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Le diable peint par lui-même

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CHAPITRE IX.
LE DIABLE ET SAINT DOMINIQUE.
CONTE BLEU[116].

Tantæ ne animis cælestibus iræ?

Virgile.

Pourquoi ce long tourment? qu'a fait ce pauvre diable?…
Un saint homme a-t-il donc le cœur inexorable?…

[116] Ex vitâ S. Dominici, lib. II, cap. 7; et IV, inter R. P. angelini Gazæi pia hilaria.

Un soir que saint Dominique préparait dans le recueillement un de ces sermons qui ont produit de si heureux effets[117], il entendit tout à coup un léger bruit, et vit tomber de sa cheminée, dans sa chambre, un petit démon noir comme un ramoneur[118]. Mais il ne le vit point dans sa forme naturelle; car l'esprit infernal n'eut pas plutôt aperçu Dominique, qu'il prit la figure d'un singe. Or, il y avait dans la conformation de ce singe une laideur si bizarre, que saint Dominique n'eût pu s'empêcher d'en rire, s'il se fût donné la peine de l'examiner. Il avait les yeux petits, jaunes, louches, enfoncés; et cherchait la Picardie en Champagne, comme dit le proverbe français. Son nez était retroussé jusqu'au front; ses lèvres ressemblaient à des croûtes de pâté; tout son corps était couvert de poils, à l'exception des fesses; et il puait le bouc à une demi-lieue.

[117] Rem suo bonam Gregi! St. Dominique prêcha la Croisade contre les Albigeois, et institua la sainte inquisition.

[118] Un docteur, du dernier siècle, a cherché long-temps pourquoi les démons descendent par la cheminée? Cette savante question est résolue dans le révérend père Angelin de Gaza, qui dit pertinemment que les démons prennent un chemin ténébreux parce qu'ils sont noirs. (Nigros nigra decent ostia.)

Il entra dans la cellule du saint, comme un bouffon de comédie entre en scène, c'est-à-dire, en faisant mille gambades, et en tournant sans raison, tantôt à droite, tantôt à gauche. Puis, il se mit à marcher comme les quadrupèdes, à jouer de la pate comme les jeunes chats, à frapper de la tête contre les murailles, comme font les beliers, à s'asseoir par terre comme les enfans, à s'agenouiller comme les moines, etc. Tous ces tours étaient entremêlés de grands sauts, et variés à l'infini.

Comme saint Dominique écrivait toujours, sans s'occuper de ce qui se passait dans sa chambre, le petit démon s'en approcha par derrière pour lui jouer quelque malice. On pouvait tirer le saint homme par sa robe, le troubler dans son travail, déranger son fauteuil, éteindre sa chandelle, jeter ses livres au feu et ses papiers au vent; c'est bien ce que cherchait le démon: c'est aussi ce qu'il n'osait exécuter. Le saint était saint; et ces gens-là ne sont pas toujours faciles. Deux fois le malin singe avança la pate pour secouer la robe de Dominique: deux fois la pate craintive refusa le service. Trois fois il voulut tirer le fauteuil et mettre le saint à terre: trois fois la peur le fit reculer.

Cependant Dominique voyait tout, et ne disait mot. Le démon, croyant qu'il l'épiait, se retira au fond de la cellule, en lui lâchant les plus admirables grimaces[119]. Au bout d'un instant, il fait de son ventre un tambour, de son nez un hautbois, et danse en trépignant avec son ombre. Ensuite, remarquant que le saint était immobile, et qu'il pouvait bien avoir peur aussi, le petit démon prit plus de hardiesse, et sauta sur la table où Dominique écrivait.

[119] Mirus morio figmenta mira factitat miris modis.

Alors enfin le saint prêcheur ouvrit la bouche: «Reste là sans bouger, dit-il au singe infernal, et tiens-moi la chandelle; je te l'ordonne…»

Le pauvre Diable est forcé d'obéir. D'une main il ôte humblement son bonnet; de l'autre il prend la chandelle dans le chandelier, et ne remue pas plus qu'un terme, depuis la plante des pieds jusqu'aux épaules. Mais sa tête ne demeurait pas dans l'inaction. Comme elle était encore libre, le petit démon faisait craquer ses dents, imitait avec ses lèvres le son du cornet à bouquin, tendait au saint une langue d'un pied et demi, ouvrait une bouche effroyable, et cherchait en même temps à se débarrasser de la chandelle; mais ses efforts étaient vains; elle semblait désormais inséparable de sa main.

Néanmoins Dominique ne cessait d'écrire en silence; le démon faisait ses grimaces, et la chandelle se consumait. Bientôt elle approche de sa fin; elle touche déjà les doigts qui la tiennent; brûle, pauvre démon, brûle; c'est ta destinée!… Mais la farce devient tragique[120]; le singe déguisé cherche à reprendre sa forme naturelle, et n'y peut réussir; il veut jeter bien loin de lui la mèche enflammée, et s'agite inutilement; il invoque les démons à son aide: ses cris se perdent, et personne ne vient. Son désespoir redouble en voyant le saint rire sous cape[121] de sa souffrance et de ses larmes.

[120] Comœdus esse desinit; tragædus est Dæmon.

[121] Sub cucullo ridere.

Enfin Dominique s'attendrit; et, déchargeant un coup de bâton sur les fesses du singe, il lui permet de partir. Le démon pousse un dernier cri, et disparaît plus vite que l'éclair[122].

[122] Comme la peinture sacrée s'emparait autrefois de tous ces sujets édifians, on voyait au grand cloître des Jacobins, à Paris, St. Dominique, qui, pour punir le Diable d'avoir voulu l'empêcher d'étudier, ainsi qu'on vient de lire, le forçait à tenir un petit bout de chandelle, qui lui brûlait les doigts, sans qu'il osât l'éteindre; de quoi ce pauvre Diable faisait cent grimaces, comme dit Sauval. (Cahier des amours, page 37.)

Le révérend père Angelin de Gaza ajoute, qu'en rentrant aux enfers, après sa mésaventure, le petit démon fut condamné à boire mille pleins verres de soufre bouillant, et à recevoir cent coups de gaule sur le dos. Mais, sauf le respect que nous lui devons, le révérend père Angelin de Gaza a pris cela sous son bonnet, n'ayant pas encore fait le voyage d'un pays, dont il défigure les coutumes. D'ailleurs on sait, par l'avant-propos de cet ouvrage, que le Diable aux doigts brûlés était Satan en personne; et qu'un monarque de sa trempe ne se laisse pas volontiers fustiger dans son royaume.

La légende dorée ajoute encore à ces beaux traits, qu'avant de renvoyer le Diable, saint Dominique lui demanda comment il s'y prenait pour tenter les moines?—«Voici la chose en deux mots, répondit le démon; ils vont tard aux offices, et en sortent de bonne heure; ils dorment la grasse matinée, et ils s'occupent la nuit de pensées charnelles; ils mangent plus qu'ils ne doivent, quand ils sont au réfectoire; ils se disputent dès qu'ils peuvent parler, et jasent comme des pies dans les momens de silence. A des gens moins fins que vous, on dirait que tous ces défauts sont de l'essence de l'homme; mais vous autres théologiens, vous savez que c'est le Diable qui fait tout cela, et qu'il tente partout, hormis la chapelle et le confessionnal[123]

[123] Legenda aurea Jacobi de Voragine, leg. 108.

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