← Retour

Le diable peint par lui-même

16px
100%

VARIÉTÉS,
OU
MOSAÏQUE INFERNALE.

—Plusieurs écrivains accordent à l'enfer quelques agrémens, entre autres celui d'avoir de bons voisinages; et c'est assurément quelque chose. On sait que les Juifs regardent les méchans voisins comme un mal très-fâcheux, et qu'ils le mettent au rang des malédictions qu'ils donnent à leurs ennemis. Or il est impossible d'avoir un voisinage plus paisible et plus doux que celui des enfers. Ces pays pacifiques sont les limbes, habités par les enfans morts sans baptême, et le purgatoire, où les justes se purifient de leurs fautes vénielles.

Les théologiens, qui nous ont fait l'histoire de ces contrées, assurent que les limbes logeaient aussi, pendant les quarante premiers siècles du monde, de pieux et saints personnages, d'une innocence et d'une tranquillité parfaite; qu'au bout de ce temps, ils quittèrent ce séjour, pour en habiter un meilleur; mais que cependant ils ne laissèrent pas d'entretenir quelque correspondance avec les peuples de l'enfer, leurs anciens voisins; ce qui est bien prouvé par l'histoire du mauvais riche, à qui Abraham donne le doux nom de fils[290].

[290] «Le pauvre Lazare ne demandait pour se rassasier que les miettes qui tombaient de la table du mauvais riche; mais personne ne lui en donnait. Or, Lazare mourut, et fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi et tomba dans l'enfer. Lorsqu'il était dans les tourmens, il leva les yeux, et vit de loin Lazare dans le sein d'Abraham. Il s'écria: Abraham, mon père, ayez pitié de moi; envoyez Lazare ici, afin qu'il me rafraîchisse d'une goutte d'eau. Mais Abraham lui répondit: Mon fils, vous avez eu vos biens, pendant votre vie; vous êtes maintenant dans la peine. D'ailleurs nous ne pouvons franchir l'abîme qui nous sépare, etc.» (Saint Luc, chap. XVI, versets 21–26.)

Quant au purgatoire, plusieurs théologiens orthodoxes nous apprennent qu'il n'est séparé de l'enfer que par une grande toile d'araignée; d'autres disent par des murs de papier, qui en forment l'enceinte et la voûte. Au reste, l'un vaut l'autre; et puisqu'il est constant que cette frêle séparation n'a jamais été rompue, on peut en conclure que les deux peuples voisins vivent en bonne intelligence, et que chacun jouit d'une parfaite sécurité dans son pays[291].

[291] Éloge de l'enfer, 1re partie, paragraphes 22 et 24.

—Un Juif, qui se rendait à Fondi, dans le royaume de Naples, fut surpris par la nuit, et ne trouva pas d'autre gîte qu'un temple d'idoles, où il se décida, faute de mieux, à attendre le matin. Il s'accommoda comme il put dans un coin du sanctuaire, s'enveloppa dans son manteau, et se disposa à dormir.

Mais au moment où il allait fermer l'œil, il vit plusieurs démons tomber de la voûte dans le temple, et se disposer en cercle autour d'un grand autel. En même temps le roi de l'enfer descendit aussi, se plaça sur un trône élevé, et ordonna à tous les Diables subalternes de lui rendre compte de leur conduite. Chacun fit valoir alors les services qu'il avait rendus à la chose publique; chacun fit l'apologie de ses talens et l'exposé de ses bonnes actions.

Le Juif, qui ne jugeait pas comme le prince des démons, et qui trouvait leurs bonnes actions un peu douteuses, fut si effrayé de la mine de ses voisins et de leurs discours, qu'il se hâta de dire les prières et de faire les cérémonies que la synagogue met en usage pour chasser les esprits malins; mais inutilement: les exorcismes de la synagogue étaient passés de mode, et les démons ne s'aperçurent seulement pas qu'ils étaient vus par un homme.

Le Juif, ne sachant plus à quoi recourir, s'avisa d'employer le signe de la croix. On lui avait dit que ce signe était d'une efficacité incontestable; et il en fut bientôt convaincu; car les démons cessèrent de parler, aussitôt que le Juif commença de se signer; et, après avoir bien regardé autour de lui, le roi de l'enfer aperçut le malencontreux enfant d'Israël.—«Allez voir qui est là, dit-il à un de ses gens…» Le démon obéit; et, lorsqu'il eut examiné le voyageur, il retourna vers son maître.—«C'est un vase de réprobation[292], lui dit-il; mais malheureusement il vient de se fortifier du signe de la croix…—En ce cas, reprit le grand diable en gémissant, sortons d'ici. Nous ne pourrons bientôt plus être tranquilles dans nos temples. Si les choses continuent, on n'aura plus la liberté de quitter l'enfer…» En disant ces paroles, le prince des démons s'envola; tous ses gens disparurent; et le Juif se fit chrétien[293].

