Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XVII.
DE CEUX QUI NOUS ONT RAPPORTÉ DES NOUVELLES
DE L'ENFER.
Fabula nullius veneris, sine pondere et arteValidiùs oblectat populum…Horace.
Un conte absurde, informe, hasardé par des sots,Est toujours sûr de plaire, et trouve ses dévots.
—Quoiqu'on lise dans la Bible que nul mortel n'est revenu des enfers[199], nous apprenons cependant, par le témoignage des pieux théologiens, que plusieurs personnes dignes de foi ont fait ce voyage en chair et en os, pour nous en rapporter des nouvelles. De ce nombre est un bon religieux anglais, dont l'histoire a été écrite par un moine dévotieux, par Pierre-le-Vénérable, abbé de Cluni, et par Denys le chartreux[200].
[199] Sapientiæ, cap. 2.
[200] Petri venerabilis, de miracul.; et Dyonisii carthusiani, de quatuor novissimis, art. 47.
Ce voyageur privilégié parle, comme dans les romans, à la première personne. «J'avais saint Nicolas pour conducteur, dit-il; il me fit parcourir un chemin plat, jusqu'à un espace immense, horrible, peuplé de défunts qu'on tourmentait de mille manières affreuses. On me dit que ces gens-là n'étaient pas damnés, que leur supplice finirait avec le temps, et que je voyais le purgatoire. Je ne m'attendais pas à le trouver si rude; tous ces malheureux pleuraient à chaudes larmes, et poussaient de grands gémissemens. Les uns brûlaient dans un feu violent; les autres se baignaient dans des chaudières de soufre, de poix, de plomb et d'autres métaux, qui bouillonnaient vigoureusement et ne puaient pas moins. Les démons faisaient frire ceux-ci dans une poêle, et des serpens venimeux mordaient ceux-là avec de longues dents. Depuis que j'ai vu toutes ces choses, je sais bien que si j'avais quelque parent dans le purgatoire, je vendrais ma chemise, et je souffrirais mille morts pour l'en tirer.
»Un peu plus loin, j'aperçus une grande vallée où coulait un épouvantable fleuve de feu, qui s'élevait en tourbillons à une hauteur énorme. Au bord de ce fleuve il faisait un froid si glacial, qu'il est impossible de s'en faire une idée. Saint-Nicolas m'y conduisit, et me fit remarquer les patiens qui s'y trouvaient, en me disant que c'était encore le purgatoire.
»En pénétrant plus avant, nous arrivâmes en enfer. C'était un champ aride couvert d'épaisses ténèbres, coupé de ruisseaux de soufre bouillant, comme on le présume bien. On ne pouvait y faire un pas sans marcher sur des insectes hideux, difformes, extrêmement gros, et jetant du feu par les narines. Ils étaient là pour le supplice des pécheurs, qu'ils tourmentaient de concert avec les démons. Ceux-ci, avec des crochets de fer ardent, happaient les âmes pénitentes et les jetaient dans des chaudières, où ces pauvres âmes se fondaient avec les matières liquides. Après cela on leur rendait leur forme pour de nouvelles tortures.
»Ces tortures se faisaient en bon ordre, avec une variété infinie et une vitesse surprenante. Il est vrai que chacun était tourmenté selon ses crimes; les sodomites, par exemple, étaient obligés de se joindre charnellement, et d'une manière conforme à leurs anciens goûts, avec de grands monstres brûlans, à la mine épouvantable.
»Plus loin je remarquai, dans des bains chauds et dans des fournaises ardentes, les prieurs de moines qui expiaient leur intolérance, leur hypocrisie, et le peu de soin qu'ils avaient pris de leur troupeau. J'aperçus des religieux à qui les démons faisaient avaler des charbons, parce qu'ils avaient mangé des pommes et des prunes avec un sentiment de volupté damnable[201].
[201] On sait qu'un dévot doit tout manger en rechignant et trouver mauvaises les meilleures choses du monde. Quant aux religieux en question, on pourrait dire la niaiserie si connue qu'ils étaient en enfer pour des prunes.
