Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XIV.
LA MORT DE JULIEN L'APOSTAT.—HISTOIRE TRAGIQUE.
Tu id quod boni est excerpis, dicis quod malis est.Térence.
Oublions ses vertus et cherchons ses forfaits.Il était juste, grand, généreux, sage…, maisHérétique, apostat, d'une conduite impure…Il fut tué par Satan, ou bien par saint Mercure.
Ce serait abuser de la complaisance du lecteur, que de lui rapporter ici l'histoire de Julien l'apostat. On se permettra seulement de comparer en peu de mots les sentimens de ceux qui ont écrit sur son compte.
Selon des gens exagérés, Julien fut grand dans tout ce qu'il fit. Selon les sages historiens, il fut un peu variable dans sa philosophie, inconstant dans ses manières de penser et d'agir; au reste, grand capitaine, bon prince, extrêmement instruit et très-avide de sciences. On remarque, en lisant ses ouvrages, qu'il n'ignorait rien de ce qu'il fallait savoir alors, pour être un savant universel. Mardonius, son gouverneur, avait pris soin de former son cœur à la vertu et à la sagesse; et, en cultivant l'esprit de son élève, il s'était appliqué surtout à lui inspirer de la modestie, du mépris pour les plaisirs des sens, de l'aversion pour les spectacles qui déshonoraient les Romains, de l'estime pour une vie sérieuse, et du goût pour la lecture. Aussi, dès son enfance, Julien déploya beaucoup de goût pour les sciences, et montra de bonne heure un génie vif, ardent, insatiable. Dans ses expéditions militaires, il fit preuve d'une valeur qui allait jusqu'à la témérité. Il se conduisit en bon général, dès sa première campagne, quoiqu'il fût sans expérience; mais il avait son génie et l'étude. En 355, il fut nommé César et préfet général des Gaules. Il chassa les barbares qui ravageaient ce pays, et vainquit sept rois allemands auprès de Strasbourg. Il corrigea aussi les abus qui s'étaient introduits dans le gouvernement des Gaulois, réprima l'avarice des gens en place et se fit aimer généralement des soldats et du peuple.
Constance, à qui les succès de Julien donnaient de l'ombrage, voulut lui retirer une partie de ses troupes; mais le général était aimé: les troupes se mutinèrent et proclamèrent Julien empereur, malgré sa résistance.
Constance, indigné de ce qui se passait, songeait à en tirer vengeance, lorsque la mort vint lui en ôter les moyens. Julien se rendit aussitôt en Orient, où il fut reconnu empereur, comme il venait de l'être en Occident. Il permit le libre exercice de tous les cultes, et ne persécuta guère que les séditieux. Il est vrai qu'il se fit païen, après avoir été chrétien hérétique; mais on lui doit un peu de ménagement pour sa clémence. Par exemple, un jour qu'il consultait Apollon, près de la fontaine de Castalie, au faubourg de Daphné, à Antioche, comme les prêtres ne pouvaient répondre à ses demandes, le démon qui se trouvait dans la statue d'Apollon, s'écria qu'il ne pouvait plus parler, à cause des reliques du saint martyr Babylas qui étaient auprès du temple. Julien fut assez sot, pour ne pas voir là de l'impuissance dans ses dieux, et assez bon pour respecter les reliques. Il fit venir les chrétiens et leur ordonna d'emporter le corps de Babylas dans un autre quartier. Ceux-ci enlevèrent le cercueil du saint martyr, en chantant pendant plus d'une heure, aux oreilles même de Julien, ce septième verset du psaume 96, qu'ils répétaient en manière de refrain: Que tous ceux-là soient confondus, qui adorent des ouvrages de sculpture, et qui se glorifient dans leurs idoles! Julien regarda ces chrétiens comme des fous qu'il fallait plaindre, et eut la patience d'attendre la fin de leurs cérémonies, pour reprendre les siennes.
Ce qu'il y a de plus étonnant dans cette histoire, c'est la clémence de l'empereur apostat, l'effronterie séditieuse des chrétiens, et l'impudence de Sozomène, qui rapporte leur conduite comme un modèle de fermeté admirable[186]. On pourrait citer une foule de traits semblables. Mais ce n'est point ici le lieu. Terminons, en rappelant au lecteur que Julien, faisant la guerre aux Perses, fut conduit dans une embuscade, par un de ses généraux qui le trahissait, et que la mort de l'empereur ôta la victoire aux Romains.
[186] Histoire ecclésiastique de Sozomène, liv. V, chap. 19.
