Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XI.
PETITES LEÇONS ET CHATIMENS DIVERS INFLIGÉS PAR LE DIABLE.
Deteriores nos omnes fimus licentiâ.Térence.
Nous devenons, dit-on, pires dans la licence.Le Diable arrive alors; et, la fourche à la main,Il frappe l'impudique, arrête l'assassin,Extermine l'impie, et nous rend l'innocence[138].
[138] Il est vrai qu'il n'y avait ni orgueil, ni luxure, ni assassinats, ni impiété, ni vices aucuns, dans le temps qu'on avait peur du Diable! Les dévots sont bien fâchés de ne pouvoir pas effacer des chroniques de la superstition le massacre de la Saint-Barthélemy, l'assassinat de Henri IV, les guerres exécrables qui se sont faites sous le voile de la religion, etc. etc. parce qu'alors il serait prouvé que les siècles, où l'on brûlait les sorciers et les hérétiques, valaient bien mieux que le nôtre; attendu que le fanatisme et les terreurs infernales sont tout à fait propres à produire une génération d'honnêtes gens.
—Un certain jour d'été, les convers d'une maison de Cîteaux, dormant en plein midi dans leur dortoir, le Diable y parut sous la figure d'une jeune religieuse vêtue de noir. Cette nonne visita tous les frères, s'arrêtant devant quelques-uns, et passant rapidement devant quelques autres sans les éveiller. En arrivant au lit d'un certain convers, remarquable par son peu de chasteté, elle se pencha sur lui, l'embrassa tendrement, lui fit des caresses, des attouchemens impudiques, et lui donna plusieurs baisers sur la bouche.
Un religieux, apparemment éveillé par le bruit des baisers que se donnaient le frère et la nonne, courut au lit du convers, tout stupéfait de ce qui se passait dans la cellule. Mais aussitôt que le religieux entra, la nonne disparut, et il ne trouva dans le lit que le convers, seul, découvert, et dans une posture impudique… Sur ces entrefaites, tout le monde se leva pour aller réciter les vêpres; mais le convers fatigué se sentit malade, et fut obligé de rester au lit… Ce qu'il y a de plus terrible, c'est qu'il mourut trois jours après avoir reçu les caresses de la nonne, qui n'était, comme on l'a dit, qu'un démon déguisé[139].
[139] Cæsarii Heisterbach. Miracul., lib. V, cap. 33.
—Deux dames, revenant je ne sais d'où, passaient de nuit dans un certain village des environs de Cologne. Elles rencontrèrent un jeune laquais, d'une mine fort agréable, qui prit par la main la plus lubrique de ces dames, et la serra bien amoureusement.—Laissez-moi, dit la dame, en retirant sa main, je suis pressée… L'aimable laquais s'éloigna docilement. Mais la dame commença à se trouver mal.—C'est singulier, dit-elle à son amie; ce jeune homme m'a serré la main, et j'ai senti tout à coup une faiblesse de cœur inconcevable. Il me regardait si amoureusement; il avait les yeux si effrontés… Je n'y conçois rien… Ce qu'il y a de plus épouvantable, c'est que cette dame rentra chez elle, et mourut quelque temps après. Le docte et judicieux Cæsarius conclut sagement de là, que le laquais égrillard ne pouvait être que le Diable, qui tua cette femme en lui serrant la main[140].
[140] Miraculorum illustr., lib. V, cap. 31.
—Il y a des joueurs qui se ruinent, se désespèrent, et disparaissent un beau jour sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus. Il y en a d'autres à qui le Diable veut bien épargner ces dernières peines. Un militaire allemand avait une si grande passion pour le jeu de dés, qu'il n'en reposait ni le jour ni la nuit. Il ne sortait jamais qu'avec ses dés et sa bourse, et proposait une partie de jeu à tous ceux qu'il rencontrait. Au reste, son bonheur égalait son adresse, et il était difficile de ne pas perdre avec lui. Un joueur inconnu entra un jour dans sa maison, portant sous son bras un sac plein d'or, et lui offrit de jouer quelques parties.
La table fut bientôt dressée, l'argent en jeu, et les dés en mouvement. L'inconnu gagna tous les hasards. Le militaire, n'ayant plus rien à perdre, s'écria avec colère:—Est-ce que tu serais le Diable?…—C'est assez cela, répondit l'étranger, en changeant de forme; mais il est bientôt jour; il faut partir… En même temps, le Diable prit le soldat allemand, et l'emporta par la cheminée. Personne ne fut témoin de toutes ces choses; mais on les devina facilement, puisqu'on ne revit plus l'intrépide joueur, et qu'on ne sut jamais où il avait passé[141].
[141] Cæsarius idem. Miracul., lib. V, cap. 34. Une grande partie de ce chapitre pourrait convenir au chapitre de ceux qui ont eu le cou tordu par le Diable, etc.; mais la kirielle en serait alors trop longue.
—Il y a encore de ces fautes conjugales, que le Diable est spécialement chargé de punir. Une jeune dame, nouvellement mariée, fut invitée d'assister à la dédicace de l'église de saint Sébastien, dans une ville d'Italie que la légende ne nomme pas. Elle promit de s'y rendre, et de se préparer, par des mortifications, à bien célébrer ce grand jour. Mais la veille de la fête, elle fut tellement tourmentée par les aiguillons de la chair, qu'elle ne put se passer des caresses de son mari, avec qui elle couchait depuis peu de temps; et, le matin, elle sortit de sa maison pour se rendre à l'oratoire, où étaient déposées les reliques de saint Sébastien.
Aussitôt qu'elle y entra, le Diable s'empara d'elle et se mit à la tourmenter devant tout le peuple. Un bon prêtre, dans l'intention de prévenir le scandale, saisit à la hâte le drap qui couvrait l'autel, et voulut en envelopper cette pauvre dame; mais le Diable, qui ne devait point être gêné dans ses fonctions, entra aussi dans le corps du prêtre; et voilà un second possédé!
Les parens de la jeune dame la conduisirent alors à d'habiles enchanteurs, pour la faire exorciser. Malheureusement ces enchanteurs n'étaient que des magiciens maudits. Ils n'eurent pas plutôt commencé leurs exorcismes, qu'une légion de six mille six cent soixante-six démons entra en masse dans le corps de la dame[142]… Elle était dans une situation véritablement déplorable, quand un pieux personnage, nommé Fortunatus, la délivra par ses prières. Cette leçon dut lui apprendre que l'incontinence n'est pas toujours sans quelque petit péril[143].
[142] Legio dæmonum sex mille sexingenti sexaginta sex… il fallait que ces six mille six cent soixante-six démons fussent bien petits…
[143] Legenda aurea Jacobi de Voragine, leg. 23, post Gregorii dialog., lib. I.
—Un usurier venait de mourir sans confession. Le Diable s'approcha aussitôt du défunt, pour s'emparer d'une proie qui lui appartenait de bon droit; et, afin de pouvoir emporter le corps plus aisément, il s'y posta tout de son long, parce qu'il n'était point enseveli. Or le défunt n'avait fait toute sa vie que remuer la main et le pouce sur des écus; dès qu'il se sentit ranimé, il reprit son mouvement favori; et les assistans furent tout étonnés de voir son bras et sa main s'agiter, comme s'il eût encore compté de l'argent. On envoya chercher un prêtre pour exorciser le diable qu'on accusait judicieusement de ce prodige. Le prêtre accourut et jeta l'eau bénite à grand flots sur le corps. Mais, comme il avait toujours pris tout ce qu'il avait trouvé à prendre, le défunt ouvrit avidement la bouche et avala toute l'eau bénite qu'on lui lança par le visage. Quoi qu'il soit de foi dans le rituel que l'eau bénite brûle les diables et les fait fuir, celui qui s'était campé dans le ventre de l'usurier ne bougea nullement, et il fallut étrangler le mort avec une étole pour forcer le Diable à déloger. On doit présumer qu'il ne sortit point par la bouche[144].
[144] Cæsarii Heisterbach. illustr. miracul., lib. XI, cap. 40.
—Un avocat, qui ne se piquait pas d'être incorruptible, vint à mourir. Le Diable le visita dans ses derniers momens, et lui ôta la langue qu'il emporta. Les parens du mort, voyant qu'il avait la bouche vide, crûrent qu'il avait avalé sa langue; mais de plus habiles gens devinèrent bien vite la vérité du fait; et certainement, dit Cæsarius, cet avocat méritait de perdre la langue, puisqu'il l'avait vendue[145].