»Je vis aussi des évêques cruellement punis, pour avoir mal gouverné leurs ouailles et abandonné leur diocèse à des vicaires. Je remarquai plusieurs prêtres impudiques; il y en avait peu dans le purgatoire, mais beaucoup en enfer. Je n'en fus point surpris, vu le grand nombre de fornications qu'ils commettent[202]. J'y vis encore des religieux. Les uns expiaient de grands crimes; les autres souffraient des tourmens, temporels à la vérité, en punition de ce qu'ils avaient été trop soigneux de la propreté de leurs mains, et qu'ils avaient perdu un temps précieux à rogner leurs ongles. Les abbés et les abbesses, qui avaient eu des amours sensuelles, n'étaient pas non plus épargnés. Je remarquai même, dans ces lieux de souffrance, un roi puissant, alors bien rapetissé; et à ma grande surprise, je reconnus, entre les griffes des Diables, un saint évêque dont les reliques faisaient des miracles…[203]. Après plusieurs spectacles aussi terribles je revins dans ma cellule, et je rentrai dans mon lit.»
[202] Pauci sacerdotes in purgatorii pænis, respectu eorum qui ubique terrarum Castimoniam polluant… Sed penè omnes æternaliter damnantur. (Dyonisii carth.) Le clergé était alors bien plus corrompu qu'aujourd'hui.
[203] Episcopum quemdam, qui fuerat religiosus et devotus… per quem etiam Dominus post mortem ipsius fecit quædam miracula; et tamen in pœnis adhuc fuit, etc. (Dyonisii carthus., art. 47, de purgat. et inferno).
—Un certain Bertholde, étant allé aux enfers, y trouva quarante et un évêques, qu'on faisait geler et bouillir tour à tour. Les plus tourmentés appelèrent Bertholde:—Recommandez à nos amis, lui dirent-ils, d'offrir pour nous le saint sacrifice… Bertholde le promit; et vit un peu plus loin l'âme du roi Charles-le-Chauve, qui était rongée par les vers.—Priez l'archevêque Hincmar de me soulager dans mes maux, dit Charles à Bertholde.—Volontiers, répondit celui-ci. Un peu plus loin, il vit l'évêque Jessé, que quatre Diables plongeaient alternativement dans un pot de poix bouillante et dans un puits d'eau glacée.—Ami, priez le clergé de s'intéresser à moi, dit-il à Bertholde.—Le bon homme s'en chargea; et, après avoir vu divers autres pécheurs qui se recommandèrent pareillement aux prières des fidèles, il revint sur la terre. Il s'acquitta de toutes ses petites commissions; on pria pour les patiens, et les patiens, dit-on, furent soulagés[204].
[204] Hincmari archiep. Epist., tom. II, pag. 806.
—Saint Patrice, primat d'Irlande, avait à faire à de si mauvais sujets, que les prodiges, les miracles réitérés, les menaces de l'enfer, les promesses d'un paradis plein de délices ne pouvaient les convertir à la foi. Pour toutes raisons, quand saint Patrice se mettait à les prêcher, les Irlandais avaient l'impiété de répondre:—Nous ne vous croirons, que si vous nous faites voir les joies du paradis et les tourmens de l'enfer.
Saint Patrice pria, et le seigneur lui fit voir un trou par lequel on entrait en purgatoire. Quelques-uns furent assez hardis pour y pénétrer, particulièrement un soldat, nommé Agneïus ou Egneïus. A peine y eut-il mis le pied, que les démons voulurent le jeter au feu, selon qu'ils en usent ordinairement envers les nouveaux venus. Il se tira de ce danger par un signe de croix. Alors les démons le conduisirent dans un grand champ, qu'un docteur extatique appelle la vallée de Misère. Cette vallée était pavée d'hommes et de femmes nues, fichées ventre à terre sur le sol, avec de grands clous au derrière. Des bandes de Diables couraient sur le dos de ces pauvres gens, et leur donnaient de temps en temps la discipline.
