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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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Travaux de l'Assemblée.—Les biens du clergé sont déclarés à la disposition de la nation.—Suppression des Parlements.—Affaire de Favras.—Sa mort héroïque.—Plan d'évasion d'Augeard.—Démarche du Roi à l'Assemblée le 4 février 1790.—On présente à la Reine la veuve et le fils de Favras.—Mort de Joseph II.—Publication du Livre rouge.—Alarmes aux Tuileries.—Séjour à Saint-Cloud.—Fédération du 14 juillet 1790.—La famille royale est acclamée par les fédérés.—Enquête et rapport de Chabroud sur les journées d'octobre.

Réinstallée à Paris, dans la salle du Manège, l'Assemblée avait repris le cours de ses discussions. Pour combler le déficit, elle s'en prenait au clergé. Le 2 novembre, sur la proposition du trop fameux évêque d'Autun, elle déclarait que les biens ecclésiastiques étaient à la disposition de la nation. C'était le premier pas dans la voie de la spoliation. Le lendemain, à l'instigation d'Adrien Duport, l'Assemblée ajournait la rentrée des Parlements, en attendant qu'elle les supprimât. Ainsi ce grand corps, qui avait été le promoteur de la réunion des États généraux, en était la première victime. Bientôt après, les provinces étaient remplacées par les départements. Les ministres acceptaient ces changements avec une facilité qui rendait leur résignation suspecte. «Le pouvoir exécutif fait le mort,» s'écriait Charles de Lameth [335], et les chefs de la Révolution se défiaient de cette attitude passive, lorsque l'affaire du marquis de Favras vint fournir un corps à leurs soupçons.

Quel était au fond le plan du marquis de Favras? Voulait-il réellement enlever le Roi et la famille royale, pour les conduire hors de Paris? Préparait-il un plan de contre-révolution? Sous quelle inspiration? Avec quels appuis? Un grand mystère plane sur tous ces points et y planera probablement toujours, grâce à l'héroïque silence de l'accusé. On a dit que la Reine redoutait ses aveux [336]. Monsieur, dont les journaux avaient mêlé le nom à cette affaire, effrayé de ces dénonciations, crut devoir se justifier publiquement et se rendit, le lendemain de l'arrestation de Favras, à l'Hôtel-de-Ville, pour protester de son attachement à la Révolution: démarche étrange et qui fut jugée peu digne d'un fils de France [337].

Le procès fut rapidement instruit: arrêté le 25 décembre 1789, et traduit devant le Châtelet, Favras répondit avec un calme admirable aux allégations de ses dénonciateurs, deux individus de petit état et de petite réputation. Mais l'arrêt était rendu d'avance: «Il fallait, écrivait Mme Elisabeth à Mme de Bombelles, il fallait effrayer ceux qui voudraient servir le Roi; il fallait du sang au peuple et le sang d'un homme à qui l'on pût donner le nom d'aristocrate [338].» Le jour où le jugement fut rendu, la foule hurlait autour du prétoire, réclamant à grands cris la mort de l'accusé et essayant d'intimider les juges. Les juges cédèrent: la démonstration populaire suppléa aux preuves qui n'existaient pas, et Favras fut condamné à être pendu. «Votre vie, lui dit Quatremère, rapporteur du procès, est un sacrifice que vous devez à la tranquillité publique.» Favras ne répondit que par un regard de mépris à cette étrange théorie par laquelle, depuis l'origine du christianisme, les peureux ont toujours tenté de légitimer leurs défaillances.

Le lendemain, vendredi 19 février, à la lueur des torches, au milieu des cris d'une joie féroce et d'un appareil inusité, Favras fut pendu en place de Grève. Jusqu'à la fin, il montra le même sang-froid, n'opposant aux injures qu'un dédaigneux sourire et refusant noblement de révéler son secret: «Citoyens,» dit-il, «je meurs innocent; priez Dieu pour moi. Je meurs avec le calme que donne la tranquillité de la conscience et je recommande ma mémoire à l'estime de tous les citoyens vertueux, ainsi que ma femme et mes enfants, à qui j'étais si nécessaire. Je demande la grâce des faux témoins, s'ils étaient reconnus comme tels, et que personne n'appréhende les suites d'un complot imaginaire [339].» Et se tournant vers le bourreau: «Allons, mon ami, dit-il, fais ton devoir.» Incapable de comprendre cet héroïsme, la foule insulta le mourant par des rires, des danses et des applaudissements ironiques; quelques misérables eurent même le courage de crier: Bis! et l'on ne sauva le cadavre des derniers outrages que par une inhumation précipitée [340]. Le Roi et la Reine furent profondément affectés de cette condamnation et de cette mort. «Je fus témoin de leur douleur, raconte Mme de Tourzel, et je ne puis encore penser à l'état où je vis la Reine, quand elle apprit que M. de Favras n'existait plus [341]

