Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXI.
LE DIABLE PRIS PAR LE NEZ.—CONTE BLEU.
Leniter ex merito quidquid patiare ferendum est.Quæ venit indignè pœna dolenda venit.Ovide.
La peine doit toujours se mesurer au crime:La mort de l'assassin doit venger sa victime;Punissez justement; mais trompez le trompeur,Et qu'un tour de laquais vous donne moins d'aigreur.
Saint Dunstan, las de la cour, et dégoûté du métier de courtisan, se fit moine. Il s'enferma dans une petite cellule, pour mortifier son corps par la pénitence, et se décida à passer le reste de ses jours dans la prière, les austérités et les larmes. La sainteté de sa vie attira vers lui plusieurs personnes disposées à se convertir; il leur donna de bons conseils, et les mit dans la voie du salut, en les enfermant dans des monastères, où l'on apprenait à mépriser le monde, avec toutes ses pompes et toutes ses vanités.
Dunstan coulait une vie assez douce dans sa retraite, partageant son temps entre l'oraison et le travail des mains. Ses occupations favorites étaient la peinture, la sculpture et l'orfévrerie. Tantôt il représentait sur la toile les traits angéliques des vierges saintes[239]; tantôt il façonnait en plâtre des figures de fantaisie. Il s'était fait aussi des soufflets, un fourneau; et il s'amusait à forger de petites statues en or ou en argent, qu'il achevait ensuite avec le burin. Tous ces petits travaux tuaient le temps, et empêchaient le saint homme de s'ennuyer.
[239] Inconcubarum signa bella divarum.
Le Diable, instruit de ces choses, eut envie de jouer un tour à Dunstan. C'est pourquoi, tout en se curant les dents et en rognant ses ongles, il avisa aux moyens qu'il devait mettre en usage pour duper le saint orfévre. Son esprit lui fournit bientôt ce qu'il cherchait.—Bon homme, s'écria-t-il en riant, je te prépare de la besogne et du fil à retordre.
En achevant ces mots, le Diable prit une figure humaine, se présenta à la lucarne de la cellule où travaillait Dunstan, et le pria de lui faire quelque ouvrage de forge, que l'histoire ne désigne pas. Dunstan alluma aussitôt ses fourneaux, et mit ses tenailles au feu.
Pendant qu'il soufflait son charbon, le Diable prit diverses autres formes, et vint lui demander une multitude de choses, qui s'embrouillèrent tellement dans la mémoire du saint, qu'il ne savait plus par où commencer. Cependant tous ces ouvrages qu'on venait de lui commander pressaient extraordinairement; il les fallait dans la journée, et il était impossible de les faire en un mois.
Le Diable, en s'adressant tant de fois à la lucarne de Dunstan, en lui commandant tant de choses, en l'interrompant si souvent, n'avait que le désir de le mettre un peu en colère; après quoi, il se serait retiré content; mais il n'eut pas cette satisfaction, car on dit que Dunstan conserva toujours le plus grand flegme.
Après plusieurs autres métamorphoses, le Diable parut à la lucarne sous les traits d'un vieillard édenté, ridé, encapuchonné, avec de petits yeux rouges, une grande bouche, et une langue infatigable. La couleur de son nez était celle d'une écrevisse qui a passé par le feu. Sa barbe était blanche comme la laine. Il s'appuyait sur un bâton, et portait une bosse sur le dos. Il importuna long-temps le saint, en toussant à ses oreilles, et en lui contant des gaudrioles et de vieilles niaiseries. Enfin, il se retira en lui donnant de l'ouvrage.
Un instant après, nouveau déguisement: le Diable revient sous la forme d'un beau jeune homme; il disait des douceurs, avait une jolie bouche, mais un peu lascive, des yeux brillans, mais un peu fripons, les cheveux bien frisés, les oreilles parées de bijoux; en un mot, c'était un second Pâris. Il apportait encore de la besogne; mais, voyant que Dunstan le regardait de travers[240], qu'il tirait vigoureusement ses soufflets, et qu'il chauffait toujours ses tenailles sans rien répondre, le jeune homme s'éloigna.
[240] Dunstanus oculo contuetur obliquo.
Dunstan commençait à soupçonner quelque supercherie, et à croire que la même tête pouvait bien s'être coiffée de tous les bonnets qu'il venait de voir. Or, le Diable est seul capable d'opérer toutes ces métamorphoses… Le saint orfévre s'aperçut donc qu'il avait affaire avec le Diable, et se promit bien d'attraper l'ours sous la peau de contrebande qu'il avait prise.
En ce moment il vit entrer dans sa cellule une jeune fille extrêmement belle. Sa démarche était dégagée. Elle montrait à découvert une gorge blanche comme la neige, dont l'éclat était encore relevé par deux boutons de rose. Un peigne de grand prix retenait ses cheveux galamment disposés. Le Diable avait pris cette belle figure, ces lèvres fraîches, ces yeux séducteurs, pour éveiller au moins dans le cœur de Dunstan une flamme amoureuse.
Mais Dunstan était préparé à bien soutenir l'attaque. Ses tenailles étaient brûlantes et rouges comme le feu; il les saisit d'un tour de main, s'élance sur l'ennemi; et, malgré toute sa beauté, il prend impitoyablement la jeune fille par le nez…
Le Diable, se sentant brûlé et serré d'un poignet vigoureux, pousse un grand cri, cherche à battre en retraite, mais en vain: aucune force humaine ou diabolique ne peut le tirer des tenailles de Dunstan. Il reprend sa figure infernale, appelle tous les Diables à son secours, agite ses cornes, frappe l'air de sa queue, de ses poings, de ses cris, et se met sur les dents, sans avoir rien fait qui vaille. Cependant Dunstan, qui le tient sous sa main, le fustige impitoyablement, en poussant de pieux éclats de rire[241]… Enfin le malheureux capitule. On lui permet de regagner ses pénates… Il fuit couvert de honte, avec la désolante idée qu'il va se voir en butte aux brocards des autres démons[242].
[241] Pio risu vinctum flagellans.
[242] Angelini Gazæi pia hilaria, ex vitâ Sti. Dunstani, cap. 8.
Le père Angelin de Gaza termine ce conte, par cette apostrophe: