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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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Mirabeau.—Son entrevue avec Necker.—Ses ouvertures au comte de la Marck.—Première note de Mirabeau pour la Cour.—Son entrevue avec la Reine.—Ses projets.—Le Roi et la Reine les écoutent sans les suivre.—Eclats de Mirabeau.—La Reine est de nouveau menacée.—Nouveaux plans de Mirabeau.—Quarante-septième note.—Utilité mais difficultés de ce plan.—Mort de Mirabeau.

Jeté par l'orgueil, la rancune, l'ambition, les débordements de sa vie privée, les nécessités d'une existence besoigneuse, dans le parti de la Révolution; placé, non pas par son crédit,—il ne prit une influence sérieuse que la seconde année [406],—mais par son talent et la nature fougueuse de son éloquence, au premier rang de ses chefs, Mirabeau n'avait pas tardé à s'apercevoir de l'abîme où l'inexpérience de ses amis et ses propres emportements allaient précipiter la France [407]. La passion l'avait rendu révolutionnaire; la raison le maintenait royaliste; son tempérament même le faisait autoritaire, et il n'hésitait pas, dans le secret de l'intimité, à déplorer les dangers de la royauté qu'il voulait bien attaquer, qu'il consentait même à ébranler, mais qu'il n'entendait pas détruire. Dès la fin du mois de mai, il avait fait proposer à Necker, par Malouet, son concours pour sauver «la monarchie et le monarque de la tempête qui se préparait»; c'étaient ses expressions même [408]. L'accueil plus que froid de Necker, qui le détestait et ne le craignait pas encore, l'avait replongé dans l'opposition: «Monsieur, lui avait dit sèchement et dédaigneusement le ministre, M. Malouet m'a dit que vous aviez des propositions à me faire; quelles sont-elles?»—«Ma proposition,» avait répondu brusquement Mirabeau, «est de vous souhaiter le bonjour [409].» Et il était parti, furieux, jurant de mettre au service de ce qu'on appelait alors le «parti populaire» l'audace de son caractère et la puissance de ses moyens [410]. Quoique, en certaines circonstances, il eût montré des sentiments monarchiques et fait preuve d'homme d'Etat éclairé, soucieux des véritables conditions de la monarchie constitutionnelle et de la vraie liberté et grandeur de la France [411], l'année 1789 l'avait vu parmi les plus violents détracteurs du gouvernement, et il avait été véhémentement soupçonné, bien qu'à tort suivant M. de la Marck, d'avoir été un des organisateurs des sanglantes journées d'octobre. Mais, au milieu même de ses plus fougueuses attaques, désavouant tout bas les excès de langage auxquels il se laissait emporter en public, par passion et peut-être par calcul; peu sympathique d'ailleurs aux chefs de la gauche, à Lafayette, dont la présomptueuse nullité l'irritait, au duc d'Orléans, sur lequel il s'exprimait dans les termes les plus durs [412], hostile aux ministres, mais au fond attaché à la monarchie, aristocrate d'instinct et effrayé des progrès de la démocratie qu'il voyait s'avancer menaçante, il n'abandonnait pas la pensée de se rapprocher de la Cour: «Faites donc,» disait-il à la fin de juin à son ami le comte de la Marck, l'un des anciens habitués de Trianon, «faites donc qu'au Château on me sache plus disposé pour eux que contre eux [413].» Il était épouvanté des dangers dont son clairvoyant génie lui montrait l'imminence: «A quoi pensent donc ces gens-là?» répétait-il sans cesse avec sa brutalité de parole. «Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas?» Et un jour, vers la fin de septembre, plus alarmé que jamais et plus exaspéré de l'incapacité des ministres, il s'écriait: «Tout est perdu; le Roi et la Reine périront et, vous le verrez, la populace battra leurs cadavres; vous ne comprenez pas assez le danger de la position; il faudrait cependant le leur faire connaître [414]

Quinze jours plus tard, le lendemain même du funèbre retour à Paris, il revenait à la charge: «Si vous avez quelque moyen de vous faire entendre du Roi et de la Reine, dit-il à M. de la Marck, persuadez-leur donc que la France et eux sont perdus, si la famille royale ne sort pas de Paris. Je m'occupe d'un plan pour les en faire sortir.» Et ce plan il le remettait le 15 octobre à son ami.

Mais La Marck hésitait: il n'ignorait pas l'horreur que Mirabeau inspirait à la Reine et il faut bien avouer que pour un homme qui briguait l'honneur de devenir le conseil de la famille royale, Mirabeau avait une étrange manière de défendre ses clients. Son attitude à l'Assemblée pendant les journées d'octobre avait révolté les plus sincères amis de la liberté, et, le 5, il avait lancé contre l'infortunée Marie-Antoinette elle-même une de ces insinuations perfides que la populace, le lendemain, devait traduire en un si sanglant langage. M. de la Marck avait dû même s'excuser près de la Reine de ses relations avec le fougueux tribun, sous prétexte qu'il pourrait être utile un jour à la cause royaliste, et la Reine, qui ne savait guère dissimuler ses antipathies, avait répondu: «Nous ne serons pas assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau [415].» N'osant donc s'adresser à la souveraine, il se tourna vers Monsieur et lui remit le plan de Mirabeau. Mais ce plan reposait avant tout sur la sortie de Paris et la retraite dans une province fidèle, comme la Normandie, ou une ville sûre comme Beauvais [416]. Il exigeait une certaine décision et Monsieur ne croyait pas à la fermeté de son frère: «La faiblesse et l'indécision du Roi, disait-il, sont au-delà de tout ce qu'on peut dire. Pour vous faire une idée de son caractère, imaginez des boules d'ivoire huilées, que vous vous efforceriez vainement de retenir ensemble.» L'énergie même de la Reine ne saurait avoir raison des incertitudes de son mari [417].

