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Le diable peint par lui-même

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CHAPITRE VIII.
MALICES DE QUELQUES DÉMONS.

Unum hoc ex ingenio malo malum inveniunt suo.

Plaute.

Ces crimes de Satan, ces méchancetés noires,
L'envie en inventa les terribles histoires.

—En l'année 434, un démon tant soit peu malicieux joua un vilain tour aux Juifs de l'île de Crète. Ce démon prit la figure de Moïse, et se présenta aux enfans d'Abraham, en leur disant qu'il était leur ancien libérateur, ressuscité pour les conduire une seconde fois à la terre promise. Les bons Israélites, ne trouvant rien dans ce prodige qui surpassât leurs anciens miracles, donnèrent tête baissée dans le piége que leur tendait le Diable. Ils se rassemblèrent donc de toutes parts, autour de leur libérateur.

Quand tout fut prêt pour le départ de l'île, l'armée du peuple saint se rendit au bord de la mer, dans la ferme persuasion qu'on allait la passer à pied sec. Le Diable, riant sous cape, conduisit les cohortes juives jusqu'au rivage, sans chercher à les détromper. La foi de ces bonnes gens était si grande, qu'ils n'attendirent pas que leur conducteur eût fait signe à la mer de se fendre. Ils se jetèrent en masse au milieu des flots, bien certains que la mer se retirerait sous leurs pas; malheureusement la verge de Moïse n'était pas là; plus de vingt mille Juifs se noyèrent en plein jour; et le faux Moïse ne se trouva plus[103]… Il fallait qu'il fît ce jour-là un brouillard bien épais, ou que tous ces Juifs eussent les yeux bien clos, pour se jeter tout un peuple à la mer…, à moins qu'ils n'aient fait le saut tous à la fois.

[103] Cornelii gemmæ, cosmocriticæ, lib. I, cap. 8.

—En vertu du pouvoir qu'il a d'exciter les orages, le Diable fait tonner de temps en temps, et n'y va pas de main morte.

L'an 1565, le vingt-quatrième jour de juillet, la ville de Louvain fut épouvantée par un orage si horrible, que le plus brave n'aurait pas la force d'en soutenir le tableau sans se pâmer. La tempête commença au coucher du soleil, et alla son train jusqu'au milieu de la nuit. D'abord il s'éleva du sud-est une nuée affreuse, bigarrée de plusieurs couleurs, sur un fond noir, et précédée d'un vent violent. L'éclair sillonna le terrible nuage. On eût dit qu'il y avait à l'horison une fournaise ardente, qui lançait des flammes dans l'espace. Quand la nuée fut au-dessus de la ville, grand Dieu! quelles frayeurs!… et quels bruits!… Le tonnerre roulait sans relâche, avec un fracas toujours croissant; le ciel était tout en feu; la terre paraissait embrasée. Alors il tomba une grêle violente, dont les grains étaient aussi gros que des œufs de canne.

Toutes ces horreurs n'étaient qu'un avant-propos. On entendit bientôt dans les airs de longs hurlemens, d'une espèce inconnue. Tous les auditeurs frissonnèrent et sentirent leurs cheveux se hérisser. Les hurlemens redoublèrent, entremêlés de cris prolongés, semblables aux cris des chats et des chattes lorsqu'ils sont en chaleur. On distinguait aussi un son musical qui venait d'en haut, et qui imitait le bruit que l'on fait en frappant sur un chaudron, ou plutôt le son des cloches que les bonnes gens mettent en branle pour conjurer le tonnerre. Quand le calme revint, on raisonna sur ces prodiges; et les experts découvrirent qu'un pareil orage était l'ouvrage des démons; et que les suppôts de Belzébuth l'avaient excité, en manière de feu d'artifice, pour couronner une fête, ou une noce, ou quelque bacchanale que nous ne connaissons pas, et qu'ils célébraient en famille[104].

[104] Cornelii gemmæ, de naturæ divinis characterismis., lib. II, cap. 2, pag. 25.

