossit; de nouveaux flots arrivent à chaque instant. Le major des gardes du corps, le marquis d'Aguesseau, place plusieurs gardes pour défendre le passage des Colonnades, qui, de la cour des Princes, donne accès dans la cour Royale. Mais que peuvent quelques soldats contre cette marée humaine, sans cesse montante? Le passage est forcé; la populace envahit en vociférant la cour Royale. Les bandes se forment, chacune dirigée par les chefs qui semblent le mieux connaître la disposition des lieux; l'une d'elles, conduite par deux hommes déguisés en femmes, court à la grille de la cour Royale, saisit un garde du corps, M. de Varicourt, qui vient d'y être mis en faction, l'entraîne sur la Place d'Armes et le massacre. Un misérable chiffonnier, vêtu d'une petite redingote à large plaque blanche [211], porteur d'une longue barbe noire, les bras nus, la tête coiffée d'un chapeau rond à forme très élevée [212], fend la foule, pose le pied sur la poitrine de M. de Varicourt et lui tranche la tête d'un coup de hache [213].

Presque au même moment, un autre garde, en faction à la voûte de la chapelle, M. Deshuttes, est arraché de son poste par les bandits, entraîné par la grille de la cour Royale, sans que les sentinelles qui sont à cette grille fassent rien pour le protéger [214], et renversé à coups de crosses de fusil. L'homme à la longue barbe lui tranche la tête, et, les mains toutes sanglantes encore, va demander une prise de tabac au Suisse de la vicomtesse de Talaru, en lui disant d'un air triomphant: «En voilà un; ce ne sera pas le dernier [215]

Cela ne suffit pas en effet; il faut d'autres victimes; il en faut de plus hautes: «Ce n'est pas assez, hurlent les mégères, il nous faut le cœur de la Reine [216].»—«Prenons ses entrailles pour nous en faire des cocardes [217]

Les chefs sonnent de nouveau le hideux hallali, et la meute, haletante, enivrée par l'odeur du meurtre, se précipite à l'assaut d'une plus chaude curée. «Tue! tue! point de quartier. Allons chez la Reine [218],» s'écrie-t on de toutes parts. Une grande femme rousse agite une faucille [219]; une autre aiguise son couteau [220]. Un milicien de Versailles, petit et noir, qui semble bien connaître les entrées du Château, se met à la tête d'une bande, qui s'élance par l'escalier de marbre, en vociférant des cris de mort et en demandant partout la chambre de la Reine. «C'est par là, c'est par là,» crient quelques voix [221]. Deux gardes du corps, MM. de Miomandre et du Repaire, cherchent en vain à s'opposer à ce flot furieux; ils sont jetés par terre, frappés à coups de piques et de crosses de fusil; mais avant de tomber baigné dans son sang, M. de Miomandre a eu le temps d'ouvrir la porte de l'antichambre de la Reine et de crier à l'une des femmes qui sont là: «Madame, sauvez la Reine! On en veut à sa vie [222]

L'héroïque résistance des deux vaillants jeunes gens avait sauvé Marie-Antoinette. Une de ses femmes, Mme Auguié, qui a entendu le cri de détresse du garde du corps, ferme au verrou la porte de la seconde antichambre, puis elle court chez la Reine, où elle trouve Mme Thibaut. Toutes deux lui passent à la hâte un jupon et des bas, lui jettent un mantelet sur les épaules et l'entraînent par le petit couloir qui mène à l'Œil-de-Bœuf. La porte est fermée. On attend cinq minutes [223]; cinq minutes, un siècle! Que d'angoisses dans ce court moment de retard! On frappe; on se fait reconnaître; les valets du Roi ouvrent [224]; la Reine est sauvée! Quand les brigands, après avoir pillé la grande salle, parviennent à forcer les portes et à pénétrer dans les appartements royaux, ils n'y trouvent plus leur victime et ne peuvent assouvir leur rage que sur un lit vide [225]! «Le coup est manqué,» murmure, assure-t-on, un des assassins désappointés [226].

