Le diable peint par lui-même
CHAPITRE VI.
L'HEUREUX VALET.—CONTE NOIR[89].
Quæ mihi præstiteris memini, semperque tenebo.Martial.
Ne soyons point ingrats: fût-il sans bienveillance,Le bienfait a ses droits sur la reconnaissance.
[89] Ex legendâ aureâ Jacobi de Voragine, auctâ à Claudio à Rotâ. Leg. 26. et ex Mathæi Tympii triumpho virtutum christian.
Un vénérable vieillard, nommé Éradius, de la ville de Césarée, en Cappadoce, avait une fille unique qu'il voulait faire religieuse; mais les choses tournèrent autrement, comme on le verra. Un jeune serviteur d'Éradius devint éperdument amoureux de la fille de son maître. Comme elle était belle, riche, noble, et qu'il n'était pas probable qu'on voulût la lui donner pour épouse, à lui qui n'était qu'un valet, il alla trouver un magicien, et lui promit une belle récompense, s'il pouvait l'aider dans son amour. Le magicien lui répondit: Je ne suis pas assez puissant pour faire ce que vous me demandez; mais je puis vous envoyer à mon maître, qui est le Diable. Si vous voulez vous en rapporter à lui, vous êtes sûr de réussir… Pharès (c'est le nom du jeune valet), ayant répondu qu'il était prêt à tout, le magicien écrivit cette lettre au Diable:
«Monseigneur,
»Vous m'avez chargé de vous débaucher autant de chrétiens que j'en trouverais de tièdes, et de les soumettre à votre obéissance, afin d'augmenter de jour en jour votre empire. C'est pourquoi je vous envoie le jeune homme, porteur de la présente. Il vous dira, sans doute, qu'il brûle d'un amour violent pour la fille d'Éradius. Je vous prie de vous intéresser à sa passion, et de songer que par là vous travaillerez à notre gloire commune, en agrandissant la bonne réputation de vos serviteurs.
»Signé, etc.[90]»
[90] La signature n'est point rapportée dans le livre de Jacques de Voragine, parce que le signataire est damné, selon toutes les apparences. Cependant on voit, dans le procès de Denyse de Lacaille, les signatures et griffes des cinq démons Lissi, Belzébuth, Satan, Motelu et Briffaut. (Voyez l'histoire de la Magie en France de M. Garinet. 9e pièce justificative.)
Le magicien, ayant apposé son cachet sur cette épître, la donna au valet d'Éradius, et lui dit d'aller, au milieu de la nuit, sur le tombeau de quelque payen, d'invoquer les démons, de tenir sa lettre à la main, et d'élever le bras au-dessus de sa tête. Pharès exécuta ponctuellement toutes ces choses. Aussitôt le roi de l'enfer parut, entouré d'une multitude de démons. Il prit la lettre, la lut avec attention, et dit au jeune homme:—Il faut que tu croies en moi, pour que je te rende le service que tu me demandes.—J'y crois, seigneur, répondit le valet.—C'est fort bien, reprit le diable; mais on ne peut pas se fier à vous autres chrétiens: quand vous avez besoin de moi, vous venez me trouver; et dès que vos désirs sont satisfaits, vous retournez à votre Christ. Si tu veux que je serve ton amour, signe-moi ce pacte, par lequel tu renonces à la religion chrétienne, et tu te fais mon serviteur.
Pharès signa tout ce qu'on voulut; et aussitôt le Diable appela les démons qui président à la fornication. Il leur ordonna d'aller trouver la fille d'Éradius, et d'enflammer son cœur d'un amour violent pour le jeune valet. Ces démons remplirent habilement leur mission. La jeune fille, devenue amoureuse, autant qu'on pouvait le souhaiter, s'alla jeter aux genoux de son père, et d'une voix mouillée de larmes, entrecoupée de sanglots, elle lui avoua qu'elle mourait d'amour pour Pharès.
—Ayez pitié de votre fille, lui dit-elle, consultez votre cœur, et montrez-moi que vous êtes mon père, en me donnant pour époux ce jeune homme qui m'est si cher, et qui me cause de si cruels tourmens. Si vous êtes insensible à mes prières, vous allez me voir expirer; et Dieu vous demandera compte de ma mort!…
—Malheureux que je suis! s'écria le père; ma fille est ensorcelée! qui a pu m'enlever mon trésor? qui a éteint la douce lumière de mes yeux? qui a étouffé toutes mes espérances?… Ma fille, je voulais que tu fusses religieuse; je comptais que, par ta pénitence, tu gagnerais le ciel pour toi et pour moi… et tu te livres à un amour charnel… Laisse-toi guider par ton père; abjure une démence pernicieuse; ne conduis pas mes cheveux blancs dans les enfers, où je n'entrerais qu'avec douleur… Mais la jeune fille ne répondait que ces mots:—Je vous en conjure, mon père, hâtez-vous de satisfaire mes désirs, si vous voulez que je vive!…
Comme elle ne cessait de pleurer, en grande amertume de cœur, le vénérable Éradius se laissa attendrir. Il accorda à sa fille l'époux qu'elle idolâtrait, et lui donna en dot la plus grande partie de ses biens. Ainsi l'heureux valet d'Éradius devint son gendre, contre toute espérance humaine.
