Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)
Suites de l'acceptation de la Constitution.—Protestation des Princes.—Lettre de Louis XVI à ses frères.—Lettre de Mme Elisabeth à la marquise de Raigecourt.—Dissentiments entre les Tuileries et Coblentz.—Correspondance de la Reine avec Fersen.—Plan de Marie-Antoinette.—Le congrès armé.—Pourquoi le plan de la Reine est inexécutable.
Quelle avait été l'impression produite à l'étranger par l'acte solennel du 14 septembre? Avant même de le connaître officiellement, le 10, les Princes avaient protesté, en déclarant que l'acceptation du Roi ne pouvant être libre, et lui étant d'ailleurs interdite par son devoir et par le serment prêté lors de son avènement au trône, était nulle et non avenue. Ils ajoutaient qu'aucun ordre ne les empêcherait de suivre la ligne que leur traçait leur conscience et «qu'ils obéissaient au véritable commandement de leur souverain, en résistant à ses défenses extorquées [838]». Le 11 septembre, le prince de Condé, le duc de Bourbon et le duc d'Enghien adhéraient à cette déclaration.
Vainement Louis XVI, dès le milieu de septembre et avant même d'avoir reçu cette protestation que lui apporta le duc de la Force [839], avait-il écrit à ses frères la lettre la plus touchante et la plus sage, pour les conjurer de rentrer en France et de ne pas compliquer les difficultés qui l'assaillaient: «Je sais, disait-il, combien la Noblesse et le Clergé souffrent de la Révolution; tous les sacrifices qu'ils avaient si généreusement proposés n'ont été payés que par la destruction de leur fortune et de leur existence. Sans doute, on ne peut être plus malheureux et l'avoir moins mérité; mais, pour des crimes commis, faut-il en commettre d'autres? Moi aussi j'ai souffert; mais je me sens le courage de souffrir encore, plutôt que de faire partager mes malheurs à mon peuple.....
«Je sais, disait-il plus loin, qu'on se flatte, parmi mes sujets émigrés, d'un grand changement dans les esprits. J'ai cru longtemps qu'il se préparait, mais je suis détrompé aujourd'hui. La nation aime la Constitution, parce que ce mot ne rappelle à la classe inférieure du peuple que l'indépendance où il vit depuis deux ans, et à la classe au-dessus, l'égalité. Ils blâment volontiers tel ou tel décret en particulier; mais ce n'est pas là ce qu'ils appellent la Constitution. Le bas peuple voit que l'on compte avec lui; le bourgeois ne voit rien au-dessus. L'amour-propre est satisfait. Cette nouvelle jouissance a fait oublier toutes les autres..... Le temps seul leur apprendra combien ils se sont trompés.
«Il faut donc attendre, et surtout se garder avec soin de tout ce qui pourrait faire croire au peuple qu'on veut détruire cette Constitution, qu'il regarde comme la charte de sa liberté; il faut,—et cela ne saurait tarder,—que l'usage lui en démontre à lui-même les inconvénients.....»
Et le Roi terminait par ces lignes, où il ne pouvait déguiser l'amertume de son âme:
«Je finissais cette lettre, dans le moment où j'ai reçu celle que vous m'avez envoyée. Je l'avais vue imprimée avant de la recevoir, et elle est répandue partout en même temps. Vous ne sauriez croire combien cette marche m'a peiné!..... Je ne vous ferai aucun reproche; mon cœur ne peut se décider à vous en faire...... Je vous ferai seulement remarquer qu'en agissant sans moi, il,—le comte d'Artois,—contrarie mes démarches, comme je déconcerte les siennes. Vous me dites que l'esprit public est revenu et vous voulez en juger mieux que moi qui en éprouve tous les malheurs. Je vous ai déjà dit que le peuple supportait toutes ses privations, parce qu'on l'avait toujours flatté qu'elles finiraient avec la Constitution. Il n'y a que deux jours qu'elle est achevée, et vous voulez que son esprit soit changé! J'ai le courage de l'accepter pour donner à la nation le temps de connaître ce bonheur dont on la flatte, et vous voulez que je renonce à cette utile expérience!... Vous vous flattez de donner le change, en déclarant que vous marchez malgré moi; mais comment le persuader, lorsque cette déclaration de l'Empereur et du Roi de Prusse est motivée sur votre demande? Pourra-t-on jamais croire que mes frères n'exécutent pas mes ordres? Ainsi, vous allez me montrer à la nation, acceptant d'une main et suscitant les Puissances étrangères de l'autre?......