Après cela, Egneïus ou Agneïus entra dans une autre vallée, plus misérable encore, où se trouvaient des pécheurs, que d'énormes dragons dévoraient continuellement, sans les rendre plus maigres, comme faisait autrefois le vautour de Prométhée. D'autres avaient des serpens autour du corps, et ces serpens cherchaient à leur déchirer le cœur. Plusieurs étaient couchés sur le dos, portant chacun sur leur poitrine un grand crapaud qui ouvrait la gueule pour les avaler. Un crapaud qui avale un homme est quelque chose de bien monstrueux; aussi ceux-là, qu'un crapaud se disposait à avaler, poussaient-ils de grands cris d'effroi, en même temps qu'ils sanglotaient de douleur, en recevant le fouet de la main du Diable. Il paraît qu'on fustige aux enfers comme dans les couvens, car ce supplice est souvent rapporté dans les relations infernales des bons moines.
Au partir de là, on conduisit Agneïus ou Egneïus dans un troisième département. Là il vit une multitude de personnes de tout âge et de tout sexe que l'on fouettait encore, et qui souffraient à la fois les rigueurs de la gelée et les horreurs du feu. Ceux-là étaient si bien garnis de clous enfoncés dans leur chair, qu'on eût difficilement trouvé à placer une tête d'épingle sur tout leur corps.
Agneïus ou Egneïus entra ensuite dans la quatrième vallée, qui était celle des pendus. Les uns l'étaient par les pieds, les autres par les mains, ceux-ci par les cheveux, ceux-là par les oreilles, d'autres par le nez, quelques femmes par les mamelles, quelques hommes par les parties que la pudeur empêche de nommer; et tous avec des chaînes de fer, au milieu des tourbillons enflammés.
On en voyait aussi quelques-uns qui étaient au croc, au-dessus d'un bon brasier bien ardent. D'autres rôtissaient sur le gril; d'autres dans la poêle à frire; d'autres à la broche; d'autres enfin buvaient continuellement du plomb et des métaux fondus. Tous ces malheureux poussaient des cris effroyables. Après avoir vu encore d'autres horreurs, le soldat Egneïus ou Agneïus se trouva sur les bords d'un fleuve enflammé. On ne pouvait le traverser que sur un pont glissant comme du cristal, et pas plus large que le tranchant d'un rasoir. Agneïus ou Egneïus s'y hasarda en faisant le signe de la croix, et à mesure qu'il avança, il trouva le pont plus large. En arrivant à l'autre bord du fleuve, il fut tout surpris de se voir dans le séjour des élus.
La relation, si abondante sur ce qui se passe en enfer, ne dit rien de ce qu'il vit dans le ciel. Ce qui prouve bien que les auteurs de tous ces exécrables contes, ne voulaient fonder que sur la terreur le culte du Dieu de clémence. Il n'est pas besoin de dire qu'Agneïus ou Egneïus se purgea, dans le purgatoire, de ses habitudes vicieuses[205], qu'il revint sur la terre, et qu'il s'y comporta saintement[206].
[205] Rendez à César ce qui appartient à César. Ce misérable jeu de mots est la propriété de Denis le chartreux.
[206] Dyonisii carthusiani, de quatuor novissimis, art. 48.
—Un moine du neuvième siècle, nommé Vétin ou Guétin, fut conduit par un ange dans les enfers. Il y remarqua divers supplices tout-à-fait admirables. Il vit, à sa grande surprise, des prélats et des prêtres fornicateurs, attachés à de grandes potences et brûlés à petit feu, avec les femmes qui avaient été leurs complices dans le péché. Il reconnut, dans des boîtes de plomb, des moines qui avaient été assez impies pour s'approprier l'argent de leur communauté. Il aperçut en purgatoire le grand empereur Charlemagne. Après avoir tout bien examiné, il demanda à l'ange quel était le plus grand crime aux yeux de Dieu. L'ange lui répondit, en le reconduisant dans sa cellule, que c'était la sodomie. Vétin le répéta à ses confrères les moines, quand il les revit, et mourut en racontant les aventures de son voyage[207].
