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Le diable peint par lui-même

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CHAPITRE XV.
LE DÉMON BIENFAISANT.—PETIT ROMAN[194].

Tu benè si quid facias, non meminisse fas est.

Ausone.

De ce brave démon respectons la mémoire,
Puisqu'il a fait le bien, sans y chercher de gloire.

[194] Ex Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, de Dæm., cap. 37.

Un honnête soldat, nommé Évrard[195], étant tombé dangereusement malade, on fut obligé de lui ouvrir le crâne, parce qu'on plaçait dans le cerveau la cause de sa maladie. Mais les chirurgiens opérèrent si mal, que le soldat ne guérit point, et que des accès de démence vinrent encore se joindre aux souffrances qu'il endurait. Il avait une jeune épouse, qu'il chérissait tendrement, avant la malheureuse opération; depuis qu'il était devenu fou, ses sentimens d'amour avaient fait place à une haine si prononcée, qu'il ne pouvait plus ni la voir ni l'entendre.

[195] Miles quidam honestus, Everhardus nomine… La chose se passe dans le onzième siècle; le soldat est Lombard, comme on le verra plus loin.

Pendant que la jeune femme se désolait, le Diable se présenta, sous une forme humaine, au pied du lit où gisait le malade.—Évrard, lui dit-il, veux-tu te séparer de ton épouse?—Rien ne me ferait plus de plaisir, répondit le soldat.—Eh bien! ajouta le Diable, lève-toi; je te vais conduire à Rome; nous parlerons au pape, et tu pourras divorcer en bonnes formes.

Là-dessus, le Diable conduisit Évrard à Rome, le présenta au pape, qui se trouvait alors au milieu de ses cardinaux, et parla si éloquemment pour son protégé, qu'il obtint une bulle pontificale, par laquelle le soldat avait plein pouvoir de divorcer avec sa femme, quand bon lui semblerait. Évrard s'abandonna à des transports de joie, en recevant la pancarte, qu'il regardait comme l'instrument de sa liberté et de son bonheur.

—A présent que tes désirs sont satisfaits, lui dit le Diable, veux-tu que je te transporte à Jérusalem où ton sauveur a été crucifié? Je te ferai voir son sépulcre, et tous les saints lieux que les chrétiens souhaitent si ardemment de visiter… Le soldat, que les grandes complaisances de son protecteur jetaient dans l'embarras, reconnut alors qu'il avait affaire avec le Diable. Il ne s'en effraya pourtant point, et accepta cette proposition.

Le Diable enleva donc son compagnon, franchit les airs d'un vol rapide; et, après avoir traversé la mer en peu d'instans, il le déposa dans la basilique du saint sépulcre, le conduisit à tous les saints lieux, où il fit ses oraisons, et lui demanda ensuite s'il voulait voir le sultan Saladin. Évrard répondit que cela lui ferait plaisir; et, aussitôt son conducteur le porta au milieu du camp des Sarrazins. Là, il vit à son aise, et sans être vu, le sultan, les princes de sa famille, ses généraux et ses armées.

—Veux-tu maintenant retourner dans ton pays, lui dit le Diable?—Volontiers, répondit Évrard, je ne dois pas vous empêcher de vaquer plus long-temps à vos affaires… Au même instant, les deux voyageurs se trouvèrent en Lombardie.

Ils s'étaient arrêtés au coin d'un bois.—Lève les yeux, dit le Diable à son compagnon; tu aperçois, à deux cents pas de nous, un bon homme monté sur un âne, qui entre déjà dans la forêt. C'est un paysan de ton village; il vient de recevoir quelque argent, qu'il croit porter dans sa famille. Mais des voleurs l'attendent dans l'épaisseur du taillis, et vont l'assassiner… Veux-tu que je coure à son aide?—Ah! je vous en supplie, s'écria Évrard, et… Le Diable était déjà dans la forêt, tordant le cou aux brigands, et mettant le bon homme dans un chemin plus sûr…

Après cette généreuse expédition, le soldat fut reporté chez lui, jouissant dès lors d'une parfaite santé, tant dans le corps que dans l'esprit. Le paysan, qui s'était vu si miraculeusement tiré des griffes des voleurs, arriva aussi sur l'entrefaite. Le Diable leur fit ses adieux, et s'arracha à leur reconnaissance, ne demandant pour prix de ses services, que d'occuper quelquefois leurs bons souvenirs.

Il n'est pas besoin de dire que le soldat Évrard reprit, avec son bon sens, toute la tendresse qu'il avait pour sa femme, avant sa folie, et qu'il ne songea pas à profiter de la bulle, qui lui permettait le divorce.

Avec un lecteur judicieux, de pareils traits n'ont pas besoin de commentaire.

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