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Histoire de Marie-Antoinette, Volume 2 (of 2)

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Le Temple.—Description.—Le palais du grand prieur.—La Tour du Temple.—La grosse et la petite Tour.—La famille royale est enfermée provisoirement dans la petite Tour.—Le 19 août, on la sépare de ceux qui l'ont accompagnée.—Vie des prisonniers.—Sentiments de la Reine sur l'invasion.—Cléry entre à la Tour.—Les journées de septembre.—On apporte sous les fenêtres du Temple la tête de la princesse de Lamballe.—Outrages aux prisonniers.—Turlot et Rocher.—Abolition de la royauté.—Le Roi est transféré dans la grosse Tour.—La famille royale y est transférée à son tour.—Le Dauphin est séparé de sa mère et remis à son père.

Le Temple! Quelle somme d'inénarrables douleurs rappelle ce nom! Tout ce que la haine peut inventer de tortures, tout ce que la brutalité peut imaginer d'insultes, la famille royale l'a souffert. Toutes les amertumes qui peuvent abreuver le cœur d'un homme ou d'un roi, Louis XVI les a ressenties. Toutes les larmes que peuvent contenir les yeux d'une femme et d'une reine, Marie-Antoinette les a versées. Des cinq prisonniers, sur lesquels se fermaient, le 13 août au soir, les portes du Temple, trois ne devaient en franchir le seuil que pour monter à l'échafaud. Le quatrième, un enfant, ah! la mort prompte eût été plus douce que le long et abominable supplice auquel allait le condamner l'infamie de ses bourreaux!

L'enclos du Temple, dans lequel venaient d'être introduits les prisonniers, renfermait deux bâtiments bien différents: l'un, vaste hôtel sans style, appelé palais du grand Prieur, ancienne résidence des Vendôme et des Conti, et en dernier lieu du comte d'Artois; l'autre, tour carrée à quatre étages, surmontée d'un toit pointu et flanquée aux quatre angles de tourelles rondes aux toits aigus. A la grande Tour, était adhérente une tour plus petite et plus basse, ornée de deux tourelles en poivrière, et sans communication directe avec le bâtiment principal. La petite porte qui y donnait accès ressemblait au guichet d'une prison [1315]. Les étages, beaucoup plus bas que ceux de la grosse Tour, ne contenaient guère chacun que deux pièces et un cabinet placé dans une des tourelles; l'autre tourelle renfermait un escalier en colimaçon, qui montait jusqu'à la plate-forme. Un escalier plus large, mais se rétrécissant à mesure qu'il s'élevait, partait du rez-de-chaussée et reliait les étages entre eux.

C'est dans ce bâtiment, qui avait servi de logement au conservateur des archives du Temple, M. Barthélemy, que fut conduite la famille royale. Elle devait y rester jusqu'à ce que les appartements qu'on lui destinait dans la grosse Tour fussent prêts.

Le souper était à peine fini, triste souper, auquel, dit Mme de Tourzel, «personne n'était tenté de toucher [1316],» qu'un municipal s'empara du Dauphin, qui tombait de sommeil, et, lui faisant traverser un souterrain, l'emporta rapidement dans sa chambre. Mme de Tourzel le suivit aussi vite qu'elle put, coucha l'enfant et s'assit sur une chaise, plongée dans de mornes réflexions. Bientôt la Reine vint la rejoindre, lui serra la main, en murmurant: «Ne vous l'avais-je pas bien dit?»—«Et, s'approchant du lit de cet aimable enfant, qui dormait profondément, les larmes lui vinrent aux yeux en le regardant. Mais loin de se laisser abattre, elle reprit sur-le-champ ce grand courage qui ne l'abandonna jamais, et elle s'occupa de l'arrangement des chambres de ce triste séjour [1317]

La Reine fut installée au deuxième étage, dans l'ancien salon de M. Barthélemy. Le mobilier, dont une main pieuse nous a laissé la description, conservait les restes d'un certain luxe: il était en lampas bleu et blanc [1318]. Madame Royale avait un petit lit dans la chambre de sa mère. Mmes de Tourzel et Saint-Brice couchaient dans la chambre du Dauphin; Mme de Lamballe, dans une antichambre obscure qui réunissait les deux pièces. Dans la tourelle attenant à la chambre du jeune prince, était la garde-robe, commune à la famille royale, aux municipaux et aux soldats; il fallait, pour s'y rendre, traverser la chambre du Dauphin.

