Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)
La Reine veuve.—Sa morne douleur.—Maladie de Madame Royale.—On apporte aux prisonnières des vêtements de deuil.—Toulan et Lepitre.—Plan d'évasion préparé par ces deux municipaux et M. de Jarjayes.—Modifications dans le plan.—Nouveau projet; il échoue comme le premier.—Lettre de la Reine à M. de Jarjayes.—Toulan sauve l'anneau et le cachet du Roi.—La Reine les envoie à Monsieur et au comte d'Artois.—Dénonciation de Tison.—Perquisitions nocturnes.—Efforts des amis de la Reine à l'étranger.—Défection de Dumouriez.—Activité et espérances de Fersen.—Tout échoue.—Louis XVII tombe malade.—Le 31 mai.—Chaumette et Hébert viennent à la Tour.—Le baron de Batz.—Michonis.—Plan d'évasion.—La défiance de Simon le fait manquer.—La Tison devient folle.—Louis XVII est enlevé à sa mère.—Il est livré au savetier Simon.—Nouvelle visite de Drouet au Temple.—Le jeune prince brutalisé par Simon.—Désespoir navrant de la Reine.—Elle est transférée à la Conciergerie.
La Reine est veuve; elle a appris par les cris de joie d'une populace effrénée que le régicide est consommé. Ses yeux sont secs; elle n'a plus de larmes; elle étouffe [1442]; une violente secousse seule peut la sortir de sa morne torpeur. Avide de se nourrir de son malheur et d'en recueillir les tristes détails, elle espère que Cléry, le dernier fidèle qui soit demeuré avec l'infortuné monarque, pourra venir lui parler encore de celui qui n'est plus; elle en exprime le désir aux municipaux; les municipaux refusent. Elle fait demander des vêtements de deuil très simples pour elle et pour sa famille; on lui répond que la Commune en délibérera.
Qu'elle fut longue, cette journée du 21 janvier, au milieu de la brume épaisse qui enveloppait la capitale comme d'un linceul funèbre. Le soir, le Dauphin et sa sœur se couchèrent; mais Madame Royale ne pouvait dormir; la Reine et Mme Élisabeth veillaient auprès du lit du jeune prince, qui, seul au troisième étage de la Tour, sommeillait paisiblement. «Il a maintenant, dit Marie-Antoinette, l'âge qu'avait son frère, lorsqu'il mourut à Meudon; heureux ceux de notre maison qui sont partis les premiers: ils n'ont point assisté à la ruine de notre famille [1443]!»
Il était deux heures et demie du matin, mais Tison et sa femme étaient éveillés; étonnés d'entendre parler à cette heure, ils vinrent à la porte pour surveiller les prisonnières: «De grâce, leur dit Mme Élisabeth avec douceur, laissez-nous pleurer en paix.» «L'inquisition, dit M. de Beauchesne, s'arrêta, désarmée par cette voix angélique, et la conspiration des larmes ne fut pas dénoncée [1444].»
Le lendemain, quand le Dauphin s'éveilla, la Reine le prit dans ses bras: «Mon enfant, dit-elle, il faut penser au bon Dieu.»—«Maman, répondit-il, moi aussi j'ai bien pensé au bon Dieu; mais quand je l'appelle, c'est toujours mon père qui descend devant moi [1445].»
Le 23 janvier, après deux jours d'attente, la Commune, généreuse, accorda les vêtements de deuil réclamés par la veuve et les orphelins; mais elle s'opposa à ce que Cléry, comme le demandait la Reine, continuât près du fils le service qu'il avait fait près du père. Ce fut un nouveau coup pour la Reine. «Rien, dit Madame Royale, n'était capable de calmer ses angoisses; on ne pouvait faire entrer aucune espérance dans son cœur; il lui était devenu indifférent de vivre ou de mourir. Elle nous regardait quelquefois avec une pitié qui nous faisait tressaillir [1446].» Cette pitié la sauva et son amour maternel la tira de ce morne abattement. Madame Royale souffrait depuis quelque temps d'un mal à la jambe; l'inquiétude et la douleur lui avaient aigri le sang. «Heureusement, raconte-t-elle, peu de jours après le 21 janvier, le chagrin augmenta mon mal, ce qui occupa la Reine.» Le bruit s'en répandit même dans Paris et l'ancienne nourrice de la princesse sollicita la faveur de venir la soigner; on repoussa dédaigneusement sa demande, mais on toléra l'intervention de l'ancien médecin des Enfants de France, Brunier. Brunier vint au Temple et l'on devine son émotion, quand il retrouva ses augustes maîtres dans un dénuement tel qu'ils manquaient même de linge pour panser la jambe de la jeune malade; il dut en apporter de chez lui [1447]. Grâce à ses bons soins et à ceux du chirurgien Lacaze, la princesse se rétablit en un mois [1448].
Le 27 et le 30, les habits de deuil furent apportés. En voyant pour la première fois ses enfants en noir, la Reine ne put s'empêcher de dire en soupirant: «Mes pauvres enfants, vous, c'est pour longtemps; moi, c'est pour toujours [1449].»
Les vêtements allaient mal; ce fut un bonheur; on laissa entrer au Temple, pour les ajuster, une ancienne femme d'atours de Madame Royale, Mlle Pion. La vue de cette figure amie fit un peu de bien aux captives. «Leurs regards, a raconté Mlle Pion, m'en disaient plus que n'auraient pu faire leurs paroles, et Mgr le Dauphin, dont l'âge excusait les espiègleries, en profitait pour me faire, sous l'apparence d'un jeu, toutes les questions que pouvait désirer la famille royale [1450].»
Il semblait d'ailleurs que la surveillance se relâchât un peu. «Les gardes, dit Madame Royale, croyaient qu'on allait nous renvoyer [1451].» Des municipaux compatissants pénétraient à la Tour. Toulan et Lepître, deux héros modestes, trouvaient le moyen, grâce à une ruse ingénieuse, d'être ensemble de service et souvent le dimanche. La première fois qu'ils revinrent après le 21 janvier, «nous trouvâmes, dit l'un d'eux, la famille royale plongée dans l'affliction la plus profonde. En nous apercevant, la Reine, sa sœur et les enfants fondirent en larmes; nous n'osions nous avancer. La Reine nous fit signe d'entrer dans sa chambre. «Vous ne m'avez pas trompée, nous dit-elle; ils ont laissé périr le meilleur des Rois [1452].» Les deux municipaux purent remettre aux captives quelques journaux, et c'est ainsi que les malheureuses femmes apprirent les détails du régicide.
Quelques jours après, le 7 février, Lepître apporta un chant qu'il avait composé sur la mort de Louis XVI, et que Mme Cléry avait mis en musique. Lorsque, trois semaines plus tard, le 1er mars, il revint au Temple, la Reine le fit entrer dans la chambre de Mme Élisabeth, où le Dauphin chanta la romance, que sa sœur accompagnait. «Nos larmes coulèrent, raconte Lepître, et nous gardâmes un morne silence. Mais qui pourrait peindre le spectacle que j'avais sous les yeux: la fille de Louis XVI à son clavecin, sa mère assise auprès d'elle, tenant son fils dans ses bras et, les yeux mouillés de pleurs, dirigeant avec peine le jeu et la voix de ses enfants; Mme Élisabeth, debout à côté de sa sœur et mêlant ses soupirs aux tristes accents de son neveu [1453].»