«Je ne vous parle pas de ma position personnelle; on peut en être peu occupé hors de France; mais moi je suis occupé de celles de mes frères..... Je conçois qu'on ne compte plus ni mes peines, ni mes embarras; mais vous devez m'éviter ceux qui vous touchent [840].»
Vainement, quelques jours après, craignant que cette lettre ne parût un message officiel et imposé, Louis XVI adressait-il à ses frères un nouveau billet tout confidentiel, où il renouvelait ses instances et les suppliait de conformer leur conduite à la sienne, et de ne pas le priver, par leurs incessants appels, de ses derniers défenseurs; car, disait-il, «il m'est bien essentiel d'en avoir près de moi.» Toutes ces prières restaient sans effet. Pour toute réponse, les Princes répandaient à profusion, à Paris et dans les départements, une nouvelle protestation contre la Constitution [841], et ils écrivaient à leur frère ce billet qui fut retrouvé, après le 10 août, dans le secrétaire du Roi.
«Si l'on nous parle de la part de ces gens-là, nous n'écouterons rien; si c'est de la vôtre, nous écouterons, mais nous irons notre chemin [842].»
Vainement Mme Elisabeth, qu'un admirable dévouement retenait à Paris, mais que son cœur portait souvent à Coblentz, essayait-elle, par l'intermédiaire de ses fidèles amies, Mme de Bombelles, et surtout Mme de Raigecourt, d'aplanir les dissentiments qui divisaient la famille royale. Vainement leur écrivait-elle, dans ce style énigmatique, qui servait à leur correspondance:
«On perdrait tout, si l'on pouvait avoir d'autre vue pour le Futur que celle de la confiance et de la soumission aux ordres du Père [843]. Toute vue, toute idée, tout sentiment doit céder à celui-là..... Vous me direz que cela est difficile, quoique cela soit dans le cœur; mais plus je le sens difficile, plus je le désire..... Le Père est presque guéri; ses affaires sont remontées; mais comme sa tête est revenue, dans peu il voudra reprendre la gestion de ses biens, et c'est là le moment que je crains. Le Fils, qui voit des avantages à les laisser dans les mains où elles sont, y tiendra; la Belle-mère ne le souffrira pas et c'est là ce qu'il faudrait éviter, en faisant sentir au jeune homme que, même pour son intérêt personnel, il ne doit pas prononcer son opinion sur cela..... Il faudrait aussi qu'on persuadât au jeune homme de mettre un peu plus de grâce vis-à-vis de sa Belle-mère, seulement de ce charme qu'un homme sait employer, quand il veut, et avec lequel il lui persuadera qu'il a le désir de la voir ce qu'elle a toujours été..... On te dira du mal de la Belle-mère; je le crois exagéré [844].»
Pas plus que les prières de Louis XVI, les objurgations de Mme Elisabeth n'étaient écoutées. On a vu, par le billet que nous avons cité plus haut, quel cas les Princes faisaient de l'autorité du Roi; leurs entours étaient plus violents. La Reine était quotidiennement traité à Coblentz de «démocrate»; le Roi, de «pauvre homme» et de «soliveau». Le Journal des Princes, publié par Suleau, était tellement rempli d'injures contre Léopold et Marie-Antoinette, qu'on était obligé de supprimer le journal, de renvoyer Suleau, et de destituer le censeur, Christin, secrétaire de Calonne [845]. Mme de Bombelles, écho de ces bruits, et indignée de ces outrages, était réduite à écrire à Mme de Raigecourt, le 3 novembre:
«Comment la Reine se fierait-elle jamais à M. le C. D. [846], elle qui sait les propos infâmes que tous ses entours ont tenus et tiennent encore sur elle et sur le Roi? Je n'ai pas, grâce à Dieu, à me reprocher de lui avoir fait parvenir tout ce que j'ai entendu moi-même mais j'en sais assez pour sentir que, si elle est aussi instruite que moi, elle ne risquera jamais de faire dépendre son sort de gens qui lui doivent beaucoup et qui sont ses plus mortels ennemis. J'excepte M. le comte d'Artois des traits dont je vous parle; son âme est droite, noble et franche, et je suis intimement convaincue de la pureté de ses intentions; mais, faible comme la plupart des princes de son sang, il se laisse diriger aveuglément par sa société [847].»
