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Le diable peint par lui-même

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CHAPITRE VII.
HONNÊTES ACTIONS DU DIABLE.

Inimici famam, non ità ut nata est, ferunt.

Plaute.

Soyez bon, juste, franc, à vos devoirs soumis:
Vous n'êtes qu'un vaurien, selon vos ennemis.

—Un riche Allemand donnait un festin à une troupe de mendians, dans le dessein de remplir les devoirs de la charité chrétienne. Parmi les convives, qui mangeaient de bon appétit, se trouvait un pauvre manant, qui était, comme on dit, possédé du Diable. Il découpait ses morceaux, aussi bien que ses confrères, et les portait jusqu'à sa bouche; mais ils s'évanouissaient, dès qu'ils touchaient à ses dents, ce qui allongeait de minute en minute la figure de ce pauvre homme.

Un de ses compagnons, s'apitoyant sur sa détresse, s'avisa d'apostropher le Diable, et de lui demander pourquoi il empêchait son homme de manger.—Je ne l'en empêcherais pas, répondit le Diable, s'il pouvait le faire sans péché. Mais ce repas qu'on lui donne, comme une aumône, est le fruit de la rapine.—Tu mens, s'écrièrent à la fois tous les convives; celui qui nous donne à dîner est un honnête homme!—Je ne mens point, répliqua le Diable; ce veau que vous mangez est le cinquième petit-fils d'une vache qui a été volée…

Les dîneurs furent si surpris d'entendre le Diable reprocher le vol d'une vache, jusqu'à la cinquième génération, qu'ils n'osèrent plus rien ajouter[92].—Mais voici l'histoire de cette vache: elle vivait au commencement du douzième siècle, dans le village de Hurst, en Allemagne. Il est probable qu'elle fut grand'mère, au cinquième degré, du veau susdit. Pareillement, celui qui vola ladite vache était sans doute le père ou l'aïeul du riche Allemand qui donne ici le festin.

[92] Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, cap. 38.

Or, cette vache appartenait à une bonne veuve, qui se nourrissait de son lait. Elle eut le malheur de plaire à un vieux soldat allemand qui, sans se laisser toucher par les larmes de la veuve, enleva la vache, et l'emmena chez lui. Peu de temps après, la mort vint à son tour prendre le ravisseur; il expira dans l'impénitence, et alla tout droit en enfer. La bête qu'il avait volée le suivit dans l'autre monde. Là, ce soldat allemand (qui se nommait Hélie) fut condamné, pour son supplice, à présenter éternellement le dos à la vache; et la vache reçut ordre de lui enfoncer éternellement l'échine à coups de cornes[93].

[93] Cæsarii ejusdem, ibid. lib. II, cap. 7.

—Une fille de Nivelle, en Brabant, quitta la maison de son père, et abandonna ses parens, pour aller vivre avec quelques saintes femmes, dans le jeûne, la prière et la continence. Comme le travail de leurs mains suffisait à peine pour les nourrir, bien qu'elles vécussent pauvrement, le Diable, prenant pitié du sort de la fille de Nivelle, alla chercher une oie bien grasse, dans la basse-cour de son père, et l'apportant dans la chambre des recluses, il leur dit:—Pourquoi faites-vous si maigre chère, et vous laissez-vous mourir de faim, tandis que d'autres vivent dans l'abondance? Prenez cet oison et mangez.—Nous ne le pouvons pas, répondit la fille de Nivelle, parce que c'est une oie volée.—Comment! s'écria le Diable, je ne suis point un voleur. J'ai pris ce gibier dans la basse-cour de votre père.—N'importe, ajouta la pieuse fille, il ne nous appartient pas; reporte-le où tu l'as pris… Le Diable obéit en silence,… et les parens, à qui appartenait l'oison, affirmèrent qu'on l'avait remis fidèlement à sa place[94].

[94] Ejusdem Cæsarii, lib. IV, miracul. de tentat. cap. 84.

—Un enfant qui avait soif demandait à boire, sans que personne lui en donnât. Le Diable en eut pitié; il prit une forme humaine, pour ne pas effrayer le petit bonhomme, et lui apporta un verre d'eau. Comme l'enfant était pressé, il but ce qu'on lui présentait, sans songer à faire le signe de la croix, et sans dire son benedicite. Le Diable, stupéfait de cette négligence, se rapetissa aussitôt et entra dans le corps du marmot, pour lui apprendre à être plus circonspect à l'avenir, et à ne pas négliger ses dévotions. Les parens, voyant leur fils possédé, l'interrogèrent, et connurent bientôt la cause de son accident. Ils le conduisirent donc à saint Euchaire, qui se hâta de bénir un second verre d'eau, et le fit boire au petit démoniaque. Incontinent le Diable se retira[95].