[292] Le texte porte: «c'est un vase, ou un pot vide de grâce;» vas vacuum, etc.

[293] Historia tripartita, lib. VI, cap. I.—Gregorius, in dialog.Baronii, tom. III, anno Christi 327.

—Un pieux cénobite, nommé Lubert, étant à l'article de la mort, se recommandait particulièrement à la sainte Vierge, à saint Jérôme et à saint Grégoire, qu'il avait pris pour ses patrons.

Sur ces entrefaites, le Diable apparut au moribond sous la figure d'un moine décédé depuis peu, et dit à Lubert qu'il avait tort d'invoquer seulement Marie et les saints personnages; qu'il serait plus sage de mettre sa confiance en son créateur, et qu'il valait mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints… En entendant ces paroles hérétiques, Lubert reconnut le tentateur, et se mit à chanter des psaumes.

—Ce que tu dis là n'est pas une prière, interrompit le Diable: c'est le cœur plus que la bouche qui doit parler à Dieu.—Tu en as menti, s'écria Lubert, les psaumes sont des paroles saintes, et… Là-dessus, il accabla le Diable de si grosses injures, qu'on n'a pas jugé à propos de les rapporter. Celui-ci se retira tout humilié, et laissa au cénobite le plaisir de mourir comme il l'entendrait.

Lubert se remit donc à psalmodier, et à invoquer de tous ses poumons la sainte Vierge, saint Jérôme et saint Grégoire; tellement qu'en rendant l'âme, il s'écria qu'il voyait de belles et admirables choses; on pensa que ses patrons et ses anges gardiens venaient le chercher; et il mourut en bonne odeur devant ses frères[294].

[294] Thomæ Campensis, liber de vitâ Luberti; et Mathæi Tympii præmia virtut. christian., pag. 303.

—Voici encore une honnête action du Diable. Le trait est peut-être peu décent; mais les personnes pudiques étant prévenues peuvent passer outre.

Un homme, qui n'avait pas à se plaindre de sa femme, puisqu'elle était jeune et belle, fut pourtant assez vicieux pour jeter un œil de convoitise sur sa voisine. La voisine, qui devait se louer de son mari, puisqu'il était bien portant et plein de complaisance, fut assez pécheresse, de son côté, pour accueillir favorablement les œillades du voisin. On va vite en amour quand on est d'accord. Le voisin et la voisine prennent jour, se donnent un rendez-vous, et font bien vite une tache au contrat conjugal…

Le Diable, qui se trouvait dans le voisinage, ne voulut pas laisser cet adultère impuni. Il se ressouvint de la manière dont Mars et Vénus avaient été vilipendés par Vulcain; il composa bien vite un charme, et lia si fortement le voisin et la voisine, qu'il leur fut impossible de se séparer… Après de longs et inutiles efforts, ils se décidèrent à demander du secours. On entend leurs cris; on entre; on est tout scandalisé de la conduite des pécheurs, et tout stupéfait de leur embarras. On veut les en tirer: peine perdue. Il fallut des prières publiques et de longues cérémonies pour rompre le charme.

On dit que cette punition fit un bon effet dans le pays; mais le pays où cela se passa n'est pas nommé, par égard pour les habitans[295].

[295] Cornelii Gemmæ cosmocrit., chap. 8, liv. I.—Post plures annalium scriptores.

—Il y avait, dans les environs de Goa, une secte de brachmanes, qui croyaient qu'il ne fallait pas attendre la mort pour aller dans le ciel. C'est pourquoi, lorsqu'ils se sentaient bien vieux, ils ordonnaient à leurs disciples de les enfermer dans un coffre, et d'exposer le coffre sur un fleuve voisin, qui devait les conduire en paradis. Mais ces pauvres gens se trompaient bien, comme dit le révérend père Teiscera, jésuite et missionnaire qui s'y connaissait[296]: hors de l'église, point de salut. Le Diable était là qui guettait le vieux brachmane; aussitôt qu'il le voyait embarqué, il crevait le coffre, empoignait son homme, l'emportait bien loin; et les habitans du pays, retrouvant la boîte vide, s'écriaient que le vieux brachmane était allé en paradis; qu'il était saint; qu'il ferait des miracles en faveur de ses amis et de ses connaissances, etc. Mais va-t'en voir s'ils viennent.

[296] Epistolæ indicæ. Emanuel Teiscera ad fratres soc. Jesu; Goæ, 1560.

—Un petit prince d'Allemagne, qui s'était donné au Diable, et qui n'avait pas eu à s'en plaindre, pendant tout le cours d'une longue vie, sentit enfin les approches de la mort. Il était alors engagé dans une guerre qu'il aurait bien voulu voir terminée. Mais la Mort était au chevet de son lit, et le Diable aux pieds, qui l'attendait.

Le petit prince, désolé de partir sitôt, pria le Diable de lui procurer encore un an de vie.—C'est un peu difficile, répondit le Diable; car tu n'as plus de forces. Mais enfin, si une année de vie t'oblige beaucoup, je vais me poster avec toi dans ton corps, et je te soutiendrai comme je pourrai… Il le fit comme il le disait. Le prince se leva; la Mort, le voyant debout, et sans doute alors soumise au Diable, se retira sans rien faire. L'année se passa sans mésaventure; la guerre commencée se termina par une bonne paix; et le petit prince allemand s'en alla, au bout de l'année, avec le Diable à qui il appartenait[297].

[297] Shellen, de Diabol., liv. VIII. Post Cæsarii Heisteirb. Mirac., liv. XII, chap. 3. La chose se passa vers le douzième siècle.

—Messire Guillaume, abbé de sainte Agathe au diocèse de Liége, étant allé à Cologne avec deux de ses moines, fut obligé de tenir tête à une possédée, qui portait dans son sein un démon assez égrillard. L'abbé Guillaume fit à l'esprit malin une foule de questions incohérentes, auxquelles celui-ci répondit comme il lui plut (par la bouche de la possédée, ainsi que cela se pratique).

Cependant, comme le Diable faisait presqu'autant de mensonges que de réponses, l'abbé s'en aperçut, et le conjura de lui dire la vérité, et rien que la vérité, dans toutes les demandes qu'il allait lui faire. Le Diable le promit, et tint parole. Il apprit au bon abbé comment se portaient plusieurs défunts dont il voulait savoir quelques nouvelles, lui nomma ceux qui étaient déjà au ciel, et ceux qui patientaient dans le purgatoire. L'abbé se mit aussitôt à prier pour eux; et en même temps un des moines qui l'accompagnaient voulut lier conversation avec le Diable.—Tais-toi, lui dit l'esprit malin; tu as volé hier douze sous à ton abbé; et ces douze sous sont maintenant à ta ceinture, enveloppés dans un chiffon… Je te pourrais nommer plusieurs autres petits vols comme celui-là, sur lesquels tu n'as rien bredouillé à confesse…

L'abbé, ayant entendu ces choses, voulut bien en donner l'absolution à son moine; après quoi, il ordonna au Diable de débarrasser la possédée de sa présence.—Et où veux-tu que j'aille, demanda le démon?—Tiens, je vais ouvrir la bouche, répondit l'abbé, tu entreras dedans, si tu peux.—Il y fait trop chaud, répliqua le Diable; tu as communié ces jours-ci.—Eh bien! mets-toi à califourchon sur mon pouce.—Tes doigts sont sanctifiés; si je m'y frottais, je m'en mordrais plus d'une fois les ongles.—En ce cas, va-t'en où tu voudras; mais déloge.—Pas si vite, répliqua le Diable; j'ai permission de rester ici deux ans encore; alors, qui vivra verra…

L'abbé, voyant qu'il n'y avait rien à faire, dit au Diable:—Au moins, montre-toi à nos yeux dans ta forme naturelle.—Vous le voulez?—Oui.—Voyez… En même temps la possédée commença de grandir et de grossir d'une manière effroyable. En deux minutes, elle était déjà haute comme une tour de trois cents pieds. Ses yeux devinrent ardens comme des fournaises, et ses traits épouvantables. Les deux moines tombèrent l'un en pamoison, l'autre en démence. L'abbé, qui seul avait conservé un peu de bon sens, conjura le Diable de rendre à la possédée la taille et la forme qu'elle avait d'abord. Le Diable obéit et dit à Guillaume:—Tu fais bien de te raviser, car nul homme ne peut, sans mourir, me voir tel que je suis[298]…»

[298] Cæsarii Heisterbach Miracul., liv. V, chap. 29, et Shellen, de Diabol., liv. VII.

—Il y a peu de personnes qui ne connaissent cette chanson du chevalier De Lisle, appelée par les dévots la Prophétie Turgotine. Cependant, comme on l'attribue au Diable, nous ne pouvons nous dispenser de la rapporter ici[299].

[299] Elle fut imprimée à Paris, pour la première fois, en 1778.

(Air: La bonne Aventure, ô gué!)