Il y eut, en 1546, un orage aussi effroyable dans la ville de Malines; et, ce qu'il y a de pis dans celui-ci, c'est que le Diable y tua environ cinq cents hommes, sans compter les animaux qu'il étouffa, les bâtimens qu'il renversa, les arbres qu'il arracha, les plantes qu'il déracina, etc.[105] Le Diable fit encore plus méchamment en 1619; car il lança le tonnerre sur la cathédrale de Quimper-Corentin, et brûla le clocher pendant qu'on sonnait les cloches…[106]

[105] Ejusdem, ibid., pag. 102.

[106] Voyez la Relation qui charge Satan de cet incendie. M. Garinet raconte, dans son histoire de la Magie en France, que l'évêque arrêta le feu, en brûlant des Agnus Dei, un pain de seigle de quatre sous, et une hostie consacrée, le tout trempé d'eau bénite et de lait de femme de bonne vie.

—Les choses n'ont pas toujours été comme aujourd'hui; et nos ancêtres avaient des visions que nous n'avons plus. On rencontrait autrefois, dans les mines et dans les cavernes un peu obscures, certaines espèces de démons vêtus comme les mineurs, et dont on raconte beaucoup de malices. On les voyait courir çà et là, chercher les métaux, piocher la terre, remuer les grues, et se donner bien du mouvement pour animer les ouvriers; car ils ne faisaient pas grand'chose, tout en paraissant âpres à la besogne. Ces démons, que quelques écrivains appellent montagnards, n'étaient point malfaisans, et entendaient la plaisanterie. Mais une insulte leur était sensible, et ils la souffraient rarement sans se venger. Un mineur eut l'extravagante audace de dire plusieurs injures à un de ces démons, et parmi ces injures, il l'appela plusieurs fois gibier de potence. Le démon indigné sauta sur le mineur, et lui tordit le cou. Cependant, comme il n'avait pas intention de le tuer, ni de lui causer de grandes douleurs, il s'y prit si adroitement, que le mineur ne mourut ni ne souffrit point; mais il eut le cou renversé, et le visage tourné vers les fesses pendant le reste de sa vie. Il y a eu des gens qui l'ont vu en cet état tout-à-fait remarquable[107].

[107] Taillepied, apparit. des esprits, page 136.

—On dit que le Diable apparaissait fréquemment à saint Hyppolite, sous la figure d'une femme nue; que cette femme infernale se jetait sur lui corps à corps; et que plus il la repoussait, plus elle le pressait impudemment sur son sein. Hyppolite, las d'une longue résistance contre l'esprit impur, lui passa son étole au cou et l'étrangla. Le Diable s'évanouit aussitôt; et Hyppolite ne trouva dans ses bras qu'un cadavre bien puant. On crut reconnaître le corps d'une femme morte, dont le Diable avait pris la forme pour séduire Hyppolite[108]. Malheureusement tout ce conte n'est qu'un on dit, renouvelé plusieurs fois pour décrier le Diable[109]. Nous n'ajouterons que deux mots pour prouver combien ces sortes d'anecdotes sont fausses: il n'y a de corruptible que ce qui a des parties séparées l'une de l'autre; ce qui est spirituel est indivisible; il est donc incorruptible: or les esprits sont spirituels; et les démons ne peuvent ni puer ni se pourir[110].

[108] Legenda aurea, Jac. de Voragine. Leg. 113.

[109] Guillaume de Paris raconte qu'un soldat, croyant embrasser une belle fille, se trouva couché avec une puante carcasse; ce qui était visiblement un trait du diable, si l'on en croit le judicieux Théologien.—En 1613, un gentilhomme parisien trouva sous sa porte une belle demoiselle, qui cherchait un abri contre la pluie. Il la fit entrer dans son appartement, et coucha avec elle. Le lendemain, il trouva dans le lit le corps d'une pendue, depuis long-temps défunte. On reconnut que c'était un diable, qui s'était revêtu de ce corps, pour décevoir ce pauvre gentilhomme, etc. (Rapporté par Madame Gabrielle de P***, histoire des fantômes et des démons, etc.)