Malgré cette réponse désespérante, le projet ne fut pas abandonné. Monsieur entretint quelques relations avec Mirabeau; la Reine en fut instruite et il ne semble pas qu'elle l'ait désapprouvé [418], quoiqu'elle affectât de ne se mêler de rien [419]. Mais bientôt une mesure maladroite, prise par l'Assemblée le 7 novembre sur la proposition de Lanjuinais et avec l'appui irréfléchi de la droite, vint, en interdisant aux députés d'être ministres, enlever à Mirabeau une partie de ses moyens. Ne pouvant plus faire partie lui-même du cabinet, il voulut du moins en faire nommer chef Monsieur, qui, à ce moment, acceptait ses conseils. Mais cette nouvelle combinaison échoua, et il est certain que la Reine, qui n'aimait pas beaucoup son beau-frère, ne lui fut pas favorable [420]. Bientôt d'ailleurs Mirabeau en vint à se brouiller avec Monsieur [421], comme il l'était déjà avec Necker, Lafayette et le duc d'Orléans.

M. de la Marck, découragé, était, dès le 16 décembre, parti pour sa terre de Raismes et de là il avait passé en Belgique, où l'appelaient ses affaires et l'intérêt qu'il prenait à la situation des Pays-Bas soulevés contre l'Autriche, lorsque, vers le milieu de mars, une lettre du comte de Mercy le ramena à Paris. Les négociations avaient été reprises et le Roi s'était enfin déterminé à entrer en rapport avec Mirabeau. La Reine conservait encore quelques doutes sur la participation du violent tribun aux journées d'octobre; ces doutes furent levés, et après une première entrevue entre Mirabeau, Mercy et la Marck et une longue conversation entre ce dernier et le Roi et la Reine, il fut convenu que le puissant orateur rédigerait une note qui serait remise par la Marck à Marie-Antoinette et par celle-ci à son mari. Un secret absolu serait observé vis-à-vis des ministres jusqu'à ce qu'on eût constitué un ministère meilleur, qu'on pût mettre en relations avec le nouveau conseiller de la monarchie.

Au point de vue des réformes, l'entente entre le Roi et le tribun devait être facile: «Louis XVI était bien loin de songer à reconquérir son ancienne autorité absolue; il était parfaitement résigné sur ce que la Révolution lui avait fait perdre du pouvoir et des droits de ses prédécesseurs. Je pourrais dire, ajoute la Marck, auquel nous empruntons cette appréciation, que, sous ce rapport, Mirabeau était moins résigné que lui [422]

Mirabeau acquiesça avec empressement au plan ainsi arrêté. Dès le 10 mai, il écrivit une lettre, dans laquelle, protestant de ses sentiments monarchiques, il promettait au Roi «loyauté, zèle, activité, énergie et courage [423]». Le Roi et la Reine furent contents de cette déclaration, et la Reine voulut en assurer elle-même le comte de la Marck. «Elle me confirma ce que le comte de Mercy m'avait dit de la satisfaction que le Roi avait éprouvée en lisant cette lettre de Mirabeau; elle me répéta encore que le Roi n'avait nul désir de recouvrer son autorité dans toute l'étendue qu'elle avait eue autrefois et qu'il était bien éloigné de croire que cela fût nécessaire pour son bonheur personnel pas plus que pour celui de ses peuples [424].» La pauvre femme paraissait à ce moment pleine de confiance et presque joyeuse, et, pendant un entretien de deux heures avec la Marck, elle se mit à évoquer les souvenirs du passé, comme si, envisageant désormais l'avenir avec plus de calme, elle secouait déjà les préoccupations du présent [425]. Il fut convenu que le Roi paierait les dettes de Mirabeau—et elles était nombreuses—et lui garantirait un traitement de six mille livres par mois et un million à la fin de l'Assemblée. C'était le prix des services qu'on attendait de lui. Mirabeau fut ravi et son bonheur de sortir de la vie gênée et aventureuse, qu'il avait menée jusque-là, lui inspira une exubérance d'enthousiasme pour la famille royale et pour la Reine.

«J'ai professé les principes monarchiques, dit-il au début de sa première note, lorsque je ne voyais de la Cour que sa faiblesse et que, ne connaissant ni l'âme ni la pensée de la fille de Marie-Thérèse, je ne pouvais compter sur cette auguste auxiliaire. J'ai combattu pour les droits du trône, lorsque je n'inspirais que de la méfiance, et que toutes mes démarches, empoisonnées par la malignité, paraissaient autant de pièges. J'ai servi le monarque, lorsque je savais bien que je ne devais attendre d'un Roi juste, mais trompé, ni bienfaits, ni récompenses. Que ferai-je, maintenant que la confiance a relevé mon courage et que la reconnaissance a fait, de mes principes, mes devoirs? Je serai ce que j'ai toujours été, le défenseur du pouvoir monarchique, réglé par les lois, et l'apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. Mon cœur suivra la route que la raison seule m'avait tracée [426]

Les négociations une fois entamées se poursuivirent activement par l'intermédiaire du comte de la Marck, du comte de Mercy, de M. de Fontanges, archevêque de Toulouse et ancien confesseur de la Reine, et plus tard de M. de Montmorin. Les notes se succédaient avec rapidité. Mirabeau insistait sur la nécessité de relever l'autorité royale, d'abaisser l'influence dictatoriale de Lafayette, d'entretenir des agents dans les provinces pour s'emparer de l'esprit des populations et de resserrer les liens de la discipline dans l'armée, dont on aurait besoin pour une restauration monarchique. «Le Roi, disait-il, n'a qu'un homme, c'est sa femme. Il n'y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l'autorité royale. J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de la vie sans la couronne; mais ce dont je suis bien sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie, si elle ne conserve pas sa couronne. Le moment viendra et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval; c'est pour elle une méthode de famille; mais, en attendant, il faut se mettre en mesure, et ne pas croire pouvoir, soit à l'aide du hasard, soit à l'aide des combinaisons, sortir d'une crise extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires [427]

