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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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Fermentation à Paris et à Versailles.—Appel de troupes à Versailles.—Banquet des gardes du corps.—Préparatifs des journées d'octobre.

Cependant, le plan d'envahir Versailles n'était plus un mystère; les avis alarmants se multipliaient [122]. Déjà, le 30 août, l'un des chefs les plus décriés et, par cela même, les plus influents de la démagogie parisienne, le marquis de Saint-Huruge, avait essayé d'entraîner quinze cents émeutiers contre Versailles. Sa tentative avait échoué [123]; mais le projet n'avait pas été abandonné. Un peu plus tard, en septembre, au Palais-Royal, Camille Desmoulins s'était écrié qu'il fallait envoyer quinze mille hommes à Versailles pour en ramener le Roi et faire enfermer la Reine [124]. Des bruits d'insurrection, d'invasion du Château étaient dans l'air. «On annonçait, dit Mounier, d'horribles desseins contre la Reine [125].» A Paris, en province, jusqu'à Toulouse, on en parlait tout haut. Il s'agissait d'enlever l'Assemblée et le Roi et de «traiter comme ils le méritaient les députés qui se seraient mal montrés pour le peuple [126]». Mirabeau avait dit un jour au libraire Blaisot «qu'il croyait apercevoir qu'il y aurait des événements malheureux à Versailles, mais que les honnêtes gens n'avaient rien à craindre [127]». Enfin, les gardes françaises qui, depuis leur licenciement après la prise de la Bastille, formaient les compagnies soldées de la garde nationale parisienne, se vantaient tout haut de «venir reprendre au Château les postes qu'ils occupaient jadis, et au besoin chercher le Roi [128]». Leur commandant général, Lafayette, se préoccupait de ces dispositions, et, tout se croyant sûr de les neutraliser par son autorité, il avait pensé, vers la mi-septembre, devoir avertir de ces «mauvais desseins» le ministre de la Maison du Roi, M. de Saint-Priest [129].

La Cour s'alarma; le service du Château n'était plus fait que par les Suisses et les gardes du corps, tous dévoués, mais en somme assez peu nombreux. Le service de la ville était livré à la garde nationale, dont la majorité était suspecte, et qui d'ailleurs était harassée par de continuelles expéditions pour assurer les approvisionnements. Déjà au mois d'août, on avait dû faire venir pour l'aider deux cents chasseurs des Trois-Evêchés et deux cents dragons de Lorraine. Contre un envahissement possible et prévu, c'était trop peu. M. de Saint-Priest s'en ouvrit au commandant général de la garde nationale, le comte d'Estaing, et ce dernier, dont l'attachement aux idées nouvelles n'était pas contestable, se chargea d'obtenir l'assentiment de la municipalité, dont la réquisition était nécessaire, pour l'entrée de troupes à Versailles. Sur sa proposition, et vu la délibération des capitaines d'état-major de la garde nationale, constatant l'insuffisance de leurs forces, «attendu les divers avis plus alarmants les uns que les autres qui se succèdent continuellement,» il fut décidé, le 18 septembre, «qu'il était indispensable, pour la sûreté de la ville, pour celle de l'Assemblée nationale, et pour celle du Roi, d'avoir le plus promptement possible un secours de mille hommes de troupes réglées qui seront aux ordres du commandant général de la garde nationale de Versailles [130]». On fit choix du régiment de Flandre, dont le bon esprit et la discipline semblaient garantir la fidélité, tandis que le nom de son colonel, le marquis de Lusignan, qui siégeait à gauche de l'Assemblée, devait rassurer les patriotes contre tout projet de contre-révolution. Le 23 septembre, le régiment de Flandre arriva à Versailles, où il fut «fort bien reçu [131]»; le comte d'Estaing, avec l'état-major et un détachement de la garde nationale, le président de la municipalité avec les membres du corps municipal, allèrent au-devant de lui jusqu'à la barrière. Le régiment fut conduit à la Place d'Armes, où, en présence du maire, il prêta le serment de fidélité à la Nation, à la Loi et au Roi; il comptait onze cents hommes et deux canons [132].