Un projet plus sérieux, ou du moins mieux connu que celui de Favras,—car il a été raconté en détail par son auteur lui-même,—avait été conçu par un secrétaire des commandements de la Reine, Augeard. Frappé des dangers qui menaçaient la famille royale et surtout Marie-Antoinette, Augeard avait proposé à cette princesse de l'emmener avec ses enfants, un soir, dans une voiture de poste à deux chevaux: elle eût pris le costume d'une gouvernante et le Dauphin eût été habillé en fille. Le lendemain matin, on devait descendre à Saint-Thierry, maison de campagne de l'archevêque de Reims, et, repartant après un repas sommaire, en ayant soin d'éviter les villes, on serait arrivé au château de Buzancy, appartenant à Augeard, d'où un relai, préparé à l'avance, eût conduit les fugitifs à la frontière. Le plus grand secret eût couvert ce plan, même à l'égard du Roi. La Reine accepta d'abord; mais quand il fallut prendre une décision définitive, elle ne put s'y résoudre, et aux instances pressantes d'Augeard ne répondit que par ces mots: «Toute réflexion faite, je ne partirai pas; mon devoir est de mourir aux pieds du Roi [342].» Quelques précautions qu'eût prises Augeard, son projet transpira; il fut arrêté et emprisonné; mais, plus heureux que Favras, il fut relâché après quatre mois et demi [343] de détention.

Ces diverses affaires, celle de Favras surtout, avaient donné lieu à tant d'imputations contre la Cour, que les ministres, Necker en particulier, conseillèrent à Louis XVI de faire une démarche publique pour affirmer son attachement au nouveau régime. Docile aux inspirations de ses ministres, le Roi y consentit. Le jeudi 4 février, il prévint par un billet le président qu'il se rendrait à l'Assemblée vers midi et voulait y être reçu sans cérémonie. La séance fut aussitôt suspendue; une housse de velours rouge, fleurdelysée d'or, fut jetée sur le fauteuil du président, et en attendant l'auguste visiteur, «tout le monde,» raconte un témoin oculaire dans le style sentimental alors à la mode, «se félicitait avec son voisin de la jouissance délicieuse et anticipée de voir son père et son ami. C'est ainsi que, dans l'effusion des âmes, on appelait le bon Louis XVI [344]

A une heure, le Roi parut, vêtu simplement et sans appareil, et prononça un discours, rédigé en partie par Necker. Il protesta de son adhésion à la Constitution, vanta les réformes opérées par l'Assemblée, et désavoua toute entreprise qui tendrait à en ébranler les principes. «Moi aussi,» dit-il en faisant allusion aux sacrifices que le nouveau régime imposait à tant de gens; «moi aussi j'aurais bien des pertes à compter, si, au milieu des plus grands intérêts, je m'arrêtais à des calculs personnels; mais j'ai trouvé une compensation pleine et entière dans l'accroissement du bonheur de la nation; c'est du fond de mon cœur que j'exprime ici ce sentiment. Je défendrai donc, je maintiendrai la liberté constitutionnelle, dont le vœu général, d'accord avec le mien, a consacré le principe; je ferai davantage, et, de concert avec la Reine, qui partage tous mes sentiments, je préparerai de bonne heure l'esprit et le cœur de mon fils au nouvel ordre de choses que les circonstances ont amené; je l'habituerai, dès ses premiers ans, à être heureux du bonheur des Français et a reconnaître toujours, malgré le langage des flatteurs, qu'une sage Constitution le préservera des dangers de l'inexpérience et qu'une juste liberté ajoute un nouveau prix aux sentiments d'amour et de fidélité, dont la nation française, depuis tant de siècles, donne à ses Rois des preuves si touchantes [345]

Des applaudissements enthousiastes saluèrent cette déclaration et l'Assemblée, électrisée, jura d'oublier toutes ses divisons et d'être fidèle à la Constitution, qui, à vrai dire, n'était pas encore faite. Une députation reconduisit le Roi aux Tuileries. La Reine, avec ses enfants, était descendue à la porte pour le recevoir. «Je partage tous les sentiments du Roi, dit-elle à la députation; je m'unis de cœur et d'affection à la démarche que sa tendresse pour ses peuples vient de lui dicter.» Et, montrant le Dauphin: «Voici mon fils, ajouta-t-elle. Je n'oublierai rien pour lui apprendre de bonne heure à imiter les vertus du meilleur des pères [346], et je l'entretiendrai de l'amour de la liberté publique, dont, je l'espère, il sera le plus ferme appui [347]

Le soir, Paris illumina; sur la proposition de Clermont-Tonnerre, le président de l'Assemblée, avec soixante membres, vint remercier le Roi et la Reine: «Veillez, Madame, sur ce précieux rejeton,» dit-il à Marie-Antoinette en lui montrant le Dauphin; «qu'il ait la sensibilité, l'affabilité et le courage qui vous caractérisent; vos soins assureront sa gloire, et la France, dont vous aurez procuré le bonheur, en sentira le prix, en songeant qu'elle le doit aux vertus de Votre Majesté.» La Reine répondit: «Je suis sensible, Messieurs, aux témoignages de votre affection; vous avez reçu ce matin l'expression de mes sentiments; ils n'ont jamais varié pour une nation que je me fais gloire d'avoir adoptée en m'unissant au Roi; mon titre de mère en assure pour toujours les liens [348]