[145] Et meritò linguam perdidit moriens, qui illam sæpè vendiderat vivens. Ejusdem. lib., cap. 46.
—On sait que, dans les campagnes, les propriétés sont ordinairement séparées par des bornes de pierre. Un paysan, qui avait reculé les limites de son champ dans le bien de son voisin, vit en mourant le Diable au-dessus de sa tête, tenant une grande pierre dont il menaçait de l'écraser… Il reconnut dans cette pierre la borne qu'il avait eu la friponnerie de déranger; cette idée lui donna quelque repentir; et il eut l'avantage de mourir dans la pénitence[146].
[146] Josephi Arridii de morte, lib. II, cap. 7. Post Cæsarium supra citatum, lib. XI. de morientibus, cap. 47 et 48.
—Lorsqu'on prêcha la première croisade, dans le diocèse de Maëstricht, une bulle du pape permettant aux vieillards, aux pauvres gens et aux infirmes de s'exempter du voyage en Terre Sainte, moyennant une certaine somme d'argent, tous les chrétiens un peu tièdes aimèrent mieux planter leurs choux dans le sol natal, que d'aller porter leurs os dans un pays de Turcs et de Maures. Un meunier, nommé Godeslas, qui était en même temps riche, vieux et usurier, s'arrangea de manière, qu'il ne donna que cinq marcs d'argent pour avoir la liberté de rester avec ses ânes, et de soigner son moulin. Ses voisins rapportèrent à celui qui levait l'impôt, que le meunier Godeslas pouvait donner quarante marcs, sans se gêner, et sans diminuer l'héritage de ses enfans; mais il soutint le contraire, et persuada si bien le dispensateur qu'on le laissa tranquille. Son imposture fut bientôt sévèrement punie.
Un jour qu'il était au cabaret, et que, raillant les pèlerins qui faisaient le saint voyage, il leur disait:—Il faut convenir que vous êtes de grands sots ou de grands fous d'aller traverser les mers, manger votre bien, exposer votre vie, sans savoir pourquoi; tandis que, pour cinq marcs d'argent, je reste dans ma maison, avec mes enfans et ma femme, et que j'aurai autant de mérite que vous… Le ciel qui est juste voulut montrer combien les peines et les dépenses des croisés lui étaient agréables, et livra ce misérable meunier à Satan, pour lui apprendre à ne pas blasphémer d'avantage[147].
[147] Sed justus dominus, ut palàm ostenderet quantùm placerent labor et expensæ peregrinantium, hominem miserrimum tradidit Satanæ, ut disceret non blasphemare. Dans plusieurs autres endroits de cette histoire, il y a un ridicule qui serait révoltant dans notre siècle, si l'on en donnait une traduction littérale. J'ai évité, autant que je l'ai pu, les expressions saintes que Cæsarius a trop souvent employées mal à propos.
La nuit suivante, étant couché auprès de sa femme, il entendit tourner la meule de son moulin, et toute la machine se mettre en mouvement d'elle-même avec le bruit accoutumé. Il appela le garçon qui conduisait ses ânes, et lui dit d'aller voir qui faisait tourner le moulin. Ce garçon y alla aussitôt; mais il fut si effrayé, en approchant de la porte, qu'il rentra sans savoir ce qu'il avait vu.—Ce qui se passe dans votre moulin m'a tellement épouvanté, répondit-il, que, quand on m'assommerait, je n'y retournerais point.—Fût-ce le Diable en personne, s'écria le meunier, j'irai et je le verrai.
Au même instant, il saute à bas du lit; il met ses chausses, ses braguettes et sa souquenille; il sort de sa chambre; il ouvre la porte de son moulin; il entre… Quel est son effroi à la vue de deux grands chevaux noirs, et d'un monstre à face humaine, de couleur de nègre, qui lui dit:—Monte ce cheval, il est préparé pour toi… Le meunier, tremblant de tout son corps, cherchait à gagner la porte, quand le Diable lui cria une seconde fois, et d'une voix terrible:—Plus de retard! ôte ta robe, et suis-moi… Or, Godeslas portait une petite croix attachée à sa souquenille. Il ne réfléchit point que ce signe le garantissait de la griffe du Diable; il fit ce qu'on lui commandait, ôta sa robe et grimpa sur le cheval noir, ou plutôt sur le démon qu'on lui disait de monter. Le monstre à face humaine se jeta sur l'autre cheval; et ces quatre personnages arrivèrent aux enfers après une course de quelques minutes.