Le Roi avait été si satisfait de la milice versaillaise en cette circonstance qu'il écrivit, pour la remercier, une lettre de sa main au commandant général, le comte d'Estaing [133], et que la Reine résolut d'offrir aux gardes nationaux un témoignage de gratitude; le 29, elle annonça elle-même à l'état-major qu'elle voulait donner un drapeau à chaque division, et, le 30, ces deux [134] drapeaux furent solennellement bénis dans l'église Notre-Dame par l'archevêque de Paris, en présence du gouverneur de Versailles, de la municipalité, d'un grand nombre de membres de l'Assemblée et de personnes notables de la ville, et des officiers de tout le corps militaire. Après la cérémonie, un banquet réunit les invités; la plus grande cordialité ne cessa d'y régner et des toasts furent portés au Roi et à la prospérité de la nation, «objets inséparables,» à la Reine, au Dauphin et à toute la famille royale.

Le lendemain, un nouveau banquet devait avoir lieu; c'est celui dont le récit, indignement travesti, allait donner prétexte à d'effroyables massacres.

Il était alors d'usage dans l'armée française, comme il l'est encore aujourd'hui, d'offrir un repas de corps au régiment qui arrive dans une garnison nouvelle. Lors du voyage de Louis XVI à Cherbourg, les gardes du corps avaient reçu de semblables politesses d'un grand nombre de régiments d'infanterie; ils résolurent de les rendre au régiment de Flandre et de cimenter ainsi les liens qui unissaient toutes les troupes de Versailles [135]. Il fut décidé qu'ils lui offriraient un banquet, et la date en fut fixée au jeudi, 1er octobre.

La salle du Manège et la salle du Théâtre de la ville n'ayant pu convenir, les organisateurs de la fête demandèrent au Roi, qui l'accorda volontiers, la salle de l'Opéra du Château, dans laquelle, quelques années auparavant, les gardes du corps avaient offert un bal à la famille royale. La pièce fut décorée avec goût; une table de deux cent dix couverts, en fer à cheval, fut dressée sur le théâtre; quatre-vingts gardes du corps environ, tous les officiers du régiment de Flandre, des chasseurs et des dragons de Lorraine, alors en garnison à Meudon [136], plusieurs officiers des Suisses et de la Prévôté, une vingtaine de gardes nationaux devaient s'y asseoir.

Au jour dit, «à trois heures de l'après-midi, raconte l'historien de Versailles, M. Le Roy, tout le monde se réunit à la grille du Château, où était le rendez-vous. On se rend à la salle de l'Opéra, par le corridor du palais. En entrant, on est charmé par l'aspect de la salle; les convives se placent et le repas commence. Dans l'orchestre étaient les trompettes des gardes et la musique du régiment de Flandre; le parterre était réservé aux grenadiers du régiment et aux chasseurs et dragons de Lorraine [137]

Aucun incident ne signala le premier service. Au second, le duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps, qui présidait le banquet, fit entrer dans le fer à cheval les grenadiers de Flandre, les grenadiers suisses, les chasseurs des Trois-Évêchés. Heureux de cet honneur, ces braves gens demandèrent à porter la santé de la famille royale. On leur versa à boire; ils burent à là santé du Roi, de la Reine et du Dauphin. Les spectateurs, qu'avait attirés cette fête et qui s'étaient entassés dans les loges, répondirent par les mêmes cris, alors encore familiers au peuple de France. Quoi qu'en aient pu dire des écrivains intéressés à travestir les faits, la santé de la nation ne fut ni proposée, ni par conséquent rejetée [138].

A ce moment, au dessert, la famille royale parut dans une loge grillée. La Reine, inquiète des bruits qui venaient de Paris et profondément triste de la désaffection qui s'attachait à elle, s'était retirée de bonne heure dans ses appartements. Plusieurs fois, ses dames lui avaient vanté la gaîté de la fête, en l'engageant à s'y rendre; elle avait résisté. On lui représenta que ce spectacle amuserait le Dauphin; par amour maternel, elle consentit à y aller. Le Roi arrivait de la chasse; elle l'entraîna avec elle.

En les apercevant tous deux dans une loge, des cris de Vive le Roi! éclatent de toutes parts. On les supplie de descendre dans la salle; vaincus par ces instances réitérées, ils descendent. Le vicomte d'Agout, en signe de réjouissance, arbore un mouchoir au bout de son bâton de commandement. La Reine prend son fils par la main et fait le tour de la salle. Les convives se lèvent, tirent leurs épées, comme pour défendre cette noble et malheureuse famille; on lui jure fidélité; on lui jure amour et dévouement. Un des assistants, M. de Canecaude, demande que l'on joue l'air: «Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille?» Les musiciens, qui ne l'ont pas, y suppléent, en exécutant le motif si connu et si entraînant d'un maître cher à la Reine: O Richard! ô mon Roi! Les acclamations redoublent; l'enthousiasme est à son comble. Marie-Antoinette, touchée de ces applaudissements qui s'adressent à son mari, à elle, à ses enfants, se sent heureuse comme reine, comme épouse, et comme mère: elle se laisse aller à des pensées plus douces et jouit sans mélange de ce retour de popularité. Pauvre femme! C'était son dernier jour de bonheur!