Le lendemain, Bailly, avec une délégation de la Commune, vint à son tour féliciter le Roi, et, le dimanche suivant, on chanta un Te Deum solennel à Notre-Dame. Mais ces accès d'enthousiasme duraient peu. La démarche de Louis XVI ne désarma pas ses ennemis; elle mécontenta un grand nombre de royalistes, et un patriote sincère, mais en même temps ami de la monarchie française dont la cause était à ses yeux inséparable de celle de la liberté, Gouverneur Morris, écrivait: «Si cette démarche du Roi produit quelque effet sur les esprits raisonnables, à coup sûr, c'est de prouver plus clairement que jamais le peu de prévoyance de ses ministres [349]

Quinze jours plus tard, une démarche irréfléchie, à laquelle il fut impossible de se soustraire, vint de nouveau compromettre la famille royale, et ranimer les défiances. Le surlendemain de la mort de Favras, un de ses amis, M. de la Villeurnoy, maître des requêtes, eut la malheureuse pensée de présenter la femme et le fils en deuil de l'héroïque supplicié au dîner public du Roi et de la Reine. La Reine, malgré sa sympathie profonde, resta froide et insensible en apparence. Mais qu'on juge de la douloureuse contrainte qu'elle dut s'imposer pour ne rien laisser voir de ses sentiments aux spectateurs; la garde nationale la surveillait, et le commandant du jour, debout derrière le fauteuil royal pendant toute la durée du repas, était Santerre! Le dîner fini, et dès qu'elle put s'échapper, elle courut chez Mme Campan et, se jetant épuisée sur un fauteuil, après s'être assurée qu'elles étaient seules. «Il faut périr, dit-elle, quand on est attaqué par des gens qui réunissent tous les talents et tous les crimes, et défendu par des gens fort estimables, mais qui n'ont aucune idée juste de notre position. Ils m'ont compromise vis-à-vis des deux partis en me présentant la veuve et le fils de Favras. Libre dans mes actions, je devais prendre l'enfant d'un homme qui vient de se sacrifier pour nous et le placer à table entre le Roi et moi; mais, environnée des bourreaux qui viennent de faire périr son père, je n'ai pas même osé jeter les yeux sur lui. Les royalistes me blâmeront de n'avoir pas paru occupée de ce pauvre enfant; les révolutionnaires seront courroucés en songeant qu'on a cru me plaire en me le présentant [350]

Pour montrer toutefois qu'elle sentait vivement le dévouement du marquis de Favras et le malheur de sa famille, la Reine envoya à l'infortunée veuve quelques rouleaux de cinquante louis et le Roi lui assura une pension de quatre mille livres qui fut payée jusqu'à la chute du trône [351]. Mais cet acte même de reconnaissance dut être enveloppé de mystère.

Quelques jours après, un deuil plus intime venait atteindre Marie-Antoinette. Une lettre du 27 février, de son frère Léopold, lui annonçait la mort de l'Empereur Joseph II, décédé le 20, à Vienne. Malade depuis près de deux ans d'une hydropisie de poitrine, traînant depuis dix-huit mois, comme il l'écrivait à Léopold [352], le malheureux souverain succombait à la douleur que lui avait causée l'insurrection victorieuse des provinces Belgiques. «C'est votre pays qui m'a tué,» disait-il au prince de Ligne. Il laissait une lourde charge à son successeur, un empire divisé, une guerre avec les Turcs, et l'une des provinces les plus fidèles de l'Autriche, les Pays-Bas, soulevée par ses imprudentes réformes philosophiques. Les embarras où il se débattait ne lui eussent vraisemblablement pas permis d'intervenir activement dans les affaires de France; mais il jouissait encore d'un certain prestige; il aimait sincèrement sa sœur, malgré ses représentations parfois injustes et son ton grondeur. Une de ses dernières lettres à son frère avait été un suprême hommage à cette sœur et une protestation contre les calomnies qui la poursuivaient, protestation d'autant plus décisive qu'elle n'était point destinée à la publicité: «J'ai été affligé comme vous, écrivait-il, le 8 octobre 1789, de toutes les horreurs qu'on répand contre la Reine de France; mais que faire avec des insolents et des fous? On ne revient pas non plus de l'idée que ma sœur m'a envoyé secrètement des millions, pendant que je ne sais ni le pourquoi ni le comment j'aurais pu les demander, ni elle me les faire tenir; je n'ai jamais vu un sou de la France [353]

A défaut d'un appui réel, c'était du moins un conseil, et surtout un ami dévoué que perdait Marie-Antoinette. Quelques jours avant de mourir, Joseph lui avait écrit «la lettre la plus tendre et la plus touchante, lui témoignant qu'un de ses plus vifs regrets en mourant était de la laisser dans une position aussi cruelle et de ne pouvoir lui donner des marques efficaces de l'affection qu'il avait toujours conservée pour elle [354]».