Le dissentiment s'aggravait donc chaque jour entre les Tuileries et Coblentz [848]. Indépendamment de la rivalité entre Breteuil et Calonne, le premier, agent attitré, le second, ennemi personnel de Marie-Antoinette, les divergences de vues s'accentuaient entre les Princes et le Roi, et surtout la Reine, chacun entendant diriger le mouvement: les Princes voulant se lancer en avant et détruire la Constitution, l'épée à la main; le Roi s'efforçant de temporiser et d'améliorer, et la Reine repoussant avant tout une action des Princes qui, pensait-elle avec raison, n'aurait d'autre résultat que d'«irriter les factieux sans les effrayer [849]», et par là compromettrait le succès d'un plan qu'elle étudiait depuis le retour de Varennes et qui, chaque jour, se formulait avec plus de netteté.
Comme la famille royale, les Puissances étaient divisées; suivant leurs intérêts particuliers, elles penchaient vers les Princes ou vers le Roi. Tandis que Gustave III rompait avec l'Assemblée, renvoyait à Louis XVI sans le lire le billet où il lui notifiait son acceptation de la Constitution [850], accréditait, près de Monsieur, le comte d'Oxenstiern; tandis que l'Impératrice de Russie déclarait que l'acceptation du Roi devait être considérée comme non avenue parce qu'elle avait été forcée, et que si Louis XVI et Marie-Antoinette avaient été de bonne foi en acceptant, c'était tant pis pour eux, et que «dans ce cas, il faudrait regarder le Roi de France comme un nonens (sic) [851]»; tandis que le roi d'Espagne donnait à son ministre à Paris l'ordre de faire un voyage à Nice [852], Léopold, heureux d'un événement qui s'accordait avec ses goûts de temporisateur, proclamait que dorénavant toute idée de contre-révolution était inutile et dangereuse [853], et que, Louis XVI ayant adhéré à l'acte constitutionnel, il n'y avait plus qu'à attendre et à observer la tournure que prendraient les événements. «Le Roi et la Reine, disait-il, n'ont d'autre ressource que de laisser à l'Assemblée législative le temps de se discréditer; ils doivent en outre se conformer exactement aux lois, se composer un parti, et profiter des circonstances. Cet essaim d'abeilles françaises, ajoutait-il en parlant des émigrés, devrait enfin songer à se retirer; elles seront bien à charge au pays [854].» Et le roi de Prusse s'écriait de son côté: «Enfin, je vois la paix de l'Europe assurée [855].»
Et Fersen, l'ardent Fersen, revenu de Vienne, où l'avait envoyé son maître, à Bruxelles, où il s'installait pour entretenir, au nom de la Suède, une correspondance avec le Roi de France [856], Fersen, resté pendant deux mois sans nouvelles directes des Tuileries [857], et déjà dérouté par le langage de Louis XVI, l'était plus encore en recevant cette lettre de Marie-Antoinette:
«Je crois que la meilleure manière de dégoûter de tout ceci est d'avoir l'air d'y être en entier; cela fera bientôt voir que rien ne peut aller. Au reste, malgré la lettre que mes frères ont écrite au Roi, et qui, par parenthèse, ne fait point du tout ici l'effet qu'ils en espéraient, je ne vois point, surtout par la déclaration de Pillnitz, que les secours étrangers soient si prompts. C'est peut-être un bonheur, car plus nous avancerons, et plus ces gueux-ci sentiront leurs malheurs; peut-être viendront-ils à désirer eux-mêmes l'étranger [858].»
Stupéfait de cette résignation inattendue de sa royale correspondante, Fersen lui posait aussitôt catégoriquement les trois questions suivantes:
«1o Comptez-vous vous mettre sincèrement dans la Révolution et croyez-vous qu'il n'y a aucun autre moyen?»
«2o Voulez-vous être aidés, ou voulez-vous qu'on cesse toute négociation avec les Cours?»
«3o Avez-vous un plan et quel est-il [859]?»
Mais la Reine se hâtait de détromper son chevaleresque serviteur:
«Rassurez-vous; je ne me laisse pas aller aux enragés, et si j'en voie ou que j'aie des relations avec quelques-uns d'entre eux, ce n'est que pour m'en servir, et ils me font trop horreur pour jamais me laisser aller à eux [860].»
