Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXIII.
LE MAGICIEN AMOUREUX.—CONTE NOIR.
Nihil istac opus est arte ad hanc rem…Fide et taciturnitate…Térence.
Ne cherchez dans ceci ni sens, ni concordance,Lecteur, admirez tout, et croyez en silence.
Il y avait à Antioche, dans le troisième siècle, une jeune vierge, nommée Justine, qui était fille d'un prêtre des faux dieux. Dans la maison voisine demeurait un diacre de l'église, qui forma le pieux dessein de convertir Justine. Tous les soirs donc le diacre et la jeune fille se mettaient à leur fenêtre; et là, à force d'entendre la lecture du saint Évangile, Justine se décida à embrasser le christianisme.
Sa mère, l'ayant appris, courut au lit de son époux, lui annonça le changement qui s'opérait dans leur fille, et se coucha avec lui pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire. Pendant que le prêtre des idoles dormait paisiblement avec sa femme, un crucifix leur apparut, environné de plusieurs anges, et leur dit:—Venez à moi, je vous donnerai le royaume des cieux… Les époux, s'éveillant alors, reçurent le baptême aussi-bien que leur fille.
Cependant Justine était molestée depuis quelque temps par un certain Cyprien, magicien insigne, qu'il est important de faire connaître. Ce jeune homme avait été consacré au Diable, dans sa septième année, par ses parens qui étaient idolâtres; il avait été élevé dans la connaissance intime des secrets de la magie, et il opérait une foule de prodiges par les forces toutes-puissantes de cet art infernal. On l'avait vu plusieurs fois changer les dames en jumens, et faire une foule de miracles pareils, par ses charmes et ses prestiges.
La beauté de Justine l'enflamma, comme bien d'autres, du plus ardent amour. Il eut recours à la magie, qui lui promettait une jouissance sûre et prompte. Un démon fut évoqué.—Que me veux-tu, dit l'habitant du sombre royaume, en paraissant aussitôt? Me voici prêt à te servir.—J'aime une jeune vierge d'Antioche, répondit Cyprien; ne peux-tu pas me l'amener, et faire en sorte qu'elle s'abandonne à mon amour?
—On prétend que j'ai perdu les hommes, répliqua le démon, et que rien ne m'est impossible quand il s'agit de nuire: néanmoins je n'ai pas assez de pouvoir, pour obliger une jeune fille à te donner des marques d'amour, si tu n'en es pas aimé[253]. Prends toutefois cette liqueur, répands-la autour de la maison de Justine; j'y pénétrerai pendant la nuit, et je ferai tous mes efforts pour la rendre amoureuse.
[253] Ces propres paroles du Diable démentent un peu ce qu'on dit de certains philtres, qui font aimer à l'extravagance un objet naturellement haï.
La nuit suivante, le démon entra dans la chambre de Justine, et s'efforça d'allumer dans son cœur l'amour libidineux. La jeune fille, sentant dans son intérieur des mouvemens impurs, soupçonna la présence de l'ennemi, et signa tout son corps du signe de la croix. Le démon terrassé prit la fuite; et Cyprien lui dit:—Pourquoi reviens-tu sans la jeune fille que je veux posséder?—Elle a fait un signe, répondit le démon; et ce signe redoutable m'a ôté toutes mes forces.—Va-t'en, répliqua le magicien, et envoie-moi un démon plus puissant que toi.
Le second démon parut aussitôt, et dit:—Je sais ce que tu demandes; c'est presque une chose impossible. J'essaierai cependant de te satisfaire. Je cours trouver Justine, et la remplir de désirs impurs… Le démon entra en même temps auprès du lit de Justine, et employa toute son adresse pour corrompre son cœur. Mais elle fit bien vite le signe de la croix, et souffla sur le démon, qui s'enfuit tout honteux.
—Eh bien! lui dit l'amoureux Cyprien, qu'as-tu fait de Justine?—Je suis vaincu, répondit le démon. Un signe terrible, que je crains de nommer, ma forcé à battre en retraite.—Va-t'en donc aussi, dit Cyprien; tu n'es qu'un bélitre… En achevant ces mots, il évoqua le prince des démons lui-même.—Que me veux-tu, dit-il en paraissant? Me voici prêt à t'obéir.—Il faut convenir que votre pouvoir est bien mince, répliqua Cyprien, puisqu'une jeune fille peut vous vaincre si facilement!…—Attends quelques instans, interrompit le roi de l'enfer; je vais moi-même attaquer celle que tu veux séduire. Je troublerai ses esprits par la fièvre et par toutes les ardeurs d'un amour frénétique; je la séduirai par des illusions et des songes; j'allumerai dans tous ses sens une flamme impudique, et je te l'amènerai au milieu de la nuit.