Sachant la faiblesse du Roi et l'énergie de la Reine, Mirabeau était convaincu que cette princesse aurait seule assez d'influence sur son mari pour triompher de ses indécisions. Cette haute opinion qu'il avait du caractère de Marie-Antoinette lui faisait souhaiter une entrevue avec elle, où il pourrait l'éclairer plus complètement sur les périls de la situation, lui exposer en détails son système et, en gagnant mieux sa confiance, la pénétrer en quelque sorte de son esprit. «Il serait essentiel, écrivait-il le 26 juin à la Marck, que je visse votre homme, et surtout Elle [428].» C'est par ce mot qu'il désignait la Reine. Mais la Reine avait une répugnance extrême pour une telle entrevue. Quelles que fussent les protestations de dévouement de Mirabeau, elle ne pouvait oublier que, depuis plus d'un an, elle était habituée à le considérer comme «un monstre», et qu'à cette heure même le Châtelet le signalait comme un des fauteurs des journées d'octobre. Pourtant, encouragée par le comte de Mercy [429] et l'archevêque de Toulouse [430], et surmontant ses plus naturelles répulsions dans l'intérêt du Roi, de ses enfants et du pays, elle finit par se résigner à la conférence demandée. Il ne s'agit plus que de choisir le jour et le lieu convenable. Saint-Cloud, où la Cour passait l'été, offrait plus de facilités que Paris; mais même à Saint-Cloud, on était surveillé. A force de recherches, Marie-Antoinette trouva un endroit «non commode, mais suffisant pour le voir et pallier tous les inconvénients du jardin et du Château [431]». L'audience, primitivement fixée au vendredi [432], fut remise au samedi 3 juillet, à huit heures et demie du matin [433]. Pour mieux couvrir sa démarche, Mirabeau partit la veille de Paris et alla coucher à Auteuil, chez sa nièce, la marquise d'Aragon [434]. Le lendemain matin, il en partit, dans un cabriolet à deux chevaux [435], seul avec son neveu, le comte du Saillant, déguisé en courrier et qui conduisait la voiture. Il descendit à la petite porte du parc, et, avant d'entrer, mu par un sentiment de défiance, dont il ne tarda pas à se repentir, il remit une lettre à son neveu en lui disant: «Si dans trois quarts d'heure je ne suis pas de retour, pars et remets sans perdre un instant ce billet au commandant de la garde nationale [436].» Puis il frappa à la porte et fut introduit dans le parc, d'où on le conduisit à l'appartement de la Reine [437]. Quelqu'empire que Marie-Antoinette eût sur elle-même, elle ne sut se défendre, en apercevant le «monstre», d'une émotion si profonde qu'elle en ressentit le lendemain une légère indisposition [438]. Elle se remit cependant et, s'avançant vers le fougueux tribun: «Auprès d'un ennemi ordinaire, dit-elle avec sa grâce souveraine, auprès d'un homme qui aurait juré la perte de la monarchie, sans apercevoir l'utilité dont elle est pour un grand peuple, je ferais en ce moment la démarche la plus déplacée. Mais quand on parle à un Mirabeau [439].....» Mirabeau fut séduit: l'aspect seul de Marie-Antoinette l'avait ébloui. Sa dignité sereine, l'incomparable attrait répandu dans toute sa personne, le sourire mélancolique qui errait sur ses lèvres, son affabilité, lorsqu'avec un attendrissement mêlé de remords il s'était accusé lui-même d'avoir été une des principales causes de ses peines, tout acheva de l'enthousiasmer [440]. «Madame, dit-il en se retirant, lorsque votre auguste mère admettait un de ses sujets à l'honneur de sa présence, jamais elle ne le congédiait sans lui donner sa main à baiser [441].» La Reine tendit la main. Mirabeau la baisa en s'inclinant respectueusement, et se relevant: «Madame, reprit-il, la monarchie est sauvée [442]

Lorsqu'au bout de trois quarts d'heure, il franchit de nouveau le seuil de la porte du parc, sa respiration était haletante, sa parole entrecoupée. Il écouta comme à regret les derniers craquements du sable sous les pieds des personnes qui s'éloignaient. Puis, s'approchant de son neveu, il lui reprit vivement la lettre qu'il lui avait confiée et, lui serrant le bras avec force: «Elle est bien grande, bien noble et bien malheureuse, Victor, dit-il, mais je la sauverai.»

«Jamais, ajoute M. du Saillant, la voix de mon oncle n'avait été altérée par une émotion pareille, par une émotion aussi vraie [443]

Si bien gardé qu'eût été le secret sur cette entrevue, quelques précautions que la Reine eût prises pour dérouter les soupçons, ou tout au moins les égarer sur un autre, moins compromettant et moins compromis, comme le comte de Ségur [444], je ne sais quelle rumeur vague transpira dans le public et des lettres anonymes dénoncèrent au Comité des recherches ce qu'on avait déjà nommé, dans une occasion précédente [445], la Grande trahison du comte de Mirabeau.

Mais ces criailleries n'intimidaient pas le puissant orateur, pas plus qu'elles ne l'avaient intimidé au 22 mai. Illuminé par la bonté de la Reine, touché de la calme résignation du Roi, et de la modération de ses vues sur le rétablissement de l'autorité royale, il poursuivait avec ardeur le but qu'il s'était proposé. «Rien ne m'arrêtera, dit-il, je périrai plutôt que de manquer à mes promesses [446]

Malheureusement, l'accord complet que l'entrevue de Saint-Cloud semblait avoir établi entre le tribun et la famille royale dura peu. Le Roi, toujours indécis, hésitait à se confier entièrement à lui; il demandait des conseils de tous côtés et finissait par n'en suivre aucun. Ce partage de confiance exaspérait Mirabeau. S'étant une fois dévoué, il eût voulu qu'on suivît exclusivement ses avis; il était jaloux de tous ceux auxquels le Roi et la Reine semblaient accorder quelque crédit, de Ségur, de Rivarol [447], de Bergasse [448]. Dès le 9 juillet, il se plaignait qu'on ne lui dît pas tout et que Louis XVI n'exécutât pas les décisions arrêtées avec sa femme. «Il faut, disait-il, que la Reine se détermine à toujours donner l'impulsion au Roi;» et ce qu'il n'ajoutait pas, mais ce qui était le fond de sa pensée, que la Reine accepte toujours la direction de Mirabeau. «Sans cela, le Roi et la Reine ne seront que des personnes timides, toujours obligées de composer avec leurs geôliers...., toujours à la merci des insurrections, de l'ambition ou de la démagogie [449]

Mais Marie-Antoinette elle-même, si intrépide qu'elle fût, reculait parfois devant les plans proposés par son nouvel allié. Le 13 août, Mirabeau adressait la note bien connue dont le début a été si souvent cité: «Quatre ennemis arrivent au pas redoublé: l'impôt, la banqueroute, l'armée, l'hiver. Il faut prendre un parti; je veux dire qu'il faut se préparer aux événements en les dirigeant. En deux mots, la guerre civile est certaine et peut-être nécessaire [450].» Et il concluait en demandant une nouvelle entrevue et en insistant sur la nécessité de constituer dans l'armée un fort noyau de résistance.