La famille royale se retire bientôt; un grand nombre de soldats escaladent les loges et franchissent les barrières pour l'accompagner dans le corridor de la chapelle, par où elle rentre dans ses appartements. Puis, tout le monde, musiciens, convives, spectateurs, se transporte dans la cour de Marbre au bas même des fenêtres du Roi. Une foule d'habitants de Versailles étaient réunis là, dans les cours et sur la Place d'Armes, pour assister à la fête. Echauffés par le vin, enthousiasmés par la visite qu'ils viennent de recevoir, les convives se livrent à des démonstrations bruyantes: on chante, on danse, et un soldat, qui fut, cinq jours plus tard, «un des plus dangereux insurgés [139],» parvient, en grimpant le long des colonnades, à escalader le balcon du Roi, qui, malgré les acclamations, reste enfermé chez lui et ne se montre pas.

Ce fut tout. Qu'il y ait eu des manifestations contre-révolutionnaires, que la cocarde tricolore ait été foulée aux pieds, le fait a été allégué, mais il est faux. Les organisateurs du banquet, les gardes du corps, s'en sont toujours défendus avec la plus fière énergie, et la Reine elle-même a pris soin de réfuter cette calomnie. «Il n'est pas à croire,» a-t-elle répondu au tribunal révolutionnaire, «que des êtres aussi dévoués foulassent aux pieds et voulussent changer la marque que leur Roi portait lui-même [140].» Qu'on ait vu au banquet des cocardes blanches, cela est vrai et cela devait être. L'armée, à cette époque, avait encore la cocarde blanche; le Roi seul et la garde nationale portaient la cocarde tricolore. Et si, comme on le raconte, quelques dames de la Cour, faisant avec du papier des cocardes blanches, les ont données aux officiers qu'elles rencontraient, elles n'ont fait que donner à ces officiers la cocarde légale, réglementaire, celle que Mounier appelait encore «la cocarde française [141]».

Le 3 octobre, la Reine reçut une députation de la garde nationale, qui venait la remercier des drapeaux distribués le 30 septembre. Tout émue encore des démonstrations sympathiques de l'avant-veille, elle répondit: «Je suis fort aise d'avoir donné des drapeaux à la garde nationale de Versailles. Je suis enchantée de la journée de jeudi; la nation et l'armée doivent être attachées au Roi, comme nous leur sommes nous-mêmes [142]

Le même jour, un nouveau banquet [143] a lieu dans l'Hôtel des gardes du corps; quatre-vingts soldats des régiments de Flandre et de Lorraine, un homme de chaque compagnie de la garde nationale de Versailles y sont invités. Le repas est gai; on y porte la santé du Roi, de la nation, de l'Assemblée, de la garde nationale; puis, vers la fin, les têtes s'échauffent; on chante, on crie, on casse les bouteilles et les verres; quel est le banquet de deux cents personnes, de deux cents jeunes gens, où il ne se passe pas de scènes de ce genre?

Le dimanche 4, c'est la municipalité de Versailles qui traite à son tour le régiment de Flandre. La garde nationale prend part au festin; on y boit, à la santé du Roi et de la Reine; tout s'y passe avec ordre.

Telle est la série de fêtes et de banquets qui fut transformée en une série d'attentats contre la souveraineté nationale. Rien—ce simple exposé suffit à l'établir,—rien n'avait pu servir de base à cette accusation. Il y avait eu sans doute des démonstrations enthousiastes en l'honneur de la famille royale; mais ces démonstrations étaient alors dans le cœur de la grande majorité des Français. Quant à des attaques contres les réformes de l'Assemblée, il n'y en avait point eu. Les gardes du corps, l'armée, la garde nationale s'étaient trouvés réunis dans un parfait accord [144]. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que ces gardes du corps, si dévoués au Roi, n'étaient nullement hostiles aux idées nouvelles;—ils en avaient donné tout récemment la preuve [145],—vivaient très amicalement avec les députés et passaient dans l'Assemblée pour d'excellents patriotes. C'est le témoignage que leur rendit, dans l'enquête, un député qui n'est pas suspect [146].