Le Roi occupait le troisième étage; son appartement avait été meublé à la hâte; sur les murs pendaient des gravures peu décentes; il les enleva lui-même: «Je ne veux pas, dit-il vivement, laisser cela sous les yeux de ma fille.» La petite tourelle lui servait de cabinet de lecture. Dans un tout petit réduit à côté logeaient Hue et Chamilly. Mme Élisabeth avait été établie dans une ancienne cuisine, horriblement sale; elle avait fait mettre un lit de sangle près d'elle pour Mlle de Tourzel; mais il était difficile de dormir. La pièce qui précédait cette cuisine servait de corps de garde, et l'on peut juger du bruit qui s'y faisait [1319].

La chambre de la Reine étant plus grande, puisqu'elle avait servi de salon, c'était là qu'on se réunissait dans la journée; le Roi lui même y descendait dès le matin. Mais les prisonniers n'avaient pas la consolation d'être seuls: un municipal, qui changeait d'heure en heure, était toujours dans la pièce où ils se tenaient. «La famille royale leur parlait à tous avec une telle bonté, dit Mme de Tourzel, qu'elle parvint à en adoucir plusieurs [1320]

Au moment du repas, on descendait au premier étage où se trouvait la salle à manger [1321]; à côté de la salle à manger était une bibliothèque, qui contenait de douze à quinze cents volumes. Vers cinq heures du soir, on se promenait au jardin, promenade pénible où l'on était exposé à toutes les insultes, mais dont le Roi et la Reine n'hésitaient pas à affronter les ennuis pour procurer un peu d'air à leurs enfants [1322]. De là ils voyaient travailler à leur prison.

Les travaux de défense, décidés par la Commune le 13 août, et confiés à Palloy, le démolisseur de la Bastille, se poursuivaient avec ardeur, quoique avec une certaine indécision. On creusait un large fossé; on exhaussait les murs; on abattait les arbres voisins de la Tour; on masquait les fenêtres par où l'on pouvait voir en dehors de l'enceinte. La captivité se resserrait; elle allait devenir encore plus dure par l'isolement.

Dans la nuit du 19 au 20 août [1323], deux municipaux se présentèrent au Temple, chargés, disaient-ils, d'emmener «toutes les personnes qui n'étaient pas de la famille Capet». La Reine voulut en vain retenir Mme de Lamballe, alléguant qu'elle était sa parente [1324]; on refusa d'écouter ses réclamations. «Dans la position où nous étions, dit Mme de Tourzel, il n'y avait qu'à obéir [1325].» Madame Royale était «tout interdite»; la Reine manifestait la plus vive douleur, surtout de se séparer de son amie; elle ne pouvait s'arracher de ses bras [1326]. «Soignez bien Mme de Lamballe, dit-elle à Mme de Tourzel et à sa fille. Dans toutes les occasions essentielles, prenez la parole, et évitez-lui autant que possible d'avoir à répondre à des questions captieuses et embarrassantes [1327].» Mme Élisabeth descendit à son tour, encourageant ses malheureuses amies.

«Nous embrassâmes pour la dernière fois ces augustes princesses, raconte Mme de Tourzel, et nous nous arrachâmes, la mort dans l'âme, d'un lieu qui nous rendait si chère la pensée de pouvoir être de quelque consolation à nos malheureux souverains [1328]

Les municipaux avaient promis que les prisonniers reviendraient au Temple après avoir été interrogés par la Commune [1329]. Hue revint seul le lendemain. Mmes de Tourzel et de Lamballe furent enfermées à la Force. On sait comment elles en sortirent et sous quel sanglant aspect la belle tête bouclée de Mme de Lamballe reparut sous les murs du Temple.

L'isolement était complet et les infortunés princes durent se faire à la vie nouvelle et désormais solitaire que leur infligeait la Commune. Mme Élisabeth descendit du troisième étage au second et prit la place du Dauphin, dont le lit avait été transporté dans la chambre de sa mère; Madame Royale fut réunie à sa tante. Dès lors, réduits à eux-mêmes, les captifs tracèrent le programme de leur journée, programme qui resta le même, avec peu de variations, jusqu'à la translation dans la grosse Tour, le 26 octobre.