Vivent tous nos beaux esprits
Encyclopédistes,
Du bonheur français épris,
Grands Économistes!
Par leurs soins, au temps d'Adam
Nous reviendrons, c'est leur plan;
Momus les assiste,
O gué!
Momus les assiste.
Ce n'est pas de nos bouquins
Que vient leur science;
En eux, ces fiers paladins
Ont la sapience.
Les Colbert et les Sully
Nous paraissent grands; mais fi!
Ce n'est qu'ignorance,
O gué!
Ce n'est qu'ignorance!
On verra tous les états
Entre eux se confondre;
Les pauvres sur leurs grabats
Ne plus se morfondre;
Des biens on fera des lots,
Qui rendront les gens égaux:
Le bel œuf à pondre,
O gué!
Le bel œuf à pondre!
Du même pas marcheront
Noblesse et roture;
Les Français retourneront
Au droit de nature;
Adieu parlements et lois,
Princes, ducs, reines et rois:
La bonne aventure,
O gué!
La bonne aventure!
Et cependant vertueux
Par philosophie,
Les Français auront des dieux
A leur fantaisie.
Nous reverrons un ognon,
A Jésus damer le pion;[300]
Ah! quelle harmonie
O gué!
Ah! quelle harmonie!

[300] On n'a jamais vu un ognon damer le pion à Jésus.

Alors, amour, sûreté,
Entre sœurs et frères,
Sacremens et parenté
Seront des chimères;
Chaque père imitera
Noé, quand il s'enivra:
Liberté plénière,
O gué!
Liberté plénière!
Plus de moines langoureux,
De plaintives nones:
Au lieu d'adresser aux cieux
Matines et nones,
On verra ces malheureux
Danser, abjurant leurs vœux,
Galante chaconne,
O gué!
Galante chaconne!
Puisse des novations
La fière sequelle
Nous rendre des nations
Le parfait modèle!
Cet honneur, nous le devrons
A Turgot et compagnons:
Besogne immortelle,
O gué!
Besogne immortelle!
A qui devrons-nous le plus?
C'est à notre maître,
Qui, se croyant un abus,
Ne voudra plus l'être.
Ah! qu'il faut aimer le bien,
Pour, de roi, n'être plus rien!
J'enverrais tout paître,
O gué!
J'enverrais tout paître!

Ces neuf couplets, qui n'ont rien que de naturel, et qui ne sont que la parodie des pamphlets qu'on publia au commencement du règne de Louis XVI, paraissent, depuis la révolution, tellement miraculeux aux esprits qui cherchent partout des prodiges, que le révérend père abbé Fiard s'écrie à ce propos: «Nous dirons, sans craindre de nous tromper, que cette prophétie, malheureusement trop véridique, vient de l'esprit infernal, qu'elle est sortie de l'enfer, ou (ce qui est la même chose) d'hommes qui avaient communication avec l'enfer; et nous donnons cette prédiction (que sûrement on ne contestera pas) pour un fait du Diable ou des démonolâtres existans alors dans le royaume.

»A cette époque de 1778 (qu'on veuille bien y remonter), la France était tranquille au-dedans; un roi bienfaisant avait assuré la stabilité de ces corps antiques de magistrats, que sous le règne précédent on avait violemment attaquée. Les rangs étaient subordonnés. Des gradations marquées différenciaient les conditions. Le clergé et la noblesse jouissaient de leurs droits. Le Français aurait frémi, à la seule pensée qu'il verrait dans le sein de sa patrie, et par les mains de ses compatriotes, briser les autels, détruire la religion, annuler des sacremens, dont l'un, depuis Clovis, depuis quatorze siècles, lui imprime le divin caractère de chrétien, le discerne du Turc, du Juif; et l'autre appelle sur son union avec une épouse les bénédictions du ciel.

»Mais les démoniaques prophètes sont autour de Louis XVI; ils habitent ses palais, ils vivent de ses bienfaits. Bien assurés de leurs coups, bien sûrs de l'infernale puissance qu'ils ont sur l'esprit humain, et de la damnable science qu'ils possèdent de l'ensorceler, quand Dieu le permet, ils annoncent, en toutes lettres, que Louis XVI, que notre maître (c'est ainsi qu'ils le nomment) voudra ne plus être roi, etc.

»Nous le répétons, nous soutenons hardiment que cette divination stupéfiante, faite contre toute vraisemblance, contre toute probabilité, et antérieure à l'événement de plus de douze ans, est sortie de l'enfer, qu'elle n'a pu sortir que de l'enfer… Elle est d'une engeance d'hommes et de femmes exécrables, en commerce avec les démons, avec des esprits habitans un autre monde, ou des âmes séparées des corps. C'est là cet art détestable de la nécromancie, art connu dès les premiers siècles, et qui a été exercé, mais proscrit chez toutes les nations. C'est par cet art que Charles VI fut ensorcelé par Valentine de Milan; Henri II, par Diane de Poitiers; l'épouse de Louis XIII, par la maréchale d'Ancre; le régent, par le cardinal Dubois; et Louis XVI, par les démonolâtres du dix-huitième siècle. La révolution pareillement a été combinée dans les antres infernaux; et, qui pis est, elle en est sortie…, etc.[301]»

[301] La France trompée par les magiciens du 18e siècle. Lettres sur la Magie, etc.