[110] Ce petit trait de logique est tiré du catéchisme de Montpellier, tome Ier, avec cette différence qu'on applique ici au démon ce que le théologien applique à l'âme. Mais l'âme et le démon sont deux essences spirituelles. Il y a même eu des savans qui les ont confondues, dans ce système que les bons démons étaient les âmes des braves gens défunts, et les mauvais démons les âmes des méchans trépassés, etc.

—La jeune Ida de Louvain, s'étant décidée à mener une vie religieuse, fut extrêmement tourmentée par un démon un peu plus que malin. On ne conçoit vraiment pas sa conduite peu délicate envers une jeune fille innocente et belle. Tantôt il troublait son sommeil par des bruits confus et incompréhensibles; tantôt il l'effrayait, pendant ses prières, en offrant à ses yeux des spectres, des fantômes et toutes sortes de figures hideuses. Un autre jour, il frappait invisiblement sur les parois de la chambre où couchait Ida, avec tant de force, que toute la maison en était ébranlée.

Mais le trait qu'on va lire est le tour le plus pendable qu'il se soit avisé de lui jouer. Un soir, que la jeune Ida faisait ses oraisons dans le recueillement et le silence, le Diable entra par la fenêtre, portant sur ses épaules un cercueil d'une longueur démesurée. Il posa la bière au milieu de la chambre, l'ouvrit sans mot dire. Ida y aperçut un grand corps mort. Pendant qu'elle le considérait avec frayeur, le Diable prit le mort entre ses bras, le dressa sur ses pieds, l'anima, en se fourrant dans le corps avec son adresse ordinaire; et le mort se mit à marcher vers la jeune fille… Il lui prit les mains, les serra dans un morne silence… Ida, au comble de l'effroi, implora le secours du ciel, et prononça une prière qui fit évanouir le Diable. Elle en fut quitte pour la peur, et pour sa discipline que le Diable avait emportée. On pense bien qu'elle passa le reste de la nuit à prier. Le lendemain, elle acheta une autre poignée de verges, communia, et fut moins tourmentée[111].

[111] Bollandi acta sanctorum. 13 aprilis. Ida Lovanensis, ex Mss. Hugonis confess.

—Le bienheureux Gilles, de l'ordre des frères prêcheurs, s'étant éveillé au milieu de la nuit, sortit de sa cellule et entra dans une église pour y faire ses oraisons. Pendant qu'il était en prières, le Diable, ayant pris une voix de femme, appela Gilles avec tendresse. Le frère éprouva aussitôt une tentation si violente, qu'il n'en avait jamais connue de pareille. Mais il revint bientôt à lui-même, se fouetta durement pour réprimer les aiguillons de la chair, et reprit un sang plus calme. Un instant après, le Diable s'approcha du frère, et lui grimpa sur le dos. Comme il ne pouvait le secouer à terre, attendu qu'il s'était bien cramponné à son cou, Gilles se traîna comme il put au bénitier, aspergea le Diable par-dessus l'épaule et le fit fuir. Mais le démon eut l'opiniâtreté de revenir encore, sous une forme horrible, épouvanter le frère prêcheur. Gilles prononça ces paroles: Pater noster; le Diable s'évanouit; et saint François observa à Gilles que ces deux seules paroles chassaient le démon[112].

[112] Bollandi acta sanct. 23 aprilis.

—Alexandre ab Alexandro, qui vivait dans le quinzième siècle, fit un jour la partie d'aller coucher avec quelques amis dans une maison de Rome, que des spectres et des démons hantaient depuis long-temps. Au milieu de la nuit, comme ils étaient rassemblés dans la même chambre, avec plusieurs lumières, ils virent paraître un grand spectre, qui les épouvanta par sa voix terrible et par le bruit qu'il faisait en sautant sur les meubles, et en cassant les vases de nuit. Un des plus intrépides de la compagnie s'avança plusieurs fois, avec de la lumière, au-devant du fantôme; mais à mesure qu'il s'en approchait, le spectre s'éloignait; et il disparut entièrement, après avoir tout dérangé dans la maison.