Le Roi se levait entre six [1330] et sept [1331] heures, se rasait, s'habillait, et passait dans la tourelle, où il restait à prier et à lire jusqu'à neuf heures. La Reine et le Dauphin se levaient plus tôt encore; car en descendant chez eux, à huit heures, Hue d'abord, Cléry ensuite, les trouvaient toujours debout. Ces premières heures de la journée étaient les seules où la malheureuse femme fût libre; les municipaux entraient avec le valet de chambre et ne la quittaient plus. A neuf heures, Marie-Antoinette, Mme Élisabeth et les enfants montaient chez le Roi pour déjeuner. A dix heures, l'on redescendait dans la chambre de la Reine, où l'on passait la journée. Le Roi continuait alors l'éducation de son fils; il lui enseignait le latin, lui faisait réciter des passages de Corneille et de Racine, lui donnait des leçons de géographie et l'exerçait à lever des cartes. L'intelligence précoce du jeune prince répondait aux soins de son père. La Reine, de son côté, s'occupait de sa fille, l'instruisait des principes de la religion et faisait succéder à ces graves enseignements des leçons de musique et de dessin. Le reste de la journée se passait pour elle à coudre, à tricoter et à faire de la tapisserie, quand il ne fallait pas réparer les vêtements du Roi [1332]. A midi, les trois princesses passaient dans la chambre de Mme Élisabeth, pour quitter leur costume du matin [1333], une robe de basin blanc et un simple bonnet de linon, et prendre un vêtement de toile fond brun à petites fleurs [1334].

A une heure, quand le temps était beau, la famille royale descendait au jardin; quatre municipaux et un chef de bataillon de la garde nationale l'accompagnaient. On se promenait dans la grande allée de marronniers, et le jeune prince jouait au palet, à la balle ou à la course. Mais quel supplice que ces promenades, au milieu de visages hostiles, de cris injurieux, de chansons insultantes [1335], de misérables qui affectaient de se couvrir devant les royaux prisonniers! Et lorsqu'on traversait le guichet, si bas qu'on était obligé de se courber pour passer dessous, il fallait recevoir les bouffées de tabac et les rires outrageants des geôliers Rocher et Risbey. Rocher, de sellier devenu municipal, se vantait de son insolence. «Marie-Antoinette faisait la fière, disait-il en ricanant; mais je l'ai forcée de s'humaniser. Sa fille et Élisabeth me font, malgré elles, la révérence; le guichet est si bas que, pour passer, il faut bien qu'elles se baissent devant moi. Chaque fois, je flanque à cette Élisabeth une bouffée de la fumée de ma pipe. Ne dit-elle pas l'autre jour à nos commissaires: «Pourquoi donc Rocher fume-t-il toujours?»—«Apparemment que cela lui plaît,» répondirent-ils [1336]

A deux heures, on remontait dans la Tour; c'était l'heure du dîner. Santerre venait fréquemment y assister; le Roi lui adressait parfois la parole; la Reine, jamais. Après le repas on se rendait dans la chambre de la Reine pour jouer au piquet ou au trictrac. A quatre heures, le Roi se reposait un moment pendant que les princesses lisaient; à son réveil, on reprenait la conversation; le jeune prince travaillait ou jouait. A la fin du jour [1337], la famille royale se réunissait autour d'une table; la Reine ou Mme Élisabeth faisait à haute voix une lecture instructive ou amusante, mais pendant laquelle des rapprochements imprévus et douloureux se présentèrent plus d'une fois. Le Roi y ajoutait des énigmes à deviner, puisées dans une collection du Mercure de France, qu'il avait trouvée dans la bibliothèque. A huit heures, le Dauphin soupait et se couchait; c'était toujours sa mère qui lui faisait réciter sa prière. L'enfant ne manquait jamais d'y ajouter une prière spéciale pour Mme de Tourzel et Mme de Lamballe; quand les municipaux étaient là, il faisait ces deux prières à voix basse [1338].

A neuf heures, le Roi soupait à son tour; pendant ce temps-là, Marie-Antoinette ou Mme Élisabeth se relayaient auprès du Dauphin. Après le souper, Louis XVI serrait à la dérobée la main de sa femme et de sa sœur, recevait les caresses de Madame Royale et remontait au troisième étage. La Reine et les princesses se renfermaient chez elles; un municipal restait dans la petite pièce qui séparait les deux chambres et y passait la nuit [1339].

Telle était la vie que menaient les augustes prisonniers: vie si calme et si régulière en apparence, si tourmentée et si sombre en réalité, partagée entre des travaux manuels et l'éducation des enfants; vie de devoir et de souffrance, où il n'y avait qu'une force: la satisfaction de la conscience; qu'un sourire: les ébats joyeux du Dauphin.