Grâces soient d'abord rendues à l'abbé Fiard! Quand des sots reprocheront à la nation française les crimes de la dernière révolution, on pourra dire à ces sots, comme abbé le Nôtre: La révolution a été combinée dans les antres de l'enfer, et elle en est sortie. Ainsi, ne nous en parlez donc plus.

Quant à la prophétie Turgotine, la France n'était pas du tout paisible lorsqu'elle parut. Les systèmes de Turgot avaient occasionné de grandes commotions dans la tranquillité publique. Les économistes (c'est le nom qu'on donnait aux partisans de ces systèmes) formaient de grands projets, dont l'exécution était alarmante pour les dévots, puisqu'elle sapait une foule de principes, respectés en religion et en morale; et, nous le répétons, la chanson du chevalier De Lisle ne fut que la satire des plans de M. Turgot, qui promettait de ramener l'âge d'or en France.

—En l'année 1543, une dame de noble lignée enfanta, dans la Belgique, un gros garçon qui avait la tête d'un Diable (selon le jugement des experts), une trompe d'éléphant au milieu du visage, des pates d'oie au bout des bras et des jambes, des yeux de chat au-dessous du ventre, une tête de chien à chaque coude et à chaque genou, deux visages de singe en relief sur l'estomac, une queue de scorpion proprement retroussée, et longue d'une aune et demie; ce qui devait faire un petit enfant bien gentil.

Comme personne ne voulait se charger de cette paternité, les théologiens et les parens de la dame accusèrent charitablement le Diable d'avoir fait ce garçon-là. Mais la mère soutint qu'il était de son mari; et les gens sensés la crurent, puisqu'elle devait le savoir mieux que personne. Quoi qu'il en soit, le petit monstre ne vécut que quatre heures; et, en mourant, il s'écria à haute et intelligible voix, par les deux gueules de chien qu'il avait aux genoux: Veillez et priez, car le jugement dernier est tout proche!… Malgré cela, le jugement dernier n'est pas encore venu[302].

[302] Cornel. Gemmæ cosmocriticæ, liv. I, chap. 8.—Ruffius de partu port. chap. 2.

—Le comte de Foulques, qui était, comme on sait ou comme on ne sait pas, le protecteur obstiné des hérétiques, avait contracté la vicieuse habitude de se livrer à des emportemens et de blasphémer à la journée. Notre saint père le pape, dans le dessein d'arrondir ses domaines du comtat d'Avignon, s'était emparé d'une terre et d'un château qui appartenaient au comte de Foulques. Celui-ci, qui n'aurait pas dû s'opposer aux volontés infaillibles du vicaire de Jésus-Christ, n'eut pas plutôt appris qu'il allait perdre un bien (considérable à la vérité, mais superflu), qu'il monta à cheval, et dit en jurant vilainement:—«Je me moque du pape, de ses moines et de ses prêtres; je jouirai de mes terres et de mon château, ou je brûlerai le comtat d'Avignon…» A peine le comte de Foulques eut-il prononcé cet horrible blasphême, que le Diable le prit par les pieds, le jeta à bas de son cheval et l'assomma.

On pense bien que le Diable avait des ordres pour agir ainsi. Mais ce qu'il y a de plus affreux, c'est que l'hérétique mourut, en proférant de nouveaux blasphêmes… Jérémie Drexélius termine cette histoire édifiante par la citation de ce vers de Virgile, qui vient bien à propos:

Discite justitiam moniti et non temnere divos.

—On a souvent accusé le Diable d'avoir perdu les gens par de mauvais conseils. Nous allons citer, entre cent mille, un seul exemple qui ferait crier bien haut, si le Diable était le héros de l'histoire.

Achillée et Nérée étaient eunuques et valets de chambre de Flavie, nièce de l'empereur Domitien. Après qu'ils eurent reçu le baptême, ils songèrent qu'il était de leur devoir de convertir leur maîtresse, si la chose était possible; mais pendant qu'ils prenaient cette sage résolution, Domitien maria Flavie au jeune Aurélien.

Comme il n'y avait plus de temps à perdre, tout en l'habillant pour la noce, et en disposant les bijoux dans sa parure, les deux eunuques prêchèrent la foi à leur maîtresse, et lui firent, dans la même séance, un bel éloge de la virginité.

