Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXVIII.
QUATRE PETITS ROMANS.
Io THÉODORA.
Du temps de l'empereur Zénon, il y avait à Alexandrie une jeune dame nommée Théodora, aussi remarquable par sa beauté que distinguée par la noblesse de sa famille. Elle avait épousé un homme riche et craignant Dieu, avec qui elle passait des jours vertueux et paisibles.
Le Diable, jaloux de sa sainteté, alluma dans le cœur d'un personnage opulent de la même ville tous les feux de la concupiscence, et l'amour le plus violent pour Théodora. Le riche amoureux lui envoya bientôt des messagères secrètes, chargées de lui offrir des présens magnifiques, si elle voulait partager son amour; mais elle rejeta ces propositions. Elles devenaient cependant si fréquentes, que cette pauvre femme ne pouvait plus y tenir.
Enfin, l'amant de Théodora s'avisa de confier le soin de ses affaires à une vieille sorcière, qui passait pour une personne très-entendue en fait de commissions amoureuses. La sorcière alla trouver Théodora; et, après qu'elle se fut insinuée dans sa confiance, elle la supplia d'avoir pitié d'un homme qui ne soupirait que pour elle.—Je n'oserais jamais commettre un aussi grand péché, répondit Théodora, puisque je suis sous les yeux de Dieu qui voit tout.—Vous êtes dans l'erreur, repliqua la magicienne, tout ce qui se fait en plein jour, Dieu le sait et le voit; mais tout ce qui se passe la nuit, Dieu l'ignore.—Dites-vous bien la vérité?—Certainement; et vous pouvez là-dessus vous en rapporter à moi.—Eh bien! répondit la jeune dame rassurée, allez dire à celui qui vous envoie, qu'il peut venir me trouver ce soir, et qu'il obtiendra ce qu'il désire.
L'amoureux enchanté se rendit, au commencement de la nuit, dans l'appartement de Théodora, coucha avec elle, et se retira un peu avant l'aurore.
Mais quand le jour parut, l'épouse adultère, rentrant en elle-même, se mit à pleurer amèrement, dans cette pensée qu'elle venait peut-être de perdre son âme et sa vertu. Son mari ne put ni la consoler, ni savoir la cause de son chagrin… Pour éclaircir ses doutes, elle alla dans un monastère de filles, et demanda à l'abbesse si les crimes commis de nuit échappaient aux regards du créateur.—Dieu sait tout et voit tout, répondit l'abbesse; à toutes les heures de la nuit et du jour, dans tous les pays du monde, ses yeux sont ouverts sur toute la création.—Ah! malheureuse que je suis, s'écria la dame pécheresse… Donnez-moi le livre des évangiles, afin que je consulte le sort[272].
[272] Ut sortiar memetipsam… Cette manière de consulter le sort était autrefois en grand usage. On ouvrait le livre des évangiles, et on regardait le premier mot qui se présentait, à l'ouverture du livre, comme un arrêt du ciel. St. Augustin a écrit contre cette superstition, dans ses épîtres ad Januarium.
En ouvrant le livre, elle trouva ces mots de Pilate: Quod scripsi scripsi[273]… Elle comprit par là que ce qui était fait était fait, et qu'il fallait le réparer par la pénitence. C'est pourquoi elle rentra dans sa maison, s'habilla en homme, pendant l'absence de son mari, et se rendit dans un couvent de moines, où elle passa le reste de sa vie, connue seulement sous le nom de frère Théodore. Le Diable la tenta encore de plusieurs manières[274]; mais il ne l'empêcha pas de mourir en odeur de sainteté[275].
[273] Ce que j'ai écrit est écrit. S. Jean, chap. XIX vers. 22.
[274] Les démons lui apparurent particulièrement sous la figure de son mari, sous des formes de bêtes féroces, sous des costumes militaires, etc.; mais ces métamorphoses sont trop insipides, pour qu'on puisse se permettre d'en ennuyer le lecteur.
[275] Legenda, opus aureum Jac. de Voragine, auctum à Claudio à Rotâ, lég. 87.
IIo L'ANNEAU.
Un mari, partant pour un long voyage, dit à sa femme:—Je ne sais pas combien de temps je vais vivre éloigné de vous. Mais s'il faut que vous veniez me rejoindre, je vous enverrai chercher par un homme de confiance qui vous présentera mon anneau. Au reste, je vous ai recommandé à saint Côme et à saint Damien… Après ces mots il embrassa l'épouse en pleurs, et s'éloigna au plus vite.
Par un de ces hasards qui sont assez communs, le Diable se trouva présent à cet adieu; et comme on ne l'avait ni vu, ni soupçonné, il résolut de faire son profit de ce qu'il venait d'entendre. Au bout de quelques jours, il se présenta, sous une figure humaine, à la dame en question, et lui montrant un anneau parfaitement semblable à celui du mari:—Madame, lui dit-il, je suis un ami de votre époux, qui m'a chargé de venir ici en toute diligence, pour vous prévenir qu'il a un besoin pressant de vous voir, et qu'il vous prie de me suivre avec confiance…
La dame, ayant reconnu l'anneau, monta un cheval que le Diable lui avait amené; et ils se mirent en route. Lorsqu'ils furent dans la campagne, à une heure où ils se trouvaient dans une solitude absolue, le Diable poussa la dame, avec qui il voyageait, pour la faire tomber de cheval. On ne dit pas ce qu'il voulait lui faire; mais la femme effrayée appela à son secours saint Côme et saint Damien, qui accoururent bien vite, chassèrent le démon et reconduisirent la dame à son logis[276].
[276] Legenda aurea Jac. de Voragine, lég. 138.
IIIo LE DANGER DES ENGAGEMENS.
Un ancien militaire, qui jouissait d'une grande fortune, et qui la dépensait en libéralités, devint bientôt si pauvre qu'il manquait presque du nécessaire. Comme il n'avait pas le courage de recourir à ses amis, et que ses amis ne paraissaient pas disposés à se souvenir de ses bienfaits, il tomba dans une grande tristesse, qui redoubla encore à l'approche de son jour natal, où il avait coutume de faire quelques dépenses magnifiques.
En s'occupant de ses chagrins, il s'égara dans une vaste solitude, où il put sans honte pleurer la perte de ses biens. Tout à coup il vit paraître devant lui un homme d'une taille haute, d'une figure imposante, monté sur un cheval superbe. Ce cavalier, qu'il ne connaissait point, lui adressa la parole avec le plus vif intérêt, et lui demanda la cause de sa douleur. Après qu'il l'eut apprise, il ajouta:—Si vous voulez me rendre un petit hommage, je vous donnerai plus de richesses que vous n'en avez perdu…
Cette proposition n'avait rien d'extraordinaire, dans un temps où la féodalité était en usage. Le militaire, pauvre et malheureux, promit à l'étranger de faire tout ce qu'il exigerait, s'il pouvait lui rendre sa fortune.—Eh bien! reprit le Diable (car c'était lui), retournez à votre maison; vous trouverez, dans tel endroit, de grandes sommes d'or et d'argent, et une énorme quantité de pierres précieuses. Quant à l'hommage que j'attends de vous, c'est que vous ameniez votre femme ici, dans trois mois, afin que je puisse la voir…
Le militaire s'engagea à cet hommage, sans chercher à connaître celui qui l'exigeait. Il regagna sa maison, trouva les trésors indiqués, acheta des palais, des esclaves, et reprit sa généreuse habitude de se distinguer par des largesses; ce qui lui ramena nécessairement les bons amis que le malheur avait éloignés.
A la fin du troisième mois, il songea à tenir sa promesse. Il appela sa femme, et lui dit:—Vous allez monter à cheval, et venir avec moi, car nous avons un petit voyage à faire. C'était une dame vertueuse, honnête, et qui avait une grande dévotion à la sainte Vierge. Comme elle n'entreprenait rien sans se recommander à sa protectrice, elle fit une petite prière, et suivit son mari, sans lui demander où il la conduisait. Après avoir marché près de trois heures, les deux époux rencontrèrent une église. La dame, voulant y entrer, descendit de cheval, et son mari l'attendit à la porte en gardant les manteaux.
A peine cette dame fut-elle entrée dans l'église, qu'elle s'endormit en commençant sa prière. On peut regarder cela comme un miracle, puisqu'en même temps la sainte Vierge descendit auprès d'elle, se revêtit de ses habits et de sa figure, rejoignit le militaire, qui la prit pour sa femme, monta sur le second cheval, et partit, avec le mari, au rendez-vous du Diable.