Les jours s'écoulaient, ramenant leur cortège d'anniversaires douloureux et d'incessantes vexations. Vêtements, linge, couverts étaient en si petite quantité que cela suffisait à peine pour le service journalier. Le Roi n'avait qu'un habit, que Mme Élisabeth était obligée de raccommoder la nuit [1340]; le Dauphin couchait dans des draps troués. L'Assemblée avait décrété que Louis XVI recevrait pour ses dépenses personnelles cinq cent mille livres. Mais le décret n'était pas exécuté et le malheureux monarque était tellement dépourvu d'argent qu'un jour il dut emprunter six cents francs à son valet de chambre pour solder une note de cinq cent vingt-six livres [1341]. On lui refusait des journaux, et le fidèle Hue ne pouvait avoir de nouvelles et en donner à son maître qu'en se hissant jusqu'à une fenêtre à demi bouchée et en écoutant les crieurs de la rue. Un jour, cependant, on avait laissé une gazette en vue dans la chambre du prisonnier; c'est parce qu'on avait inscrit dessus ces mots menaçants que les factionnaires, de leur côté, se plaisaient à graver sur les murs: «Tremble, tyran; la guillotine est en permanence [1342].» On n'était large que pour les frais des travaux destinés à la garde des prisonniers; pour ceux-là, on dépensait sans compter [1343].

Les geôliers espionnaient tout, même l'éducation des enfants. Pendant que la Reine donnait ses leçons à Madame Royale et lui préparait des extraits, un municipal regardait par-dessus l'épaule de la jeune fille, pour s'assurer que ce n'étaient pas des conspirations [1344]. Un jour, on avait failli ne pas laisser entrer des modèles de dessin envoyés par le professeur de la princesse, Van Blaremberg, parce qu'on avait vu, dans ces têtes casquées et laurées, l'image des tyrans coalisés. On dut renoncer à apprendre au Dauphin l'arithmétique: c'était un langage hiéroglyphique, qui devait servir à une correspondance chiffrée [1345]!

Tout ce qui entrait à la Tour était rigoureusement visité; le pain était coupé en deux; les plats étaient goûtés; les carafes et cafetières ne pouvaient être remplies qu'en présence des commissaires [1346]. Un jour, on avait fait venir pour le Dauphin un damier; un municipal, du nom de Molinon, fit décoller toutes les cases pour s'assurer qu'il n'y avait rien de caché dessous. Le Roi lui-même n'était pas à l'abri de ces investigations; on fouillait jusque dans ses poches [1347]. Dans la nuit du 24 au 25 août,—jour de sa fête!—on lui enleva son épée. La nuit suivante, un municipal, nommé Venineux, vint, un gourdin noueux à la main, faire une perquisition dans l'appartement du prince, sous prétexte qu'il aurait pu s'évader. D'autres s'opiniâtraient à rester le soir dans la chambre de la Reine jusqu'à l'heure de son coucher et l'on avait une peine infinie à les faire sortir [1348]. La plupart de ces hommes affectaient vis-à-vis des captifs l'attitude la plus insolente et les propos les plus grossiers, chantant la carmagnole et des chansons obscènes [1349]. «Si le bourreau ne guillotinait pas cette sacrée famille, disait le municipal Turlot, je la guillotinerais moi-même [1350].»—«Quel quartier habitez-vous?» demanda un jour la Reine à un autre municipal qui assistait au dîner—«La Patrie», répondit-il brutalement—«La Patrie!» reprit tristement la Reine, «ah! c'est la France [1351]

C'était le moment où les armées coalisées s'avançaient, presque sans résistance, sous le commandement du duc de Brunswick. Marie-Antoinette, qui l'avait appris par Hue, n'ignorait pas non plus la surexcitation que la nouvelle des succès des Prussiens avait causée parmi les Jacobins et le redoublement de colère qui en était résulté contre elle et contre le Roi. Et voici ce que cette femme, accusée d'avoir préparé la ruine et le démembrement de la France, disait à son dévoué confident: «Tout m'annonce que je vais être séparée du Roi. J'espère que vous resterez avec lui. Comme Français, comme l'un de ses plus fidèles serviteurs, pénétrez-vous bien des sentiments que vous devez toujours lui exprimer et que je lui ai souvent manifestés. Rappelez au Roi, quand vous pourrez lui parler seul, que jamais l'impatience de briser nos fers ne peut arracher de lui aucun sacrifice indigne de sa gloire. Surtout point de démembrement de la France. Que, sur ce point, aucune considération ne l'égare; qu'il ne s'effraye ni pour sa sœur, ni pour moi. Représentez-lui que toutes deux nous préférons voir plutôt notre captivité indéfiniment prolongée que d'en devoir la fin à l'abandon de la moindre place forte. Si la divine Providence nous fait recouvrer notre liberté, le Roi a résolu d'aller établir momentanément sa résidence à Strasbourg. C'est également mon désir. Il se pourrait que cette ville importante fût tentée de reprendre sa place dans le corps germanique. Il faut l'en empêcher et la conserver à la France... L'intérêt de la France avant tout [1352].» on sait quelle fut à ces patriotiques sentiments la réponse de la Convention.