—La virginité, disait le premier eunuque, est celle de toutes les vertus qui nous élève plus particulièrement à Dieu, et qui nous rend semblables aux anges. D'ailleurs nous naissons tous vierges[303]… Et puis une femme mariée est exposée aux coups de poing et aux coups de pied de son mari. Elle a de vilains enfans. Une mère gronde doucement; on le supporte avec peine. Quand on a un mari, c'est tous les jours nouvelles querelles, nouvelles injures…

[303] Virginitatem esse Deo proximam, angelis Germanam, hominibus innatam. Pour traduire littéralement cette phrase, il aurait fallu dire que la virginité est parente de Dieu, cousine des anges, et naturelle aux humains. Mais le bon sens se révolte trop contre ces trois blasphêmes, pour qu'on ne cherche pas à en adoucir le ridicule. Il n'y a jamais eu que les Valésiens qui aient prêché le célibat général et la castration, pour amener la fin du monde, tant de fois prédite sans succès. Dieu a dit dans la Sainte Bible: Crescite et multiplicamini, croissez et multipliez. (Genèse, chap. 1.) Et Jésus-Christ, dans l'évangile:—Dieu a fait l'homme et la femme pour vivre ensemble; on ne doit point séparer ce qu'il a réuni. (St. Mathieu, chap. 19) L'homme quittera ses parens, pour s'attacher à sa femme; et ils ne feront tous deux qu'une seule chair. (S. Marc, chap. 10). Enfin, dans l'esprit de la religion chrétienne, que l'on comprend si mal, la virginité n'est une vertu que dans la jeunesse, et le mariage est un grand sacrement. Sacramentum hoc magnum est. (Ephes. chap. 5.)

—A propos, interrompit Flavie, je me souviens que mon père était un homme jaloux, qui accablait tous les jours ma pauvre mère de reproches, de mots durs, et lui faisait un vacarme épouvantable. Est-ce que mon mari fera de même?—Il fera bien pis, répondit l'autre eunuque. Tant que les hommes ne sont qu'amans, ils vous paraissent benins, doux, maniables; dès qu'ils deviennent maris, ils veulent dominer avec tyrannie; et quelquefois malheureusement, ils traitent mieux leurs servantes que leurs femmes…

Soit que Flavie n'aimât point son époux, soit qu'elle fût un peu niaise, elle crut tout ce qu'on lui contait, et refusa au jeune Aurélien les caresses conjugales. Enfin, elle s'arrangea si bien, qu'elle mourut quelque temps après, en dansant devant son mari, qui voulait la prendre par la fatigue, et qui la vit expirer après avoir sauté pendant deux jours. Les deux eunuques furent décapités[304].

[304] Legenda aurea. Ces deux hommes sont martyrs, selon Jac. de Voragine, leg. 70.

—Un saint homme, connu dans les légendes sous le nom de Pierre-le-Neuf, venait de mourir, et son tombeau faisait des miracles. Euphémie de Corrionge, grande dame milanaise, se trouvant depuis sept années possédée de plusieurs démons, fut conduite au sépulcre susdit. Là, on commanda aux démons de vider la place; ils plaidèrent leur cause de leur mieux; mais il fallut détaler; et ils le firent, en criant, on ne sait pas pourquoi:—Ah! Mariette! Mariette!… Ah! Pierrot! Pierrot[305]!…

[305] Mariola, Mariola, Petrine, Petrine… (Legenda aurea, Jacob. de Voragine, lég. 61.)

—Le révérend père Gaspar, de la compagnie de Jésus, raconte, dans une de ses lettres, que les femmes de l'île d'Ormus, poussées par le démon de la luxure, attentèrent plusieurs fois à sa chasteté, et l'engagèrent, par toutes sortes de moyens, à forniquer avec elles, parce qu'elles comptaient bien que, si elles pouvaient avoir des enfans d'un jésuite, ces enfans seraient de petits saints tout faits. Était-ce encore le Diable qui leur avait donné cette dernière idée? Le père Gaspar, qui avait été soldat avant d'être missionnaire, ne dit pas s'il fut faible avec les Indiennes; mais il ajoute: Voyez pourtant quelles sont les ruses et les finesses du Diable! Ses piéges sont quelquefois si séduisans, qu'il y ferait tomber les anges même[306]

[306] Epistola Gaspari Belgæ, ad fratres soc. Jesu. Ormutii. 1549. in epist. Indicis.

—Saint Bernard, abbé de Clairvaux, s'était un jour enfermé dans sa cellule, pour graisser ses souliers. Le Diable, témoin de cette humilité, prit sur-le-champ la figure d'un voyageur, et entra dans la cellule de Bernard, en demandant à parler à l'abbé.—C'est moi, dit Bernard, en levant les yeux sur le voyageur.—Pouah! quel abbé! s'écria le Diable… Ne vaudrait-il pas mieux recevoir les étrangers, que graisser vos chausses?… Ces paroles d'orgueil décelaient le Diable. Bernard se remit donc humblement à la besogne, et le malin s'en alla[307].

[307] Cæsarii Heisterbach. illust. miracul., liv. IV. ch. 7.