Mais il fallait un prétexte; et celui-là fut choisi. Un homme qui devait jouer un triste rôle à la Convention, et qui était dès lors un des plus fougueux ennemis de la royauté, quoiqu'il se qualifiât «un des plus fidèles sujets du Roi [147]», Laurent Lecointre, lieutenant-colonel de la garde nationale du quartier Notre-Dame, donna le signal. Mécontent de n'avoir point été invité à la fête du 1er octobre, sa rancune personnelle s'ajoutait à son exaltation politique. A son instigation, un de ses amis, rédacteur d'une feuille révolutionnaire, le Courrier de Versailles, Gorsas [148], commença dans son journal toute une série d'articles contre le banquet des gardes du corps; le repas que nous avons raconté d'après les documents les plus authentiques, était représenté comme une «orgie complète». Les convives chancelants avaient donné un spectacle «dégoûtant et horrible» La santé de la nation ayant été proposée, les gardes du corps l'avaient rejetée. Et c'était d'un pareil scandale que la Reine s'était déclarée «enchantée». Quelle meilleure preuve des plans contre-révolutionnaires de la Cour et des projets de vengeance de l'Autrichienne contre le peuple?

On conçoit facilement quel effet devaient produire ces dénonciations furibondes, en tombant, comme une semence haineuse, sur le terrain si bien préparé de la populace parisienne. Le récit de Gorsas est lu avidement, odieusement commenté. Marat, Camille Desmoulins, Loustalot, tonnent dans leurs journaux contre la Cour et contre la Reine: on dénonce la grande conspiration contre-révolutionnaire. On reprend un vieux bruit jadis colporté, l'enlèvement du Roi pour le conduire à Metz. On ne calcule pas que pour exécuter un pareil plan, s'il avait été conçu, Louis XVI n'avait à sa disposition que six cents gardes du corps «en général chauds partisans du Tiers [149]», deux cents dragons, deux cents chasseurs, onze cents soldats du régiment de Flandre commandés par un colonel patriote, et que ce n'est pas avec ce faible corps de deux mille hommes qu'il pourrait se lancer dans une entreprise aussi hasardeuse, en face d'une garde nationale qui n'y prêterait certainement pas les mains. Mais les masses populaires, quand elles sont surexcitées, sont aveugles, et les chefs ne leur laissaient pas le temps de raisonner.

L'occasion était bonne d'ailleurs. Une disette, à laquelle on peut assigner des causes trop sérieuses, mais qui, à ce moment, eut certainement quelque chose de factice, une «famine docile», comme l'appelle Lally-Tollendal [150], régnait dans Paris. Il y avait là des souffrances réelles, et, comme toujours, c'était au gouvernement, au Roi, à la Cour, aux membres les plus impopulaires de la famille royale, à la Reine, par conséquent, qu'on faisait remonter la responsabilité de ces souffrances. Les calomnies de Gorsas jettent de l'huile sur ce feu qui couve sous une cendre chaude. Au Palais-Royal, la populace s'assemble; des attroupements se forment; les orateurs déclament. On jure de tirer vengeance des gardes du corps, qui ont arboré, dit-on, la cocarde noire. On tient contre la Reine les «propos les plus affreux». On fait des motions contre les accapareurs. Une femme, «dont la mise indique une femme au-dessus du médiocre,» s'écrie qu'elle n'a pas de pain et qu'il faut aller à Versailles en demander au Roi, et comme un des assistants se permet de rire, elle lui applique un soufflet. Les autres femmes qui sont là applaudissent. «Demain, disent-elles, les choses iront mieux; nous nous mettrons à la tête des affaires.» Des gardes nationaux, attablés au café de Foy, font chorus avec les femmes; la police reste inerte et n'essaie ni de dissiper les groupes ni de rétablir l'ordre [151].

Rien n'avait été négligé pour organiser l'attaque et désorganiser la résistance. «Des Machiavels de place publique et de mauvais lieu, a dit M. Taine, ont remué les hommes du ruisseau et les femmes du trottoir [152].» L'or avait été répandu à profusion dans le peuple et dans l'armée; sept millions, assure-t-on, étaient venus de Hollande [153]. Depuis l'arrivée du régiment de Flandre, tous les moyens de corruption, même les plus honteux, le vin, l'argent, les femmes, avaient été employés pour suborner les soldats, et au commencement d'octobre, ce régiment, qui avait été appelé pour protéger l'ordre et la monarchie, n'était plus qu'un danger. C'est avec ces faibles ressources, avec ces soldats à demi gagnés et quelques gardes fidèles, en face d'une garde nationale, en partie hostile, que Louis XVI allait se défendre contre une conspiration ourdie de longue date, avec la plus infernale habileté.


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