Quoi qu'en dise Mme Campan [355], la douleur de la Reine fut profonde; mais elle dut la concentrer en elle-même [356] et ne l'épancher que dans le cœur de quelques amies: «J'ai été bien malheureuse par la perte que je viens de faire, écrivait-elle à la duchesse de Polignac; mais au moins la force et le courage que celui que je regrette a mis dans ses derniers moments forcent tout le monde à lui rendre justice et à l'admirer, et j'ose dire, il est mort digne de moi [357]

Ce fut l'une des dernières lettres que la Reine écrivit à son amie ou du moins que son amie reçut d'elle [358]. Espionnée sans relâche, elle dut, la plupart du temps, renoncer à une correspondance qui était une consolation, mais qui pouvait devenir un danger. Le nom de Polignac était un de ces mots d'ordre que, dans les jours troublés, les meneurs de parti jettent en pâture aux passions de la rue pour les irriter et les soulever. Quelques jours plus tard, la publication du Livre rouge, faite par ordre de l'Assemblée, donnait un nouvel aliment aux récriminations contre la Cour et contre les favoris de la Reine, contre les Polignac en particulier, dont le nom y figurait pour des sommes considérables, expliquées d'ailleurs par les grandes dépenses qu'ils étaient obligés de faire pour soutenir l'éclat de leurs charges. Le Comité des pensions, qui avait décidé cette publication, se faisait lui-même, dans l'avertissement qui lui servait d'introduction, l'écho de ces rumeurs malveillantes et, tout en affectant de mettre le Roi hors de cause, laissait planer sur les familiers du souverain, sur «l'avidité des gens en faveur», sur les «déprédations des ministres», sur les prodigalités de la Reine et de la famille royale, représentées comme les «véritables sources de la dette immense de l'Etat [359]», des soupçons qui prenaient bientôt corps dans de violents et odieux pamphlets [360] et ne tardaient pas à se traduire par des émeutes. La Reine, tout en imposant le calme à son visage, ne pouvait l'imposer à son cœur. «On ne sait pas jusqu'où iront les factieux,» disait-elle; «le danger augmente de jour en jour [361].» Mais ce n'était pas pour elle qu'elle craignait, c'était pour son mari, et surtout pour ses enfants. Le 13 avril, la séance de l'Assemblée avait été orageuse; il y avait eu de l'agitation dans la rue, et Lafayette lui-même redoutait une attaque du Château. Pendant la nuit, des coups de fusil furent tirés sur la terrasse des Tuileries. Réveillé en sursaut par ce bruit, le Roi se leva et vola chez la Reine; il ne la rencontra pas. De plus en plus alarmé, il courut chez le Dauphin et trouva l'enfant dans les bras de sa mère, qui le serrait convulsivement sur son sein: «Madame, lui dit-il, je vous cherchais; vous m'avez inquiété.»—«J'étais à mon poste,» répondit simplement l'héroïque femme [362].

Cependant le printemps approchait. Habituée aux larges espaces et aux vastes ombrages de Versailles, la famille royale étouffait dans ce palais des Tuileries où elle était confinée depuis le 6 octobre. Elle aspirait à respirer un air plus pur, elle aspirait surtout à retrouver un peu de calme, à s'éloigner de cette foule curieuse et souvent hostile, dont les familiarités ne respectaient pas son repos, et dont les cris attaquaient son honneur. Il entrait d'ailleurs dans le plan des chefs de la Révolution, qu'au moment de la fédération qui allait avoir lieu le 14 juillet, la famille royale, que le bruit public représentait comme captive à Paris, ne parût pas jouir de moins de liberté que le reste de la France, et surtout de la première des libertés: celle d'aller et venir où elle voudrait. Versailles était trop loin; on voulait bien allonger la chaîne, on ne voulait pas la rompre. Saint-Cloud fut proposé et adopté. Le 29 mai, la Reine écrivait à son frère Léopold: «Notre santé à tous se soutient bonne, c'est un miracle, au milieu des peines d'esprit et des scènes affreuses, dont tous les jours nous avons le récit et dont souvent nous sommes les témoins. Je crois qu'on va nous laisser profiter du beau temps en allant quelques jours à Saint-Cloud, qui est aux portes de Paris. Il est absolument nécessaire pour nos santés de respirer un air plus pur et plus frais; mais nous reviendrons souvent ici. Il faut inspirer de la confiance à ce malheureux peuple; on cherche tant à l'inquiéter et à l'entretenir contre nous. Il n'y a que l'excès de la patience et la pureté de nos intentions qui puissent le ramener à nous [363]