Par une coïncidence touchante, au moment même où la Reine se réfugiait chez le Roi, le Roi se précipitait chez la Reine, par un escalier dérobé; ne l'y rencontrant pas et apprenant qu'elle était allée chez lui, il se hâtait de retourner dans ses appartements, où il la trouvait enfin, «le visage triste, mais calme [227].» Presque au même instant, Mme de Tourzel amenait le Dauphin, et la Reine courait chercher sa fille qu'elle ne tardait pas à ramener «avec une fierté et une dignité remarquables dans un pareil moment [228]».

Mais le danger n'est pas conjuré. La foule remplit le palais, s'acharnant après les gardes du corps. Heureusement, Lafayette, enfin averti, accourt à cheval, à la tête de ses grenadiers, prend les malheureux gardes sous sa protection et chasse les bandits qui sont là, occupés à briser et à piller. Il monte au Château; les appartements y sont pleins de monde. Le Roi, avec ses ministres, se tient dans la salle du Conseil; le duc d'Orléans y est aussi, causant d'un air dégagé avec Duport [229]. Monsieur, Madame, Mesdames Tantes, le reste de la famille est dans la chambre du Roi. La Reine, debout dans l'encoignure d'une fenêtre, regarde tristement au dehors; près d'elle, sa fille et Madame Elisabeth; devant elle, debout près d'une chaise, le Dauphin joue avec les cheveux de sa sœur: «Maman, j'ai faim,» murmure le pauvre enfant. Et la Reine ne peut que répondre, les larmes aux yeux: «Prends patience, mon enfant; il faut que ce tumulte soit fini.»

La foule gronde sous les fenêtres du Château, dans la cour de Marbre. «Le Roi! le Roi! Nous voulons le voir.» Le Roi se présente; des cris de Vive le Roi! Vive la Nation! éclatent de toutes parts. Mais bientôt à ces cris s'en mêle un autre: «La Reine! la Reine au balcon!» On va prévenir la Reine; elle hésite un instant. «Madame, lui dit Lafayette, cette démarche est nécessaire pour calmer le peuple.»—«En ce cas, répond-elle, dussé-je aller au supplice, je n'hésite plus; j'y vais.» Elle prend ses enfants par la main et paraît à la fenêtre [230]. «Point d'enfants!» vocifère la foule. La «Reine sur le balcon, seule, seule [231]!» La Reine, d'un geste sublime, repousse ses enfants dans l'appartement, et seule, debout, les mains croisées sur sa poitrine [232], mille fois plus belle dans sa modeste redingote de toile rayée jaune [233] que dans la parure de ses jours de fête, elle reste sur le balcon, pâle, les cheveux en désordre [234], la lèvre plissée, la tête haute, imposant un respect involontaire et défiant les balles. «Deux minutes, deux siècles, elle est là [235].» Un homme, vêtu d'un costume de garde national, la met en joue, mais n'ose tirer [236].

Un mouvement se fait dans la foule: l'héroïsme de la Reine et son imprudence sublime ont opéré une réaction en sa faveur, et ces mégères qui, il n'y a qu'un instant, voulaient la mettre en pièces, maintenant l'acclament: «Vive la Reine!» crient-elles [237]. «Son génie, a dit Rivarol, redressa tout à coup l'instinct de la multitude égarée, et, s'il fallut à ses ennemis des crimes, des conjurations et de longues pratiques pour la faire assassiner, il ne lui fallut, à elle, qu'un mouvement pour se faire admirer [238]

Chose étrange! Cette femme si impopulaire, si indignement calomniée près du peuple, dès qu'elle se retrouve face à face avec ce peuple, reconquiert son prestige et, par le seul ascendant de sa dignité et de la vérité, force la foule hostile à s'incliner devant elle et à l'applaudir [239].

Quelques femmes cependant, plus opiniâtres dans leur haine, continuent à vomir contre elle d'infâmes injures [240].

