Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXIV.
CONTRE CEUX QUI NE VEULENT PAS CROIRE AUX DIABLES.—HISTOIRE ÉDIFIANTE[257].
Non laudandus est qui plus credit…Qui audiunt, audita dicunt…Plaute.
Le Diable existe.—Soit.—Il a daigné paraître.—Qui l'a pu voir?—Un moine, une vieille, un bon prêtre,Un vieux gars, un pécheur, dont j'ai perdu le nom.—A ces autorités faut-il nous rendre?… Non.
[257] Ex Cæsarii Heisterb. de Dæmonib., cap. 2.
Un soldat allemand, nommé Henri, ne voulait pas croire qu'il y eût des démons, et traitait de contes frivoles toutes les aventures infernales qu'on lui donnait pour de véritables histoires. Mais on le prêcha tant là-dessus, qu'il s'éleva des doutes dans son esprit; il alla trouver un grand clerc, nommé Philippe, qui passait pour un habile nécromancien, et le pria de lui faire voir le Diable.
Philippe lui répondit que les démons étaient horribles à voir, qu'on ne les approchait pas sans danger, et qu'il était rare et difficile de se tirer d'avec eux les bragues nettes. Le soldat ne se rebuta point, et fit de nouvelles instances; c'est pourquoi le nécromancien prit jour avec lui, pour obliger le Diable à paraître.
Un jour donc, vers l'heure de midi, Philippe conduisit le soldat à un carrefour éloigné. Là, il traça un cercle sur la terre, y fit entrer son homme, et lui dit:—Si vous mettez le pied hors de ce cercle, avant mon retour, vous mourrez, parce que le Diable aura le droit de vous emporter. Ayez soin aussi de ne lui rien donner de ce qu'il vous demandera, de ne lui rien promettre, et de ne prendre aucun engagement. Au reste, ne vous effrayez point de tout ce que vous allez voir; car le Diable n'a aucun pouvoir sur vous, si vous suivez mes ordonnances.
En disant ces mots, le nécromancien Philippe s'éloigna; et le soldat Henri resta dans le cercle, seul, et assis par terre, pour ne pas tomber, quand la frayeur viendrait. Un moment après, il se vit entouré de torrens et de fleuves débordés, qui inondèrent la campagne, mais qui s'arrêtèrent au bord du cercle magique, et se retirèrent immédiatement. Ensuite, Henri entendit les grognemens d'une multitude de pourceaux, les sifflemens de tous les vents déchaînés, les éclats de la foudre, et plusieurs autres bruits prodigieux, entremêlés d'apparitions de fantômes et de spectres, que l'enfer envoyait au soldat curieux pour l'épouvanter. Mais un bon averti en vaut deux; Henri ne s'effraya point, et considéra avidement tout ce qui se passait sous ses yeux.
A la suite des phénomènes préliminaires, il aperçut, dans un bois voisin, un horrible fantôme, beaucoup plus haut que les plus grands arbres, qui venait au carrefour à pas de géant. Comme il était nègre, et vêtu d'un habit noir, le soldat reconnut aisément le Diable en personne, et se prépara à soutenir son aspect. Dès qu'il fut devant le cercle, le Diable demanda à Henri ce qu'il voulait.
HENRI.
Je souhaitais de te voir, et tu fais bien de te montrer.
LE DIABLE.
Eh! pourquoi voulais-tu me voir?
HENRI.
Parce que j'ai souvent entendu parler de toi.
LE DIABLE.
Que t'en a-t-on dit?
HENRI.
Un peu de bien et beaucoup de mal.
LE DIABLE.
Les hommes me jugent et me condamnent sans me connaître; je n'ai jamais fait le moindre tort; et même je me suis rarement vengé du mal que me font la plupart des hommes. Philippe, qui t'a amené ici, me connaît assez bien; demande-lui s'il a à se plaindre de moi; je fais tout ce qui peut lui plaire: il est vrai qu'il n'en est point ingrat; mais enfin, c'est encore à sa prière que je suis venu ici.
HENRI.
Où étais-tu quand il t'a appelé?
LE DIABLE.
J'étais à quelques journées d'ici; et je me suis hâté de faire la course, dans l'espoir d'une petite récompense; car toute peine mérite salaire.
HENRI.
Que veux-tu que je te donne?
LE DIABLE.
Donne-moi ton manteau, et je serai content.
HENRI.
Mon manteau? j'en ai besoin.
LE DIABLE.
Alors, donne-moi ta ceinture?
HENRI.
Je suis trop habitué à la porter, pour m'en dessaisir.
LE DIABLE.
Eh bien! donne-moi une brebis?
HENRI.
Le troupeau est complet: je ne veux pas y faire un vide.
LE DIABLE.
Enfin, tu ne me refuseras pas le coq de ton poulailler?
HENRI.
Eh! que feras-tu de mon coq?
LE DIABLE.
Je m'amuserai à entendre ses chants.
HENRI.
Mais, si je te le donnais, comment saurais-tu le prendre?
LE DIABLE.
Sois tranquille, donne-le-moi seulement.
—Je ne te donnerai rien, répondit Henri; et après cette incivile réponse, il eut l'impudence de faire au Diable de nouvelles questions, auxquelles celui-ci eut l'inconcevable bonté de répondre, avec sa douceur ordinaire.—Dis-moi, lui demanda le soldat, d'où te vient la science universelle que tu possèdes?
LE DIABLE.
Je n'ai point la science universelle; je sais un peu le passé, et particulièrement le mal qui s'est fait dans le monde. Pour t'en convaincre, je te vais dire la ville, l'année et le jour où tu as perdu ta virginité; je te rappellerai pareillement toutes les fautes que tu as commises.
Le Diable tint si bien parole, que Henri en fut tout honteux. Mais ensuite, voulant encore demander sa récompense, le fantôme étendit une grande main noire. Henri s'imagina qu'il allait avoir le cou tordu, tomba de peur à la renverse, et appela Philippe à son secours. Le nécromancien accourut, et pria le Diable de se retirer. Le soldat rentra donc chez lui sans mésaventure; mais, depuis ce qu'il avait vu, il vécut saintement dans un monastère, et n'osa plus dire qu'il n'y a point de démons.