Hue ne pouvant suffire au service de la famille royale tout entière, Louis XVI avait demandé qu'on lui adjoignît un homme de peine. On fit droit à cette demande, mais ce fut pour envoyer un ancien employé aux barrières, nommé Tison, vendu à la Commune. Cet homme et sa femme vinrent s'installer au Temple, moins comme domestiques que comme espions. Quelques jours après, le 26 août, un nouvel auxiliaire fut donné à Hue, mais celui-là, quelles qu'eussent été au début les préventions contre lui, se montra fidèle et dévoué jusqu'au bout: c'était Cléry, ancien valet de chambre du Dauphin.

Le 2 septembre, une animation inaccoutumée se produisit autour du Temple. Le Roi et sa famille étaient descendus, comme d'habitude, au jardin; on les fit rentrer précipitamment pour les soustraire aux pierres qu'on leur jetait des fenêtres [1353]. Vers cinq heures, un municipal ex-capucin, nommé Mathieu, entra comme un furieux dans la chambre de la Reine, où toute la famille royale était réunie, et s'adressant au Roi: «Monsieur, dit-il, vous ignorez ce qui se passe. La générale a battu; le tocsin a sonné; le canon d'alarme a été tiré; les émigrés sont à Verdun. S'ils viennent, nous périrons tous, mais vous périrez le premier [1354].»—«J'ai tout fait pour le bonheur du peuple, répondit le prince, il ne me reste plus rien à faire [1355].» Le Dauphin effrayé s'enfuit en pleurant. Mathieu se retourna vers Hue: «Je vous arrête,» dit-il; et, lui laissant à peine le temps de faire un paquet de ses vêtements, il l'emmena à l'Hôtel-de-Ville.

Après cette scène violente, la Reine ne put dormir de la nuit. L'agitation croissait dans Paris; la générale battait [1356]. Le 3, à huit heures du matin, Manuel vint à la Tour et assura le Roi que Mme de Lamballe et toutes les personnes enlevées du Temple se portaient bien et étaient tranquilles à la Force [1357]. A une heure, Louis XVI voulut descendre au jardin; les municipaux s'y opposèrent [1358]. Vers trois heures, on entendit des cris affreux. Une foule composée d'hommes déguenillés, de femmes ivres, d'enfants en haillons, entourait le Temple, hurlant des chansons révolutionnaires et des menaces de mort; on distinguait les cris: la Lamballe, l'Autrichienne. C'étaient les assassins de l'infortunée princesse de Lamballe, qui avaient traîné jusque-là son corps défiguré et le lavaient dans la fontaine du Temple, pour le montrer à sa royale amie. Sa chemise, souillée de boue et de sang, était arborée au bout d'une pique comme un hideux trophée. Au bout d'une autre pique était fixée la tête de la malheureuse victime: ses longs cheveux bouclés, que, par un raffinement horrible, on avait pris soin de poudrer et de friser, flottaient autour du sanglant instrument.

Incertains de ce qu'ils devaient faire, n'osant tenter une résistance «impolitique, dangereuse et peut-être injuste [1359]», les commissaires s'étaient contentés de tendre au travers de la porte une écharpe tricolore. La bande, un moment arrêtée, grondait devant cette barrière improvisée. On lui refusa l'entrée de la Tour, mais on lui permit celle du jardin. Le municipal Danjou la harangue, et la foule mobile, convaincue peut-être par le sinistre argument de l'orateur [1360], renonce à pénétrer dans la prison. Laissant dans la rue le cadavre de la princesse, mais emportant la tête, à la grande joie du guichetier Rocher, elle se répand sous les fenêtres, vociférant et hurlant; les ouvriers qui travaillent à la Tour et Rocher lui-même se joignent à elle, et tous ensemble, résolus à se donner au moins le plaisir de la douleur et des «grimaces» des prisonniers, appellent à grands cris la famille royale; quelques-uns ajoutent: «Si l'Autrichienne ne se montre pas, il faut monter jusqu'à elle et lui faire baiser la tête de la Lamballe [1361]