On partit en effet, le vendredi 4 juin [364], après avoir suivi la veille la longue et fatigante procession de la Fête-Dieu à Saint-Germain-l'Auxerrois [365]. Saint-Cloud! la campagne, le grand air, la liberté, la solitude, tous ces biens dont on était privé depuis huit longs mois, quelle joie, quel épanouissement pour la famille royale! Rien n'étant préparé pour recevoir les augustes hôtes, on s'était logé comme on avait pu; on admettait toutes les personnes du voyage à la table royale; et cet imprévu, cette absence d'étiquette ajoutait encore aux charmes du séjour [366]. Suivant le mot spirituel de Mme Elisabeth, on trouvait Paris beau.... dans la perspective [367]. Et du moins on n'entendait plus «tous ces vilains curieux qui ne se contentent pas d'être à la porte des Tuileries mais parcourent le jardin pour que personne ne puisse ignorer toutes ces infamies [368]». Le temps était beau et le ciel pur. Le Roi reprenait ses promenades à cheval, accompagné par un seul aide de camp de M. de Lafayette [369]; après le repas, il jouait au billard avec sa femme et sa sœur [370]. Mme Elisabeth allait à Saint-Cyr; quand elle ne se promenait point au dehors, elle passait son temps dans un petit jardin fermé qui faisait son bonheur: «Il n'est pas si joli que Montreuil, écrivait-elle; mais au moins l'on y est libre et l'on y respire un bon air frais qui fait un peu oublier tout ce qui est autour de soi, et tu conviendras, ajoutait-elle, que l'on en a souvent besoin [371].» Le Dauphin s'ébattait en toute insouciance dans le parc et parfois même poussait jusqu'à Meudon. Sa santé, un peu altérée par la réclusion des Tuileries, se fortifiait; son esprit se développait d'une manière surprenante [372]. La Reine faisait quelques excursions en calèche [373], promenant ses enfants, assistant à leurs études et à leurs jeux, et, malgré la présence de la garde nationale de Paris, envoyée là moins comme un honneur que comme une surveillance, pouvait, à distance de la grande ville, recevoir plus facilement les personnes dont la société lui était agréable, comme Mmes de Fitz-James et de Tarente, ou même les hommes politiques qui voulaient l'entretenir de leurs plans, comme Mirabeau. Le soir, il y avait cercle [374]; on admettait quelques intimes; Monsieur venait avec Madame de la petite maison de campagne qu'il avait louée près de Saint-Cloud [375]. Un jour, on entendit du bruit dans la cour du Château sous les fenêtres de la Reine; sur son ordre, Mme Campan souleva le rideau et aperçut une cinquantaine de personnes, vieux chevaliers de Saint-Louis, chevaliers de Malte, prêtres, femmes de la campagne. La Reine parut au balcon et un certain nombre de femmes s'approchèrent d'elle: «Ayez courage, Madame,» lui dirent-elles à demi-voix; «les bons Français souffrent pour vous et avec vous; ils prient pour vous; le ciel les exaucera; nous vous aimons, nous vous respectons; nous révérons notre vertueux Roi.» Marie-Antoinette fondit en larmes; mais, dans la crainte de compromettre ceux qui lui manifestaient un intérêt si touchant, elle rentra dans sa chambre, les yeux humides et le cœur un peu dilaté. Il y avait donc encore en France de l'amour pour elle [376]!

Mais au milieu même de ce calme apparent et de ce soulagement relatif, les angoisses du présent réveillaient avec plus d'amertume les souvenirs des jours heureux de 1786. La date même de l'installation à Saint-Cloud ne rappelait-elle pas l'anniversaire de la mort du pauvre prince pour les ébats duquel le Château avait été acheté? La Reine ne pouvait se défendre de ces retours vers le passé [377]. Un jour, voyant autour d'elle la milice parisienne, composée en partie des gardes françaises qui avaient déserté: «Que ma mère serait étonnée,» ne put-elle s'empêcher de dire amèrement, si elle voyait sa fille, fille, femme et mère «de rois ou du moins d'un enfant destiné à l'être, entourée par une pareille garde [378]!» Et alors, évoquant les plus mélancoliques souvenirs de son enfance, elle raconta à ses dames les sombres pressentiments de son père, lorsqu'il l'avait quittée: «Je ne m'en serais peut-être plus souvenue, reprit-elle, si ma position actuelle, en me rappelant cette circonstance, ne me faisait voir pour le reste de ma vie une suite de malheurs qu'il n'est que trop facile de prévoir.» Pauvre femme! les prévoyait-elle tous? Et, s'arrêtant au bout de la galerie d'où le regard embrassait le panorama de la capitale, elle ajouta tristement: «Cette vue de Paris faisait jadis mon bonheur; j'aspirais à l'habiter souvent. Qui m'aurait dit alors que ce désir ne serait accompli que pour être abreuvée d'amertumes et voir le Roi et sa famille captifs d'un peuple révolté [379]

Le Roi lui-même, moins impressionnable que sa femme, ne pouvait s'empêcher d'écrire à la duchesse de Polignac: «J'arrive de la campagne. L'air nous a fait du bien; mais que ce séjour nous a paru changé! Le salon du déjeuner, qu'il était triste! Aucun de vous n'y était. Je ne perds pas l'espoir de nous y retrouver. Dans quel temps? Je l'ignore. Que de choses nous aurions à nous dire! La santé de votre amie se soutient malgré toutes les peines qui l'accablent [380]

Ce séjour à Saint-Cloud se prolongea pendant tout l'été. De temps en temps, on revenait à Paris; car Paris voulait voir son Roi, et la Reine elle-même jugeait qu'il convenait de tenir compte de ces exigences: «Il ne fallait pas, disait-elle, céder aux cris; mais il était bon de prouver qu'on n'était pas éloigné d'y aller, quand il y avait quelque chose à faire [381].» On allait donc presque tous les dimanches dîner aux Tuileries [382]. On revenait pour les jours de fête [383], pour les séances importantes; on y revint surtout pour la grande cérémonie de la Fédération.