Mais ce n'était pas seulement pour offrir à la famille royale ces platoniques consolations que Toulan et Lepître venaient au Temple; ils avaient conçu un projet plus décisif et plus audacieux. Dans Paris, perdus au milieu de la foule, on rencontrait encore des royalistes dévoués: d'anciens serviteurs de la Cour, d'anciens agents de la famille royale rôdaient autour du Temple, cherchant le moyen de s'y introduire et plus encore d'en faire sortir les prisonniers. C'était avant tout le baron de Batz, mal vu de l'émigration, suspect même à Fersen, nous ne savons pourquoi [1454], mais fidèle autant que qui que ce soit, soldat intrépide, conspirateur fécond en ressources, «l'infâme Batz» comme l'appelait Barère, qui avait cherché à enlever Louis XVI, au 21 janvier, et qui, n'ayant pu réussir à sauver le Roi, risquait tout pour sauver sa famille. C'était aussi le chevalier de Jarjayes, maréchal de camp, mari d'une des femmes les plus dévouées de la Reine, ancien agent du Roi à l'étranger, et qui, depuis l'incarcération de ses maîtres, n'avait pas voulu quitter la capitale, afin d'étudier les moyens de leur être encore utile. Ce relâchement momentané de surveillance, dont parle Madame Royale, leur avait peut-être suggéré la pensée qu'une évasion serait possible. Au commencement de mars, un plan fut arrêté entre Jarjayes, Toulan et Lepître. Le premier se chargeait de préparer la fuite au dehors, les deux autres de la rendre possible au dedans. Jarjayes fit faire pour la Reine et Mme Élisabeth des habits d'hommes, que Toulan et Lepître introduisirent à la Tour. Revêtues de ces costumes, ceintes d'écharpes tricolores et munies de cartes semblables à celles des municipaux, les princesses seraient sorties sous ce travestissement. Il était plus difficile d'enlever les enfants, le jeune Roi surtout, plus particulièrement surveillé. Comment déjouer cette surveillance? On en trouva cependant le moyen. Chaque soir, l'homme chargé de nettoyer les réverbères venait les allumer; il était accompagné, pour cette besogne, de deux enfants, à peu près de la taille de Madame Royale et de Louis XVII, et sortait habituellement avant sept heures, heure à laquelle on relevait les sentinelles. Un royaliste dévoué, M. Ricard, inspecteur des domaines nationaux [1455], aurait pris la place de cet homme, et, venant le soir, lorsque la garde aurait été relevée, il aurait, sa boîte de fer blanc à la main, pénétré jusqu'à l'appartement de la Reine. Là, il aurait reçu des mains de Toulan, qui l'aurait vivement et à haute voix gourmandé de n'être pas venu lui-même et d'avoir fait faire la besogne par ses enfants, les deux jeunes princes, accoutrés en petits lampistes, qui seraient ainsi allés retrouver leur mère, sortie avant eux. A l'heure dite et au lieu convenu, trois cabriolets auraient été préparés à l'avance. La Reine et son fils seraient montés dans le premier avec M. de Jarjayes; Madame Royale, dans le second, avec Lepître; Mme Elisabeth, dans le troisième, avec Toulan. Des passeports, bien en règle [1456], ne laissaient pas d'inquiétude pour la route. Le plan avait été concerté de telle sorte qu'on ne pouvait se mettre à la poursuite des fugitifs que cinq ou six heures après leur départ. C'était assez d'avance pour qu'ils pussent gagner les côtes de Normandie, où un bateau attendait près du Havre et les transporterait en Angleterre [1457].
Tout était convenu et la Reine approuvait le projet qui devait être mis à exécution le 8 mars. Malheureusement, le 7, une assez vive agitation se manifesta dans Paris, causée à la fois par la rareté des subsistances et par les mauvaises nouvelles qui arrivaient des armées; les Français avaient dû évacuer Aix-la-Chapelle et lever le siège de Maëstricht; les Autrichiens étaient rentrés à Liège. Sous le coup de ces nouvelles, les sections réclamaient la clôture des barrières pour empêcher la sortie des suspects. Le Conseil se contenta de suspendre la délivrance des passeports pour l'étranger. Mais il n'eût pas été prudent, au milieu de cette agitation et de cette méfiance, de tenter une évasion toujours difficile, plus difficile encore à un moment où l'attention était plus particulièrement en éveil. Il fallut ajourner, puis abandonner le projet.
Mais si la fuite de la famille royale était devenue impossible, si celle du jeune Roi, entre autres, tout spécialement surveillé, se heurtait à des obstacles presque insurmontables, ne serait-il pas possible au moins de sauver la Reine, la plus exposée de tous aux haines populaires? Les deux intrépides alliés, Toulan et Jarjayes, étudièrent un nouveau plan. Dans ce plan, c'était encore Toulan, seul, cette fois, qui se chargeait de faire sortir Marie-Antoinette et de la mener dans un lieu déterminé, où elle eût retrouvé Jarjayes. Celui-ci, de son côté, s'était ménagé les moyens de la conduire en sûreté. Mais la Reine accepterait-elle cette combinaison? Consentirait-elle à fuir seule, laissant sa belle-sœur, ses enfants surtout, entre les mains de leurs bourreaux? Les prières de Toulan et de Jarjayes, les supplications de Mme Élisabeth, la certitude que cette tante admirable serait une admirable seconde mère pour les orphelins, avaient fini par triompher des répugnances de Marie-Antoinette. Elle s'était résignée, non sans des retours terribles, et des velléités incessantes de refus, à se prêter au désir de ses sauveurs. Le jour de l'évasion approchait; on était à la veille, au soir; les enfants étaient couchés; mais Madame Royale ne dormait pas; la Reine et Mme Élisabeth causaient ensemble, avec quelle angoisse, avec quelle souffrance de cette imminente séparation, on le devine. «Résolue au sacrifice qu'on lui demandait, raconte M. de Beauchesne, qui a recueilli, sur cette scène émouvante, les précieux souvenirs de la duchesse d'Angoulême, la Reine était assise auprès du lit de son fils: «Dieu veuille que cet enfant soit heureux!» dit-elle.—«Il le sera, ma sœur,» répondit Mme Élisabeth en montrant à la Reine la figure naïve, ouverte, douce et fière du Dauphin.—«Toute jeunesse est courte comme toute joie,» murmura Marie-Antoinette, avec un serrement de cœur indicible; «on en finit avec le bonheur, comme avec toute autre chose!» Puis, se levant, elle marcha quelque temps dans sa chambre en disant: «Et vous-même, ma bonne sœur, quand et comment vous reverrai-je? C'est impossible! C'est impossible [1458]!»
Et lorsque, le lendemain, Toulan vint, prêt au départ, et tout heureux à la pensée qu'il allait sauver la veuve de son Roi, la Reine s'avança vers lui: «Vous allez m'en vouloir, lui dit-elle, mais j'ai réfléchi. Il n'y a ici que danger; mieux vaut mort que remords.»
Et elle le chargea pour Jarjayes du billet suivant, qui a été révélé pour la première fois par Chauveau-Lagarde:
«Nous avons fait un beau rêve. Voilà tout. Mais nous y avons beaucoup gagné, en trouvant dans cette occasion une nouvelle preuve de votre entier dévouement pour moi. Ma confiance en vous est sans bornes. Vous trouverez toujours en moi du caractère et du courage; mais l'intérêt de mon fils est le seul qui me guide. Quelque bonheur que j'eusse éprouvé à être hors d'ici, je ne peux consentir à me séparer de lui. Je ne pourrais jouir de rien sans mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même un regret [1459].»