Le Roi sortait de table; il faisait une partie de trictrac avec la Reine [1362]. Cléry était descendu pour dîner avec Tison et sa femme, lorsque celle-ci pousse un cri et s'évanouit: elle avait vu la tête de la princesse. Cléry remonte précipitamment; sa figure est tellement bouleversée que la Reine s'en aperçoit: «Pourquoi n'allez-vous pas dîner?» demande-t-elle—«Madame, je suis indisposé.»—Le municipal de service ferme la porte et, s'approchant de la fenêtre, en fait tirer les rideaux [1363]. Plusieurs municipaux et officiers de la garde arrivent. Le Roi leur demande si sa famille est en sûreté. «On fait courir le bruit, répondent-ils, que vous et votre famille n'êtes plus dans la Tour; on demande que vous paraissiez à la croisée; mais nous ne le souffrirons pas. Le peuple doit montrer plus de confiance en ses magistrats.» Les cris redoublent au dehors; on entend distinctement les injures vomies contre la Reine. Le bandit qui tient la tête de Mme de Lamballe est monté sur les décombres des maisons qu'on a abattues pour isoler la Tour, afin de rapprocher davantage du mur son hideux trophée; un autre porte au bout d'un sabre le cœur sanglant de l'infortunée princesse.

Un nouveau municipal survient, escorté de quatre hommes députés par le peuple, pour s'assurer que les captifs sont bien encore au Temple. L'un de ces hommes, en habit de garde national, ayant deux épaulettes et armé d'un grand sabre [1364], insiste pour que les prisonniers se mettent aux fenêtres. Les municipaux s'y opposent. «Non, n'y allez pas, quelle horreur!» s'écrie l'un d'eux?, nommé Menessier [1365]. Une altercation s'engage; le Roi en demande la cause: «Eh bien! Monsieur, réplique brutalement le garde national, puisque vous voulez le savoir, c'est la tête de Mme de Lamballe qu'on veut vous montrer [1366]. Je vous conseille de paraître si vous ne voulez pas que le peuple monte ici [1367]

A cette atroce révélation, la Reine tombe évanouie; «c'est le seul moment, dit Madame Royale, où sa fermeté l'ait abandonnée [1368].» Mme Elisabeth et Cléry la relèvent et la placent dans un fauteuil; ses enfants fondent en larmes; l'homme reste là, insensible à cette douleur. «Monsieur,» ne peut s'empêcher de dire le Roi, «nous nous attendons à tout; mais vous auriez pu vous dispenser d'apprendre à la Reine ce malheur affreux.»

Ce fut sa seule vengeance. Quand, un peu plus tard, Malesherbes lui demanda le nom de ce misérable: «Celui-là, dit-il, je n'avais pas besoin de le connaître.»

L'homme sortit avec ses camarades; «leur but était rempli [1369]

La Reine, revenue à elle, mêla ses larmes à celles de ses enfants et passa, avec sa famille, dans la chambre de Mme Élisabeth, d'où l'on entendait moins les clameurs de la foule. Les assassins étaient toujours là, avec leur abominable trophée. Ce ne fut qu'après de nouveaux et longs pourparlers qu'on put les décider à s'éloigner. Il était huit heures du soir, lorsque le calme se rétablit autour du Temple. Est-il besoin d'ajouter qu'après cette horrible scène la malheureuse Marie-Antoinette ne dormit pas? «Elle passa la nuit à prier et à sangloter [1370]

Mais l'ingénieuse cruauté des persécuteurs n'était pas épuisée. Chaque jour, c'était quelque vexation nouvelle, quelque nouvelle insulte des geôliers. Quand la Reine remontait du jardin à sa chambre, une parodie des couplets de Marlborough:

Madame à sa tour monte;
Ne sait quand descendra,

hurlée par des voix avinées, la saluait méchamment au passage [1371]. On plaçait, sous les yeux du Roi et de sa famille, les numéros les plus ignobles du Père Duchesne, ou des caricatures infâmes, des inscriptions haineuses: Madame Veto la dansera..... Nous saurons mettre le gros cochon au régime..... Il faut étrangler les petits louveteaux. Tantôt c'était une potence à laquelle pendait un cadavre, crayonnée avec ces mots: Louis prenant un bain d'air; tantôt une guillotine, au bas de laquelle on lisait: Louis crachant dans le sac.