[207] Sæcul. IV. Benedict. part. I. Visio Vetini seu Guetini. Voyez le Dictionnaire infernal aux mots Enfer, Miracles, Visions, etc.
—Le landgrave de Thuringe venait de mourir. Il laissait après lui deux fils à peu près du même âge, Louis et Herman. Louis, qui était l'aîné et le plus religieux (puisqu'il mourut dans la première croisade), publia cet édit, après les funérailles de son père:—Si quelqu'un peut m'apporter des nouvelles certaines sur l'état où se trouve maintenant l'âme de mon père, je lui donnerai une bonne ferme…
Un pauvre soldat, ayant entendu parler de cette promesse, alla trouver son frère qui passait pour un clerc distingué, et qui avait exercé pendant quelque temps la nécromancie. Il chercha à le séduire par l'espoir de la ferme qu'ils partageraient amicalement.—J'ai quelquefois évoqué le Diable, répondit le clerc, et j'en ai tiré ce que j'ai voulu; mais le métier de nécromancien devient trop dangereux, et il y a long-temps que j'y ai renoncé.
Cependant l'idée de devenir riche surmonta les scrupules du clerc; il appela le Diable, qui parut aussitôt et qui demanda ce qu'on lui voulait.—Je suis tout honteux de t'avoir abandonné depuis tant de temps, répondit le nécromancien; mais il vaut mieux tard que jamais, je reviens à toi. Indique-moi, je te prie, où est l'âme du landgrave mon ancien maître?—Si tu veux venir avec moi, dit le Diable, je te la montrerai.—J'irais bien, répondit le clerc, mais je crains trop de n'en pas revenir.—Je te jure par le Très-Haut, et par ses décrets formidables, dit le démon, que, si tu te fies à moi, je te conduirai sans méchef auprès du landgrave, et que je te ramènerai ici sans égratignure[208]…
[208] Juro tibi per altissimum, et per tremendum ejus judicium, quià si fidei meæ te commiseris, etc.
Le nécromancien, rassuré par un serment aussi solennel, monta sur les épaules du démon, qui prit aussitôt son vol, et le conduisit à l'entrée de l'enfer. Le clerc eut le courage de considérer à la porte ce qui s'y passait, mais il n'eut pas la force d'y entrer. Il n'aperçut qu'un pays horrible, et des damnés tourmentés de mille manières. Il remarqua surtout un grand diable, d'un aspect effroyable, assis sur l'ouverture d'un puits, qui était fermé d'un large couvercle; et ce spectacle le fit trembler. Cependant le grand Diable cria au démon qui portait le clerc:—Que portes-tu là sur tes épaules; viens ici que je te décharge!—Non, répondit le démon; celui que je porte est un de nos amis; je lui ai juré par votre vertu, que je ne lui causerais aucun mal; et je lui ai promis que vous auriez la bonté de lui faire voir l'âme du landgrave son ancien maître, afin qu'à son retour dans le monde, il publie partout votre grande puissance.
Le grand Diable, plein de respect pour les sermens, ouvrit alors son puits, et sonna du cornet à bouquin[209], avec tant de vigueur et de force, que la foudre et les tremblemens de terre ne seraient qu'une musique fort douce en comparaison. En même temps, le puits vomit des torrens de soufre enflammé, et au bout d'une longue heure l'âme du landgrave, qui remontait du gouffre au milieu des tourbillons étincelans, montra sa tête au-dessus du trou, et dit au clerc:—Tu vois devant toi ce malheureux prince, qui fut autrefois ton maître, et qui voudrait maintenant n'être jamais né…
[209] Buccinavit tam validè…
Le clerc répondit:—Votre fils est curieux de savoir ce que vous faites ici, et s'il peut vous aider en quelque chose?—Tu sais où j'en suis, reprit l'âme du landgrave, je n'ai plus guère d'espérance; cependant, si mes fils veulent rendre aux églises certaines possessions que je te vais nommer, et qui m'appartenaient injustement, ils me soulageront bien. Le clerc répondit:—Seigneur, vos fils ne me croiront pas.—Je vais te dire un secret, répliqua le landgrave, qui n'est connu que de moi et de mes fils.