Quelque temps après, le même spectre rentra par les fentes de la porte. Ceux qui le virent se mirent à crier de toutes leurs forces. Alexandre, qui venait de se jetter sur un lit, ne le vit point d'abord, parce que le fantôme s'était glissé sous la couchette; mais bientôt il aperçut un grand bras noir qui s'allongea sur la table, éteignit les lumières, renversa tout ce qui s'y trouvait, ouvrit la porte, et s'enfuit sans avoir fait le moindre mal à personne[113].

[113] Alexandri etc., lib. V, cap. 23. Tiraqueau, le commentateur d'Alexandre ab Alex., traite cette aventure de conte à dormir debout.

—Un jour que l'évêque Donat célébrait la messe, le diacre laissa tomber le calice qui se brisa. Donat rassembla les fragmens; puis, ayant fait sa prière, il eut la satisfaction de les voir se réunir miraculeusement, et le calice reprendre sa première forme. Mais le Diable, que le hasard avait amené là tout exprès, s'était jeté malicieusement entre le diacre et l'évêque, et il avait emporté un petit morceau du vase brisé, de façon que, malgré le miracle, le calice resta percé et imparfait[114].

[114] Legenda aurea Jac. de Voragine, leg. 110.

—Saint Louis, qui aimait les moines, fit venir six chartreux à Gentilly, et leur donna une belle maison pour y fonder un couvent. Ces bons religieux apercevaient de leurs fenêtres le château de Vauvert, que le roi Robert avait fait bâtir, et que ses successeurs avaient abandonné. On pouvait en faire un monastère commode, et d'autant plus agréable, qu'il était tout près de Paris.

Sur ces entrefaites, des revenans et des diables s'emparèrent du vieux palais et y firent leur sabbat. On y entendait tous les soirs une musique enragée et des hurlemens affreux. On y voyait des spectres chargés de chaînes, des diables de toutes les couleurs, et principalement un grand dragon vert, qui s'élançait toutes les nuits, armé d'une grosse massue, pour assommer les passans. Que faire désormais d'un pareil château, comme dit Saint-Foix? Les chartreux le demandèrent; saint Louis le leur donna avec toutes ses dépendances. Ils s'y logèrent, en chassèrent les diables; et le nom d'Enfer resta à la rue, en mémoire de tout le vacarme qui s'y était fait.

Cette aventure, qui est rapportée comme un conte de bonnes femmes, dans toutes les histoires (excepté les archives des chartreux), a été consignée par quelques dévots théologiens dans la longue nomenclature des méchancetés du Diable. On n'opposera à ce sentiment que deux petites observations: 1o les bons moines, qui eurent la puissance de chasser les diables du palais de Vauvert, pouvaient bien avoir eu l'adresse de les y faire venir; 2o en admettant que Satan s'y soit campé de son chef, il n'a fait tort à personne, n'a donné que des peurs, et a su gagner aux chartreux une belle maison. De sorte que, dans tous les cas, on doit mettre cette anecdote au nombre des services rendus par le Diable.

—Le Diable s'avisa un jour de posséder une vache, et de la faire courir dans la campagne, pour s'amuser de la frayeur des paysans. Saint Martin, revenant de Trèves, rencontra la vache endiablée, qui accourait à lui en le regardant de travers. Le vacher, qui poursuivait sa bête, cria à Martin de prendre garde à lui. Mais le saint évêque éleva la main; et, à son commandement, la vache se tint immobile. Le Diable était à califourchon sur la bête, invisible aux yeux profanes, mais non à ceux de Martin. Il gourmanda sèchement l'esprit malin, lui ordonna de laisser la vache en paix, et lui défendit de tourmenter davantage un animal innocent. Il n'est besoin que d'avoir un peu de sainteté pour maîtriser les démons; le Diable, soumis à Martin, se retira sans mot dire, et ne revint plus parmi les bêtes. La vache, reconnaissante de se voir délivrée, se mit à genoux devant son libérateur pour le remercier humblement. Martin lui permit de retourner auprès de ses sœurs; ce qu'elle fit, avec la douceur d'un mouton[115].

[115] Sulpicii Severi, dialog. II.

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