Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXVII.
QUATRE HISTOIRES ÉDIFIANTES.
Io LES PRESTIGES.
Un hérétique allemand, voulant attirer dans son parti un bon frère prêcheur, lui promit de le mener au ciel quand il en aurait la fantaisie, et de lui faire voir la sainte Vierge et les saints autour de Jésus-Christ. Cette proposition était trop séduisante pour que le frère prêcheur eût seulement la pensée de la refuser: les deux compagnons prennent jour, et se préparent au voyage. Mais comme le frère prêcheur savait qu'il avait à faire à un hérétique, et qu'on pouvait le tromper par quelques prestiges, il eut soin de porter sur lui une hostie dans une petite boîte.
Le jour désigné étant venu, le frère alla trouver son conducteur, qui le fit grimper au sommet d'une montagne très-élevée, et l'introduisit dans un palais éblouissant, lumineux, magnifique et tout couvert de pierreries. Les deux compagnons entrèrent dans une grande salle, et y trouvèrent, assis sur un trône, un prince tout radieux, couronné d'étoiles et beau comme le jour. Il y avait, à côté de lui, une belle princesse, et autour du trône un foule d'officiers majestueux et pleins de grâces.
L'hérétique s'inclina profondément, se mit à genoux et adora. Mais le frère commença par bien examiner les visages qui étaient devant lui, car il se piquait de connaître les gens à la physionomie. Son conducteur, impatienté de le voir si long-temps debout, se retourna vers lui:—Mettez-vous donc à genoux, lui dit-il à demi-voix, et adorez comme il faut Jésus-Christ, sa mère, et tous ces saints-là, qui sont nos supérieurs.—Un instant, répondit le frère… Alors il fouilla dans sa poche, tira sa boîte, prit son hostie, et dit à la belle princesse, qui était auprès du beau prince:—Si vous êtes la mère de Dieu, voici votre fils que je tiens dans mes doigts; adorez-le, et puis je vous adorerai?…
A peine eut-il prononcé ces paroles, que le palais, la salle, le trône, le roi, la princesse, les officiers, tout disparut, et les deux compagnons se trouvèrent perdus dans une caverne obscure… Ils en sortirent après bien des peines, et l'hérétique rentra dans le sein de l'église orthodoxe[268].
[268] Libri apum, annus 1231.—Mathæi Tympii premia virtut., pag. 123.—Pic de la Mirandole raconte une histoire à peu près semblable à celle-là; mais au lieu d'être un moine, son héros est un prêtre séculier.
Il faut convenir que les Diables avaient mis une grande adresse dans cette représentation (car on sent que cette mascarade était leur ouvrage), et que de bien fins s'y seraient laissé tromper! Mais les frères prêcheurs étaient d'habiles gens.—Quant à la précaution de celui-là, dont on vient de lire l'aventure, elle nous apprend encore que la méfiance est mère de la sûreté, comme dit La Fontaine.
IIo MORT DE GUILLAUME LE ROUX.
Guillaume-le-Roux, fils de Guillaume-le-Conquérant, et roi d'Angleterre dans le onzième siècle, était un prince abominable. Figurez-vous un tyran sans foi ni loi, athée, blasphémateur, et tout-à-fait démoralisé. Il fit autant de mal à l'église d'Angleterre que son père lui avait fait de bien. D'abord il chassa l'évêque de Cantorbéri, et ne voulut point que ce siége fût rempli de son vivant, afin de profiter des grands revenus qui y étaient attachés. Ensuite, il laissa les prêtres dans la misère, et condamna les moines à la dernière pauvreté. Enfin, il entreprit des guerres injustes et se fit généralement détester. Or de pareils excès mènent toujours à une mauvaise fin.