«Je mourrai malheureuse, avait encore dit la Reine à Toulan, si je n'ai pu vous prouver ma gratitude.»—«Et moi, Madame, avait répondu Toulan, si je ne puis vous montrer mon dévouement.» Ce dévouement, le fidèle municipal ne tarda pas en à donner une nouvelle preuve. Il savait avec quelle ardeur la Reine et les princesses désiraient posséder les derniers souvenirs du Roi, ces objets précieux que l'infortuné monarque avait remis à Cléry pour Marie-Antoinette et que la Commune n'avait pas permis à Cléry de porter à la royale destinataire. L'anneau, le cachet de Louis XVI, le petit paquet de cheveux, repris au fidèle serviteur à la sortie du Temple, le 1er mars [1460], tout cela était placé sous les scellés et conservé dans l'appartement du condamné. Avec une rare habileté, Toulan trouva moyen de les enlever et d'apporter à la Reine ces chères reliques du martyr. La Reine les reçut en pleurant d'attendrissement et de joie; mais elle craignit que quelque dénonciation de Tison, que quelque perquisition minutieuse ne fît découvrir ces précieux gages de l'affection de son mari, et, pour les mettre en sûreté, elle se décida à les envoyer à l'étranger. Ce fut encore aux deux vaillants complices, Toulan et Jarjayes, qu'elle s'adressa: Toulan reçut les objets, et Jarjayes se chargea de les porter à Monsieur et au comte d'Artois, avec des lettres des royales prisonnières.
«Ayant un être fidèle, sur lequel nous pouvons compter, écrivait la Reine à Monsieur, j'en profite pour envoyer à mon frère et ami ce dépôt qui ne peut être confié qu'en ses mains. Le porteur vous dira par quel miracle nous avons pu avoir ces précieux gages; je me réserve de vous dire moi-même le nom de celui qui nous est si utile. L'impossibilité où nous avons été jusqu'à présent de pouvoir vous donner de nos nouvelles et l'excès de nos malheurs nous font sentir encore plus vivement notre cruelle séparation; puisse-t-elle n'être pas longue! Je vous embrasse, en attendant, comme je vous aime, et vous savez que c'est de tout mon cœur [1461].»
Et elle écrivait au comte d'Artois:
«Ayant trouvé enfin un moyen de confier à notre frère un des seuls gages qui nous restent de l'être que nous chérissons et pleurons tous, j'ai cru que vous seriez bien aise d'avoir quelque chose qui vienne de lui; gardez-le en signe de l'amitié la plus tendre avec laquelle je vous embrasse de tout cœur [1462].»
La mission fut remplie. Jarjayes pourtant ne partit pas tout de suite: il espérait toujours. Mais lorsque Barnave fut arrêté, le général, qui plus d'une fois avait servi d'intermédiaire dans les relations des Constitutionnels avec la Cour, craignit d'être arrêté lui-même, et, redoutant avec l'éloquent député une confrontation qui aurait pu être compromettante pour tous deux et surtout pour la Reine, il se décida à se réfugier à Turin [1463]. C'est de là que, par l'entremise du roi de Sardaigne, il fit parvenir à Monsieur et au comte d'Artois les souvenirs de Louis XVI et les lettres de Marie-Antoinette. Mais, avant de partir, il avait reçu de la «grande et infortunée souveraine» le billet suivant:
«Adieu, je crois que, si vous êtes bien décidé à partir, il vaut mieux que ce soit promptement. Mon Dieu que je plains votre pauvre femme! T. vous dira l'engagement formel que je prends de vous la rendre, si cela m'est possible.
«Que je serai heureuse, si nous pouvons être bientôt réunis! Jamais je ne pourrai assez reconnaître ce que vous avez fait pour nous.
«Adieu! Ce mot est cruel [1464].»
Ainsi l'isolement se faisait chaque jour davantage; le cercle de fer se resserrait autour des prisonnières; elles conservaient pourtant encore,—ce billet le prouve,—l'espoir d'une délivrance possible et peut-être prochaine. Illusion trop tôt démentie. Le 27 mars, Robespierre demandait le bannissement des Bourbons, à l'exception de Marie-Antoinette, qui devait être traduite devant le Tribunal révolutionnaire, et du fils de Capet, qui resterait détenu à la Tour du Temple. La Convention, pour cette fois, passa à l'ordre du jour; mais la Commune avait-elle eu vent des généreux desseins de Toulan et de Jarjayes? Sa méfiance devenait plus soupçonneuse; sa haine, plus persécutrice.
Un jour, le 25 mars, le feu avait pris à la cheminée de la Reine. «Le soir, dit Madame Royale, Chaumette, procureur de la Commune, vint pour la première fois reconnaître ma mère et lui demander si elle ne désirait rien. Ma mère demanda seulement une porte de communication avec la chambre de ma tante; les deux terribles nuits que nous avions passées chez elle, nous avions couché, ma tante et moi, sur un des matelas par terre. Les municipaux s'opposèrent à cette demande; mais Chaumette dit que, dans l'état de dépérissement où était ma mère, cela pourrait être nécessaire à sa santé et qu'il en parlerait au Conseil général. Le lendemain, il revint à dix heures du matin avec Pache, le maire, et cet affreux Santerre, commandant général de la garde nationale. Chaumette dit à ma mère qu'il avait parlé au Conseil général de sa demande pour la porte et qu'elle avait été refusée. Elle ne répondit rien. Pache lui demanda si elle n'avait point de plainte à porter. Ma mère dit non, et ne fit pas d'attention à ce qu'il disait [1465].»
Des précautions nouvelles étaient prises; on élevait un mur dans le jardin; on mettait des jalousies au haut de la Tour; on bouchait tous les trous avec soin [1466]. Le 1er août, la Commune décida «qu'aucune personne de garde au Temple n'y pourrait dessiner quoi que ce soit, que les commissaires de service ne devraient avoir aucune communication avec les personnes détenues ni se charger d'aucune commission pour elles, que Tison et sa femme ne pourraient sortir de la Tour ni communiquer avec qui que ce soit au dehors [1467]». Mais cette prohibition nouvelle, si dure pour les captives, l'était aussi pour les Tison: ils n'avaient plus le droit de voir personne, pas même leurs parents. Un jour qu'on leur avait refusé de laisser monter leur fille,—c'était le 19 avril,—Tison entra dans une violente colère et, ne sachant sur qui faire retomber sa rage, il s'en prit naturellement aux prisonnières et à ceux qui semblaient leur témoigner quelque intérêt. Il déclara à Pache, qui se trouvait à la Tour, que certains municipaux parlaient bas à la Reine et à Mme Élisabeth. Sommé de donner leurs noms, il dénonça Toulan, Lepître, Brunot, Moëlle, Vincent et le médecin Brunier, et ajouta que les captives avaient des correspondances avec le dehors. Comme preuve, il raconta qu'un jour, après souper, la Reine, en tirant son mouchoir, avait laissé tomber un crayon et que chez Mme Élisabeth il y avait des pains à cacheter, de la cire et des plumes dans une boîte. Sa femme, mandée, répéta la même chose; la dénonciation, signée des deux espions, fut envoyée à la Commune qui, après avoir fait apposer les scellés chez les municipaux suspects, décida qu'une perquisition minutieuse serait faite au Temple.