La Reine fut épouvantée. La perspective brutale du danger qu'elle sentait bien, mais qu'elle aimait sans doute à croire moins pressant, le ton même de la note, ce ton auquel ne l'avaient guère habituée les phrases polies et obséquieuses de ses ministres, ce style «extraordinaire»,—le mot est d'elle,—ce style haché, saccadé, qui sentait la poudre et qui sonnait la charge, tout cela la jetait dans le trouble et dans l'effroi; elle était presque tentée de croire «fou» son audacieux correspondant. La guerre civile surtout lui inspirait et devait lui inspirer jusqu'à la fin une insurmontable répugnance. «Comment M. ou tout autre être pensant, écrivait-elle à Mercy, peut-il croire que jamais, mais surtout dans cet instant, le moment soit venu pour que nous, nous provoquions la guerre civile [451]?» Quant à une nouvelle conférence avec Mirabeau, elle était impossible. On avait soupçonné la première et ce simple soupçon avait failli tout gâter. Que serait-ce, si l'on venait à découvrir la seconde?

Mirabeau fut sans doute instruit par Mercy de l'impression produite par son mémoire. Il en fut plus attristé qu'étonné, mais en même temps découragé. Il eût voulu que le Roi prît un rôle actif, et le Roi ne pouvait se résoudre qu'à un rôle passif. Il eût voulu qu'on surexcitât par des agents habiles, qu'on fît naître, au besoin, le mécontentement que devaient inévitablement soulever dans les provinces les réformes de l'Assemblée, et le Roi attendait que ce mécontentement se produisît et grandît tout seul; on ne comptait que sur le temps, et il n'y avait pas un jour à perdre. La Reine elle-même, dans l'intrépidité de laquelle il avait foi, reculait, comme éblouie de la lumière sinistre qu'il avait brusquement projetée sur la situation. Elle aussi se réfugiait dans un rôle passif: «Le temps et la patience sont les vrais remèdes à nos maux, écrivait-elle un peu plus tard à son frère. Je crois qu'il viendra pourtant un temps où il faudra aider l'opinion; mais nous n'y sommes pas encore [452].» Plus le moment d'agir approchait, plus la nécessité d'une action énergique s'imposait, plus elle cherchait à l'éloigner, comme épouvantée des conséquences. Et Mirabeau de répéter tristement: «Je continuerai à servir, autant que le permet la nature des choses, même dans le rôle passif auquel on se condamne, quelque répugnance que j'aie pour cet ordre de choses, et cette répugnance est telle que, si je me suis abstenu ici d'en développer tous les dangers, ce n'est que pour épargner à votre imagination ou à votre sensibilité un tableau dont la difformité vous affligerait en pure perte, dès que vous vous croyez hors de mesure de rien tenter pour la chose publique et pour vous-mêmes..... Je gémirai qu'un si bon prince et une Reine si bien douée par la nature aient été inutiles, même par le sacrifice de leur considération et de leur sûreté à la restauration de leur pays.... Je serai fidèle jusqu'au bout, parce que tel est mon caractère; je me bornerai aux moyens temporaires et circonstanciels, puisqu'on ne veut se prêter à aucuns autres..... Du reste, j'attendrai qu'un coup de tonnerre brise la déplorable léthargie sur laquelle je ne puis que gémir [453]

Un mois après, il écrivait encore: «Je l'avoue, non sans regret, je suis très peu utile, mais on m'impose bien plus le devoir de servir qu'on ne m'en donne le pouvoir. On m'écoute avec plus de bonté que de confiance; on met plus d'intérêt à connaître mes conseils qu'à les suivre, et surtout, on ne sent point assez que le rôle passif de l'inaction, fût-il préférable à tous les autres, ne consiste pas précisément ou à ne rien faire ou à ne laisser agir que ceux qui nuisent.»

Et, venant à la revision de la Constitution, décidée par l'Assemblée, il ajoutait:

«Je donnerai mes idées sur ce point, si on l'exige; je donnerai mon avis sur d'autres plans, si on daigne me consulter; car, puisque l'initiative qu'on m'a laissée n'a produit jusqu'à présent que de l'hésitation et de l'embarras, il conviendrait peut-être d'essayer si je ne suis pas plus utile en changeant de rôle [454]

Dans l'épanchement de l'intimité, ses plaintes étaient plus vives et même brutales; il se laissait entraîner à des expressions grossières, dont il demandait pardon plus tard [455]; il allait jusqu'à traiter ses augustes clients de «couards [456]» et de «royal bétail [457]». «C'est pitoyable, écrivait-il... On dirait que la maison où ils dorment peut être réduite en cendres sans qu'ils en soient atteints ou seulement réveillés [458].» Et alors, indisposé par les tergiversations de la Cour, irrité par l'attitude malveillante et les interruptions du côté droit, il se livrait, à la tribune de l'Assemblée, à des emportements de langage, à des «par delà», comme disait la Marck [459], qui, en inspirant des doutes sur sa fidélité, ne faisaient que redoubler les indécisions du Roi et de la Reine. D'autres fois, faisant un retour sur lui-même et comprenant, non sans remords, combien étaient légitimes au fond les répugnances de la famille royale: «Ah, s'écriait-il avec amertume, que l'immoralité de ma jeunesse fait maintenant de tort à la chose publique [460]»!