—Le célèbre musicien Handel, se trouvant en 1700 à Venise, dans le temps du carnaval, joua de la harpe dans une mascarade. Il n'avait alors que seize ans; mais ses talens dans la musique étaient déjà très-connus. Dominique Scarlati, le plus habile musicien d'alors sur cet instrument, l'entendit et s'écria: Il n'y a que le saxon Handel, ou le Diable, qui puisse jouer ainsi!

—Les Européens représentent ordinairement le Diable, avec un teint noir et brûlé. Les nègres soutiennent, au contraire, que le Diable a la peau blanche. Un officier français se trouvant, au dix-septième siècle, dans le royaume d'Ardra, en Afrique, alla faire une visite au chef des prêtres du pays. Il aperçut, dans la chambre du pontife, une grande poupée blanche, et demanda ce qu'elle représentait? On lui répondit que c'était le Diable.—«Vous vous trompez, dit bonnement le Français; le Diable est noir.—C'est vous qui êtes dans l'erreur, répliqua le vieux prêtre; vous ne pouvez pas savoir aussi-bien que moi quelle est la couleur du Diable. Je le vois tous les jours, et je vous assure qu'il est blanc comme vous[308]

[308] Anecdotes africaines,—de la côte des esclaves, page 37.

—C'est sans doute ici le lieu de rapporter le portrait du Diable, attribué à Piron, quoique ce morceau soit généralement connu. Le Diable n'y est pas flatté:

«Il a la peau d'un rot qui brûle,
»Le front cornu,
»Le nez fait comme une virgule,
»Le pied crochu,
»Le fuseau, dont filait Hercule[309],
»Noir et tortu,
»Et pour comble de ridicule,
»La Queue au cu.»

[309] La plupart des théologiens de l'antiquité disent qu'Hercule, auprès d'Omphale, s'amusait à filer du lin. Mais il y en a qui prétendent qu'il filait autre chose.

—Un soir que saint Augustin était plongé dans ses méditations, il vit passer devant lui un démon qui portait un grand livre sur ses épaules. Il l'arrêta, et lui demanda à voir ce que contenait son livre.—C'est le registre de tous les péchés des hommes, répondit le démon; je les ramasse où je les trouve, et je les écris à leur place, pour savoir plus aisément ce que chacun me doit.—Montre-moi, dit l'évêque d'Hippone, quels péchés j'ai faits depuis ma conversion?…

Le démon ouvrit son livre, et chercha l'article de saint Augustin, où il ne se trouva que cette petite note: Il a oublié de dire les Complies. Le saint évêque ordonna au Diable de l'attendre un moment; il se rendit aussitôt à l'église, récita les Complies, avec d'autres prières, et revint trouver le démon, à qui il demanda de lire une seconde fois sa note. Elle se trouva effacée.—Ah! vous m'avez trompé, s'écria le Diable; et voilà le prix de mes complaisances!… Mais on ne m'y reprendra plus… En disant ces mots, il s'en alla, comme on s'en va quand on n'est pas content[310].

[310] Legenda aurea Jac. de Voragine, aucta à Claudio à Rotâ. Leg. 119.

—Un jour que saint Martin (évêque de Tours, comme chacun sait) disait la messe en grande pompe, le Diable entra dans l'église et avisa aux moyens de le distraire. Il s'était placé parmi les enfans de chœur, qui ne le voyaient point; mais il savait bien que Martin le découvrirait dès qu'il jetterait les yeux de son côté, et qu'il faudrait alors déguerpir. C'est pourquoi il se tint bien sur ses gardes; et lorsque le saint évêque se tourna vers le peuple, pour dire le Dominus vobiscum, le Diable se heurta le front contre un pilier, regarda Martin, et fit une grimace si singulière, que le saint ne put s'empêcher de rire; et il perdit ainsi le mérite du sacrifice de la messe.—C'était tout ce que voulait l'esprit malin; il disparut, aussitôt après cette escapade, sans attendre que l'évêque prît la peine de le chasser[311].

[311] Cette aventure était représentée dans une église de Brest. Grosnet trouva le trait si joli, qu'il le mit en vers, mais dans un autre sens.—Le Diable était, selon cet ancien poëte, dans un coin de l'église, écrivant, sur un parchemin, les caquets des femmes, et les propos inconvenans qu'on tenait à ses oreilles, pendant les saints offices. Or, quand sa feuille fut remplie, comme il avait encore bien des notes à prendre, il mit le parchemin entre ses dents, et le tira de toutes ses forces, pour l'allonger. Mais la feuille se déchira, et la tête du Diable alla frapper contre un pilier, qui se trouvait derrière lui. Saint Martin, qui se retournait alors pour le Dominus vobiscum, se mit à rire de la grimace du Diable, et perdit le mérite de sa messe; ce qui ne lui serait point advenu, s'il eût eu les yeux baissés, comme dit Philippe d'Alcrippe.