Un jour, que je ne sais quelle panique s'était répandue dans Paris, annonçant la marche victorieuse et l'entrée prochaine des armées coalisées, Rocher, l'injure à la bouche, la rage dans les yeux, gravit précipitamment l'escalier et, mettant le poing sous la figure du Roi: «S'ils arrivent, hurla-t-il, je te tue [1372]

«Un soir, raconte Madame Royale, un municipal, en arrivant, dit mille injures et menaces, et répéta ce qui nous avait déjà été dit, que nous péririons tous, si les ennemis approchaient. Il ajouta que mon frère seul lui faisait pitié, mais qu'étant fils d'un tyran, il devait mourir. Voilà les scènes que ma famille avait à supporter tous les jours [1373]

Le 21 septembre, la Convention succédait à la Législative; le même jour, sur la proposition d'un histrion de bas étage, Collot-d'Herbois, elle décrétait l'abolition de la royauté. Le soir, à quatre heures, le municipal Lubin, escorté de quatre gendarmes à cheval et d'une nombreuse populace, vint proclamer cette décision sous les fenêtres du Temple. Lubin avait une voix de Stentor. La famille royale put entendre distinctement les termes du décret qui rompait ainsi solennellement avec les séculaires traditions de la France. Hébert, le trop fameux Père Duchesne, et Destournelles, qui fut depuis ministre des contributions publiques, étaient à ce moment de garde au Temple; pendant la lecture de Lubin, ils regardaient le Roi avec une curiosité méchante. Le Roi s'en aperçut; sans manifester d'émotion, il continua de lire un livre qu'il avait à la main. La Reine montra la même fermeté; pas un signe qui pût donner à ces misérables la basse jouissance qu'ils cherchaient [1374].

Le même soir, Cléry, ayant à demander pour le jeune prince des rideaux et des couvertures, formula ainsi sa requête: «Le Roi demande pour son fils...»—«Vous êtes bien hardi, lui dit Destournelles, de vous servir d'un titre aboli par la volonté du peuple. Vous pouvez dire à Monsieur, dit-il en montrant Louis XVI, de cesser de prendre un titre que le peuple ne reconnaît plus.» Le Roi ne sourcilla pas. Le lendemain, Mme Élisabeth recommanda à Cléry d'écrire désormais: «Il est nécessaire pour le service de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Louis-Charles, etc [1375]

Le 29, cinq ou six municipaux se présentèrent dans la chambre de la Reine, où toute la famille était réunie. L'un d'eux, nommé Charbonnier, fit lecture d'un arrêté de la Commune qui ordonnait d'«enlever papier, encre, plumes, crayons et même les papiers écrits, tant sur la personne des détenus que dans leurs chambres, ainsi qu'au valet de chambre et autres personnes de service à la Tour; de ne leur laisser aucune arme quelconque, offensive ou défensive; en un mot de prendre toutes les précautions nécessaires pour ôter tout commerce de Louis le Dernier avec autre personne que les officiers municipaux [1376]». Le Roi et les princesses durent remettre ce qu'ils avaient; les commissaires fouillèrent dans les chambres, dans les armoires, cherchant partout, «même avec dureté [1377],» et emportant les objets désignés dans l'arrêté. Néanmoins, la Reine et Madame Royale réussirent à cacher et à conserver leur crayon [1378].

Le soir du même jour, comme le Roi venait de souper et s'apprêtait à remonter dans sa chambre, un municipal lui dit d'attendre. Un quart d'heure après, les six municipaux qui étaient déjà venus le matin, Hébert en tête [1379], reparurent et lurent un nouvel arrêté, ordonnant la séparation des prisonniers [1380] et la translation immédiate du Roi dans la grosse Tour. Quoique prévenu de cette résolution, le Roi en fut vivement affecté; la Reine fondit en larmes. Mais Hébert ne se laissait pas attendrir. Il fallut se quitter. Cléry accompagna son maître dans sa nouvelle prison.

Malgré les instances de Santerre, et quoiqu'on eût appliqué à ces travaux une partie des cinq cent mille francs destinés à l'entretien de la famille royale, l'appartement du monarque déchu était à peine achevé; pas de meubles dans la chambre: un lit seulement; les peintres et les colleurs travaillaient encore, et l'odeur était insupportable. Cléry passa la première nuit sur une chaise, dans la chambre du Roi; le lendemain, le prince obtint que son valet de chambre occupât une petite pièce près de lui.