Un jour que Guillaume-le-Roux était à la chasse (en l'année 1100, dans la 44e de son âge et la 13e de son règne), il fut tué d'une flèche lancée par une main invisible; et, pendant qu'il rendait le dernier soupir, le comte de Cornouailles, qui s'était un peu écarté de la chasse, vit un grand bouc noir et velu, qui emportait un homme nu, défiguré et percé d'un trait de part en part… Le comte ne s'épouvanta point de ce hideux spectacle. Il cria au bouc de s'arrêter, et lui demanda qui il était, qui il portait, où il allait? Le bouc répondit:—«Je suis le Diable, j'emporte Guillaume-le-Roux, et je vais le présenter au tribunal de Dieu, où il sera condamné, pour sa tyrannie, à venir avec nous[269]…»
[269] Mathæi Tympii præmia virtutum.—Mathieu Pâris, Historia major, tom. II. Cette aventure, et la mort du comte de Foulques, qui se trouvera plus loin, auraient dû faire partie du chapitre de ceux qui ont eu le cou tordu par le Diable, etc.; mais puisqu'elles sont ici, on voudra bien les y laisser.
Voilà ce que rapportent plusieurs historiens pieux. Il est vrai que, selon d'autres, le prince Henri, frère de Guillaume-le-Roux et son successeur, aurait convoité le trône; et que conséquemment il aurait fait tuer son frère par un cavalier de sa maison; qu'il aurait publié ensuite l'aventure du bouc, pour pallier l'assassinat; et qu'on l'aurait reçue dans le temps, à cause de la crédulité qui était grande, et de la haine qu'on portait généralement au défunt.—On en croira ce qu'on voudra. Comme Guillaume-le-Roux ne valait pas grand'chose, nous ne nous en occuperons pas davantage.
IIIo L'INTERROGATOIRE.
Tandis qu'on faisait des miracles autour du corps du pape Léon IX, canonisé depuis peu de jours, une femme de la Toscane, coupable de certains péchés qu'on ne nomme pas, osa entrer dans l'église avec la foule. Aussitôt le Diable, qui s'était posté dans son corps, se mit à crier, par la bouche de cette femme:—O saint Léon! pourquoi voulez-vous me resserrer si étroitement? Je ne vous ai jamais fait de tort…
On conduisit aussitôt la possédée auprès du corps saint; et les évêques qui se trouvaient là dirent au démon:—Réponds, maudit; comment t'es-tu logé dans le corps de cette femme? et qui t'a donné le pouvoir de tourmenter les chrétiens?…
Le démon répondit:—Les miens et moi, nous sommes chargés de tenter les chrétiens, de perdre leurs âmes, et de les obséder jusqu'à ce qu'ils se soumettent à nos lois. Quand ils se rendent à nos avis, nous les possédons, et nous nous campons dans leur corps, comme dans un gîte préparé pour nous; mais vous concevez que cela se fait à petit bruit, de peur d'effrayer les personnes timorées.
—C'est très-bien, répartit un prêtre; mais après cela, pourquoi faites-vous connaître votre présence? Réponds, scélérat… Le démon répondit:—D'abord, quand nous sommes maîtres du poste, nous y amenons l'indolence, la paresse et la gourmandise; et si la personne qui nous loge passe son temps à dormir et à manger, les choses vont bien, et nous sommes bien payés de nos prévôts. Mais, dans la suite, si l'on nous mène à l'église parmi les bons catholiques, nous sommes forcés de nous en éloigner, et nous tourmentons le corps qui nous loge pour l'obliger à sortir.
—Fort bien, ajouta un évêque; je t'adjure maintenant de nous dire si le pape Léon est parmi les saints?—Ah! vieux sorcier, s'écria le Diable; tu parles-là de notre plus terrible ennemi. Il a conduit plus de gens au ciel que nous n'en traînons aux enfers. Il nous chasse de tous côtés, nous poursuit partout, et je vois déjà qu'il va me faire détaler d'ici. C'est un grand malheur pour nous qu'il soit si puissant dans le ciel…
Comme le Diable disait ces mots, une méchante femme qui se trouvait là eut l'impiété de dire:—Quand le pape Léon chassera les démons, je serai reine… Mais elle avait à peine achevé son horrible phrase, que le Diable sortit de la possédée de Toscane, et se jeta, à corps perdu, dans la blasphématrice, qu'il commença de tourmenter vertement. Il est probable que saint Léon eut assez d'indulgence pour la délivrer. Toutefois l'histoire ne le dit pas [270].