Entre plusieurs patiens, Godeslas reconnut son père, sa mère et ses autres parens, pour qui il avait négligé de faire dire des prières. Après cela, on lui fit voir une chaise enflammée, où l'on ne pouvait attendre ni tranquillité ni repos, et on lui dit:—Tu vas retourner dans ta maison; tu mourras dans trois jours, et tu reviendras ici pour y passer l'éternité toute entière sur cette chaise brûlante.
A ces paroles, le Diable reconduisit Godeslas à son moulin. Sa femme, qui trouvait son absence un peu longue, se leva enfin, et fut tout étonnée de voir son mari étendu sur le carreau, mourant de peur. Comme il parlait de l'enfer, du Diable, de la mort, d'une chaise ardente, on pensa qu'il battait la campagne, et on envoya chercher un prêtre pour le rassurer.—Je n'ai pas besoin de me confesser, dit-il au prêtre; mon sort est fixé. Ma chaise est prête, ma mort arrive dans trois jours; ma peine est inévitable… Ainsi ce malheureux mourut sans contrition, sans confession, sans viatique; et il descendit tout droit aux enfers…[148].
[148] Cæsarii Heisterbach, de contritione, lib. II, miraculorum, cap. 7.
—Dans un certain temps et dans une certaine église, certains clercs[149], chantant les psaumes à gorge déployée, un homme pieux, qui se contentait de psalmodier, aperçut, dans un coin de l'église, un démon qui tenait un grand sac à la main gauche, et qui, étendant la main droite, empoignait au passage les voix des chanteurs et les fourrait dans son sac. Quand l'office fut achevé, celui qui avait vu tout le manége de l'esprit malin dit aux clercs qui se glorifiaient de leur voix:—Vous avez fort bien chanté, car vous avez rempli le sac du Diable… Là-dessus, il leur raconta sa vision, et ajouta qu'il valait mieux psalmodier dévotement, que de chercher à déployer une belle voix[150].
[149] Tempore quodam, clericis quibusdam, in ecclesiâ quâdam…
[150] Cæsarii Heisterbach. lib. IV, cap. 9.
—Un prêtre du douzième siècle, qui se piquait d'éloquence, et qui se nommait Sugerus, avait l'habitude de faire en chaire le bel esprit et le beau parleur. Attendu qu'il mettait plus de vanité que d'onction dans ses prônes, le Diable eut ordre de le posséder. Dès lors l'habile Sugerus fit et dit des choses si hérétiques et si horribles, qu'on fut obligé de le lier avec une courroie[151]…
[151] Ejusdem, cap., 10. ibid.
—Un moine paresseux avait toutes les peines du monde à sortir du lit, quand la cloche du couvent sonnait le lever. Souvent il dormait la grasse matinée, en disant qu'il était malade et d'une bien faible santé. Un matin que la cloche l'invitait à se lever, et la paresse à dormir, il entendit sous son lit une voix inconnue, qui lui disait:—Garde-toi bien de sortir du lit, à présent que tu as chaud; tu attraperais une sueur froide… Le moine, tout honteux d'être raillé par le Diable, se leva bravement, et forma la résolution de renoncer à la paresse. On ne dit pas s'il la tint[152].
[152] Cæsarii Heisterbach. miracul., lib. IV, cap. 28.
—Un autre moine, nommé Guillaume, de l'ordre de Cîteaux, s'était endormi dans le chœur, au lieu de psalmodier. Comme c'était en plein jour, ses confrères virent le Diable se promener autour du corps de l'endormi, sous la figure d'un grand serpent; du moins ils le lui dirent, et il promit de se corriger[153].
[153] Ejusdem, cap. 32, ibid.