C'était bien là en effet le secret des incertitudes de la Reine et la cause réelle de l'impuissance de Mirabeau. Vainement écrivait-il le 24 octobre, trois jours après une de ses plus virulentes sorties [461]: «Jamais mon zèle n'a été si pur, mon dévouement plus illimité, mon désir d'être utile plus constant, j'ose dire plus opiniâtre. Ce n'est pas pour moi-même, c'est pour obtenir plus de succès que j'ambitionnais le prix de la confiance et ceux qui parviendront à me la ravir n'arracheront de mon cœur ni la reconnaissance ni le serment que j'ai fait de défendre l'autorité royale, dussé-je combattre seul et succomber dans cette lutte éclatante, où j'aurai l'Europe pour témoin et la postérité pour juge [462].» La Reine ne pouvait se persuader que l'homme qui avait si rudement ébranlé le trône, qui se laissait encore emporter à l'attaquer de temps en temps avec tant de passion et de violence, fût sincèrement déterminé à le soutenir, et, tout en acceptant la plupart du temps les idées de son correspondant, elle se demandait avec angoisse quelle arrière-pensée elles pouvaient cacher, si ce n'était pas plutôt ses intérêts personnels que ceux de la monarchie que Mirabeau avait en vue, et s'il ne justifiait pas cette dure parole de son père: «Faut-il être singe, loup ou renard, tout lui est égal; rien ne lui coûte [463].» Ou cette autre non moins dure: «La conversion de saint Paul même ferait un autre homme, mais ne ressusciterait pas celui-là [464]

Justement irritée de son discours révolutionnaire du 2 octobre sur la procédure du Châtelet, elle écrivait à Mercy: «Il m'a envoyé son discours; si je le voyais, j'aurais plusieurs points sur lesquels je lui demanderais explication, et, avec tout son esprit et astuce, je crois qu'il aurait encore de la peine à prouver que c'est pour nous servir qu'il l'a prononcé [465]

L'archevêque de Toulouse, si dévoué pourtant pendant toute cette négociation et si disposé à soutenir Mirabeau, disait de son côté, après une autre sortie non moins brutale [466]: «Comment voulez-vous que la confiance, si nécessaire dans les circonstances où nous sommes, puisse naître, après des écarts pareils à ceux d'avant-hier [467]

La Reine se trompait: Mirabeau voulait franchement et sérieusement un gouvernement monarchique, tempéré par la liberté, et depuis l'entrevue de Saint-Cloud, son dévouement à Marie-Antoinette en particulier s'inspirait d'un sentiment chevaleresque: ce n'était pas seulement la Reine, c'était aussi la femme qu'il prétendait servir. Mais lui, qui se plaignait tant des indécisions de la famille royale, méritait souvent le même reproche. Tiraillé entre sa raison et sa passion, entre son désir de ne pas compromettre sa popularité et sa volonté de sauver la royauté, les efforts même qu'il faisait pour concilier ces choses inconciliables rendaient sa marche oscillante et troublée et donnaient à sa conduite une apparence de fausseté qui ranimait les soupçons et réveillait les préventions endormies à grand'peine. Il était sincère, il n'était pas droit; il était fidèle, il n'était pas constant et ne paraissait pas logique.

Le danger croissait d'heure en heure, et les ennemis de la royauté qui sentaient, comme Mirabeau, que, de la famille royale, la Reine seule était un obstacle sérieux à leurs désirs, ne mettaient pas moins d'ardeur à l'attaquer que l'éloquent tribun à la servir. La tactique contre elle avait été habile; on avait commencé, dans les écrits inspirés par les meneurs, par faire un éloge emphatique du Roi en gardant le silence sur la Reine; puis le silence s'était transformé en insinuations hostiles, bientôt en agression ouverte, qui concordait avec des bruits malveillants propagés dans le peuple, avec des menées perfides tramées dans l'ombre, avec des plans odieux, cyniquement avoués. «Une partie du public, dit la Marck, avait fini par s'en laisser imposer à cet égard et croyait bêtement aux calomnies atroces répandues contre cette princesse infortunée [468].» Toutes les résolutions du côté droit, même celles qu'elle blâmait, tous les actes des monarchistes, même ceux auxquels elle était le plus étrangère, comme le duel du duc de Castries avec Charles de Lameth, lui étaient imputés [469]. Le ministère avait fini par se dissoudre dans l'impuissance. Necker était parti le 4 septembre, tombé sous le coup de l'indifférence publique et n'ayant pas même à son départ l'aumône d'un regret ni l'honneur d'une attaque. «Il n'est regretté de personne, disait Fersen, pas même de sa société, et son départ ne fera aucun effet [470].» Deux mois après, les autres membres du cabinet donnaient leur démission. De nouveaux ministres avaient succédé aux anciens [471]: créatures des Lameth pour la plupart et naturellement pris hors de l'Assemblée. Seul, M. de Montmorin était resté, soutenu par Mirabeau, auquel il devait servir d'intermédiaire avec la Cour, et seul aussi osant soutenir la Reine, parfois même contre quelques-uns de ses nouveaux collègues. Car c'était toujours la Reine qu'on poursuivait, c'était elle qu'il fallait séparer du Roi, et faire disparaître de gré ou de force.

Une première fois,—un peu après le retour à Paris,—les Constitutionnels lui avaient fait proposer par son amie, la duchesse de Luynes, de s'éloigner pendant quelque temps de la France, afin de laisser achever la Constitution, sans que les patriotes pussent l'accuser de s'y opposer. La duchesse de Luynes, qui savait combien la personne de Marie-Antoinette était menacée, avait consenti à lui porter ces propositions. Mais il s'agissait de partir seule; la Reine répondit «que jamais elle n'abandonnerait le Roi et ses enfants; que si elle se croyait seule en butte à la haine publique, elle ferait à l'instant même le sacrifice de sa vie; mais qu'on en voulait au trône et qu'en abandonnant le Roi, elle ferait seulement un acte de lâcheté, puisqu'elle n'y voyait que le seul avantage de sauver ses propres jours [472]

A défaut de persuasion, on eut recours à la menace. On parla d'assassinat; on parla de procès. Le bruit se répandit,—c'était vers la fin de 1790,—qu'on allait reprendre le plan qui avait échoué le 6 octobre. Emu de ces bruits, M. de Montmorin demanda à ses collègues de prendre des mesures pour ne pas laisser se consommer un pareil forfait. Le garde des sceaux, Duport du Tertre, prit la parole et déclara froidement qu'il ne se prêterait pas à un assassinat, mais qu'il n'en serait pas de même s'il s'agissait de faire le procès de la Reine—«Quoi!» reprit M. de Montmorin indigné, «vous, ministre du Roi, vous consentiriez à une pareille infamie!»—«Mais,» répondit tranquillement Duport, «s'il n'y a pas d'autre moyen [473]