«Soyez bien tranquille, jamais je ne me laisserai aller aux enragés; il faut s'en servir pour empêcher de plus grands maux; mais pour le bien, je sais bien qu'ils ne sont pas capables de le faire [861].»
Il fallait dissimuler, il fallait gagner la confiance du peuple; c'était le seul moyen d'arrêter, ou tout au moins d'ajourner le mal et de préparer le mieux. Car, disait la Reine: «Si l'esprit public ne change pas, aucune force humaine ne saurait gouverner dans un sens contraire [862].» Or, pour faire changer cet esprit, mieux valait faire semblant d'y céder d'abord pour le redresser, et cette attitude effacée faisait ainsi partie du plan dont Marie-Antoinette poursuivait l'exécution, par l'intermédiaire de son ancien conseiller Mercy et du fidèle Fersen.
Convaincue qu'il n'y avait pour le moment rien à attendre du dedans, que le mécontentement que ne pourrait manquer de produire l'application de la Constitution serait stérile et inerte, si les mécontents ne se sentaient appuyés et au besoin excités par une force sérieuse au dehors; convaincue d'autre part que les émigrés ne pouvaient pas être cette force, parce que leurs menaces ne serviraient qu'à exaspérer la France [863]; froissée d'ailleurs elle-même de leur attitude et du peu de cas qu'ils faisaient de la volonté du Roi, même la plus formelle et la plus nettement exprimée, elle demandait que l'Empereur prît l'initiative de ce qu'elle nommait un Congrès armé [864]. Les Puissances auraient réuni à Aix-la-Chapelle leurs ambassadeurs à Paris ou tous autres plénipotentiaires. Là, prenant en main les intérêts de l'équilibre européen menacé, invoquant notamment l'occupation d'Avignon, les droits lésés des princes allemands en Alsace, la garantie des traités passés avec la France et compromis par le changement de régime; appuyant au besoin leurs revendications par la présence à la frontière de têtes d'armées, capables à la fois d'en imposer «à la partie la plus enragée des factieux» et de «donner aux plus raisonnables le moyen de faire le bien»; mais évitant soigneusement de parler de la Constitution [865], annonçant même bien haut qu'elles ne voulaient nullement «s'ingérer dans le gouvernement intérieur de la France [866]», elles adresseraient, «dans un langage raisonnable [867],» une sommation au gouvernement français, sommation dont le premier article serait la faculté pour Louis XVI de sortir de la capitale et d'aller où il voudrait [868]. En attendant,—car ce ne pouvait être là l'œuvre d'un jour, et il fallait «laisser respirer la nation après tant de secousses» et lui donner le temps de «reprendre ses habitudes et ses mœurs avant de juger ce que les circonstances peuvent exiger et souffrir [869]»,—en attendant, le Roi s'efforcerait de gagner la confiance du peuple, combattrait par-dessous l'Assemblée en cherchant à la déconsidérer [870], mais ferait appliquer strictement la Constitution [871], afin que la nation, sentant à l'usage les inconvénients de cette œuvre bâtarde, fût amenée elle-même à en souhaiter le changement. La déclaration des Puissances, survenant alors, rendrait courage aux honnêtes gens en leur donnant un moyen de force et un point de réunion [872], terrifierait les factieux, et le Roi, redevenu ainsi libre, pourrait se joindre au Congrès et s'interposer comme médiateur entre ses sujets et les coalisés [873]. «Seul rôle qui lui convienne, disait la Reine, dans une lettre qu'elle a reconnue comme l'expression exacte de sa pensée [874], tant par l'amour qu'il a pour ses sujets que pour en imposer aux factions des émigrants, qui, par le ton qu'ils ont et qui s'élèverait encore s'ils contribuaient à un autre ordre de choses, replongeraient le Roi dans un nouvel esclavage [875].» Rentré dans la plénitude de son autorité [876], mais sans vouloir aucunement rétablir l'ancien régime [877], «libre de faire telle Constitution qu'il voudrait [878],» il accomplirait,—comme il comptait le faire, s'il avait gagné Montmédy le 20 juin,—d'accord avec les représentants du pays, les réformes nécessaires. Toute la partie saine de la nation viendrait en aide au souverain pour l'exécution de ces réformes, et les révolutionnaires, ayant tout à craindre de l'attitude énergique des Puissances, seraient trop heureux de céder à la justice tempérée par la clémence. Ainsi, l'ordre serait rétabli sans effusion de sang, par le simple accord des Puissances et par l'initiative du Roi. «La Révolution se ferait dans l'intérieur de chaque ville; elle se ferait par l'approche de la guerre, et non par la guerre même [879].»