L'Assemblée avait décidé, par un décret du 27 mai [384], que l'anniversaire de la prise de la Bastille serait célébré avec une pompe extraordinaire, par une fédération solennelle de tous les représentants et de toutes les troupes du royaume. Le Champ-de-Mars avait été choisi comme emplacement [385]; le Roi avec sa suite, les députés, la garde nationale, les délégués de tous les départements devaient y prêter serment de fidélité à la Nation, à la Loi et à la Constitution. La nouvelle de cette cérémonie avait été accueillie avec enthousiasme. C'était une véritable ivresse. Chacun avait tenu à honneur d'apporter son concours aux préparatifs de la fête nationale. On avait vu des femmes du monde, des prêtres, des religieux, des hommes politiques, des tourières même de couvents [386], venir, une pioche ou une bêche à la main, travailler à la transformation du Champ-de-Mars; les rangs étaient confondus et souvent, le soir, ces ouvriers improvisés revenaient en bande, au son des tambours et en chantant le Ça ira!

Malgré l'engouement de la foule, on ne voyait pas sans appréhension approcher cette date du 14 juillet. Des deux côtés on avait ou l'on affectait des craintes. Les partisans de la Révolution répandaient le bruit que la Cour profiterait de l'enthousiasme des fédérés pour dissoudre l'Assemblée et restaurer le pouvoir absolu. Les royalistes redoutaient avec plus de raison quelque émeute populaire, toujours facile à exciter dans une grande agglomération d'hommes, et à la probabilité de laquelle le retour inopiné du duc d'Orléans, brusquement arrivé d'Angleterre le 9 juillet, donnait quelque créance. La Reine fit bonne mine au duc [387]; mais elle n'était nullement rassurée. «Il est bien nécessaire, surtout au mois de juillet, d'avoir du monde à nous, écrivait-elle dès le 12 juin. Je ne pense pas sans frémir à cette époque; elle réunira pour nous tout ce qu'il y a de plus cruel et de plus douloureux, et avec cela il faut y être. C'est un courage plus que surnaturel qu'il faut avoir pour ce moment. Tout va de mal en pis; le ministère et M. de Lafayette entraînent tous les jours dans de fausses démarches; on va au devant de tout et, loin de contenter ces monstres, ils deviennent à tous moments plus insolents, et vis-à-vis des honnêtes gens on s'avilit d'autant [388]

Toutes ces craintes ne se réalisèrent pas. Il y eut, au contraire, comme une lueur d'éclaircie dans un ciel assombri. «La veille de la Fédération, raconte Mme de Tourzel, le Roi passa en revue les fédérés des départements. On les faisait défiler devant lui et la famille royale, au pied du grand escalier des Tuileries. Le Roi demandait le nom de chaque députation, et parlait à chacun de ses membres avec une bonté qui redoublait encore leur attachement. La Reine leur présenta ses enfants et leur dit quelques mots avec cette grâce qui ajoutait un nouveau prix à tout ce qu'elle disait. Transportés de joie, ils entrèrent dans les Tuileries aux cris de Vive le Roi, la Reine, Monseigneur le Dauphin et la famille royale! Le Roi s'y promena sans gardes, avec sa famille, au milieu d'un peuple immense et entouré des fédérés qui continrent tellement les malveillants que pas un n'osa s'écarter de son devoir [389]

Le lendemain, mercredi 14 juillet, malgré une pluie battante, les fédérés de province, rangés sous quatre-vingt-trois bannières, partirent de la Bastille; les délégués des troupes de ligne, de l'armée de mer et de la milice parisienne les accompagnaient. Arrivés au Champ-de-Mars, et en attendant le commencement de la cérémonie, ils se mirent à former des rondes et à danser des farandoles: étrange spectacle et qui ne donnait pas une bien haute idée de la discipline de ces soldats improvisés. Trois cent mille spectateurs, dit-on, se pressaient dans la vaste enceinte, assis sur des gradins de gazon et s'efforçant en vain de se garantir, avec des parasols, des torrents d'eau qui les inondaient. Un autel de forme antique avait été dressé au milieu du Champ-de-Mars; l'évêque d'Autun y devait célébrer la messe, assisté de trois cents prêtres, vêtus d'aubes blanches sur lesquelles tranchaient de larges ceintures tricolores [390].