A défaut d'assassinat, à défaut de procès, ou peut-être comme corollaire et but du procès, on proposa le divorce, et M. de Lafayette, dans une entrevue avec la Reine, eut l'outrageante impudeur de lui dire que, pour en arriver là, on la rechercherait en adultère [474]. La Reine n'opposa que sa dignité et son courage habituels à cette injurieuse menace. Mais qu'il lui fallut d'empire sur elle-même pour ne pas faire jeter à la porte son insolent interlocuteur, et ne trouve-t-on pas là, dans cet affront de Lafayette la cause de l'insurmontable répulsion que Marie-Antoinette conserva jusqu'à la fin contre le «héros des deux mondes» et qui lui faisait dire qu'elle aimerait mieux périr que de lui devoir son salut?

En même temps, Mme de la Motte était à Paris, appelée par les chefs de la Révolution, et prête à recommencer contre sa royale victime ses infâmes et ténébreux «tripotages». Mirabeau bondit: «J'arracherai cette Reine infortunée à ses bourreaux,» s'écria-t-il, ou «j'y périrai [475].» Et prenant immédiatement la plume: «Il est impossible, écrivit-il, de s'exagérer le sentiment du dévouement audacieux que produit en moi la découverte de tant d'iniquités et de perfidies, et si j'indique d'autres provocateurs,—il avait proposé que Fréteau ou d'Ailly demandassent l'arrestation de l'intrigante,—c'est que le bruit vague de mes liaisons plaiderait irrésistiblement contre moi parlant le premier; mais on ferait tout à la fois la plus cruelle injure à moi et le plus pitoyable mécompte dans cette affaire, si l'on doutait que je périrais sur la brèche dans une telle affaire et dans tout ce qui touchera l'auguste et intéressante victime que convoitent tant de scélérats [476]

Ce n'était pas seulement la Reine qu'on visait, c'était le Roi à travers sa femme. Mirabeau l'avait senti: «Dans ce projet, disait-il, la Reine, dont ils connaissent le caractère, la justesse d'esprit et la fermeté, serait le premier objet de leur attaque, et comme la première et la plus forte barrière du trône, et comme la sentinelle qui veille de plus près à la sûreté du monarque. Mais le grand art des ambitieux serait de cacher leur but; ils voudraient paraître entraînés par les événements et non les diriger. Après avoir fait du procès de la dame la Motte un poison destructeur pour la Reine; après avoir changé les calomnies les plus absurdes en preuves légales capables de tromper le Roi, ils feraient naître tour à tour les questions du divorce, de la régence, du mariage des rois, de l'éducation de l'héritier du trône... Mais, ajoutait-il, ce pays périrait tout entier, que je serais encore le défenseur de la Reine et du Roi [477]

Effrayés du bruit que faisait cette affaire et de la tournure qu'elle prenait, ceux qui avaient fait venir Mme de la Motte jugèrent plus prudent de la faire repartir, et, pour cette fois du moins, l'intrigue avorta [478].

Malheureusement, le lendemain même du jour où le grand orateur rédigeait ces notes si éloquentes et signait cette protestation de dévouement inaltérable, il se laissait encore emporter, à l'Assemblée, à des écarts de langage, à une apologie de l'insurrection [479], qui désolait son ami la Marck et faisait évanouir la «confiance nouvelle [480]» que les notes avaient inspirée à la Reine [481]. Mirabeau s'excusait; mais il était incorrigible, et quinze jours plus tard, dans la discussion sur la Constitution civile du clergé, il revenait à ses premiers errements et prononçait un discours d'une extraordinaire violence. Quelle était son intention vraie en agissant ainsi? Voulait-il, par ses attaques véhémentes, mieux dissimuler son véritable but? Espérait-il, comme il l'a prétendu, que l'exagération même des mesures proposées les rendrait illusoires? Estimait-il ne pouvoir mieux se faire écouter de ses collègues qu'en se mettant à leur diapason, en renchérissant sur eux, en aggravant encore la rigueur de leurs décrets [482]? Avait-il la pensée, comme il s'en est vanté encore, d'«enferrer» l'Assemblée, et de la discréditer en la rendant tyrannique [483]? Croyait-il à la bonté de cette théorie, si souvent préconisée en temps de révolution, mais si rarement couronnée de succès, qui prétend faire sortir le bien de l'excès du mal? Quelles qu'aient été ses intentions réelles, l'effet produit fut déplorable. En se livrant, contre le clergé et contre la religion catholique, à de telles déclamations, ce n'était pas seulement les sentiments politiques, les préjugés, si l'on veut, de la famille royale qu'il blessait, c'était sa conscience même. Toutes les objections, jadis émises contre lui, reparurent. Mirabeau multipliait vainement ses notes, on n'en tenait plus compte; et la Marck lui-même osait à peine aborder la Reine, tant il la savait découragée et refroidie à l'égard de son ami [484]. Pour ramener une confiance qu'il sentait lui échapper, l'éloquent et fantasque tribun se remit à l'œuvre et, le 23 décembre, traça tout un projet de défense et de salut par la conciliation des libertés publiques avec l'autorité royale. Ce n'était point un plan de contre-révolution,—il ne regardait la chose ni comme possible ni comme souhaitable,—c'était un plan de contre-Constitution.

«Je regarde, disait-il, tous les effets de la Révolution et tout ce qu'il faut conserver de la Constitution comme des conquêtes tellement irrévocables, qu'aucun bouleversement, à moins que l'empire ne fût démembré, ne pourrait plus les détruire [485]

Ces réformes d'ailleurs, suivant lui, ne sont pas aussi défavorables au pouvoir royal que de vieux préjugés pourraient le faire craindre.

«Cette surface parfaitement unie, qu'exige la liberté, rend aussi l'exercice de l'autorité bien plus facile; cette égalité dans les droits politiques, dont on fait tant de bruit, est aussi un instrument de pouvoir.»