Les deux jeunes époux, au comble de leurs vœux, ne songèrent d'abord qu'à leur bonheur mutuel, et ne cherchèrent qu'à se donner des preuves d'un amour inaltérable. Mais bientôt on remarqua que Pharès n'entrait plus à l'église, et ne faisait plus le signe de la croix. On le rapporta à sa femme, en lui disant qu'elle avait un mari qui n'était pas chrétien. La jeune dame, épouvantée, demanda à son époux si le rapport qu'on lui avait fait était véritable? Comme il cherchait à éluder la question, elle lui dit qu'en ce cas il fallait qu'il vînt le lendemain à la messe avec elle, pour fermer la bouche à la médisance. Pharès, voyant qu'il ne pouvait pas cacher plus long-temps sa position, ouvrit son cœur à sa femme, lui conta tout ce qui avait précédé leur mariage, et lui avoua, en gémissant, qu'il s'était donné au Diable.
L'épouse de Pharès, consternée, court sur-le-champ trouver l'évêque Basile, qui gouvernait avec gloire l'église de Césarée, et lui expose son cruel embarras. Basile ne s'amusa point à redoubler des frayeurs déjà trop grandes; il fit venir Pharès, et dès qu'il eut appris son histoire, il lui demanda s'il voulait retourner au Seigneur?—Hélas! oui, répondit Pharès; mais ce retour n'est plus en mon pouvoir, puisque je me suis formellement donné au Diable.—Ne vous en inquiétez point, reprit Basile, nous vous tirerons de ses griffes; et le Seigneur, qui est miséricordieux, vous pardonnera votre imprudence, si vous la déplorez sincèrement.
Il fit alors le signe de la croix sur Pharès, et l'enferma pendant trois jours dans une petite chambre. Après cela, il lui demanda comment il se trouvait?—Je suis extrêmement faible, répondit le jeune homme. Pendant les trois jours que vous m'avez laissé seul, j'ai été accablé des clameurs et des reproches des démons. Ils m'ont continuellement entouré, tenant dans leurs mains le pacte que j'ai donné à leur prince, et me disant: Regarde, parjure, cet écrit que tu as signé de ton nom… Nous ne sommes point allés te chercher, c'est toi qui es venu nous trouver dans ta détresse[91]. Basile lui recommanda de ne rien craindre, lui donna un peu de nourriture, fit le signe de la croix sur lui, le renferma dans la petite chambre, et se mit en prières pour sa délivrance.
[91] Tu venisti ad nos, et non nos ad te, etc. (Legenda aurea).
Au bout de quelques jours, il le visita de nouveau, et lui demanda pareillement comment il se trouvait?—Je n'ai plus vu les démons, répondit Pharès; mais j'ai entendu leurs cris et leurs menaces dans l'éloignement.—Voilà qui va bien, répliqua Basile; encore un peu de patience… En même temps, il lui donna à manger, le signa, l'enferma pour la troisième fois, et fit pour lui de nouvelles prières.
A la troisième visite, Pharès déclara que ses veilles avaient été paisibles; et que, pendant son sommeil, il avait vu l'évêque Basile combattant et terrassant le Diable. Basile satisfait rassembla le clergé, les moines et le peuple; on fit des prières publiques pour le jeune époux, et on le conduisit à l'église.
Le roi de l'enfer y arriva presque aussitôt, avec plusieurs troupes de démons; et le Diable s'écria:—Vous me faites une injustice, Basile, cet homme est mon serviteur. Je ne l'ai point séduit; il est venu me trouver, et voilà le pacte qu'il a signé de sa main… Les fidèles chantèrent alors le Kyrie Eleyson; et Basile dit au Diable qu'il fallait rendre le pacte. En même temps, il priait, et tendait la main pour recevoir le papier en question. Le Diable, forcé de céder, s'envola en gémissant, et lâcha le pacte, qui tomba dans la main de Basile. Le saint évêque le déchira aussitôt, et rendit à la fille d'Éradius son époux bien-aimé, maintenant libre de la puissance du Diable, et bon chrétien… Cependant il dut conserver quelque reconnaissance à celui qui avait fait son bonheur.