Mais les enthousiasmes populaires passent vite et il y a des rancunes plus mortelles et plus sûres que les balles. Marie-Antoinette le sait, et, en quittant le balcon, elle s'approche de Mme Necker et lui dit avec des sanglots étouffés: «Ils vont nous forcer, le Roi et moi, à nous rendre à Paris, avec les têtes de nos gardes du corps, portées au bout de leurs piques!» Et, serrant son fils dans ses bras, elle le couvre de baisers et de larmes [241].

La Reine, hélas! ne se trompait pas; de nouveaux cris se font entendre: «Le Roi à Paris! le Roi à Paris!» Le Roi hésite, consulte ses ministres, consulte Lafayette. Mais comment pourrait-il résister? On se décide à partir et, pour calmer la foule, on jette des petits papiers qui annoncent la détermination, ou plutôt la capitulation du monarque. Des acclamations effroyables éclatent dans la cour; en signe de joie, les soldats déchargent leurs fusils; les canonniers, leurs pièces [242]. Lafayette interroge la Reine: «Madame, dit-il, quelle est votre intention personnelle?»—«Je sais le sort qui m'attend,» répond-elle; «mais mon devoir est de mourir aux pieds du Roi et dans les bras de mes enfants [243]

A une heure vingt-cinq minutes, la famille royale descendit l'escalier de marbre, encore teint du sang de ses défenseurs [244], et monta en voiture. Le peuple s'impatientait; à peine vainqueur, il avait toutes les exigences de la souveraineté. Le nouveau maître de la France avait failli attendre; il ne voulait pas même laisser à la vieille royauté le temps de faire ses préparatifs de départ. Mais le passage était tellement obstrué que les voitures ne purent se mettre en marche qu'à deux heures.

L'avenue de Paris était couverte de gens armés. En tête du cortège s'avançaient deux hommes portant au bout de leurs piques les têtes livides des malheureux Deshuttes et de Varicourt; plusieurs gardes du Roi à pied, escortés de brigands à moitié ivres, marchaient derrière ces hideux trophées. «Après eux venaient deux autres gardes, sans armes, dont l'un était en bottes, ayant une blessure au col, sa chemise et ses vêtements ensanglantés, et tenu au collet par deux hommes en uniforme national, une épée nue à la main; plus loin, il y avait un groupe de gardes du Roi à cheval, les uns en croupe, les autres sur la selle, ayant presque tous un compagnon en uniforme national, qui était monté avec eux; une partie de la populace et des femmes qui les environnaient obligeaient les gardes du Roi à crier: Vive la Nation! et à boire et à manger avec eux [245].» Après cette étrange avant-garde, une voiture dans laquelle étaient le Roi, la Reine, le Dauphin, Madame Royale, Monsieur, Mme Élisabeth, Mme de Tourzel; autour de la voiture, et comme une lamentable escorte, des gardes désarmés, des hommes déguenillés, des femmes avinées qui criaient: «Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron [246] Comme pour donner raison à ces clameurs ignobles, une soixantaine de chariots de farine, couronnés de feuillage et conduits par des forts de la halle; quelques rares cris de Vive le Roi! des cris plus fréquents de: A bas la calotte! Tous les évêques à la lanterne [246a]! Des femmes, des mégères, Théroigne de Méricourt en tête, grimpées sur des canons, entassées dans des fiacres, parées des dépouilles des gardes du corps, vomissant, de temps à autre, des injures contre la Reine; puis, à la fin, pour clore le défilé et consacrer en quelque sorte la défaite de la royauté et sa propre servitude, une députation de l'Assemblée, traînée dans les voitures de la Cour, à la portière desquelles des hommes à piques venaient demander s'il n'y avait pas de calotins pour les mettre à la lanterne [247]!...... Quel cortège pour le petit-fils de Louis XIV!

La journée était splendide; par une de ces ironies poignantes dont on devait avoir un nouvel exemple au 10 août, la nature semblait en fête; tout était calme et gai. Dans les bois de Viroflay, les oiseaux chantaient; les feuilles avaient ces belles teintes jaunes et rouges dont elles se revêtent avant de tomber; «l'air agitait à peine les arbres [248];» le ciel était sans nuage; un soleil radieux, un de ces beaux soleils d'automne, éclairait le convoi funèbre de la monarchie.