En même temps, il nomma les possessions qu'il fallait rendre, les églises à qui il fallait les restituer, et il donna le secret qui devait prouver la véracité du clerc.
Après cela, l'âme du landgrave rentra dans le gouffre, le puits se referma, et le nécromancien revint dans la Thuringe, monté sur son démon. Mais, à son retour de l'enfer, il était si défait et si pâle, qu'on avait peine à le reconnaître. Il raconta aux princes de Thuringe ce qu'il avait vu et entendu; et cependant il ne voulurent point consentir à restituer les possessions que leur père les priait de rendre aux églises. Seulement le landgrave Louis dit au clerc:—Je reconnais que tu as vu mon père et que tu ne me trompes point, aussi te vais-je donner la récompense que j'ai promise.—Gardez votre ferme pour vous, répondit le clerc; moi je vais songer à mon salut. En effet, il se fit moine de Cîteaux[210].
[210] Césarius, moine d'Heisterbach, de l'ordre de Cîteaux. Miracles illustres, liv. 1er, chap. 34.
—Voici encore une histoire bien véritable, dit le P. Angelin de Gaza; elle est rapportée par le savant Maillard. Un saint homme, étant allé aux enfers, en visita l'infirmerie. Entre autres malades, il remarqua un prince infernal des mieux encornés[211]. Il était couché sur un matelas d'airain chauffé par le feu; son oreiller, qui était de fer rouge, se trouvait rempli de charbons enflammés en guise de plumes; sa couverture était un tissu de soufre bouillant. Il était entouré de démons à longues queues, qui lui apportaient des bouillons de poix fondue et bien chaude, et des clystères de même liqueur. On lui donnait aussi des fricassées de hiboux et de crapauds, dont il ne voulait point; et les médecins disaient que la maladie serait longue, quand on chassa le saint homme de l'infirmerie[212]…
[211] Deque cornutissimis…
[212] Angelini Gazæi pia hilaria, post conciones quadr. Maillardi.
—Un soldat, nommé Tondal, fut conduit par un ange dans les enfers. Il vit et sentit les tourmens qu'on y éprouve; et son récit est d'autant plus digne de foi, qu'il parle d'après sa propre expérience: experto crede Roberto.
L'ange le conduisit dans un grand pays ténébreux, couvert de charbons ardens. Le ciel de ce pays était une immense plaque de fer brûlant, qui avait neuf pieds d'épaisseur. Il vit d'abord le supplice de plusieurs âmes, qu'on mettait dans des pots bien fermés, et qu'on faisait fondre comme du beurre.
Après cela, il arriva au pied d'une haute montagne, chargée de neige et de glaçons sur le flanc droit, couverte de flammes et de soufre bouillant sur le flanc gauche. Les âmes qui s'y trouvaient passaient alternativement des bains chauds aux bains glacés, et sortaient de la neige pour entrer dans la chaudière enflammée. Les démons de cette montagne avaient des fourches de fer et des tridens rougis au feu, avec lesquels ils emportaient les âmes d'un lieu à l'autre.
Tondal vit ensuite une grande multitude de pécheurs et de pécheresses, plongés jusqu'au cou dans un lac de poix et de soufre fondus. Un peu plus loin, il se trouva devant une bête terrible, d'une grandeur extraordinaire. Cette bête se nommait l'Acheron[213]. Elle vomissait des flammes et puait considérablement. On entendait dans son ventre des cris et des hurlemens d'hommes et de femmes. L'ange, qui avait sans doute ordre de donner à Tondal une petite leçon, se retira à l'écart, sans que ce soldat s'en aperçût, et le laissa seul devant la bête. Aussitôt une meute de démons se précipita avidement sur Tondal, le saisit, et le jeta dans la gueule de la grosse bête, qui l'avala comme une lentille.
