Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXII.
DES DÉMONS QUI ONT CITÉ L'ÉCRITURE SAINTE, ETC.
Virtutem doctrina paret, natura ne donet.Ovide.
La sagesse adoucit un naturel brutal:Celui qui sait le bien ne fait pas toujours mal.
Plusieurs démons ont cité les saintes écritures, et quelques-uns ont récité les prières de l'église. Nous rapporterons peu de ces histoires, pour ne pas tomber dans des détails qui paraîtraient impies aux dévots. On verra du moins que le Diable connaît les bonnes choses, contre l'avis des théologiens, qui l'accusent de ne savoir que le mal…
—Lorsque saint Bernard prêchait la croisade dans le Brabant, une jeune fille de Nivelle fit vœu de virginité, et se rendit aussi remarquable par sa vertu, qu'elle l'était par la beauté de sa figure. Le Diable, la trouvant à son gré, en devint amoureux. Il se présenta devant elle, sous les traits d'un jeune homme bien fait et galamment vêtu; il lui fit avec esprit une déclaration d'amour, lui donna des bijoux précieux, et loua adroitement les plaisirs de la fécondité, en ravalant la triste inutilité des vierges. C'étaient ses expressions.
La jeune fille reçut les présens, écouta les discours, et répondit que, malgré tout, elle ne voulait pas se marier, parce qu'elle préférait un amour divin à un amour charnel[243]…
[243] Christi amori nuptias carnales postpono et contemno.
Le Diable ne se rebuta point, et mit tout en œuvre pour séduire la jeune fille. Celle-ci, pressée de se rendre, voulut avant tout connaître le bel amoureux, et lui dit:—Mon bon seigneur, dites-moi d'abord qui vous êtes, d'où vous venez, et pourquoi vous avez un si grand désir de copuler avec moi[244]? Le démon, forcé de répondre, fut assez franc pour ne pas dissimuler son nom; et, quoiqu'il dût après cela s'attendre à un mauvais accueil, il confessa ingénument qu'il était le Diable…
[244] Bone Domine, quis vel undè estis, quòd tanto mihi desiderio copulari affectatis?
La jeune vierge, plus surprise qu'effrayée, répliqua aussitôt:—Mais, si tu es un esprit, pourquoi recherches-tu des plaisirs charnels, que les esprits ne peuvent goûter?—Ne t'occupe point de ces subtilités, reprit le démon; consens seulement à ce que je te demande?—Non pas, répondit la jeune fille de Nivelle, en se ravisant… Et au même instant, elle mit le démon en fuite par un signe de croix; puis elle s'en alla à confesse…
Le démon ne l'abandonna pas pour cela. Il la suivit comme auparavant, mais à une distance plus respectueuse; il ne lui parla plus que de loin; et, voyant enfin qu'elle ne voulait pas l'aimer, il lui fit quelques tours d'espiègle, pour s'en amuser au moins de quelque manière. Par exemple, il mit souvent des choses indécentes dans son assiette; il répandait des vases de nuit et des pots pleins d'immondices sur les personnes qui venaient la voir; il révélait les péchés les plus cachés des assistans; et tout cela, sans être vu que de son amante, dont il ne cherchait plus à gagner le cœur; de façon qu'il passa bientôt pour un démon redoutable.
Un jour qu'il était avec sa maîtresse dans une certaine maison, quelqu'un lui demanda s'il savait l'Oraison dominicale. Il répondit qu'oui. On le pria de la réciter. Il le fit de cette sorte:—«Notre père, qui êtes dans les cieux, que votre nom soit glorifié, que votre volonté soit faite sur la terre; donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour, et délivrez-nous du mal[245].»
[245] Pater noster, qui es in cœlis, nomen tuum… fiat voluntas tua in terrâ, panem nostrum quotidianum da nobis hodiè, sed libera nos à malo…
On le pria ensuite de réciter la Salutation angélique; il répondit qu'il la savait, aussi-bien que le Pater, mais qu'il ne pouvait la dire. On lui demanda alors pourquoi il était enroué? Il répliqua que le feu qui le brûlait intérieurement en était la cause.