[95] Surius, historiæ invent. S. Celsi, cap. II, tom. VII.

—Ce trait est assez connu: Un moine, qu'une trop longue abstinence impatientait, s'avisa un jour, dans sa cellule, de faire cuire un œuf, à la lumière de sa lampe. L'abbé, qui faisait sa ronde, ayant vu, par le trou de la serrure, le moine occupé de sa petite cuisine, entra brusquement, et l'en reprit avec aigreur; de quoi le bon religieux s'excusant, dit que c'était le Diable qui l'avait tenté, et lui avait inspiré cette ruse. Tout aussitôt parut le Diable lui-même, qui était caché sous la table, et qui s'écria, en s'adressant au moine:—Tu en as menti, par ta barbe; ce tour n'est pas de mon invention; et c'est toi qui viens de me l'apprendre.

—Le moine Herman s'ennuyait de la rigoureuse abstinence de son ordre, et s'affligeait intérieurement de ne plus manger ni chair ni poisson. Un jour qu'il pensait aux bons ragoûts que l'on mange dans le monde, et qu'il aurait donné tout ce qu'il possédait pour un petit repas composé d'autres mets que les navets et les épinards à l'huile, il vit entrer dans sa cellule un inconnu de bonne mine, qui lui offrit un plat de beau poisson. Le moine reçut ce présent avec reconnaissance; mais, lorsqu'il voulut accommoder son poisson et le faire cuire, il ne trouva plus sous sa main qu'un plat de fiente de cheval… Il comprit qu'il venait de recevoir une petite leçon du Diable; et il fut plus sobre à l'avenir[96].

[96] Cæsarii Heisterbach. de tentat., lib. IV; miracul., cap. 87.

—Si quelquefois les démons mettent des obstacles aux désirs illicites des saints religieux, et leur donnent des corrections peut-être un peu sévères, quelquefois aussi, ils s'intéressent aux vrais besoins des bons moines. Le cardinal Jacques de Vitry raconte qu'un chartreux, mourant de faim dans sa cellule, vit entrer une belle femme qui lui fricassa un petit plat de pois, et se retira, après les avoir mis dans l'écuelle. Avant de tâter à la cuisine du Diable, le chartreux alla consulter son supérieur, qui lui permit de manger ses pois; et il avoua qu'il n'avait jamais rien mangé de mieux accommodé[97].

[97] Ce trait est aussi dans le Dictionnaire infernal.

—Puisque les plus pieux personnages sont exposés à mille tentations dans l'enceinte du cloître, que n'avons-nous pas à craindre, nous autres faibles chrétiens, au milieu des séductions et des vanités du monde!… Un novice de Clairvaux, nommé Bernard, tourmenté par l'aiguillon de la chair, et ne pouvant se décider à prononcer des vœux qu'il n'aurait pas la force de tenir, alla trouver le prieur du couvent, et le supplia de lui rendre ses habits séculiers, parce qu'il ne pouvait se passer de femmes, et qu'il voulait rentrer dans le monde. Le prieur eut beau sermonner son novice, il ne put changer sa résolution. Seulement, le Jeune Bernard consentit à différer son départ jusqu'au lendemain.

Mais, au milieu de la nuit, le novice, commençant à s'endormir, aperçut tout à coup, auprès de son lit, un géant horrible, qui tenait à la main un grand couteau, et qui avait tout l'air d'un boucher. Il était suivi d'un dogue noir. Ce spectacle épouvanta Bernard. Mais il n'était qu'au commencement de ses peines. Le boucher leva la couverture, mit la main sur les génitoires[98] du jeune novice, les coupa avec son grand couteau, les jeta à son chien qui les avala, et disparut.

[98] Arreptis ejus genitalibus abscidit, canique projecit, quæ mox ille devoravit…

Bernard s'éveilla aussitôt, dans une agitation difficile à peindre, et plein de la désolante idée qu'il était devenu eunuque; heureusement il n'en était rien. Il se trouva seulement délivré de ses tentations, et il resta dans le couvent, où il vécut dans la piété la plus austère, jusqu'à la fin de sa vie. On dit même qu'il mourut vierge[99]. Quoi qu'il en soit, cette histoire était célèbre à Clairvaux; et comme les anges n'ont pas accoutumé de s'accoutrer en bouchers, ni de s'abaisser à des fonctions indécentes, les casuistes ont toujours laissé au Diable la gloire de ce songe, qui conserva un bon frère aux moines de Clairvaux.