Une vaste estrade avait été dressée pour le Roi, les ambassadeurs et les députés. Louis XVI avait désiré que sa famille l'entourât; l'Assemblée ne le permit pas. Elle décida, le 9 juillet, que le Roi serait seul, ayant à sa gauche le président. La famille royale devait être aux fenêtres de l'Ecole militaire, où l'on avait disposé pour elle un salon, voisin mais distinct de la tribune de l'Assemblée. C'était une nouvelle marque de défiance contre la famille royale, contre la Reine surtout qu'on affectait ainsi d'isoler de son mari et des représentants de la nation: «Tu sais, écrivait gaiement Mme Elisabeth à son amie, Mme de Bombelles, que j'ai le bonheur de connaître un des membres de cette auguste famille du temps passé; eh bien! je te fais part que cela lui est bien égal; elle n'en est affligée que par rapport à la Reine, pour qui c'est un soufflet donné à tour de bras, et d'autant mieux appliqué qu'il a été ménagé de loin et que jusqu'au dernier moment on avait dit au Roi que le contraire passerait [391]

Louis XVI s'était rendu de bonne heure à l'Ecole militaire; en attendant que tout fût prêt, il y resta avec sa famille, se faisant voir de temps en temps à la fenêtre de la Reine, et salué, à chaque apparition, des cris de Vive le Roi! auxquels se mêlaient des cris de Vive la Reine! Vive le Dauphin! Marie-Antoinette, touchée, montra son fils à la foule, et comme la pluie mouillait l'enfant, elle l'enveloppa, dans son châle; les applaudissements redoublèrent, acclamant la mère comme la reine [392].

Pendant ce temps, les députations arrivaient successivement [393]. Lorsque le cortège fut entré tout entier dans l'enceinte, le Roi alla se placer sur son trône, au milieu des députés, près du président [394]. Après la messe, l'évêque d'Autun bénit les quatre-vingt-trois bannières, et entonna le Te Deum que chantèrent douze cents musiciens. Lafayette monta à l'autel et, au nom de l'armée, jura fidélité à la Nation, à la Loi et au Roi. Le président de l'Assemblée, le marquis de Bonnay, répéta le serment, et un immense cri de je le jure! s'échappa de trois cent mille poitrines, qui se pressaient au Champ-de-Mars. Le canon gronde; les drapeaux sont agités; les chapeaux, jetés en l'air; les bonnets des grenadiers, arborés au bout des sabres et des baïonnettes. Le Roi se lève et d'une voix forte jure de maintenir la Constitution. La Reine prend le Dauphin dans ses bras et le présente au peuple en disant: «Voilà mon fils; il se réunit, ainsi que moi, dans ces mêmes sentiments.»—«Ce mouvement inattendu, dit Ferrières, fut payé de mille cris de Vive le Roi! Vive la Reine! Vive monseigneur le Dauphin [395]!»

Pendant plusieurs jours, ce fut un enchantement universel. Ces braves délégués de province, tout remplis encore du respect séculaire et de l'amour traditionnel des Français pour la royauté, étaient ravis d'approcher de si près la famille royale. Dès le matin, ils remplissaient la cour et le jardin des Tuileries, se pressant sous les fenêtres et avides surtout de voir le Dauphin; le jeune prince se montrait au balcon, leur faisait les honneurs de son petit parterre, leur distribuait des fleurs et des feuilles de ses arbres. De bruyantes acclamations le saluaient: «Venez dans votre province du Dauphiné,» disaient les fédérés de Grenoble; «nous saurons bien vous défendre.»—«N'oubliez pas, ripostaient les Normands, que vous avez porté le nom de notre province et que les Normands ont toujours été et seront toujours fidèles [396]

Quatre jours après, le Roi passa une revue de la garde nationale à la porte de Chaillot. La Reine y alla dans une calèche découverte sans armoiries avec ses enfants et Mme Elisabeth. Aussitôt sa voiture fut entourée de fédérés avec lesquels elle s'entretint familièrement, répondant à leurs questions et les provoquant même. Ils désirèrent baiser la main du petit Dauphin; elle le leur présenta elle-même; ces braves gens furent ravis. A ce moment, le bras de la Reine se trouva appuyé à la portière; un des fédérés le saisit vivement et y appliqua ses lèvres. L'exemple fut contagieux, et l'affection faisant taire le respect, en un instant, trois cents bouches couvrirent de baisers le bras que la Reine, émue, ne songeait pas à retirer. Touchée de cette sympathie expressive, à laquelle elle n'était pas habituée, la pauvre femme pleura d'attendrissement [397].

«Ce jour-là, a dit un témoin oculaire, fut véritablement un jour de bonheur pour le Roi, pour la Reine et ceux qui leur étaient dévoués. C'était une ivresse de sentiments; ce fut le dernier beau jour de la Reine [398]

«Les députés des provinces ont été à merveille pour le Roi et la Reine, écrivait un autre témoin; ils n'ont cessé de leur donner des marques touchantes de respect, d'amour et de fidélité, et Leurs Majestés les ont traités à merveille. Ils ont été enchantés de la Reine qui a eu pour eux toute la grâce et l'obligeance dont elle est susceptible [399].» Si Louis XVI eût voulu profiter de cet enthousiasme, si, comme l'en suppliait le duc de Villequier, il fût monté à cheval et eût déclaré que, se trouvant pour la première fois à la tête de l'élite de la nation, il devait lui représenter qu'il ne pouvait sans inconvénient jurer fidélité à une Constitution inachevée; si surtout, comme le demandait Mme de Tourzel, il fût parti de là pour visiter les provinces, où il eût vraisemblablement été accueilli par les mêmes acclamations, il eût pu, appuyé sur la véritable majorité du pays, arrêter les empiétements de l'Assemblée et reprendre le légitime exercice du pouvoir royal. L'Assemblée le craignit; l'attitude des fédérés la fit un moment douter de son succès et de l'assentiment du pays, et Barnave en fit l'aveu à Mme Elisabeth dans une de ces conversations du retour de Varennes, dont le jeune député sortit, rallié à la cause qu'il avait si violemment attaquée. Comme la princesse se plaignait des vues qu'avait eues l'Assemblée en décrétant la fédération: «Ah, Madame!» reprit vivement Barnave, «ne vous plaignez pas de cette époque; car si le Roi eût su en profiter, nous étions perdus [400]