La jeune fille de Nivelle remarqua encore que, toutes les fois qu'il lui apparaissait, son démon ne se montrait que par-devant. Elle voulut savoir pourquoi il se tenait toujours dans les coins, pourquoi il ne sortait qu'à reculons, et pourquoi il semblait si fort redouter de laisser voir son derrière.—Parce que je n'ai point de postérieur, répondit-il, et que tous ceux de mon espèce, lorsqu'ils prennent la forme d'un homme, sont obligés de se contenter d'un corps parfait par-devant, mais sans dos, ni fesses, ni épaules.
Tout cela était surprenant; mais ses révélations n'étaient pas moins singulières. Un homme du voisinage, qui avait commis de grands péchés, et qui n'osait aller voir ce démon, de peur qu'il ne découvrît ses turpitudes, se confessa à un prêtre, dans l'espoir d'imposer silence au Diable par la confession; mais il s'approcha du tribunal de la pénitence, sans avoir renoncé dans son cœur à ses habitudes vicieuses; aussi, dès qu'il parut devant le démon:—Ah! c'est toi, notre ami, lui cria l'esprit malin, viens çà… Tu t'es si bien confessé, que je vais répéter tout ce que tu as dit… Il le fit, comme il le promettait, à la grande confusion de ce pauvre homme, qui fit un vrai retour sur lui-même, se confessa d'un cœur contrit, et revint immédiatement trouver le Diable, pour en obtenir sa justification.—Voici votre ami qui revient, dit quelqu'un à l'esprit.—Où est-il, demanda le démon?—C'est cet homme, à qui vous venez de reprocher des choses si honteuses.—Cet homme? Je ne l'ai jamais connu, et je n'ai point de reproches à lui faire… Ainsi on crut que le démon avait menti d'abord; et la confession sincère de cet homme lui attira une belle réparation d'honneur.
Dans la maison où ceci se passa, il y avait une dame qui, comme on dit, tenait sa fille sous ses ailes, veillant à la garde de sa virginité, et la réservant à un époux déjà choisi.—Ne te donne pas tant de peine à veiller sur ta fille, lui dit le Diable, car elle n'est plus vierge. Demande-le à Pétronille. (Cette Pétronille était une vieille duègne, qui avait favorisé certaines amours secrètes de la jeune fille.) La mère indignée repoussa sa fille, qui eut le bon esprit d'aller de suite à confesse, et de revenir aussitôt obliger le démon à se rétracter. Effectivement, l'esprit malin, la voyant purifiée, n'osa plus en dire de mal; et, comme on lui rappelait la faute dont il l'avait accusée précédemment, il répondit:—Je n'ai rien à reprocher à cette jeune fille; elle est pudique et chaste, et je n'en puis dire que du bien… C'est ainsi qu'elle dut à la confession l'avantage de ne point passer pour fornicatrice, et de rentrer dans les bonnes grâces de sa mère. C'est aussi tout ce qu'on sait du démon qui fréquenta la jeune vierge de Nivelle[246].
[246] Cæsarii Heisterbach, lib. III. Miracul. de confess. cap. 6.
—Un pauvre homme parut devant le tribunal de Dieu, chargé d'un grand nombre de péchés qu'il n'avait pas dits à confesse. Satan arriva bientôt et dit:—J'ai des droits sur cet homme; qu'on se hâte de me l'adjuger.—Quels sont ces droits, demanda-t-on?—Il y a trente ans qu'il s'est donné à moi, répondit le Diable; et depuis ce temps il m'a toujours servi avec constance… Dieu permit alors au pécheur d'exposer ses moyens de défense; mais le pécheur n'eut rien à répliquer.
Le Diable dit alors:—Si cet homme a fait quelque bonne œuvre, il en a tant fait de mauvaises, qu'il est impossible de contester un instant sur mes réclamations… Et le pécheur garda encore le silence. Mais le Seigneur, considérant son trouble, et ne voulant pas le condamner si vite, lui accorda un délai de huit jours pour préparer sa défense, et comparaître alors en jugement définitif[247].