[99] Cæsarii Heisteibach. miracul. lib. IV, cap. 97.

—On a dit souvent que le Diable n'agissait que pour ses intérêts particuliers. Voici, entre mille autres, une anecdote qui peut prouver le contraire. Elle se trouve dans l'histoire du jeune Vitus, martyr du troisième siècle, que nous allons rapporter toute entière, pour la parfaite intelligence des choses.

Valérien, gouverneur de la Sicile, pour l'empereur Dioclétien, apprit que le jeune Vitus ne voulait point sacrifier aux idoles. Il le fit venir, et ordonna qu'on lui administrât la bastonnade. Mais dès les premiers coups, les bras des bourreaux et la main du gouverneur se desséchèrent.—Malheureux que je suis! s'écria Valérien; voilà ma main perdue.—Eh bien! va-t'en trouver tes dieux, répliqua Vitus, tu verras s'ils ont le talent de te guérir.—Le pourrais-tu, toi qui parles, dit le gouverneur?—Certainement, répondit Vitus. En même temps il demanda au ciel la grâce d'être guéri de ses coups de bâton, et il fut guéri à l'heure même.

Le gouverneur étonné dit au père de Vitus: emmenez votre fils, et châtiez-le comme vous l'entendrez; pour moi je ne comprends rien à tout ceci. Le père reconduisit son fils à sa maison, et tâcha de le séduire par toutes sortes de plaisirs mondains. Or, un jour qu'il l'avait laissé au lit, et qu'il venait de l'enfermer avec plusieurs belles filles, il sortit tout à coup, de la chambre de Vitus, une odeur si délicieuse, qu'elle embauma toute la maison et tous les gens qui s'y trouvaient. Le père stupéfait regarda par le trou de la serrure, et vit sept anges autour de son fils.—Voilà qui va bien, s'écria-t-il; les dieux sont entrés dans ma maison… mais sa joie ne fut pas de longue durée, car à peine eut-il achevé sa phrase qu'il devint aveugle. Tous ses amis et le gouverneur de la ville accoururent à cette nouvelle, et lui demandèrent ce qu'il avait:—Voilà qui va mal, répondit-il; j'ai vu des dieux enflammés, et l'éclat de leur figure m'a brûlé les yeux.

On le conduisit alors au temple de Jupiter, où il fit vœu d'immoler un bœuf couronné de lauriers, s'il recouvrait la vue. Jupiter se montra sourd; il s'adressa donc à Vitus son fils, qui le guérit de la cécité physique, sans lui ouvrir les yeux de la foi. Ce père ingrat songeait même à tuer sa progéniture, si l'on en croit la légende, lorsqu'un ange du seigneur apparut à Modestus, pédagogue de Vitus, et lui conseilla de s'embarquer avec son élève. Ils partirent donc pour l'Italie; et un aigle leur apporta des vivres, pendant tout le voyage.

Tandis qu'ils annonçaient partout leur présence par une foule de prodiges qui décelaient de saints personnages, le fils de l'empereur Dioclétien eut le malheur de tomber au pouvoir du Diable, qui prit possession de sa personne. Dioclétien mit tout en usage pour délivrer son fils; mais le démon, bien et dûment exorcisé par les magiciens de la cour, répondit qu'il ne pouvait être chassé que par le jeune Vitus. On ne conçoit pas trop pourquoi le Diable, qui nous est peint sous les traits d'un vieux routier, pétri de ruses et de finesses, eut la bonhomie de faire cette réponse. Quoi qu'il en soit, on chercha Vitus: on le trouva; il parut devant l'empereur, étendit les mains sur le jeune prince, et chassa le démon sans difficulté.