[270] Bollandi Acta Sanctorum; aprilis 19, cap. 2, Leon IX.
IVo ENCORE UN TOUR AUX ENFERS.
Quoique l'auteur du petit livre mystique, intitulé Dieu seul, ait dit, page 136, que Dieu est le meilleur des pères, et qu'ainsi ce n'est pas notre affaire de nous mettre en peine de l'enfer ou du paradis; comme l'auteur du très-admirable livre, intitulé Pensez-y mieux, a soutenu, page 4, que c'est l'affaire et la grande affaire des parfaits et des commençans en dévotion, nous allons donner encore une description de l'enfer, pour retenir efficacement, par cette peinture terrible, les tièdes qui s'approchent trop inconsidérément du précipice.
Un homme qui s'appelait Réparé, et un soldat qui se nommait Étienne, firent, avant de mourir, et par une grâce toute spéciale, le voyage de l'autre monde. Ils virent, dans une grande caverne, quelques démons qui élevaient un bûcher, pour y brûler l'âme d'un prêtre nommé Tiburce, qui avait commis de grandes impudicités.
Ils aperçurent, un peu plus loin, une maison enflammée, où l'on jetait un grand nombre d'âmes coupables, et ces âmes brûlaient comme du bois sec. Il y avait auprès de cette maison une grande place, fermée de hautes murailles, où l'on était continuellement exposé au froid, au vent, à la pluie, à la neige, où les patiens souffraient une faim et une soif perpétuelles sans pouvoir rien avaler. On dit à l'homme qui se nommait Réparé, et au soldat qui s'appelait Étienne, que ce triste gîte était le purgatoire.
A quelques pas de là, ils furent arrêtés par un grand feu, qui s'élevait jusqu'au ciel du pays; et ils virent arriver un Diable qui portait un cercueil sur ses épaules. Réparé, qui aimait probablement à s'instruire dans ses voyages, demanda pour qui on allumait le grand feu. Mais le démon qui portait le cercueil, déposa sa charge, et la jeta dans les flammes, sans dire un mot. La bière se consuma, et on aperçut le corps d'un moine. Alors le Diable dit à Réparé:—«Vous voyez cet homme là? Eh bien! il avait fait vœu de chasteté; et il a violé une jeune fille, qui était venue lui demander le baptême. Aussi nous l'allons bien corriger.»
Les deux voyageurs passèrent; et, après avoir parcouru divers autres lieux, où ils remarquèrent plusieurs scènes infernales, plus terribles les unes que les autres, ils arrivèrent devant un pont, qu'il fallut traverser. Ce pont était bâti sur un fleuve noir et bourbeux, dans lequel on voyait barbotter plusieurs défunts d'un aspect effroyable. On l'appelait le pont des épreuves, parce que celui qui le passait sans broncher était juste et entrait dans le ciel; au lieu que le pécheur tombait dans le fleuve, avec les gens de son espèce.
Quoique ce pont n'eût pas six pouces de largeur, on dit que Réparé le traversa heureusement. Mais le pied d'Étienne glissa au milieu du chemin, et ce pied fut aussitôt empoigné par des hommes noirs qui l'attirèrent à eux. Le pauvre soldat se croyait perdu, quand des anges arrivèrent à tire-d'ailes, qui saisirent Étienne par les bras, et le disputèrent aux hommes noirs. Après de longs débats, les anges furent les plus forts, et emportèrent le soldat, à demi disloqué, de l'autre côté du pont. «Vous avez bronché, lui dirent-ils ensuite, parce que vous êtes trop lubrique; et nous sommes venus à votre secours, parce que vous faites l'aumône.»
Les deux voyageurs virent alors le paradis, dont les maisons étaient d'or, et les campagnes couvertes de fleurs odorantes; et les anges les renvoyèrent sur la terre, en leur recommandant de conter aux hommes ce qu'ils avaient vu[271].
[271] Historia tripart. post Gregorii, dialog. 4.—G. Bloock, post Dyonisii Carth. colloquium de particulari judicio, art. 20.