[247] Dominus, nolens contrà eum citò proferre sententiam, eidem terminum concessit octo dierum, ut octavâ, coram se compareret, et de his omnibus rationem redderet…
Le pauvre homme se retira tout triste. Il rencontra dans son chemin une dame, qui lui dit:—Rassure-toi, je me charge de plaider vertement ta cause à la prochaine séance.—Qui êtes-vous, demanda-t-il?—Je suis la Vérité… Un peu plus loin, il rencontra une autre dame, qui lui promit de seconder la première, et de le bien défendre contre Satan. Cette dame lui apprit qu'elle était la Justice.
Le pécheur, qui s'attendait à être condamné par la Vérité et la Justice, reprit quelque espérance, quand il se vit sûr de leur protection; et il attendit le huitième jour. Alors il comparut de nouveau devant son juge, et le démon fit l'exposé de ses droits. La Vérité prouva, dans son discours, que la mort du Sauveur avait brisé le pouvoir du Diable, et qu'une âme chrétienne devait entrer au ciel. La Justice ajouta:—Si l'accusé a servi le Diable pendant trente ans, on doit l'excuser sur ce qu'il le faisait malgré lui. L'esprit malin s'était emparé de son corps, et nous savons qu'il n'obéissait qu'en murmurant à ce mauvais maître… C'est donc Satan qui est coupable de s'être posté dans le corps d'un chrétien, et d'en avoir fait son esclave! On n'est responsable que de ce qu'on fait librement.
Le Diable s'écria:—Il avait son ange gardien, qui lui conseillait de bien faire. C'était à lui de suivre les bons conseils, s'il avait de bonnes intentions. Vous savez qu'il est écrit: Chacun sera jugé selon ses œuvres[248]; et, je le répète, cet homme a fait tant de mal, qu'on ne se rappelle pas quel bien il a pu faire… Personne ne se présenta pour réfuter cette objection du Diable. Alors le Seigneur dit:—Qu'on apporte une balance, et qu'on pèse les bonnes et les mauvaises actions de cet homme. L'ordre du souverain juge s'exécuta à l'instant. La Vérité et la Justice dirent au pécheur:—Vous n'avez plus d'espoir que dans la mère de miséricorde, qui est assise auprès de Dieu. Invoquez-la de tout votre cœur; elle viendra à votre secours. Le pauvre homme fit sincèrement ce qu'on lui conseillait; et la sainte Vierge mit sa main sur le bassin de la balance, où étaient en petit nombre les bonnes actions. Le Diable, voyant qu'on le trompait, se cramponna au bassin des péchés, et chercha à l'entraîner par tout le poids de son corps. Mais la main de Marie fut plus forte que toute la personne du Diable. Elle sauva ce pauvre pécheur, et Satan fut obligé de se retirer les mains vides[249].
[248] St. Paul, épit. II, aux Corinth., chap. 5. Apocalypse, chap. 22.
[249] Legenda, opus aureum, Jac. de Voragine, auctum à Claud. à Rotâ. Leg. 114.
—Le Diable rencontra un jour saint Bernard. Comme ils se connaissaient passablement, ils lièrent conversation et firent un bout de chemin ensemble. Après avoir jasé sur divers sujets, le Diable se vanta de savoir sept versets des psaumes, qui avaient une vertu si salutaire, qu'en les récitant tous les jours, on était sûr d'aller en paradis, sans se mettre en peine de le mériter autrement.