Sans doute ces réformes ont été souvent excessives, prématurées, maladroites; il importe de les corriger. Il faut admettre «la Révolution dans son esprit», et «la Constitution dans la plupart de ses bases».—«Tendre à une meilleure Constitution, voilà donc le seul but que la prudence, l'honneur et le véritable intérêt du Roi, inséparable de celui de la nation, permettent d'adopter [486]

Mais l'Assemblée actuelle est incapable d'accomplir les améliorations nécessaires. Il faut donc la perdre dans l'opinion, et la forcer à se dissoudre. Et dans ce but, il est essentiel de prendre de l'influence sur l'esprit public et sur les futures assemblées électorales qu'il faudrait décider à demander elles-mêmes la révision de certains articles de la Constitution et—ceci est capital,—la fixation du lieu de la future Constituante tout autre part qu'à Paris; car, disait-il, «aucun corps délibérant, et je n'en excepte pas l'Assemblée nationale, n'est libre aujourd'hui, à côté de la redoutable influence qu'on a voulu donner au peuple [487]

Il faut s'emparer de l'esprit public, à Paris et dans les provinces; il faut influencer l'Assemblée par une coalition de députés de la droite et de la gauche, dont M. de Montmorin sera le correspondant attitré et Mirabeau, l'inspirateur secret [488]. Il faut un ministère sûr et uni, à la fois agréable à la multitude et dévoué à l'autorité royale [489].

Il faut aussi que le Roi et la Reine se rendent populaires. «Il faut qu'on ne puisse pas douter de leur adhésion à tous les changements utiles au peuple et à tous les principes qui peuvent assurer la liberté..... Se montrer souvent en public, se promener quelquefois, même à pied, dans les lieux les plus fréquentés, assister à des revues de la garde nationale, paraître à quelques séances de l'Assemblée dans la tribune du président, visiter les hôpitaux, les hospices publics, les grands ateliers d'ouvriers et y répandre quelques bienfaits: ce genre de représentation, également convenable à la Reine et au Roi, leur serait sans doute plus utile qu'une impénétrable retraite [490]

Et Mirabeau terminait par ce pressant appel et ce dramatique tableau:

«On peut tout espérer, si ce plan est suivi, et s'il ne l'est pas, si cette dernière planche de salut nous échappe, il n'est aucun malheur, depuis les assassinats individuels jusqu'au pillage, depuis la chute du trône jusqu'à la dissolution de l'empire, auquel on ne doive s'attendre. Hors ce plan, quelle ressource peut-il rester? La férocité du peuple n'augmente-t-elle pas par degrés? N'attise-t-on pas de plus en plus toutes les haines contre la famille royale? Ne parle-t-on pas ouvertement d'un massacre général des nobles et du clergé? N'est-on pas proscrit pour la seule différence d'opinion? Ne fait-on pas espérer au peuple le partage des terres? Toutes les grandes villes du royaume ne sont-elles pas dans une épouvantable confusion? Les gardes nationales ne président-elles pas à toutes les vengeances populaires? Tous les administrateurs ne tremblent-ils pas pour leur propre sûreté, sans avoir aucun moyen de pourvoir à celle des autres? Enfin, dans l'Assemblée nationale, le vertige et le fanatisme peuvent-ils être poussés à un plus haut degré? Malheureuse nation! Voilà où quelques hommes qui ont mis l'intrigue à la place du talent et les mouvements à la place des conceptions t'ont conduite! Roi bon, mais faible; Reine infortunée! Voilà l'abîme affreux où le flottement entre une confiance trop aveugle et une méfiance trop exagérée vous ont conduits! Un effort reste encore aux uns et aux autres; mais c'est le dernier. Soit qu'on y renonce, soit qu'on échoue, un voile funèbre va couvrir cet empire. Quelle sera la suite de sa destinée? Où sera porté ce vaisseau, frappé de la foudre et battu par l'orage? Je l'ignore. Mais si j'échappe moi-même au naufrage public, je dirai toujours avec fierté dans ma retraite: «Je m'exposai à me perdre pour les sauver tous; ils ne le voulurent pas [491]

Jamais le puissant orateur n'avait été plus net, plus précis, plus sagace. Jamais il n'avait tracé un tableau plus sombre et plus vrai de la situation. Jamais il n'avait plus clairement indiqué le remède. Jamais il n'avait dressé un plan plus étudié, embrassant plus complètement toutes les parties de l'administration et du royaume. Jamais il n'avait été plus éloquent, plus émouvant et plus ému. La Reine, profondément impressionnée par la lecture de cette note, entra avec ardeur dans les vues de son conseiller. Le Roi fut plus difficile à ébranler; les dangers signalés lui paraissaient exagérés, et l'énergie de l'action répugnait à son caractère. Il finit toutefois par accepter le plan de Mirabeau et l'application en fut commencée. La Reine, triomphant de ses propres répugnances, consentait à employer comme intermédiaires Montmorin et Talon, contre lesquels elle nourrissait de vives préventions [492]. Avec Talon, elle se montrait pleine d'esprit et de tact, alliant toutefois à la grâce qui lui était naturelle une réserve que commandait la situation [493]. Avec Montmorin, elle manifestait plus d'ouverture et de confiance [494]. Le Roi faisait, ou plutôt laissait organiser quelques-uns des rouages recommandés par Mirabeau: on créait un atelier de police pour agir sur l'opinion [495]; on gagnait plusieurs journalistes et déjà certains effets favorables se faisaient sentir. Paris semblait mieux disposé pour le Roi: on y parlait moins de la Reine [496]. Les provinces étaient encore bonnes, en grande majorité; les calomnies contre Marie-Antoinette y avaient moins cours, et il eût suffi de s'y montrer pour conquérir promptement la confiance du peuple [497]. On l'avait bien vu à la Fédération. On pouvait trouver là un point d'appui sérieux. La Marck partait pour Metz, afin de concerter avec M. de Bouillé la sortie de la famille royale de Paris, base essentielle de tout projet de restauration [498].