Le 20, à dix heures trois quarts du soir [1468], les princesses venaient de se coucher, lorsque Hébert arriva, escorté de plusieurs municipaux; à l'odieux de l'inquisition il avait voulu ajouter la terreur de la surprise, en pleine nuit. Les prisonnières se levèrent précipitamment. Hébert leur lut un arrêté de la Commune, qui ordonnait de les fouiller «à discrétion [1469]». On chercha dans tous les meubles, partout, même sous les matelas. Le jeune prince dormait; on l'arracha durement de son lit pour fouiller dedans: sa mère le prit dans ses bras, tout transi de froid. La visite dura cinq heures jusqu'à quatre heures du matin: on ne trouva rien, sauf, sur la Reine, un portefeuille de maroquin rouge qui contenait quelques adresses et un porte-crayon d'acier sans mine, et chez Mme Elisabeth un bâton de cire rouge ayant déjà servi et un peu de poudre de buis. A Marie-Thérèse on enleva un sacré-cœur et une prière pour la France. Furieux de n'avoir saisi que ces bagatelles, Hébert et ses acolytes forcèrent la Reine et Mme Élisabeth à signer le procès-verbal de perquisition, les menaçant, en cas de refus, de leur enlever Louis XVII et Marie-Thérèse [1470]. Trois jours après, ils revinrent, et cette fois ils découvrirent, sous le lit de Mme Élisabeth, un chapeau d'homme, renfermé dans une cassette; c'était un chapeau que Louis XVI avait porté au commencement de sa captivité au Temple et que sa sœur lui avait demandé, afin de le conserver en souvenir de lui [1471]. Une pareille relique était suspecte; les commissaires emportèrent le chapeau, malgré les supplications de Mme Élisabeth; mais ils durent avouer dans le procès-verbal qu'ils n'avaient trouvé «aucun vestige de correspondance avec le dehors, ni de connivence entre elles,—les prisonnières,—et les six membres du Conseil, inculpés dans le rapport de Tison [1472]». Les six municipaux n'en furent pas moins suspendus de leurs fonctions, et les deux plus compromis, Toulan et Lepître, rayés de la liste des commissaires chargés de la surveillance du Temple.
Cependant, à l'étranger, les amis de la famille royale ne restaient pas inactifs; Fersen redoublait ses démarches près de toutes les Cours.
Mais comment amener un accord, quand les Cours, quand les fidèles même de la monarchie étaient divisés? Catherine II n'aimait pas Marie-Antoinette [1473]; l'Autriche se méfiait de la Prusse [1474]; la Russie était mécontente de l'Autriche [1475]; Fersen lui-même était rempli de préventions contre la Marck et Mercy [1476]. Il ne se décourageait pas cependant. Dès le mois de septembre 1792, il avait voulu faire agir l'Angleterre, qui, n'étant pas alors en guerre avec la France, aurait peut-être été écoutée à Paris; mais Pitt était resté froid et s'était borné à des protestations d'intérêt platonique. L'Espagne seule avait fait faire des observations par l'organe de son ambassadeur. L'assassinat du 21 janvier avait été la réponse de la Convention aux déclarations de l'Angleterre et de l'Espagne. Après la mort de Louis XVI, l'Autriche avait songé à réclamer la Reine. «Faute de n'avoir pas cru possible l'assassinat du Roi de France, écrivait Mercy à la Marck devenu prince d'Arenberg, peut-être n'a-t-on pas fait tout ce qui était faisable pour prévenir cette horreur. Tâchons du moins qu'il n'en soit pas de même à l'égard de cette infortunée Reine, qui doit devenir maintenant le constant objet de notre sollicitude [1477].» Mais on ne tarda pas à renoncer à ces démarches, dans la crainte qu'elles fussent tout au moins inutiles, et peut-être nuisibles. «L'intérêt que l'Empereur manifestera pour sa tante, disait Fersen, ne sera-t-il pas une raison pour les factieux et un moyen dont ils se serviront pour la perdre, en réveillant les haines contre les Autrichiens et montrant la Reine comme étrangère et complice des crimes qu'ils ont imputés au Roi [1478]?» Ne valait-il pas mieux, à force d'argent et de promesses, gagner quelques meneurs influents, comme Laclos, Santerre, Dumouriez [1479]? Dumouriez surtout, alors à la tête d'une armée victorieuse, et qui, ancien serviteur de la monarchie, pouvait avoir la pensée de la restaurer avec Louis XVII. Quelque temps après, en effet, comme pour donner raison aux prévisions du dévoué Suédois, les Constitutionnels,—c'est le mot dont il se sert,—proposaient au baron de Breteuil d'obtenir un décret de bannissement pour la Reine et ses enfants; ils exigeaient pour cela six millions, payables lorsque les prisonniers eussent été en sûreté sur la terre étrangère; le baron demanda les six millions à Pitt, qui fit des objections, et l'affaire n'eut pas de suite [1480]. Mais un peu plus tard, un homme de confiance de Dumouriez vint à son tour s'aboucher avec M. de Breteuil [1481]: le général était las du despotisme de la Convention, indigné de la mort du Roi et des atrocités qui se commettaient à Paris. Le baron s'adressa de nouveau à l'Angleterre, qui, cette fois encore, traîna en longueur. Mais, avec ou sans les émigrés, Dumouriez poursuivait son plan. Le 12 mars, il avait avec les commissaires de la Convention une vive altercation. Le 25, il recevait à son quartier général le colonel autrichien Mack, envoyé du prince de Cobourg, et, après avoir exhalé devant lui tous ses griefs contre le gouvernement révolutionnaire, il s'écriait: «Il nous est impossible de rester plus longtemps spectateurs tranquilles de tant d'horreurs. Je veux disperser cette criminelle Convention, rétablir la royauté constitutionnelle, proclamer le Dauphin roi de France, sauver les jours de la Reine.» Quelques jours après, l'accord était fait entre le prince allemand et le général français. Cobourg s'engageait à ne pas inquiéter Dumouriez, et celui-ci, à la tête de son armée, devait marcher sur Paris, dissoudre la Convention et restaurer la monarchie.
«Un exprès, envoyé par le vicomte de Caraman au baron de Breteuil, écrivait Fersen tout joyeux sur son Journal, a apporté l'arrangement fait par Dumouriez avec le prince de Cobourg. J'en envoyai une estafette en porter la nouvelle en Suède. La joie fut très vive. J'en eus d'autant plus que je ne craignais plus rien pour la Reine [1482].»
Mais déjà les intrigues renaissaient. En cas de rétablissement de la monarchie, qui aurait la régence? L'entourage de Monsieur la demandait pour lui [1483]; les amis de la Reine, s'appuyant sur les précédents, la revendiquaient pour elle, et il n'était pas bien sûr que Dumouriez vainqueur ne réclamât un titre auquel la grandeur du service rendu semblerait lui donner quelque droit. Pour prévenir ces conflits et régler l'attitude à prendre, Fersen voulait envoyer d'une part à Vienne et à Hamm le marquis de Limon, afin de décider Monsieur à renoncer à ses prétentions; d'autre part, à Paris, l'évêque de Pamiers, Mgr d'Agout, afin de «voir la Reine au moment de sa délivrance, pour l'instruire de sa position et lui donner des conseils sur ce qu'elle aurait à faire [1484].» Et lui-même rédigeait une longue lettre à Marie-Antoinette pour lui expliquer toute sa politique. Il fallait se servir de Dumouriez, sans se livrer à lui; car c'était un «gueux qui dans le fait n'a cédé qu'à la nécessité et n'a voulu se bien conduire que lorsqu'il voyait l'impossibilité de résister plus longtemps [1485]». C'était néanmoins un auxiliaire utile pour le rétablissement de la monarchie en son entier, telle que la Reine la voulait et que les circonstances le permettaient. Car il saurait d'une part neutraliser l'influence des émigrés; de l'autre résister aux Puissances, comme l'Angleterre et l'Autriche, qui avaient intérêt à «donner à la France un gouvernement qui la tienne dans un état de faiblesse». On formerait un Conseil de régence où l'on aurait soin de contrebalancer les influences diverses, les Princes par Dumouriez, Monsieur par le baron de Breteuil. «Il faudra écrire à l'Empereur, aux rois de Prusse et d'Angleterre. Ils ont été parfaits pour vous, surtout le roi de Prusse. Il faudrait aussi écrire à l'Impératrice, mais une lettre simple et digne; car je ne suis pas content de sa conduite; elle n'a jamais répondu à votre lettre.» En tout cas, «jusqu'au moment où vous serez reconnue régente et où vous aurez formé votre Conseil, il faut faire le moins possible et payer tout le monde en politesses [1486].»