—Un avare, qui était devenu extrêmement riche à force d'usure, se sentant à l'article de la mort, pria sa femme de lui apporter sa bourse, afin qu'il pût la voir encore une fois avant de mourir. Quand il la tint, il la serra tendrement sur son sein et ordonna qu'on l'enterrât avec lui, parce qu'il trouvait l'idée de s'en séparer tout-à-fait déchirante. On ne lui promit rien précisément; et il mourut en contemplant ses pièces d'or.

Alors on lui arracha la bourse des mains; ce qui ne se fit pas sans peine. Mais quelle fut la surprise de la famille assemblée, lorsqu'en ouvrant le sac, on y trouva, non plus des pièces d'or, mais deux énormes crapauds… Le Diable était venu, et, en emportant l'âme de l'usurier, il avait emporté son or, comme deux choses inséparables et qui n'en faisaient qu'une[312].

[312] Cæsarii Heist. de morientibus, cap. 39, mirac. lib. XI.

Il y aura sans doute des gens qui n'approuveront pas la conduite du Diable, parce qu'il frustrait la famille du défunt d'une bonne bourse bien grasse. On leur répondra que l'or qu'elle contenait était le fruit de l'usure et de la rapine; qu'un bien mal acquis ne doit pas profiter; que ce n'était sans doute pas toute la fortune du vieux ladre; et que le Diable exécutait là les dernières volontés du défunt, ce que les héritiers n'eussent pas fait.

Quant aux deux crapauds qu'il eut la malice de laisser dans la bourse, ce fait est plus grave. Mais si on ne peut l'excuser, on peut du moins le rendre respectable, en quelque sorte, puisque les saints même ont fait des choses de ce genre.—Un dévot envoya à saint Benoît deux flacons de plusieurs pintes, pleins de bon vin vieux. Le commissionnaire qui les portait s'avisa, chemin faisant, de garder le plus petit pour lui, et de ne porter que le plus gros à Benoît. C'était modeste. Il cache donc son flacon dans un fossé écarté, et continue sa route.

Saint Benoît reçut le gros flacon de vin vieux, avec actions de grâces; mais comme il avait de la perspicacité, il dit au commissionnaire: «Ayez soin de ne pas boire le vin du flacon que vous avez gardé; renversez-le avec précaution; vous verrez ce qu'il y a dedans.» Le saint se retira en disant ces paroles; et le commissionnaire s'en retourna tout honteux. Lorsqu'il arriva à sa cachette, il prit son flacon, le renversa doucement, et en vit sortir une grande couleuvre[313]

[313] Jacobi de Voragine, lég. 48.

Ces deux traits se valent bien. Si on les regarde comme des espiègleries, le Diable n'a pas si grand tort. Si on les traite de méchancetés, on manque de respect à saint Benoît, qui était un homme d'assez bon tempérament.

—Un chartreux[314], sur son lit de mort, se trouvant seul dans sa cellule, vit entrer un démon chargé d'un grand in-folio, où il avait écrit, en manière d'histoire suivie, toutes les fautes et tous les péchés du mourant. Le chartreux se nommait Favier.—Favier, lui dit le Diable, en riant avec quelque malice, je te vais lire la chronique de ta vie… En même temps il fit la lecture de son gros livre.

[314] Ex Mathæi Tympii triumpho virtut. de integr. conf. 62.

Le moine, stupéfait d'avoir commis tant de péchés, répondit au démon:—Tout ce que tu me reproches, et que tu as si bien noté, je l'ai dit à confesse, j'en ai fait pénitence, et j'en ai reçu l'absolution. Ainsi, tu peux brûler ton livre.—Un instant, repartit le Diable, toutes tes confessions n'ont pas été bonnes; il y a certaines fautes ici, dont tu n'as pas bien expliqué les circonstances; conséquemment tu viendras nous voir…

Le malade allait se désoler, quand la sainte Vierge parut dans la cellule, entourée d'une lumière éblouissante, et tenant dans ses bras un enfant d'une beauté extraordinaire.—Cesse de craindre, dit-elle au moribond, ce bel enfant t'a pardonné toutes tes fautes, et le ciel est ouvert pour toi… Le démon, tout confus d'avoir mal jugé un saint homme, s'esquiva en entendant ces paroles. La sainte Vierge se retira aussi; et Favier, se retrouvant seul, chanta les litanies des saints. Lorsqu'il prononça ces paroles: Omnes sancti et sanctæ Dei, intercedite pro nobis, il aperçut le haut de sa cellule entr'ouvert; des chœurs innombrables de saints et de saintes venaient chercher son âme; il mourut, et monta au ciel en bonne compagnie.—Puisse-t-il nous en arriver autant!—Ainsi soit-il.

FIN.

Chargement de la publicité...