On essayait donc quelque chose; mais c'était encore bien peu, et il fallait d'autres efforts. Ce plan de Mirabeau, d'ailleurs, n'était-il pas trop vaste et trop compliqué pour réussir [499]? Les augustes clients même pour le salut desquels il avait été combiné n'étaient pas le moindre des obstacles à sa bonne et prompte exécution. Le Roi, quand il laissait agir, restait inerte; il méditait chaque jour la vie de Charles Ier [500], dont le portrait était suspendu dans sa chambre; mais c'était plutôt pour apprendre à souffrir et à mourir que pour apprendre à résister. Lorsqu'on lui parlait de ses affaires et de sa position, il semblait, disait tristement un de ses plus dévoués serviteurs, qu'on lui parlât de choses relatives à l'empereur de la Chine [501]. Plus énergique et plus active, la Reine voyait son énergie paralysée par l'inaction de son mari; elle luttait sans espoir contre sa déplorable destinée. «Comme femme, écrivait la Marck, elle est attachée à un être inerte; comme Reine, elle est assise sur un trône bien chancelant [502]

Elle-même, d'ailleurs, mal préparée à la lutte, ne joignait pas à la force du caractère l'habitude des affaires, et la persévérance dans les idées. «La Reine, écrivait encore la Mark, a certainement l'esprit et la fermeté qui peuvent suffire à de grandes choses, mais il faut avouer que, soit dans les affaires, soit même dans la conversation, elle n'apporte pas toujours ce degré d'attention et cette suite qui sont indispensables pour apprendre à fond ce qu'on doit savoir pour prévenir les erreurs et pour assurer le succès [503].» Il était du reste un terrain sur lequel Mirabeau et ses amis se fussent bien difficilement mis d'accord avec la famille royale: c'était la question religieuse, que les premiers jugeaient d'après les principes de la philosophie rationaliste, la seconde avec les lumières de la foi et les délicatesses de la conscience, auxquelles chez Louis XVI, depuis la fatale sanction donnée à la Constitution civile, s'ajoutaient les saintes susceptibilités du remords.

Quant aux agents de ce vaste plan, pouvait-on compter absolument sur eux? Montmorin était faible et sans initiative; Talon et Sémonville, suspects; plusieurs autres, d'une fidélité bien chancelante. Restaient la Marck et Mirabeau lui-même. La Marck était actif, capable, sincèrement dévoué. Mais Mirabeau, malgré ses protestations ardentes, ne se livrait pas entièrement. C'est son ami intime, son répondant, la Marck, qui l'observe lui-même. L'exécution chez lui était souvent fort différente du projet, et la réalité, de la promesse [504]. «Il voulait concilier la volonté apparente de servir avec l'inaction, pousser les autres et se tenir en arrière, avoir le mérite du succès et ne pas mettre sa popularité à de trop fortes épreuves [505].» De là des indécisions, une inertie parfois et de temps à autre des bouffées de démagogie qui gâtaient tout.

Il faut en convenir, d'ailleurs, sa situation était singulièrement critique. Comme l'écrivait justement Fersen, «il n'avait pas autant de moyens pour faire le bien qu'il en avait pour faire le mal [506].» Le mystère même dont il enveloppait sa conduite la rendait plus difficile à soutenir. Le secret gardé le laissait en butte aux rancunes du côté droit; découvert ou même soupçonné, il lui enlevait tout crédit sur la gauche.

Mais en tout cas, pour que le plan de Mirabeau pût aboutir, il fallait que celui qui l'avait conçu fût là pour l'exécuter. Il fallait que l'homme puissant qui avait disposé toutes les batteries, qui tenait en main tous les ressorts, continuât à tout diriger. Or, à ce moment même, les jours de Mirabeau étaient comptés; la vie, dont il avait tant abusé, allait lui échapper à l'heure où il en consacrait les restes à la défense, au salut peut-être de ce qu'il avait plus que tout autre contribué à perdre. Dans ces derniers temps, du reste, son attitude est correcte. Le 24 février, il demande qu'on ordonne à la municipalité d'Arnay-le-Duc de laisser Mesdames continuer leur voyage, illégalement interrompu. Le 28, il s'oppose, avec la plus brillante éloquence, au vote d'une loi contre les émigrés et, malgré l'ardeur de la gauche, parvient à la faire repousser. «Si l'on fait cette loi, s'écrie-t-il, je jure de n'y point obéir [507].» Et c'est alors que, violemment interrompu par les Lameth et leurs amis, il leur jette ce cri dédaigneux: «Silence aux trente voix!» Le soir, il paraît encore aux Jacobins pour combattre les chefs de la Révolution, irrités de ses attaques et de ce qu'ils appellent sa défection. Le 23 mars, dans la discussion sur la régence, il prend parti, avec les soutiens des vrais principes monarchiques, pour la régence héréditaire.

Ce fut le chant du cygne. Le 27 mars 1791, Mirabeau tombait malade; le samedi 2 avril, il mourait, après avoir demandé à plusieurs reprises son ami le comte de la Marck, le confident de ses derniers projets, et en murmurant ces mots, devenus célèbres: «J'emporte avec moi le deuil de la monarchie; après ma mort, les factieux s'en disputeront les lambeaux [508]

Cette monarchie, l'aurait-il sauvée? Les conditions même dans lesquelles il se dévouait à elle, et que nous avons exposées plus haut, nous en font douter. Mme Elisabeth donnait de ce doute une raison moins politique, mais plus conforme à ses idées religieuses un peu exclusives, quand elle écrivait, le 3 avril, à Mme de Raigecourt:

«Mirabeau a pris le parti d'aller voir, dans l'autre monde, si la Révolution y était approuvée. Bon Dieu! quel réveil que le sien!..... Beaucoup en sont fâchés; les aristocrates le redoutent beaucoup. Depuis trois mois il s'était montré pour le bon parti; on espérait en ses talents. Pour moi, quoique très aristocrate, je ne puis m'empêcher de regarder sa mort comme un trait de la Providence sur ce royaume. Je ne crois pas que ce soit par des gens sans principes et sans mœurs que Dieu veuille nous sauver [509]

Sous une forme mystique, la pensée de Mme Elisabeth était vraie; dans ces temps troublés, il est rare que ceux qui ont pu ébranler soient capables ensuite d'affermir et que ceux qui ont démoli sachent reconstruire. C'est la logique des révolutions, et c'est aussi leur justice.


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