Le Diable prit alors la figure et le corps d'une jeune fille. Il alla trouver Justine, et lui dit:—Je viens à vous, ma sœur, attirée par votre bonne réputation; je veux, pendant quelques jours, profiter de vos saints avis, et garder comme vous ma virginité… Cependant (ajouta un instant après la fausse vierge), dites-moi, je vous prie, ma sœur, quelle sera notre récompense, pour avoir constamment résisté aux tentations de la chair?—Je ne puis pas vous le dire précisément, répondit Justine; tout ce que je sais, c'est que la récompense sera bien au-dessus des peines que nous aurons.—Mais, reprit le Diable, que pensez-vous de ce commandement de Dieu: Croissez et multipliez, afin de peupler la terre[254]?… Je crains bien, ma bonne amie, qu'en gardant notre virginité, nous ne devenions rebelles au commandement de Dieu, et qu'il ne nous punisse un jour de notre désobéissance, au lieu de nous récompenser d'une conduite qu'il n'a point approuvée…
[254] Crescite et multiplicamini, et replete terram. Genes., chap. 1.
Tout en parlant de la sorte, le Diable agissait invisiblement. Justine réfléchissait, et sentait naître dans son âme les plus violentes ardeurs de la concupiscence; elle en était si fort tourmentée, qu'elle se leva pour sortir. Mais, revenant bientôt en elle-même, elle pensa qu'elle pouvait bien être encore en face du Diable. Elle s'arma en conséquence du signe de la croix, et souffla sur l'ange de ténèbres, qu'elle avait pris d'abord pour une jeune fille. La fausse vierge s'évanouit à l'instant, et la tentation se dissipa.
Mais le prince des démons ne se tint pas pour vaincu. Tandis que Justine était couchée sur son lit, il rentra sous la figure d'un beau jeune homme, se jeta effrontément sur le lit de la courageuse vierge, et s'efforça de l'embrasser. Un nouveau signe de croix le força à disparaître. Il ne se retira pourtant pas encore; et, avec la permission de Dieu, il accabla Justine de maladies, et répandit la mortalité dans toute la ville d'Antioche. Il fit prédire en même temps, par les possédés, que cette mortalité ne cesserait que quand Justine consentirait au mariage. C'est pourquoi on voyait tous les jours une multitude de malades expirans se traîner à la porte de Justine, en la suppliant de prendre un époux et de sauver le peuple d'Antioche. Mais Justine ne voulut jamais y consentir, et la mortalité continua ses ravages pendant sept ans. Alors, comme la ville était sur le point d'être entièrement dépeuplée, et que le reste des habitans d'Antioche menaçait de tuer la vierge opiniâtre, Justine pria pour le peuple (à la fin de la septième année) et la peste cessa[255].
[255] Sed cùm Justina nullatenùs consentiret; et ex hoc mortem eidem omnes minarentur, septimo anno mortalitatis, ipsa pro eis oravit, et omnem pestilentiam propulsavit, etc.
Le Diable, voyant qu'il ne gagnait rien, et qu'il ne pouvait séduire Justine, résolut de ternir au moins sa réputation. Il prit donc la figure de cette fille, et se présenta à Cyprien, avec des regards amoureux. Le magicien, persuadé qu'il voyait celle qu'il aimait, s'écria:—Soyez la bien venue, charmante Justine… Mais à ce nom, le Diable, comme s'il eût été frappé de la foudre, s'évanouit en fumée.
Cyprien stupéfait ne perdit pas pour cela son amour. Il se déguisa tantôt en jeune fille, tantôt en petit oiseau, et alla faire sa cour lui-même pendant plusieurs jours; mais il ne fut pas plus heureux que le Diable. Cette faiblesse de la puissance infernale contre les chrétiens l'étonna; il renonça à la magie et au commerce de l'enfer. Il embrassa le christianisme, et mena une conduite si exemplaire, qu'il devint par la suite évêque d'Antioche. L'amour qu'il avait eu pour Justine se changea en estime et en amitié pures. Il établit un couvent de filles, dont Justine fut abbesse; et il put dès lors la voir sans crime[256].
[256] Legenda, opus aureum, Jacobi de Voragine, editio Claudii à Rotâ. Rothomagi, 1544, legenda 137.