Ainsi l'on réglait tout, on partageait les places, on distribuait les honneurs, comme si l'entreprise, qui n'était pas encore commencée, avait déjà abouti. Le cœur se serre en lisant dans tous ses détails ce plan d'une restauration qui ne devait pas se faire et en songeant que celle sur la tête de laquelle l'ardente imagination de Fersen voyait déjà rétablie la couronne de France, ne devait plus avoir d'autre couronne que celle du martyre. Mais à ce moment, qui doutait du succès? Quand les généraux de la République abandonnaient la République, comment ne pas croire au rétablissement de la monarchie? L'illusion fut de courte durée; le jour même où Fersen traçait à la Reine ce plan de conduite, il apprenait la ruine complète de ses rêves: depuis quatre jours déjà, Dumouriez était en fuite; abandonné par son armée, fusillé par les volontaires, il avait dû se réfugier à Mons avec tout son état-major [1487].
Un dernier espoir restait: l'échange des prisonniers du Temple contre les commissaires de la Convention, livrés par Dumouriez et détenus à Maëstricht. Des négociations furent entamées; elles échouèrent [1488], et cette chance suprême s'évanouit.
Au lieu de la délivrance ce fut la maladie qui entra à la Tour. Tant de souffrances morales et physiques avaient altéré la santé des prisonniers. Madame Royale était venue coucher dans la chambre de sa mère, dans la crainte que la Reine ou le Dauphin ne se trouvassent mal la nuit et ne restassent ainsi sans secours [1489]. La santé du jeune prince déclinait aussi: pauvre enfant qui, habitué à la vie active, ne prenait presque plus d'exercice et qui, à huit ans, à l'âge où l'on a besoin de bonheur et d'expansion, vivait «toujours au milieu des larmes et des secousses, des saisissements et des terreurs continuelles [1490]».
Après le 21 janvier, la Reine avait refusé de descendre au jardin: elle ne pouvait se résoudre à passer devant la chambre vide de son époux. Mais, craignant que le défaut d'air ne fît du mal à ses enfants, elle avait demandé, à la fin de février, l'autorisation de monter avec eux sur la plate-forme de la Tour; humaine ce jour-là, par hasard, la Commune l'avait permis [1491]. C'était l'air du moins et un peu de liberté, lorsque Mme Élisabeth réussissait à entraîner les surveillants derrière le toit de la Tour, afin de laisser la Reine hors de la vue, ou qu'on avait affaire à quelque municipal compatissant, comme Moëlle [1492]. Mais qu'était-ce que cette promenade circonscrite à un espace de quelques pieds carrés, car la flèche aiguë qui surmontait la Tour occupait le milieu de la plate-forme [1493], et il fallait se réduire à faire le tour du parapet. Plus de jeux, plus d'exercices, plus de courses, comme dans le jardin. Sans doute, la vue était belle; l'air était vif; mais le vent aussi était violent à cette hauteur et l'ombre des murs souvent perfide.
Un jour, au commencement de mai, au retour de cette triste promenade, le jeune Roi se plaignit d'un point de côté; le 9, à sept heures du soir, il fut pris d'une fièvre violente, accompagnée de mal de tête. Il ne pouvait rester couché, parce qu'il étouffait. La Reine, inquiète, demanda qu'on fît venir le médecin habituel de ses enfants, Brunier. Le Conseil ne fit que rire des alarmes de la pauvre mère; les municipaux dirent qu'elle s'inquiétait pour rien [1494]. Hébert avait vu à cinq heures l'enfant sans fièvre, et d'ailleurs Brunier était suspect: il s'était découvert respectueusement devant ses anciens maîtres et avait été dénoncé par Tison avec Toulan et Lepître. La fièvre redoubla. Pour ne pas rester dans cet air malsain, Madame Royale quitta la chambre de sa mère et Mme Élisabeth vint la nuit y prendre sa place. La maladie ne cédait pas aux soins maternels: la Reine redemanda un médecin. Cette fois, la Commune se détermina à en accorder un; mais ce ne fut pas Brunier, ce fut Thierry, médecin ordinaire des prisons, «attendu que ce serait blesser l'égalité de lui en envoyer un autre.» Thierry vint le matin et trouva un peu de fièvre à l'enfant; il revint dans la journée et constata que la fièvre était plus forte. Heureusement c'était un brave cœur, estimé comme homme et comme praticien. Il soigna le jeune malade avec dévouement et eut l'attention et le courage d'aller conférer du traitement à suivre avec Brunier qui, connaissant de longue date le tempérament du prince, pouvait mieux indiquer le remède. Le remède en effet,—c'était une médecine,—fit du bien; mais la Reine ne dormit pas de la nuit, parce que la dernière fois que son fils avait été purgé, il avait eu des convulsions affreuses. Le mal céda cependant; mais la fièvre et le point de côté revinrent de temps en temps. La santé du malheureux enfant commençait à s'altérer; elle ne se remit jamais complètement [1495]. Pendant les mois de mai, de juin et de juillet, on trouve, sur les mémoires du citoyen Robert, apothicaire, de nombreux médicaments fournis pour lui [1496]. Le il juin, on s'aperçut même que le jeune prince s'était blessé en jouant sur un bâton [1497], et le bandagiste de la prison dut venir le visiter [1498]. Pour le distraire, pendant qu'il était au lit, la Reine lui lisait Gil-Blas.
Le contrecoup des agitations de Paris se faisait toujours sentir au Temple. Le 31 mai, on défendit aux prisonniers de monter à la Tour pour prendre l'air. Quelques jours après, à six heures du soir, Chaumette vint avec Hébert; tous deux étaient ivres. Chaumette demanda à la Reine si elle avait des désirs à exprimer ou des plaintes à formuler; la Reine répondit négativement et ne fit plus attention à ses sinistres visiteurs; mais leur présence prolongée lui était odieuse. Mme Élisabeth, pour délivrer sa belle-sœur de ce supplice, demanda à Chaumette pourquoi il était venu et pourquoi il restait. «C'est,» répondit le Procureur de la commune, «que je fais la visite des prisons, et toutes les prisons étant égales, je suis venu au Temple comme ailleurs.» La nuit suivante, Louis XVII se trouva mal; ces accidents arrivaient fréquemment au pauvre enfant, privé d'air et d'exercice; Thierry vint le voir et, pour cette fois, l'indisposition n'eut pas de suite [1499].
Autour du Temple cependant les amis de la Reine veillaient encore. Grâce à la connivence de municipaux compatissants, quelques-uns réussissaient à s'introduire dans la prison, comme ce La Caze, dont parle Fersen, qui trouva Marie-Antoinette peu changée, mais Mme Élisabeth tellement méconnaissable qu'il ne la reconnut que lorsque la Reine l'appela ma sœur [1500]. Une autre fois, c'était une Anglaise, Mme Atkyns, qui pénétrait près de la Reine et lui offrait de changer de vêtements avec elle pour faciliter son évasion. Mais il fallait partir seule; cette fois encore Marie-Antoinette refusa [1501]. C'était surtout l'intrépide et infatigable baron de Batz, toujours aux aguets pour saisir une occasion favorable, toujours prêt à jouer sa tête pour sauver les débris de la famille royale. Ancien membre de la Constituante, possesseur d'une grande fortune, qu'il avait généreusement mise à la disposition du Roi [1502], Batz avait trouvé moyen d'acheter ou de gagner plusieurs membres de la Convention et plusieurs municipaux; caché dans Paris, tantôt dans une maison, tantôt dans une autre, il déroutait la police et seul jetait la terreur chez ceux qui terrorisaient la France. Sa principale retraite était rue Richelieu, chez un épicier nommé Cortey, royaliste caché, qui, par ses relations avec Chrétien, juré du Tribunal révolutionnaire et principal agent du Comité de la section—Lepelletier, avait réussi à se faire inscrire parmi les commandants chargés de la garde de la Tour. Grâce à lui, Batz, sous le nom de Forget, fut compris parmi les hommes de service au Temple et put ainsi étudier les lieux pour l'entreprise qu'il méditait. Quand il eut tout examiné, il s'ouvrit à un municipal, jadis révolutionnaire ardent, mais qui, converti, lui aussi, par le spectacle des vertus des prisonniers, dissimulait, sous les apparences d'un civisme bruyant, un dévouement à toute épreuve pour la famille royale, dévouement qu'il devait payer de sa vie. Homme de tête et de sang-froid, Michonis était bien le complice qui convenait à Batz; il se chargea de tout organiser à l'intérieur. En même temps, le baron s'assura, dans sa section, de la coopération active d'une trentaine de fidèles, dont il connaissait le courage et la discrétion [1503]. Mais, pour réussir, il fallait que Michonis et Cortey fussent de service ensemble.
Le jour désiré arriva enfin [1504]. Cortey entre au Temple avec son détachement dans lequel Batz figure sous son nom d'emprunt; il distribue le service de manière à mettre ses trente hommes dévoués aux postes de la Tour et de l'escalier ou dans des patrouilles entre minuit et deux heures du matin. A la même heure, Michonis sera de garde dans l'appartement des princesses, tandis que ses collègues resteront dans la chambre du Conseil.
C'est lui qui ouvrira la porte aux prisonniers; il les revêtira d'amples redingotes d'uniforme, dont quelques-uns des hommes de Cortey ont pris la précaution de se munir. Les princesses, sous ce déguisement et l'arme au bras, seront placées dans une patrouille au milieu de laquelle on cachera le jeune Roi. La patrouille sera conduite par Cortey, qui, seul, en sa qualité de commandant général, a le pouvoir de faire ouvrir les grandes portes pendant la nuit. Au dehors, dans la rue Charlot [1505], tout est préparé pour une fuite rapide; les mesures ont été bien prises: «elles sont, dit Sénar qui les a connues, aussi hardies que bien menées.»
L'heure approche; il est onze heures. Tout à coup Simon arrive essoufflé; un gendarme lui a remis ce billet: «Michonis vous trahira cette nuit; veillez.» En lisant cette dénonciation, Simon a bondi; il a prévenu ses collègues qui l'ont chargé de veiller. «Si je ne te voyais pas ici, dit-il à Cortey, je ne serais pas tranquille.» A ces mots, prononcés d'une voix brusque, à l'attitude de Simon, Batz reconnaît qu'il est trahi; un moment il songe à casser d'un coup de pistolet la tête de l'espion; mais il réfléchit que le bruit de la détonation causera un mouvement général qui compromettra ceux qu'il veut sauver. Simon monte à la Tour et enjoint à Michonis de cesser ses fonctions et de le suivre. Michonis obéit avec un imperturbable sang-froid; en sortant, il glisse un mot à Cortey; mais déjà celui-ci a pris son parti; sous prétexte de quelque bruit entendu au dehors, il fait sortir une patrouille dans laquelle il a placé le baron de Batz. L'entreprise a échoué; mais les conspirateurs sont sauvés. Michonis, conduit à la Commune, y subit un interrogatoire sévère; mais il répond avec une telle présence d'esprit qu'il déconcerte ses juges, et Simon est traité de visionnaire et de calomniateur [1506].
Cependant le remords, lui aussi, faisait son apparition à la Tour. Depuis quelque temps déjà, la femme Tison donnait des marques de dérangement d'esprit; elle ne voulait plus sortir; elle riait, criait, pleurait toute seule; elle parlait de ses fautes, de ses dénonciations, de prison, d'échafaud, de la famille royale, se reconnaissant indigne de l'approcher. La nuit, elle faisait des rêves affreux, poussait des hurlements horribles, qui troublaient le sommeil des captifs. On fit venir sa fille un soir, à dix heures, pour la calmer; l'heure tardive l'effraya encore davantage; elle ne voulait pas descendre; elle criait: «On va nous mettre en prison;» elle se roulait dans l'escalier [1507]. Elle aperçut la Reine et se précipita à ses pieds: «Madame, dit-elle, je demande pardon à Votre Majesté; je suis une malheureuse; je suis la cause de votre mort et de celle de Mme Élisabeth.» Turgy entra; elle courut à lui, se jeta à ses genoux, en répétant sans cesse: «Je suis une malheureuse; je suis cause de la mort de la Reine et de Mme Élisabeth [1508].» Les princesses la relevèrent, cherchèrent à la calmer, la soignèrent avec une pitié, une charité que n'autorisait guère la conduite de cette femme. Elles l'assurèrent qu'elles lui pardonnaient. Mais rien ne pouvait apaiser cette folie, fille du remords; la malheureuse se tordait toujours dans les cris et dans les convulsions. Il fallut appeler huit hommes pour la contenir; le 29 juin [1509], on la transporta dans le château; huit jours après, le 6 juillet, on dut la transférer à l'Hôtel-Dieu, où l'on mit près d'elle une femme, chargée de l'espionner à son tour [1510].
Et la Reine, opiniâtre dans sa miséricorde, écrivait à Toulan, dans un de ces billets que le fidèle Turgy parvenait à soustraire aux recherches des municipaux: «La femme Tison est-elle bien soignée [1511]?»
La méchanceté de Tison ne tint pas contre cet admirable pardon des injures. Pris de remords, lui aussi, il s'efforça de faire oublier sa conduite passée en se dévouant, comme Turgy, au service de celles qu'il avait espionnées si longtemps [1512].
Mais la Convention et la Commune n'avaient point de ces repentirs; elles étaient impitoyables dans leur haine; elles persécutaient, parce qu'elles avaient peur. L'image de la royauté, qu'elles avaient cru détruire le 21 janvier, les poursuivait, comme un menaçant fantôme. Louis XVI était mort, mais Louis XVII vivait. Le nom de l'enfant roi revenait sans cesse dans les espérances de ses partisans, dans les préoccupations des bourreaux de son père. Le 30 juin, des membres de la section du Pont-Neuf se rendirent au Comité de Salut public et annoncèrent qu'un complot s'était formé, sous la conduite du général Dillon, pour renverser la Convention, enlever Louis XVII et le proclamer Roi, sous la régence de Marie-Antoinette. Le lendemain, 1er juillet, le Comité de Salut public répondit à cette dénonciation en arrêtant que le jeune Louis Capet serait séparé de sa mère, placé dans un appartement à part, «le mieux défendu de tout le local du Temple,» et remis à un instituteur du choix de la Commune. La Convention s'empressa de sanctionner la résolution de son Comité; dès le 3 juillet, l'arrêté fut mis à exécution.