Mais le Roi ne sut pas; il recula devant la crainte d'un conflit. L'occasion perdue ne se retrouva plus. Les fédérés reprirent le chemin de leurs départements, enchantés de l'accueil qu'ils avaient reçu, pénétrés pour toute l'auguste famille de sentiments d'amour et de respect; mais sans direction, sans instructions, sans concert entre eux et avec la Cour, livrés sans défense, dans leurs lointaines provinces, à toutes les influences malsaines auxquelles ils n'avaient échappé qu'un instant. Louis XVI et les siens retournèrent à Saint-Cloud, un peu rassérénés et renaissant à une lueur d'espérance, mais, hélas! pour combien de temps? A peine étaient-ils rentrés dans leur résidence d'été qu'un misérable, du nom de Rotondo, s'y introduisait pour assassiner la Reine. Il avait pénétré dans les jardins extérieurs; la pluie seule, qui ce jour-là empêcha la princesse de sortir, la sauva du poignard [401].

Presque en même temps, on découvrit un complot pour l'empoisonner. Marie-Antoinette le sut et n'en parut point émue. Néanmoins, son médecin, Vicq d'Azyr, et sa première femme, Mme Campan, convinrent qu'on remplacerait plusieurs fois par jour, dans le sucrier de la Reine, le sucre en poudre qu'elle avait l'habitude de prendre pour mettre dans ses verres d'eau. Un jour la pauvre femme surprit Mme Campan occupée à faire l'échange convenu. Elle sourit tristement et la pria de ne plus se donner une peine inutile: «Souvenez-vous, lui dit-elle, qu'on n'emploiera pas un grain de poison contre moi. Les Brinvilliers ne sont pas de ce siècle-ci; on a la calomnie, qui vaut beaucoup mieux pour tuer les gens, et c'est par elle qu'on me fera périr [402]

Quelques jours après, l'attitude de l'Assemblée donnait raison à ces pressentiments. Le Châtelet avait été chargé d'ouvrir une enquête sur les journées d'octobre. Interrogée par les commissaires, la Reine s'était renfermée dans un généreux silence: «Je ne serai jamais, avait-elle répondu, la dénonciatrice de mes sujets. J'ai tout vu, tout su, tout oublié [403].» L'enquête continua néanmoins et, le 7 août 1790, le rapporteur, M. Boucher d'Argis, vint à l'Assemblée donner connaissance de l'information. Son travail, écrit dans un style maladroitement emphatique [404], concluait à des poursuites contre Mirabeau et le duc d'Orléans, et fut l'objet d'un rapport de Chabroud. Cette œuvre de Chabroud, monument d'hypocrisie et de mensonge, remplie de malveillance contre les gardes du corps et d'insinuations haineuses contre la Reine, semblait n'avoir qu'un but: pallier les crimes, accuser les victimes, et innocenter les coupables. Ce but fut atteint: le 2 octobre, malgré les protestations de l'abbé Maury et de Montlosier, et après une vive sortie de Mirabeau, qui déplaça habilement le terrain et d'accusé se posa en accusateur, les conclusions de Chabroud furent adoptées; les attentats du 6 octobre ne furent plus que des «malheurs» destinés à fournir une leçon aux rois. Mirabeau et le duc d'Orléans, aussi bien que Théroigne de Méricourt, et même Jourdan Coupe-tête, furent déchargés de toute accusation, et les vrais coupables, désignés par le rapport aux fureurs des tribunes et aux coups de la populace, furent les défenseurs de la royauté, transformés en adversaires de la Constitution.

La Reine fut indignée, moins peut-être de la décision qui innocentait Mirabeau et le duc d'Orléans que de la glorification du crime et de l'odieuse falsification des faits. «Je ne vous parle pas, écrivait-elle à son frère, du jugement qui se fait à présent de l'affaire des 5 et 6 octobre de l'année dernière. On devait s'y attendre; mais je trouve qu'il souille les âmes, comme le palais du Roi l'a été l'année dernière par les faits. Au reste, c'est à l'Europe entière et à la postérité à juger de ces événements, et à rendre justice à moi et à ces braves et fidèles gardes du corps, avec lesquels je me fais gloire d'être nommée [405]

Cependant, à cette heure même,—tant ses devoirs de reine l'emportaient sur ses répugnances de femme,—elle était entrée en négociation avec un des hommes que l'opinion publique avait le plus vivement incriminés pour les journées d'octobre et qui, en toute circonstance, s'était montré un de ses adversaires les plus violents, avec Mirabeau.


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