Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXV.
CONTRE CEUX QUI VOIENT LE DIABLE PARTOUT.
PIEUSE FACÉTIE[258].
Sed malus interpres rerum, metus…Claudien.
D'un démon qui nous hait les contes effrayansTroublent bien des cerveaux, parmi les bonnes gens:Un buisson, dans la nuit, est un spectre effroyable;Un homme est un fantôme; une femme est un Diable…
[258] Ex R. P. Angelino Gazæo, inter pia hilaria; et Petri Rausani hist., lib. III.
Un prédicateur, faisant en chaire l'éloge de sainte Marguerite, racontait aux assistans comment le Diable prit un jour la figure épouvantable d'un horrible dragon, comment il se présenta sous ce déguisement hideux à sainte Marguerite, comment il ouvrit une gueule énorme pour l'avaler, comment la sainte brava la colère de la bête tortue, comment elle lui sauta sur le ventre, et comment elle vainquit Satan, avec le signe de la croix[259].
[259] Ope sacro-sanctæ Tesseræ et fidei manu. En lisant d'abord ope Tesseræ, je pensais que la sainte avait gagné le Diable, en jouant aux dés ou aux dominos. Mais le reste de la phrase me l'a fait mieux comprendre, et je l'ai traduite comme j'ai pu. Le texte que je rapporte suppléera à mon inexactitude.
Un Lombard écoutait avidement cette partie du sermon, la bouche et les oreilles toutes grandes ouvertes. C'était un jeune homme plein de piété pour les petites choses, et grand amateur de miracles. Malheureusement, avec d'aussi bonnes dispositions, il n'avait pas le plus petit grain d'esprit, pas la plus petite miette de bon sens[260].
[260] Salis una mica deerat ac prudentiæ.
Si pourtant (disait-il en lui-même), si ce gibier de potence[261], qui est le chef aux enfers, se montrait là, devant moi, comme il s'est fait voir, il y a long-temps, à sainte Marguerite!… comme je l'étrillerais de bon cœur!… comme j'aurais du plaisir à l'éreinter…, à lui rogner la queue!… comme je lui frotterais les oreilles!…
[261] Furcifer; les dictionnaires traduisent pendard, vaurien, gibier de potence. L'auteur a peut-être voulu dire celui qui porte la fourche.
En causant de la sorte à part lui, et en dressant son plan d'attaque à tout besoin, il s'achemina vers un grand pré, où il se mit à genoux derrière une haie, et fit une ardente prière à Dieu, aux anges et à tous les saints du paradis, les conjurant de lui octroyer la satisfaction de se battre un peu avec le Diable, et de prouver, à bons coups de poing, qu'il ne le craignait pas.
Il y avait plus d'une heure qu'il était en oraison, lorsqu'une vieille femme arriva à l'autre bout du pré, tenant d'une main une faucille, de l'autre un lien de paille, et venant scier une botte de foin pour ses vaches. Elle était extrêmement décrépite, et branlait la tête sans relâche. La couleur de son visage tenait le milieu entre l'olivâtre et le jaune. Ses yeux étaient éraillés. Ses joues ressemblaient à des mosaïques, tant elles étaient ridées. Il ne lui restait plus qu'une dent, mais longue d'un bon pouce, et sortant du milieu de sa bouche, comme une défense de sanglier[262]. Elle était sourde de naissance, et de plus, muette comme une carpe, ce qui est encore plus triste; de façon qu'elle ne pouvait se faire entendre que par des gestes et des grimaces.
[262] Ici, la métaphore du texte est un peu trop hardie: ceu probosis, comme une trompe d'éléphant…!
Elle avait encore l'habitude de ne se point peigner et de laisser flotter ses crins au vent. Enfin, la dureté de sa peau ne pouvant s'amollir que sous des griffes, elle laissait croître ses ongles à volonté, pour pouvoir se gratter en temps et lieu, comme font les docteurs chinois.
Cette espèce de monstre femelle avançait, à pas irréguliers, vers le jeune homme en prières, ne s'annonçant que par une vieille toux bien enracinée (car elle avait toujours dans le corps bonne provision de catarrhes, et toussait d'autant mieux qu'elle ne s'entendait pas).
L'entendre, la considérer, se lever brusquement, croire qu'il est exaucé, qu'on lui envoie le Diable pour le combattre, tous ces sentimens se confondirent dans la tête du Lombard. Il s'avança intrépidement contre la vieille.—Approche, lui cria-t-il, je t'attends de pied ferme… Ange renégat, tes finesses sont cousues de fil blanc… Va…, malgré ta vieille peau, je te reconnais sous le masque; et je vois bien à tes griffes que tu es le lion d'enfer, quoique tu n'aies qu'une queue de paille et une faucille en place de fourche.
En disant ces mots, il crache dans la main qui lui démange, ferme les poings, agite les bras, abaisse son bonnet sur ses yeux, pour se donner un air plus brave, et marche tête baissée contre la vieille qu'il prend pour le Diable. La pauvre muette recule en poussant des sons inarticulés… Mais effrayée de la mine guerrière du champion, elle glapit[263] bientôt de toutes ses forces, et agite sa faucille pour lui faire peur à son tour… L'intrépide jouvenceau désarme l'ennemi qu'il vient de se fabriquer, le saisit par les crins, l'abat sur le sol, et pousse des clameurs de triomphe.
[263] Gannire, more vulpium…
Il n'en assomme pas moins la vieille de coups qu'elle reçoit en hurlant, et l'accable d'injures qu'heureusement elle n'entend point.—Vieux coquin, lui dit-il, fourbe qui nous damnes quand nous n'y songeons pas, fripon ténébreux, nous nous connaissons à présent, et tu te souviendras de moi…
La vieille cependant se défend avec ses ongles, et donne au Lombard de vigoureux coups de dent, tout en criant pour appeler du secours. Enfin, des paysans surviennent; ils arrachent la pauvre femme, à demi-morte, au jouvenceau toujours frappant, le garrottent de liens solides, et le conduisent au juge du lieu. Il allait se voir condamné à mourir, quand un faiseur de miracles parut. Il prit pitié de l'imbécile Lombard, et obtint sa grâce en guérissant la vieille. On se contenta donc de renvoyer le coupable après une bonne correction; et on l'engagea à y regarder à deux fois, quand désormais il se croirait en face du Diable.