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Le diable peint par lui-même

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CHAPITRE XVIII.
AVENTURES D'UN ÉCOLIER.—CONTE NOIR.

Omnes una manet nox
Et calcanda semel via lethi…

Horace.

Oui, les lois de la mort sont de terribles lois!
Nous devons tous mourir,… et mourir une fois…
Morimond, plus heureux, et si digne d'envie,
Naquit, vécut, mourut, et revint à la vie.

A la fin du douzième siècle, un certain abbé Morimond fit parler de lui, en quelque sorte, parce que, comme Lazare, il eut l'avantage de mourir deux fois. Voici son histoire. Il faisait ses études à Paris; un esprit obtus, une mémoire à peu près nulle, la niaiserie et l'incapacité la plus complète le rendaient le jouet de ses camarades, qui ne l'appelaient pas autrement que l'idiot.

Comme on n'aime pas à passer pour une bête, quand on apprend à faire de l'esprit, Morimond se désolait, non de sa niaiserie, mais du surnom qu'elle lui attirait.

Un jour qu'il était malade de chagrin, Satan se présenta devant lui, et lui dit:—Si tu veux me rendre hommage, et t'agenouiller devant ma face, je te donnerai plus de science à toi seul, que n'en possèdent tes camarades et tes maîtres tous ensemble… Morimond fut étonné d'une proposition aussi merveilleuse; et sachant, malgré son peu d'esprit, que le Diable seul pouvait lui offrir toutes les sciences sans étude, il répondit:—Tu n'as rien à faire ici, Satan, car je ne serai jamais ton homme; et je ne veux point de toi pour maître; ainsi, va-t'en.

Le Diable, qui sans doute avait pris ce pauvre jeune homme en amitié, ne se retira point d'abord; mais, sans plus mettre de conditions à son bienfait, il ouvrit la main de l'écolier, et lui donna une petite pierre, en lui disant:—Tant que tu tiendras cette pierre dans ta main, tu sauras tout ce qu'un homme peut savoir. Après cela, il disparut.

Morimond serra la pierre entre ses doigts, et tout surpris de se sentir un autre homme, il entra dans la classe, soutint des discussions importantes sur divers sujets, et terrassa tous ses compagnons. Pendant plusieurs semaines, il déploya, de la même manière, une éloquence, un jugement, une finesse d'esprit qui jetèrent tous les auditeurs dans l'admiration. Morimond n'avait confié à personne le secret de la merveilleuse pierre; et nul ne pouvait concevoir par quel miracle il était devenu le plus savant de l'école, après en avoir été le plus idiot.

Mais son trop grand esprit lui donna bientôt une grave maladie, que les médecins jugèrent mortelle. L'approche du jugement suprême fit trembler Morimond. Il appela un confesseur, à qui il avoua comment il avait reçu du Diable une pierre scientifique.—Ah! malheureux, s'écria le prêtre, si vous ne renoncez à la connaissance du Diable, vous n'aurez jamais la connaissance de Dieu… Morimond effrayé jeta aussitôt la pierre, qu'il tenait constamment dans sa main; et en se séparant du talisman infernal, il redevint aussi idiot que jamais; ce qui ne l'empêcha pas de mourir.

Son corps fut mis dans un cercueil, et le cercueil placé au milieu de l'église, où tous les écoliers vinrent chanter des psaumes. Il est hors de doute que le défunt n'avait pas reçu l'absolution; car, pendant qu'on psalmodiait, les démons enlevèrent son âme, et l'emportèrent dans une vallée profonde, noire, épouvantable, remplie de soufre, de fumée et de flammes.

Là, ils se divisèrent en deux bandes, et se mirent à jouer à la balle avec cette pauvre âme, la faisant voler à plusieurs pieds de terre, et la recevant dans leurs griffes, dont les ongles étaient incomparablement plus pointus que des aiguilles. Morimond assura depuis qu'il ne connaissait aucun tourment égal aux douleurs qu'il souffrit, quand les Diables le jetaient en l'air, à perte de vue, et le recevaient sur la pointe de leurs griffes.

Mais enfin le Seigneur eut pitié de lui, et envoya je ne sais trop quelle personne du ciel (c'était cependant quelqu'un de considérable), qui dit aux démons:—Écoutez ce que vous ordonne le Très-Haut: laissez aller cette âme, qui n'est en vos mains que parce que vous l'avez trompée[215]

[215] Miserius illius Dominus misit nescio quam celestem personam, virum magnæ reverentiæ, qui dæmonibus tale nuncium deferebat, etc.

A ces mots, les Diables, inclinant la tête, laissèrent partir l'âme de Morimond, qui rentra dans son corps. Le défunt s'agita aussitôt et sortit du cercueil. Les assistans épouvantés prirent la fuite; mais quand ils entendirent le récit de tout ce qui venait de se passer, ils rendirent grâces à Dieu. L'écolier idiot, sachant ce que c'est que l'enfer[216], se fit moine de Cîteaux, et devint abbé de Morimond.

[216] Césarius pense que les tourmens qu'il éprouva étaient bien les tourmens de l'enfer; parce qu'il n'y a point de démons, mais bien des anges dans le purgatoire. On a vu cependant que Denis le chartreux, St. Patrice, etc., mettent le Diable en purgatoire comme en enfer.

Ce qu'il y a de plus admirable dans tout ceci, c'est que, pendant qu'on le jouait à la balle, Morimond vit la figure de son âme, qui ressemblait, dit-il, à un globe de verre poli, luisant et tout couvert d'yeux. C'est sans doute cette forme qui donna aux démons l'idée d'en faire un ballon. Mais voici une autre merveille: en même temps qu'il était aux enfers, et qu'il voyait son âme, Morimond examinait ce qui se passait autour de son cercueil.—Vous, dit-il à quelques écoliers de ses compagnons, vous avez joué aux dés autour de mon corps mort; vous autres, vous vous êtes pris aux cheveux; et vous, vous avez psalmodié comme il fallait… Au reste, on ne dit pas si l'abbé de Morimond fut plus spirituel après qu'avant sa mort[217].

[217] Cæsarii Heisterbach. de conversione, cap. 32, lib. I. miraculorum.

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