A neuf heures et demie du soir, six municipaux se rendirent au Temple pour ravir l'enfant royal. Le jeune prince dormait; un châle, tendu autour de son lit, à défaut de rideaux, l'abritait contre l'air et la lumière. Assises près de sa couche, la Reine et Mme Elisabeth réparaient, de leurs mains, ses vêtements troués; Madame Royale faisait la lecture à haute voix dans une Semaine sainte, que Turgy avait trouvé moyen de faire parvenir à Mme Elisabeth au mois de mars. La religion présidait ainsi à ces tristes veilles; sa voix austère sanctifiait ces travaux et affermissait ces cœurs si tendres contre les sacrifices déjà consommés et ceux qui les attendaient encore.
Tout à coup, la porte s'ouvre; les municipaux entrent. «Nous venons, dit l'un d'eux, vous notifier l'ordre du Comité portant que le fils de Capet sera séparé de sa mère et de sa famille.» La Reine se lève, pâle et frémissante. «M'enlever mon enfant!» s'écrie-elle, «cela n'est pas possible! On ne peut pas songer à me séparer de mon fils. Mes soins lui sont nécessaires.»—«Le Comité a pris cet arrêté,» riposte le municipal; «la Convention l'a ratifié; nous devons en assurer l'exécution immédiate.»—«Non, reprend la malheureuse mère, n'exigez pas de moi cette séparation.» Et les mains jointes, les yeux humides, la poitrine haletante, elle se place près du lit avec sa belle-sœur et sa fille, comme une lionne qui défend ses petits. Dans ces mouvements, le châle tombe; l'enfant s'éveille; entendant ce tumulte, voyant sa mère en pleurs, ces hommes menaçants: «Maman, maman,» dit-il, en lui tendant les bras, «ne me quittez pas.» Et la mère saisit son fils, le couvre de baisers, le serre sur son cœur, se cramponne en quelque sorte aux pieds du lit, pour qu'on ne puisse l'en détacher. «Vous me tuerez,» dit-elle, «avant de me l'arracher.» Puis, abdiquant sa fierté pour s'abaisser à la prière, oubliant qu'elle est reine, pour se souvenir seulement qu'elle est mère, elle adjure les ravisseurs d'avoir pitié d'elle et de son enfant; elle se répand en larmes, en sanglots, en supplications. A côté d'elle, Mme Elisabeth et Madame Royale pleurent et prient; elles s'efforcent, mais en vain, d'attendrir le cœur des geôliers; ces hommes n'ont pas de cœur. «A quoi bon toutes ces criailleries? riposte brutalement un des municipaux; on ne le tuera pas, ton fils. Livre-le nous de bonne grâce, ou nous saurons bien nous en rendre maîtres.» Et un autre propose de faire monter la garde pour enlever de force l'enfant [1513].
«Une heure, raconte Madame Royale, se passa ainsi en résistance de sa part,—de la part de la Reine,—en injures, en menaces de la part des municipaux, en pleurs et en défenses de nous tous. Enfin, ils la menacèrent si positivement de le tuer, ainsi que moi, qu'il fallut qu'elle cédât encore, par amour pour nous [1514].»
Oui, pour arracher un fils à sa mère, on eut l'odieux courage de menacer cette mère de tuer ses enfants. La plume tombe, en présence d'une telle infamie.
Mme Élisabeth et Madame Royale levèrent le jeune prince: la pauvre mère n'avait plus la force de le faire [1515]. On l'habilla longuement, avec quels regards, quels déchirements, quelles lenteurs calculées, Dieu le sait! Quand la toilette fut achevée, la Reine plaça son fils devant elle, et puisant dans sa foi de chrétienne la force de lui parler, elle posa ses deux mains sur la tête de l'enfant: «Mon fils,» lui dit-elle d'une voix grave, «nous allons nous quitter. Souvenez-vous de vos devoirs, quand je ne serai plus auprès de vous pour vous les rappeler. N'oubliez jamais le bon Dieu qui vous éprouve et votre mère qui vous aime. Soyez sage, patient et honnête, et votre père vous bénira du haut des cieux.» Puis, déposant sur le front du pauvre petit une dernière bénédiction dans un dernier baiser, elle le remit aux mains de ses gardiens. L'enfant s'en échappa et s'attacha à la robe de sa mère. «Il faut obéir,» dit-elle tristement, «il le faut.»—«Allons,» dit brusquement un des municipaux, «tu n'a plus, j'espère, de doctrine à lui faire; il faut avouer que tu as fièrement abusé de notre patience.»—«Tu pourrais te dispenser de lui faire la leçon,» riposta un second.—«Ne t'en inquiète pas,» reprit un troisième; «la Nation, toujours grande et généreuse, pourvoira à son éducation.» Et les six municipaux, entraînant violemment le jeune prince, sortirent de la chambre [1516].
Pendant quelques instants encore, on entendit les pas des geôliers qui s'éloignaient et les cris de l'enfant qui se débattait. Puis le silence se fit, et les trois femmes restèrent seules à pleurer auprès d'une couchette vide.
La Commune du moins leur épargnait le supplice d'avoir des témoins de leur douleur; à partir de ce jour, les municipaux ne restèrent plus dans la chambre des prisonnières; elles furent toutes les nuits renfermées sous les verroux [1517]. Les gardes ne venaient plus que trois fois par jour, pour apporter les repas et s'assurer que les barreaux des fenêtres n'étaient pas dérangés. Il n'y eut plus personne pour le service; Mme Élisabeth et Madame Royale faisaient les lits et servaient la Reine. Les pauvres femmes aimaient mieux cela; elles pouvaient du moins prier et pleurer en paix.
La Convention avait déclaré qu'elle pourvoirait à l'éducation du fils de Capet. On sait comment elle y pourvut. Le précepteur qu'elle donna à Louis XVII fut le savetier Simon, un des plus grossiers et des plus haineux parmi les municipaux auxquels avait été confiée la garde des prisonniers du Temple. Quelques mois après, ce bel et charmant enfant aux joues roses, aux cheveux bouclés, à l'esprit vif, au cœur ardent et tendre, n'était plus qu'un pauvre petit être souffreteux et rachitique, dont on tuait le corps à coups de fouet, dont, ne pouvant tuer l'âme, on tuait l'intelligence à coups de jurons et de chansons obscènes. «Citoyens,» avait demandé Simon aux Comités lorsqu'on l'avait chargé de la garde du jeune roi, «citoyens, que décidez-vous du louveteau? Il était appris pour être insolent; je saurai le mater. Tant pis s'il en crève! Je n'en réponds pas. Après tout, que veut-on? Le déporter?»—«Non.»—«Le tuer?»—«Non.»—«L'empoisonner?»—«Non.»—«Mais, quoi donc?»—«S'en défaire [1518]!»
Tel était le programme que la Convention avait tracé à Simon, et que celui-ci devait remplir avec une singulière conscience, si l'on peut se servir du mot de conscience en parlant d'un tel homme!
Nous n'avons pas à refaire l'histoire de ce long et douloureux martyre; le récit, tracé de main de maître par MM. de Beauchesne et Chantelauze, a fait pleurer toutes les mères.