Il paraît que décidément ce malheureux Vitus ne devait obliger que des ingrats, puisqu'après le miracle qu'il venait d'opérer, l'empereur Dioclétien, endurci comme tous les autres, lui dit poliment:—Jeune homme, si tu tiens à la vie, tu vas maintenant sacrifier à mes dieux… Vitus répondit qu'il n'en ferait rien; et on le mit en prison avec Modestus son pédagogue. Tout à coup les chaînes qui les attachaient se brisèrent; et la prison s'éclaira d'une lumière éblouissante. On rapporta ce nouveau prodige à Dioclétien, qui l'apprit comme un homme accoutumé aux miracles, et qui ordonna de jeter Vitus dans un four bien chauffé. Mais aussitôt que le jeune homme y entra, le four devint frais comme s'il n'eût jamais vu le feu; et Vitus en sortit bien portant.

Alors on lâcha un lion terrible, affamé, qui vint en rugissant sur le jeune Vitus, pour le dévorer; Vitus caressa le lion, et le lion lécha la main qu'il avait ordre d'avaler. Dioclétien, ennuyé de tant de lenteurs, fit pendre Vitus, avec Modestus son pédagogue, et Crescentia sa nourrice (car elle se trouvait avec lui, quoique la légende n'en ait rien dit d'abord). Aussitôt que ces trois personnes furent pendues, il se fit un grand vent; la terre trembla; on entendit les éclats du tonnerre; les temples des idoles s'écroulèrent avec fracas, et plusieurs y périrent. L'empereur épouvanté se poignait la figure, désolé de trouver un jeune homme plus fort que lui. Cependant un ange dépendit les corps, et les porta sur le bord d'un fleuve, où ils furent gardés par des aigles, jusqu'à ce qu'une pieuse dame, les ayant trouvés, leur fit rendre les honneurs de la sépulture[100].

[100] Legenda aurea, Jacobi de Voragine, aucta à Claudio à Rotâ. Leg. 77.

Quoique les trois quarts de cette longue histoire soient étrangers au sujet de cet ouvrage, on s'est cru obligé de la donner toute entière, attendu qu'il est impossible d'en rien détacher.

—Cette autre anecdote peut faire suite à l'histoire du démon, chassé par saint Vitus. Arthémia, fille de l'empereur Dioclétien, fut à son tour possédée d'un Diable, qui, oubliant comme son devancier ses petits intérêts, répondit aux exorcistes païens:—Votre puissance est nulle contre moi; je n'obéirai qu'à Cyriaque, diacre de l'église romaine. (C'était un jeune homme, qu'une sainteté prématurée et quelques miracles avaient déjà rendu célèbre parmi les chrétiens.)

Dioclétien le fit venir; et aussitôt que Cyriaque fut en présence du démon, il lui ordonna de se retirer.—Si vous voulez que je sorte, répondit le démon, donnez-moi un pot dans lequel je puisse entrer.—Viens dans mon corps, reprit Cyriaque, je t'en octroie la permission.—Je ne puis entrer dans ce pot-là, dit le démon, parce que toutes les issues en sont closes et bien gardées. Mais si vous ne pouvez pas faire autrement, envoyez-moi à Babylone, je trouverai là où me placer; et de plus, pour peu que vous souhaitiez d'en faire le voyage, je vous en procurerai l'agrément.

Cyriaque consentit à ce que proposait le Diable; et aussitôt la princesse Arthémia fut délivrée. L'empereur Dioclétien qui avait fait pendre le jeune Vitus, se montra plus doux envers Cyriaque; il lui permit de baptiser sa fille, lui donna une belle maison, et lui fit un sort avantageux: trois circonstances bien étonnantes dans un persécuteur de l'église.

Quelque temps après, Dioclétien reçut un ambassadeur de la cour de Perse, qui priait l'empereur romain d'envoyer Cyriaque à Babylone, pour délivrer la princesse royale, qui se trouvait possédée du Diable; Dioclétien alla donc prier Cyriaque[101] de faire le voyage, et le jeune diacre partit pour Babylone, sur un vaisseau magnifique, chargé de tout ce qui pouvait adoucir les ennuis de la route. Lorsqu'il fut présenté à la fille du roi de Perse, le démon demanda à Cyriaque s'il était fatigué?…—Il ne s'agit pas de cela, répondit Cyriaque; sors d'ici, je te le commande, et rentre avec tes pareils… Le démon sortit… Le roi, la reine, la princesse de Perse se firent baptiser. Leur exemple eut un bon nombre d'imitateurs; et Cyriaque retourna à Rome, après avoir passé quarante-cinq jours à Babylone, dans le jeûne, au pain et à l'eau[102].

[101] Ad preces igitur Diocletiani…

[102] Bollandus, et le R. P. Ribadeneira, legenda aurea, Jac. de Voragine. Leg. 3.

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