Pendant ce triste voyage, la Reine gardait son calme et sa majesté. Elle parlait aux hommes et aux femmes qui entouraient sa voiture: «Le Roi,» leur disait-elle, «n'a jamais voulu que le bonheur de son peuple. On vous a dit bien du mal de nous; ce sont ceux qui veulent vous nuire. Nous aimons tous les Français.» Et quelques-uns de ces gens, touchés de tant de bonté, émerveillés de tant de sang-froid, murmuraient naïvement: «Nous ne vous connaissions pas; on nous a bien trompés [249]

«J'ai vu ce sinistre cortège, a écrit un témoin oculaire [250]. Au milieu de ce tumulte, de ces clameurs, de ces fréquentes décharges de mousqueterie, que la main d'un monstre ou d'un maladroit pouvait rendre si funestes [251], je vis la Reine conservant la tranquillité d'âme la plus courageuse, un air de noblesse et de dignité inexprimable, et mes yeux se remplirent d'admiration et de douleur.» Burke avait raison de dire, dans un élan de sombre enthousiasme: «On aime à savoir que des êtres destinés à souffrir sachent bien souffrir [252]

Et plus tard, lorsque, dans l'enquête ouverte sur ce grand attentat des journées d'octobre, une députation du Châtelet vint lui demander son témoignage, elle ne sut faire que cette réponse sublime: «J'ai tout vu, tout su, tout oublié!»

Le trajet fut long; il dura sept heures. A la grille de Chaillot, Bailly vint haranguer le Roi et lui présenter les clefs de la ville. Avec un manque de tact incroyable chez un homme d'esprit: «Quel beau jour, Sire, dit-il, que celui où les Parisiens vont posséder dans leur ville Votre Majesté et sa famille!» A ce mot, le Roi ne put s'empêcher de soupirer et de dire: «Je souhaite, Monsieur, que mon séjour y ramène la paix, la concorde et la soumission aux lois [253]

Il fallut aller à l'Hôtel-de-Ville; le Roi y répugnait et Marie-Antoinette eût voulu se soustraire à cette dernière humiliation; mais Moreau de Saint-Merry, interrogé si elle pouvait s'en dispenser, avait répondu: «J'espère que la Reine pourra revenir de l'Hôtel-de-Ville; mais je doute qu'elle puisse aller seule aux Tuileries.» Des cris: A la lanterne! se faisaient entendre; c'est ainsi que Paris accueillait la famille royale que, suivant le mot de Bailly, il avait reconquise.

Le Roi entra d'un pas tranquille dans l'assemblée des représentants de la Commune; la Reine suivait, tenant ses enfants par la main. «C'est toujours avec plaisir et confiance, dit le prince en entrant, que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris.» Bailly répéta ces paroles au peuple et oublia le mot confiance. La Reine le lui rappela: «Messieurs, reprit galamment Bailly, vous êtes plus heureux que si je ne m'étais pas trompé [254]

Le Roi et la Reine étaient montés sur un trône qu'on avait préparé à la hâte. Mais le peuple voulait voir sa conquête; il fallut paraître aux fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, entre deux flambeaux, afin que les traits mieux éclairés fussent plus reconnaissables. Sous ce dais d'un nouveau genre, le Roi et la Reine saluèrent la foule. La foule, toujours mobile, applaudit avec un enthousiasme irrésistible ceux qu'elle insultait tout à l'heure: On criait sur la place de Grève: «Vive le Roi! Vive la Reine! Vive le Dauphin et nous tous [255]!» On se félicitait, on s'embrassait en pleurant d'attendrissement et de joie; il semblait que la présence du Roi à Paris eût tout sauvé.

A dix heures, le lugubre cortège rentra aux Tuileries. La famille royale était prisonnière; l'Assemblée l'était aussi. Joseph II avait raison d'écrire à son frère Léopold: «La racaille de Paris va être le despote de toute la France [256]


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