Depuis que Louis XVII avait été confié à cet étrange précepteur, il n'était pas sorti de sa chambre; les gardes du Temple ne l'avaient pas vu. Le bruit s'était répandu dans Paris qu'il avait été enlevé de son cachot et conduit en triomphe à Saint-Cloud. Pour mettre fin à ces rumeurs, qui amenaient une certaine agitation, le Comité de sûreté générale décida, le 7 juillet, que quatre commissaires, Dumont, Maure, Chabot et Drouet, se transporteraient à la Tour. Le premier acte des commissaires fut de faire descendre l'enfant au jardin, afin qu'il fût vu par la garde montante. A peine là, le jeune prince se mit à appeler sa mère à grands cris et à se plaindre d'être séparé d'elle. «Qu'on me montre,» s'écria-t-il, «la loi qui ordonne de me séparer de ma mère.» Ces cris importunèrent les commissaires. «On le fit taire,» dit laconiquement Madame Royale [1519]. Comment? Elle ne le dit pas; mais on le devine; on le fit monter précipitamment dans sa chambre, où Simon fut chargé de le travailler [1520] et de le dresser.
En quittant le fils, les quatre députés entrèrent chez la mère. A l'aspect de Drouet, la Reine ne put retenir un mouvement de répulsion; quand elle l'eut surmonté, «elle se plaignit, dans les termes les plus touchants, de la cruauté que l'on avait eue de lui ôter son fils» [1521]; elle supplia qu'on le lui rendît, qu'on lui permît au moins de le voir aux heures des repas [1522]. Ni prières, ni raisons ne purent fléchir la dureté des commissaires; ils se contentèrent de répondre qu'on croyait nécessaire de prendre cette mesure.
Ces hommes ne sentaient rien: «Nous nous sommes transportés au Temple, dit froidement Drouet à la Convention. Dans le premier appartement, nous avons trouvé le fils de Capet jouant tranquillement aux dames avec son mentor.
«Nous sommes montés à l'appartement des femmes; nous y avons trouvé Marie-Antoinette, sa fille et sa sœur jouissant d'une parfaite santé. On se plaît encore à répandre chez les nations étrangères qu'elles sont maltraitées; et, de leur aveu, fait en présence des commissaires de la Convention, rien ne manque à leur commodité.»
De la scène dramatique du jardin, des réclamations touchantes de la Reine, pas un mot.
Non, pour que la pauvre mère pût apercevoir son fils ou avoir de ses nouvelles, ce n'était pas sur la compassion officielle qu'il fallait compter, c'était sur le dévouement de quelques amis, c'était sur elle-même. Le jeune prince allait, de temps à autre, prendre l'air sur la plate-forme de la Tour; la Reine découvrit que, par une petite fenêtre de son appartement, on pouvait voir l'enfant passer dans l'escalier. «Dites à Fidèle,—Toulan,—écrivait Mme Elisabeth,—ma sœur a voulu que vous le sachiez,—que nous voyons tous les jours le petit par la fenêtre de l'escalier de la garde-robe [1523].» La malheureuse femme restait des heures entières à guetter le passage de son fils; quand il était passé, on montait sur la plate-forme, qui avait été divisée en deux par une cloison, et là, par une petite fente, on apercevait encore le jeune Roi. «Nous montions sur la Tour bien souvent, raconte Madame Royale, parce que mon frère y allait de son côté et que le seul plaisir de ma mère était de le voir passer de loin, par une petite fente. Elle y restait des heures entières pour y guetter l'instant de voir cet enfant; c'était sa seule attente, sa seule occupation [1524].» Parfois aussi, on avait des nouvelles du petit prisonnier, soit par les municipaux, soit par Turgy, soit par Tison, qui semblait vouloir faire oublier, par un redoublement de zèle, l'indignité de sa conduite première. Ces nouvelles étaient navrantes: Simon maltraitait son royal élève «au delà de tout ce qu'on peut imaginer [1525]», et Mme Elisabeth dut supplier Tison de cacher, par pitié, toutes ces horreurs à la pauvre mère; elle en savait ou en soupçonnait bien assez [1526]. Mais un jour,—c'était le jour où l'on venait d'apprendre la marche victorieuse des coalisés,—la Reine était sur la Tour, attentive, à son poste d'observation; elle voit monter l'enfant et son geôlier; l'enfant est pâle, l'air souffreteux, la tête baissée; il a quitté le deuil de son père; il porte la carmagnole et est coiffé du bonnet rouge. Et le geôlier est là, le juron et le blasphème à la bouche, injuriant, brutalisant, frappant le pauvre petit. Ce jour-là, la Reine en a trop vu, elle se jette en pleurant dans les bras de Mme Élisabeth, écarte la jeune Marie-Thérèse qui veut à son tour s'approcher de la fente et redescend foudroyée dans sa chambre. «Mes pressentiments ne me trompaient pas,» dit-elle à Mme Élisabeth en fondant en larmes; «je savais bien qu'il souffrait; il serait malheureux à cent lieues de moi que mon cœur me le dirait. Depuis deux jours, je souffrais, je m'agitais, je tremblais; c'est que les larmes que mon pauvre enfant répand loin de moi, je les sens tomber sur mon cœur. Je n'ai plus de goût à rien; Dieu s'est retiré de moi; je n'ose plus prier.» Puis, tout à coup, se repentant de cette dernière parole: «Pardon, mon Dieu, et vous, ma sœur, pardon, je crois en vous comme en moi-même; mais je suis trop tourmentée pour ne pas être menacée de quelque nouveau malheur. Mon enfant! mon pauvre enfant! Je sens, au déchirement de mon cœur, les défaillances du sien.» Marie-Thérèse était à côté; Mme Élisabeth, craignant qu'elle n'eût entendu ces paroles désespérées, alla la consoler; la jeune fille fit sa prière et s'endormit [1527].
Ce nouveau malheur, que redoutait la Reine, n'allait pas tarder à fondre sur elle. Le 1er août, sur un rapport de Barrère, la Convention décida que Marie-Antoinette serait envoyée au Tribunal révolutionnaire et transférée sur-le-champ à la Conciergerie.
«Le 2 août, à deux heures du matin, raconte Madame Royale, on vint nous éveiller pour lire à ma mère le décret de la Convention, qui ordonnait que, sur la réquisition du procureur de la Commune, elle serait conduite à la Conciergerie pour qu'on lui fît son procès. Elle entendit la lecture de ce décret sans s'émouvoir et sans leur dire une seule parole; ma tante et moi, nous demandâmes de suite à suivre ma mère; mais on ne nous accorda pas cette grâce. Pendant qu'elle fit le paquet de ses vêtements, les municipaux ne la quittèrent point; elle fut même obligée de s'habiller devant eux. Ils lui demandèrent ses poches qu'elle donna; ils les fouillèrent et prirent tout ce qu'il y avait dedans, quoique ce ne fût pas du tout important. Ils en firent un paquet qu'ils dirent qu'ils enverraient au Tribunal révolutionnaire, où il serait ouvert devant elle. Ils ne lui laissèrent qu'un mouchoir et un flacon, dans la crainte qu'elle ne se trouvât mal. Ma mère, après m'avoir tendrement embrassée, me recommanda de prendre courage, d'avoir bien soin de ma tante et de lui obéir comme à une seconde mère, me renouvela les mêmes instructions que mon père; puis, se jetant dans les bras de ma tante, elle lui recommanda ses enfants. Je ne lui répondis rien, tant j'étais effrayée de l'idée de la voir pour la dernière fois; ma tante lui dit quelques mots bien bas. Alors ma mère partit, sans jeter les yeux sur nous, de peur sans doute que sa fermeté ne l'abandonnât. Elle s'arrêta encore au bas de la Tour, parce que les municipaux y firent un procès-verbal pour décharger le concierge de sa personne. En sortant, elle se frappa la tête à un guichet, ne pensant pas à se baisser; on lui demanda si elle s'était fait du mal. «Oh non! dit-elle, rien à présent ne peut me faire du mal [1528].»
Et montant dans une voiture avec un municipal et deux gendarmes, elle partit pour la Conciergerie.