A l'heure habituelle, à neuf heures, le Roi voulut se rendre chez sa femme pour déjeuner; on ne le lui permit pas. La Reine, Mme Élisabeth et les enfants furent servis à part; la Reine ne voulut rien prendre. Sa douleur était sombre et morne [1381]. A dix heures, Cléry entra, avec des municipaux; il venait chercher des livres pour le Roi. A sa vue, la douleur des prisonnières redoubla; elles fondaient en larmes et firent au fidèle serviteur mille questions, auxquelles il ne put répondre qu'avec réserve, à cause de la présence des municipaux. La Reine, s'adressant à ces derniers, renouvela vivement sa demande d'être réunie à son mari, au moins quelques instants et à l'heure des repas. «Ce n'étaient plus des plaintes ni des larmes, dit Cléry,c'étaient des cris de douleur.»—«Eh bien! dit un municipal effrayé ou touché par cette explosion, ils dîneront ensemble aujourd'hui; nous ferons demain ce que la Commune prescrira.» Ses collègues y consentirent, mais intimèrent la défense de parler bas et en langue étrangère; il fallait parler haut et en bon français [1382]. Quoique la faveur fût bien mince, la joie fut immense. La Reine, ses enfants dans les bras, Mme Élisabeth, les mains levées au ciel, remerciaient Dieu de ce bonheur inattendu. Les municipaux eux-mêmes se sentirent attendris; quelques-uns ne purent retenir leurs larmes. L'un d'eux, l'un des plus atroces, le savetier Simon, cette hideuse figure qu'on commence à voir apparaître dans l'histoire du Temple, dit assez haut: «Je crois que ces b... de femmes me feraient pleurer.» Et s'adressant à Marie-Antoinette: «Lorsque vous assassiniez le peuple, au 10 août, vous ne pleuriez point.»—«Le peuple est bien trompé sur nos sentiments,» répliqua doucement la pauvre femme [1383].

Le dîner fut servi dans la chambre du Roi, où toute la famille se rendit; si douloureux que fût ce revoir, on avait tant souffert de la séparation que la réunion fut presque joyeuse. On n'entendit plus parler de l'arrêté de la Commune et les prisonniers purent se retrouver chaque jour à l'heure des repas, ainsi qu'à la promenade, vers midi. «Le matin, dit Madame Royale, nous restions le temps nécessaire pour que Cléry pût nous peigner, parce qu'il ne pouvait plus venir chez ma mère, et que c'était gagner quelques moments pour rester plus longtemps avec mon père [1384]

Le malheur rend ingénieux. Grâce à d'habiles combinaisons, grâce à la complicité dévouée d'un ancien officier de la bouche du Roi, nommé Turgy, qui avait trouvé moyen de se faire attacher au service de la Tour avec deux de ses camarades, Marchand et Chrétien, grâce parfois à la bonne volonté de certains municipaux, meilleurs que les autres, Cléry réussissait à se procurer quelques nouvelles et à les communiquer aux captifs. Soupçonna-t-on ce pieux complot? Le 26 octobre, Cléry fut traduit devant le tribunal révolutionnaire. L'interrogatoire heureusement fut favorable, et le soir, à minuit, le valet de chambre vint reprendre son service au Temple.

Pendant sa courte absence, un grand changement s'était opéré dans l'existence des prisonniers. La Reine, ses enfants et Mme Élisabeth, avaient été transférés dans la grosse Tour. Depuis un mois, les pauvres femmes soupiraient après ce transfert qui les réunissait du moins sous le même toit que Louis XVI; mais on se tromperait, si l'on attribuait à un sentiment de compassion ou de justice cette décision de la Commune. La haine des bourreaux contre la Reine n'était point assouvie et elle était habile à tourmenter la royale victime: le jour même où on la rapprochait de son mari, on la séparait de son fils. Les soins qu'elle prodiguait à cet enfant, la reconnaissance qu'il lui témoignait, les caresses affectueuses dont il la comblait, étaient sa seule consolation depuis son entrée au Temple: on lui enviait même cette suprême et amère jouissance.

«Sur les observations faites par l'un des membres de service au Temple, dit l'arrêté du Conseil de service, ratifié le jour même par le Conseil général, que le fils de Louis Capet était jour et nuit sous la direction des femmes, mère et tante; considérant que cet enfant est dans l'âge où il doit être sous la direction des hommes, le Conseil arrête qu'à l'instant le fils de Louis Capet sera retiré des mains des femmes pour être remis et rester entre celles de son père, les jours et nuits.» On tolérait seulement que chaque jour, à l'heure du dîner, il montât «dans l'appartement de ses mère et tante, pendant le temps que son père repose, pour en descendre sur les quatre ou cinq heures».

A l'instant, suivant le mot cruel des commissaires, l'arrêté fut exécuté, sans qu'on en eût même prévenu la malheureuse mère. L'enfant fut conduit chez son père, et il n'en revint pas.


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