[213] Quæ Achæron appellabatur…
Il est impossible d'exprimer tout ce qu'il souffrit dans le ventre de ce monstre. Il s'y trouva dans une compagnie extrêmement triste, composée d'hommes, de femmes, de chiens, d'ours, de lions, de serpens, et d'une foule d'autres animaux inconnus, qui mordaient cruellement les âmes, et n'épargnèrent point le malheureux voyageur. Il y reçut encore le fouet, de la main des démons. Il y éprouva assez long-temps les horreurs d'un grand froid, la puanteur du soufre brûlé, ainsi que d'autres désagrémens, dont le détail serait trop long.
L'ange vint enfin le tirer de là, et lui dit:—Tu viens d'expier tes petites fautes d'habitude. Mais tu as autrefois volé une vache à un bon paysan, ton compère: la voilà cette vache. Tu vas la conduire de l'autre côté du lac qui est devant nous… Tondal vit en même-temps une vache indomptée à quelque pas de lui, et il se trouva sur le bord d'un étang bourbeux, qui agitait ses flots avec fracas. On ne pouvait le traverser que sur un pont si étroit, qu'un homme en occupait toute la largeur avec ses deux pieds.
—Hélas! dit en pleurant le pauvre soldat, comment pourrai-je traverser, avec une vache, ce pont où je n'oserais me hasarder seul?—Il le faut, répliqua l'ange… Alors Tondal, après bien des peines, saisit la vache par les cornes, et s'efforça de la conduire au pont. Mais il fut obligé de la traîner; car lorsque la vache était debout, en disposition de faire un pas, le soldat tombait de sa hauteur; et quand le soldat se relevait, la vache s'abattait pareillement. Ce ne fut donc qu'en tombant et se relevant tour à tour, en se traînant l'un l'autre, en suant à grosses gouttes, et en divertissant les démons, que l'homme et la vache arrivèrent au milieu du pont.
Alors Tondal se trouva nez à nez avec un autre homme qui passait le pont comme lui. Il était chargé de gerbes, qu'il avait eu la mauvaise foi de ne pas payer à son curé, et qu'il était condamné de porter à l'autre bord du lac. Il pria le soldat de lui livrer passage; et Tondal le conjura de ne pas l'empêcher de finir une pénitence qui lui avait déjà tant donné de peines. Mais personne ne voulut reculer; et après qu'ils se furent disputés assez long-temps, ils s'aperçurent tous deux, à leur grande surprise, qu'ils avaient traversé le pont tout entier, sans faire un pas… L'ange conduisit alors Tondal dans d'autres lieux plus intéressans, mais non moins horribles, et le ramena ensuite dans son lit. Il se leva, et se conduisit depuis en bon et benoît chrétien[214].
[214] Dyonisii carthusiani, art. 49.—Hæc prolixiùs describuntur in libello qui visio Tondali nuncupatur.
—Ce chapitre serait immense, si l'on avait analysé ici tous les voyages aux enfers que les dévots admettent comme authentiques. Mais on y trouve partout de si horribles détails, que l'on craint déjà d'en avoir fatigué le lecteur. Celui qui a les nerfs à toute épreuve, et qui désire connaître des choses mille fois plus affreuses que les supplices de l'inquisition, peut chercher des sentimens d'horreur dans le quatrième livre des révélations de sainte Brigitte, pourvu qu'il lise le latin.
Quelques personnes se félicitent sans doute de vivre dans un siècle où l'on ne donne plus pour la vérité des monstruosités comme celles qu'on vient de voir, (quoique bien adoucies dans la traduction); que ces personnes lisent, si elles en ont le courage, les révélations de sœur Nativité, qui viennent de paraître, avec le plus grand succès, chez les dévots, en trois forts volumes. On y trouvera des absurdités dignes du treizième siècle, et des impudences incompréhensibles dans le nôtre.