Tel était, autant qu'on peut le retrouver au milieu des innombrables dépêches échangées entre Paris, Vienne, Bruxelles, Stockholm, Saint-Pétersbourg, tel était le plan auquel s'était arrêtée la Reine; plan dont elle poursuivit la réalisation avec une persévérance infatigable, jusqu'à ce que la déclaration de guerre eût rendu une solution pacifique impossible, et pour lequel elle se condamnait à une incessante correspondance, écrivant lettres sur lettres, mémoires sur mémoires, elle qui, disait-elle, «n'en savait pas faire [880]»; plan que Mercy, après quelques hésitations, avait fini par adopter et auquel le Roi avait pu se rallier [881], sans être accusé de duplicité; car, en acceptant la Constitution, il savait qu'elle était impraticable, et tout en l'observant scrupuleusement lui-même, il ne pouvait pas rendre possible ce qui ne l'était pas par sa nature [882]; plan enfin, auquel le chevaleresque Fersen, resté le confident des Tuileries, se consacrait tout entier. Voici les lignes touchantes par lesquelles il protestait de son dévouement absolu et désintéressé; car, la calomnie ne l'avait pas épargné; les ambassadeurs de Suède et d'Espagne avaient osé l'accuser d'ambition:
«Ils ont raison, écrivait-il à la Reine; j'avais l'ambition de vous servir, et j'aurai toute ma vie le regret de n'avoir pas réussi; je voulais m'acquitter envers vous d'une partie des obligations qu'il m'est si doux de vous avoir et je voulais leur montrer qu'on peut être attaché à des gens comme vous sans aucun autre intérêt. Le reste de ma conduite leur aurait prouvé que c'était là ma seule ambition et que la gloire de vous avoir servis était ma plus chère récompense [883].»
Mais ce plan était-il exécutable et ne reposait-il pas sur une illusion? L'accord des Puissances, qui en était la base essentielle, comment l'obtenir d'anciens adversaires qui se jalousaient l'un l'autre, et qui au fond n'avaient qu'un but commun: l'affaiblissement de la France, suite naturelle de l'anarchie à laquelle le pays semblait condamné? Cette alliance universelle, rêvée par la Reine au nom du principe monarchique attaqué en France, n'était qu'une «attrape», disait le comte de Metternich au baron de Breteuil [884]. La Prusse regardait l'Autriche avec méfiance [885]; l'Autriche n'avait pas plus de confiance dans la Prusse, et se tournait parfois vers l'Angleterre; en attendant, elle se renfermait dans son égoïsme; l'Espagne, dans sa faiblesse; l'Angleterre voyait avec joie, fomentait peut-être sous main une révolution, qui paraissait devoir réduire pour longtemps son éternelle rivale à l'impuissance; la Russie poussait les autres à se jeter dans la mêlée, à la condition de ne rien faire elle-même et pour avoir les mains libres en Pologne. La Suède seule voulait franchement agir. Mais que pouvait-elle toute seule, et l'infortuné Louis XVI n'avait-il pas le droit de dire, quelques mois plus tard, à Fersen: «J'ai été abandonné de tout le monde [886]?»
Mais quand bien même on serait arrivé à réaliser cet irréalisable accord, quand bien même cette «médiation armée», que l'honnête et sage Mounier souhaitait comme la Reine et dans laquelle les Constitutionnels eux-mêmes finissaient par apercevoir le remède [887], se serait produite, eût-elle réussi? Bien des esprits vraiment libéraux,—nous venons d'en donner des exemples,—le pensaient. Ils avaient vu si souvent une poignée de factieux terroriser la foule honnête, qu'ils croyaient que la crainte serait un moyen efficace qui pourrait tout rétablir, comme il avait pu tout détruire. C'était une erreur. Ils comptaient sans cette susceptibilité du sentiment national qui se soulevait contre toute apparence d'intervention étrangère et qui, à des menaces de pression, devait répondre par une prise d'armes. Le Roi et la Reine étaient sincères dans leur désir d'éviter la guerre et dans leur conviction qu'ils l'éviteraient; mais, sans le vouloir, ils y allaient infailliblement.