Saint Bernard, séduit par les heureux effets que promettait cette recette, fut curieux de connaître les sept versets sanctifians. Le Diable, qu'on accuse de chercher sans relâche à damner les hommes, voulait pourtant bien sauver saint Bernard; mais il exigeait un petit salaire; et, comme l'homme de Dieu prétendait ne rien donner, le Diable s'obstinait à garder sa recette. Malheureusement Bernard en savait plus long que lui.—Je t'attraperai bien, lui dit-il; car je réciterai tous les jours le psautier, et par conséquent tes sept versets… Le Diable, admirant la finesse de saint Bernard, lui révéla alors son secret, pour lui éviter l'ennui de réciter les cent cinquante psaumes tous les jours de sa vie[250].—
[250] Érasme, Éloge de la folie (après quelques légendes apocryphes; comme elles le sont toutes). Folies des dévots.—Dans une édition hollandaise de la folie d'Érasme, on admire une caricature d'Holben, sur cette entrevue de S. Bernard avec le Diable. Le saint est vêtu en moine; son air est assuré; il tient le livre des psaumes. Le Diable a de longues cornes torses, des yeux ronds, un bec d'aigle, un corps composé de plusieurs parties incohérentes, moitié oiseau, moitié animal, une queue retroussée, des jambes d'autruche, avec le pied fourchu; ses bras sont grêles et armés de longues griffes; il indique avec ses ergots les endroits du psautier, qui mènent en paradis; en général, il a la mine importante d'un maître d'école, et tout l'air d'un bon homme.
On rapportera ces versets, pour ceux qui seraient curieux d'en profiter. Ils sont ici au nombre de huit, parce que saint Bernard a voulu ajouter le sien à ceux du Diable; mais, en ces sortes de choses, un petit supplément ne gâte rien.
Octo Versus Sancti Bernardi[251].
[251] Dicti aliquoties, sed ignarè, versus sancti Bernardini.
Illumina oculos meos, ne unquam obdormiam in morte; ne quandò dicat inimicus meus: prævalui adversùs eum. (Psalm. 12).
In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum: redemisti me, Domine Deus veritatis. (Psalm. 50).
Locutus sum in linguâ meâ: notum fac mihi, Domine, finem meum. (Psalm. 38).
Et numerum dierum meorum quis est? Ut sciam quid desit mihi. (Psalm. 38).
Fac mecum signum in bonum, ut videant qui oderunt me et confundantur; quoniam tu, Domine, adjuvisti me, et consolatus es me. (Psalm. 85).
Diripisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. (Psalm. 115).
Periit fuga à me; et non est qui requirat animam meam. (Psalm. 141).
—Clamavi ad te, Domine; dixi: Tu es spes mea, portio mea in terra viventium. (Psalm. 141).
Comme on ne veut point élever ici de cas de conscience, et que bien certainement plusieurs personnes seront tentées de gagner le ciel par la recette du Diable, on ajoutera que, malgré l'autorité des légendaires, ces sortes de prières ont été condamnées, et ceux qui en font usage excommuniés par plusieurs conciles[252]…
[252] Les personnes qui liront cet ouvrage le mettront peut-être dans le nombre des compilations, dont on accable maintenant le public; et bien des gens penseront que, pour faire ce livre, il n'a fallu que chercher, traduire et rassembler un certain nombre d'anecdotes choisies. Outre que les contes, recueillis dans ce volume, sont disséminés rarement dans les auteurs ecclésiastiques, parce que les théologiens ont mis un soin extrême à toujours mal parler du Diable, outre qu'on a été forcé de lire une multitude de livres insipides; plusieurs anecdotes, comme celle qu'on vient de voir, ont coûté plus de peine à l'auteur que la composition de cent pages imaginées. Il a fallu pour celle-ci consulter Érasme, et plusieurs légendes, afin d'avoir le trait entier. Après cela, on a été obligé de chercher ailleurs les versets du Diable, qui sont la partie piquante de l'anecdote, et que les légendaires, ni leurs copistes ne rapportent point. On a trouvé ces huit versets, dans un recueil d'oraisons latines, imprimé par Plantin. Mais les versets étaient enchaînés l'un à l'autre, sans indication. Il a donc fallu encore parcourir le psautier d'un bout à l'autre, pour pouvoir indiquer le psaume de chaque verset, et s'assurer qu'on ne trompait point la confiance du lecteur. L'auteur n'a point fait cette note pour donner du prix à son ouvrage, mais pour se consoler un peu d'un travail extrêmement pénible.