Lorsqu'ils arrivèrent au lieu désigné, le prince des démons y parut avec fracas, et d'un ton assez suffisant, si la chronique ne charge point. Mais, dès qu'il aperçut la dame que le militaire lui amenait, il commença à trembler de tous ses membres, et ne trouva plus de forces pour s'avancer au-devant d'elle.—Homme perfide, s'écria-t-il, pourquoi me tromper si méchamment? Est-ce ainsi que tu devais reconnaître mes bienfaits? Je t'avais prié de m'amener ta femme, à qui je voulais reprocher certains torts qu'elle me fait; et tu viens ici avec la mère de Dieu, qui va me renvoyer aux enfers!…
Le militaire, stupéfait et plein d'admiration, en entendant ces paroles, ne savait quelle contenance faire, quand la sainte Vierge dit au Diable:—Méchant esprit, oserais-tu bien faire du mal à une femme que je protége? Rentre dans l'abîme infernal, et souviens-toi de la défense que je te fais de jamais chercher à nuire à ceux qui mettent en moi leur confiance…
Le Diable se retira en poussant des cris plaintifs. Le militaire descendit de cheval, et se jeta aux genoux de la sainte Vierge, qui, après lui avoir fait quelques reproches, le reconduisit à l'église, où sa femme dormait encore. Les deux époux rentrèrent chez eux, et se dépouillèrent des richesses qu'ils tenaient du Diable. Mais ils n'en furent pas long-temps plus pauvres, parce que la sainte Vierge leur en donna d'autres abondamment[277].
[277] Omnes dæmonis divitias cùm abjecissent, etc., multas postmodum divitias, ipsâ largiente virgine, receperunt. Legenda aurea Jacobi de Voragine, lég. 114.
IVo LE VOYAGE A ROME.
—Saint Antide, évêque de Besançon[278], allant un jour prêcher à la campagne, accompagné de son clergé, aperçut, en sortant de sa ville épiscopale, le prince des démons qui tenait son assemblée en plein air, et se faisait rendre compte de la conduite de ses diables. Le saint évêque remarqua particulièrement un grand démon noir et maigre, qui dit à Satan qu'il revenait de Rome, où il avait entraîné le pape dans un péché d'impudicité.
[278] Cette admirable histoire est si authentique, qu'on ne sait pas même si saint Antide a existé. On le fait vivre vers l'an 400. Les Bollandistes, qui racontent avec confiance l'aventure qu'on va lire, le font évêque de Besançon, selon l'avis de plusieurs légendaires. Mais le Martyrologe d'Usuard, Mathieu Tympius, et d'autres légendes, le font évêque de Tours.
Pour preuve de ce qu'il avançait, il présenta à l'assemblée la sandale, autrement dite la mule du pape, qu'il apportait avec lui. Ceci se passait le mardi saint; et le Diable se vantait d'avoir fait tomber le saint père le dimanche des Rameaux, c'est-à-dire, trois jours auparavant.
Saint Antide, frémissant de ce qu'il venait d'entendre, résolut d'aller de suite à Rome, et d'engager le pape à réparer sa faute par la pénitence. Il dit à son clergé, qui ne voyait rien de toute cette assemblée, de rentrer dans la ville, parce qu'une affaire pressante l'obligeait de faire un voyage éloigné, et qu'il ne serait de retour que la veille de Pâques. En même temps, s'adressant au démon noir et maigre, il lui commanda de lui servir de monture, et de le transporter à Rome aussi vite qu'il se vantait d'en être venu.
Le démon s'agenouille docilement devant le saint, le prend sur son dos, s'élève dans les airs, et le porte rapidement à Rome, où ils arrivent le jeudi saint, dans la matinée. Le pape, quoique coupable d'impureté, était près de monter à l'autel pour célébrer la sainte messe. Après qu'Antide eut fait sa prière, il demanda avec instance à parler au souverain pontife pour des choses de la plus haute importance. On l'introduit; il raconte au saint père ce qu'il a vu, lui montre la sandale qu'il a tirée des griffes du démon, et l'exhorte à se purger de son crime. Le pape écoute le saint avec le plus profond respect, lui fait sa confession, et le confesse à son tour. Les deux pieux personnages se donnent mutuellement l'absolution de leurs fautes, et se séparent réconciliés. Antide remonte alors sur son démon, qu'il avait laissé attaché à la porte, et rentre à Besançon le samedi saint, sans avoir éprouvé le moindre péril[279].
[279] Bollandi, 25 junii mensis, pag. 43. Usuar. Martyrolog., junii 22. Mathæi Tympii præmia virtut., pag. 53, etc.