—C'est une chose bien honteuse pour des chrétiens, comme dit le révérend père Angelin de Gaza, que d'entendre si souvent répéter le nom du Diable sans nécessité. Un père en colère dit à ses enfans: Venez ici, mauvais Diables. Un grand papa dit à son petit-fils, s'il est un peu égrillard: Ah! te voilà, bon Diable! Un homme qui veut se lever, retourne ses matelats et crie: Où Diable sont mes culottes? Celui-ci, qui a froid, vous l'apprend en disant: Diable! le temps est rude; je suis gelé. Celui-là, qui soupire après la table, dit qu'il a une faim de Diable. Un autre, qui s'impatiente, souhaite que le Diable l'emporte! Un savant de société, quand il a proposé une énigme, s'écrie bravement: Je me donne au Diable, si vous devinez cela. Une chose paraît-elle embrouillée, quelqu'un vous avertit que le Diable s'en mêle. Une bagatelle est-elle perdue, on dit qu'elle est à tous les Diables. Un homme laborieux prend-il quelque sommeil, un plaisant vient vous dire que le Diable le berce.
Ce qu'il y a de pis, c'est que des gens mal constitués emploient le nom du Diable en bonne part. Ainsi, on vous dira d'une chose médiocre: Ce n'est pas le Diable! Un homme fait-il plus qu'on ne demande, on dit qu'il travaille comme le valet du Diable! Que l'on voie passer un grenadier de cinq pieds dix pouces, on s'écriera: Quel grand Diable! Quelqu'un vous étonne par son esprit, par son adresse, ou par ses talens divers, vous dites aussitôt: Quel Diable d'homme! Dans une joie subite, une tête irréfléchie lâche un ah! Diable! qui sonne mal à de saines oreilles. On dit encore une force de Diable, un esprit de Diable, un courage de Diable. Un homme franc, ouvert, est un bon Diable! Un homme qu'on plaint, un pauvre Diable! Un homme divertissant, a de l'esprit en Diable! etc. Et une foule de mots semblables, dont les conséquences sont parfois infiniment graves, pour ceux qui craignent les gens du sombre empire.
De grands malheurs sont advenus aux imprudens qui se sont avisés d'invoquer le Diable de cette sorte:
Un bon homme qui s'appelait, dit-on, Étienne, avait la mauvaise habitude de parler à ses gens comme s'il eût parlé au Diable; ce qui était malséant, selon la remarque du docte et sapient Massé, dans son traité des apparitions. Un jour qu'il revenait d'un long voyage, il appela son valet en ces termes:—Viens çà, bon Diable, tire-moi mes chausses. A peine eut-il prononcé ces paroles, qu'une griffe invisible délia ses caleçons, fit tomber les jarretières, et tira les chausses jusqu'aux talons. Le bon homme Étienne effrayé reconnut là-dedans un tour du Diable, qui ne se fait pas prier long-temps pour accourir; c'est pourquoi, tremblant pour lui et pour ses chausses, il s'écria: Retire-toi, gibier de potence, ce n'est pas toi, mais bien mon domestique que j'appelle. Les injures étaient inutiles; car l'esprit, qui voulait seulement donner une petite leçon au bon homme, était assez benin pour s'en aller au commandement; si bien donc qu'il se retira sans se montrer, et le bon homme Étienne n'invoqua plus le Diable[154].
[154] Gregorii magni Dialog., lib. III, cap. 20.
Si tous ceux qui ont continuellement ce nom à la bouche sentaient tomber leurs braguettes, ou tirer leurs chausses, toutes les fois qu'ils le prononcent, on n'entendrait plus tant d'irrévérences[155].
[155] Angelini Gazæi pia hilaria, pag. 74.
—Un père en colère dit à son fils:—Va-t'en au Diable! Le fils, étant sorti peu après, rencontra le Diable qui l'emmena; et on ne le revit plus[156]. Un autre homme, irrité contre sa fille, qui mangeait trop avidement une écuelle de lait, et qui était excusable puisqu'elle n'avait que dix à douze ans, eut l'imprudence de lui dire:—Puisses-tu avaler le Diable dans ton ventre! La jeune fille sentit aussitôt la présence du démon; et elle en fut possédée jusqu'à son mariage[157]. Un mari de mauvaise humeur donna sa femme au Diable. Au même instant, comme s'il fût sorti de la bouche de l'époux, le démon entra par l'oreille dans le corps de cette pauvre dame, et s'y campa solidement. On dit même qu'il fut malaisé de l'en faire déguerpir[158].
[156] Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, cap. 12.
[157] Ejusdem, cap. 26, ibid.
[158] Ejusdem, cap. 11, ibid.