Voici maintenant ce que racontent les légendaires: Julien fut un scélérat. Jacques de Voragine dit qu'il a été moine, et que, quoique chrétien, il vola à une vieille femme trois pots de terre pleins de pièces d'or… Dès qu'il se vit riche[187], il apostasia… Saint-Grégoire, qui le connut à vingt-quatre ans, avait prévu (comme il le dit dans ses œuvres) qu'il deviendrait un homme dangereux… Pendant qu'il était préfet des Gaules, Julien pilla les vases sacrés dans les églises, et prit le plus grand qui se trouva, pour lui servir de pot de chambre[188]…
[187] Notez qu'il était prince, et neveu du grand Constantin.
[188] Et super ea mingens ait: Ecce in quibus vasis Mariæ filio ministratur… (Leg. aurea.)
Mais on se forme en grandissant. Lorsqu'il fut empereur, il pilla les églises d'Antioche, et, faisant mettre les vases sacrés entre ses jambes, super ea sedit, et ignominiam addidit. Au même instant le ciel indigné livra Julien aux vers, qui se mirent à ronger le corps impérial, et dont il ne fut délivré qu'à la mort[189]… De plus, et toujours en haine des chrétiens (ou plutôt parce qu'il protégeait toutes les religions), Julien voulut rebâtir le temple des Juifs; mais il n'en put venir à bout, vu qu'un feu miraculeux brûla les ouvriers qui y travaillèrent. Enfin, lorsqu'il faisait la guerre aux Perses, il fut tué par une main invisible. Calixte, Pierre Wialbrugt et Jacques de Voragine disent que ce coup fut porté par le Diable, et que Julien périt de la griffe même de celui qu'il avait adoré[190]… Mais cette accusation, odieusement intentée contre le Diable, tombe d'elle-même, parce qu'elle est dénuée de preuves. Et Jacques de Voragine, qui l'admet ici, la rejette ailleurs, par cet esprit de contradiction si ordinaire dans les théologiens.
[189] Jacobus de Voragine, ibidem. Leg. 120.
[190] Calixtus, in historiâ tripartitâ. Petrus Wialbrugt, de morte apostatarum, cap. 19. Jacobus de Voragine, eadem, leg. 120. La citation de Pierre Wialbrugt n'est point garantie; elle a été donnée à l'auteur par un ex-R. P. jésuite.
Voici enfin la véritable et miraculeuse mort de Julien l'apostat. Saint Basile, étant allé de nuit visiter le tombeau de saint Mercure, n'y trouva plus les armes de ce vaillant martyr de Jésus-Christ (car ce Mercure-là avait été soldat). Basile, pensant qu'on les avait volées, se disposait à sortir, lorsqu'il eut une extase, où il vit sainte Marie entourée d'anges et de vierges. Elle était assise sur un trône, et disait:—Appelez-moi sur-le-champ Mercure, et dites-lui qu'il aille tuer l'empereur Julien, pour les blasphèmes qu'il ne cesse de proférer contre moi et contre mon fils[191]. Saint Mercure parut aussitôt, revêtu de ses armes, et prêt à remplir sa commission[192]…
[191] Vocate mihi citò Mercurium, qui Julianum apostatam occidat, qui me et filium meum superbè blasphemat. Leg. 30. Jacobi de Voragine.
[192] Amphiloque et la chronique d'Alexandrie disent encore que saint Mercure, étant parti bien vite, revint au bout d'un peu de temps, et s'écria: «Julien est percé à mort comme vous me l'avez commandé.»
Saint Basile, sortant alors de son extase, alla de nouveau visiter le tombeau de saint Mercure, et l'ouvrit: le corps avait aussi disparu. Le gardien de l'église l'assura que personne n'y était entré, et que les choses étaient encore à leur place au commencement de la nuit… Et ce qui prouve, plus que tout le reste, la vérité de ce miracle, c'est que le lendemain on retrouva les armes où elles avaient habitude d'être, le corps dans le cercueil, et la lance du saint tout ensanglantée. Alors saint Basile publia la mort du tyran… En effet, peu de jours après, un messager arriva, qui apprit la défaite de l'armée et la fin malheureuse de l'empereur, tué par un soldat inconnu[193]…
[193] Amphiloch. in vitâ S. Basilii. Chronic. Alex. Sozomen. Hist. ecclesiast., lib. VI, cap. 2. Fulbertus, in sermone de Deiparâ. Cæsarius Heisterb., lib. VIII, cap. 52. Jacobi de Voragine, auctâ à Claudio à Rotâ. Leg. 30. Mathæi Tympii præmia virtut. christian., etc. On n'a pris que la crème de tous ces bons et braves historiens, si tant est qu'ils aient jamais rien écrit d'historique.
Ne se pourrait-il pas que le général qui trahissait Julien, ou quelques amis de ceux qui désiraient la mort de ce tyran, eussent rempli ici le rôle du diable, ou plutôt de saint Mercure?…