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Le diable peint par lui-même

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CHAPITRE XXVI.
LA FAUSSE PRINCESSE.—MÉLODRAME A METTRE EN SCÈNE[264].

[264] C'est le Diable qui joue le rôle du traître. La scène se passe dans la maison de l'évêque, où le Diable s'introduit.

ACTE PREMIER.

Un pieux évêque avait une grande dévotion au bienheureux saint André, et menait une vie exemplaire dans son diocèse. Le Diable eut envie de l'éprouver, et il le fit assez adroitement.

Il prit la figure d'une femme extrêmement belle, se rendit au palais de l'évêque, et demanda à lui faire la confession de ses fautes. Le prélat fit répondre à la dame qu'elle pouvait s'adresser à son vicaire, entre les mains de qui il avait remis toute sa puissance de lier et de délier les péchés. Mais la dame replique qu'elle ne veut absolument révéler les secrets de sa conscience qu'à l'évêque en personne, et qu'elle a ses raisons pour cela.

Le prélat fut obligé de se rendre, et la belle dame fut introduite dans l'oratoire épiscopal.—«Seigneur, dit-elle, en s'avançant avec une modestie séduisante, daignez me recevoir en commisération. Je suis fille d'un roi; et, malgré la délicatesse de mon tempérament, je suis venue à pied jusqu'ici, sous un habit de pélerine. Mon père est un souverain puissant qui m'a promise en mariage à un grand prince. Mais, comme je ne puis plus consentir à des unions charnelles[265] depuis que j'ai consacré ma virginité à Jésus-Christ, j'ai répondu à mon père que le lit conjugal ne m'inspirait que de l'horreur. On ne fit point attention à mes refus; il fallait bientôt me rendre à la cruelle volonté de mon père, et prendre un époux, ou me préparer à subir divers supplices inouïs. C'est pourquoi je pris secrètement la fuite, aimant mieux plaire à Jésus-Christ que de m'engager sous le joug du mariage. J'entendis bientôt parler de votre sainteté, et je me réfugie sous votre protection, dans l'espoir d'y trouver le repos, d'y vivre dans la dévotion, et d'attendre en paix les douceurs du ciel, loin des orages de ce monde.»

[265] Nunquàm possem in carnalem copulam consentire.

Le prélat, ravi de trouver, dans la dame inconnue, tant de noblesse et de beauté, avec une piété si fervente et une éloquence si persuasive, lui répondit d'une voix bénigne:—Vivez ici, ma fille, dans la sécurité et l'espérance. Celui pour l'amour de qui vous avez méprisé si courageusement votre famille, vos biens et les vanités mondaines, vous donnera ses grâces en ce monde et vous fera partager sa gloire dans l'autre. Pour moi, qui ne suis que son serviteur, je vous offre tout ce que je puis, et tout ce que je possède. Choisissez ici le logement qui vous plaira, et venez dîner avec moi.

La dame répliqua:—Seigneur, si l'on sait cet arrangement, on pourra en médire; et je ne voudrais point gâter votre sainte réputation.—Nous ne serons point seuls à table, répondit l'évêque, car j'ai aujourd'hui plusieurs convives; et je ne pense pas que nous ayons à craindre les soupçons.

ACTE SECOND.

En disant ces mots, l'évêque conduisit sa protégée dans la salle du festin, et il la plaça en face de lui. Pendant tout le repas, il ne cessa d'attacher ses regards sur elle, et de contempler sa beauté ravissante, de façon que les yeux charmés n'eurent pas de peine à séduire le cœur. Le démon déguisé s'en aperçut; il lança, avec une feinte modestie, des œillades perfides; il employa intérieurement tout son art à relever encore les charmes de la figure qu'il avait prise; et il enflamma son hôte d'un amour si violent, que le prélat ne souhaitait plus qu'une occasion favorable pour s'abandonner à ses désirs impurs et illicites.

ACTE TROISIÈME.

Peu de temps après, au moment où la vertu chancelante de l'évêque était sur le bord du précipice, un étranger vint frapper à sa porte, en demandant à grands cris qu'on lui ouvrît. On ne lui répondit point d'abord; mais comme il continuait de frapper, en faisant tant de bruit que l'on ne pouvait plus s'entendre, l'évêque demanda à la dame qui était enfermée avec lui, s'il fallait recevoir cet étranger?—Proposons-lui une énigme, répondit la fausse princesse; s'il la devine, nous le laisserons entrer; si elle l'embarrasse, vous le chasserez comme un ignorant qui n'est pas digne de paraître en votre présence.

L'avis fut trouvé sage; et on demanda à l'étranger quel était le plus admirable de tous les ouvrages de Dieu, en fait de petites choses? L'étranger répondit que c'était la diversité et la beauté des figures humaines; puisque, de tant d'hommes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront sur la terre, il est impossible d'en trouver deux dont les visages soient parfaitement les mêmes en tout point; et que, dans un si petit espace que la figure humaine, on trouve plus de merveilles que l'on n'en peut compter.

La réponse était juste, et fut admirée. Mais avant d'ouvrir, on proposa une seconde question plus difficile:—Quel est le lieu où la terre est plus haute que le ciel?—C'est, répondit l'étranger, le ciel empyrée, où réside le corps de Jésus-Christ. Car ce corps divin est composé de chair et de sang comme le nôtre; et pour peu qu'on ait lu l'histoire de la création du monde, on sait que toute notre substance n'est qu'un peu de terre détrempée.

Cette seconde réponse fut trouvée bonne, comme la première. Néanmoins, on voulut encore proposer une troisième énigme, et on demanda, toujours par le conseil de la belle dame, quelle distance il y a entre la terre et le ciel?—L'évêque que je venais voir le sait mieux que moi, répliqua l'étranger; il a pu mesurer cet espace, puisqu'il vient de tomber du ciel dans l'abîme. Qu'il sache donc que ce n'est ni une femme, ni une princesse, qu'il a reçue dans son palais, mais un démon déguisé.

L'évêque épouvanté jeta les yeux sur sa pénitente, qui disparut à l'instant; il reconnut avec horreur la faute qu'il avait commise, et voulut voir l'étranger qui avait frappé si long-temps à sa porte; mais on ne le trouva plus. Alors il fit jeûner son peuple, et ordonna des prières publiques[266], dans l'espoir que le ciel daignerait lui faire connaître l'inconnu qui l'avait sauvé du précipice. En effet, il apprit la nuit suivante, par une révélation d'en-haut, que l'étranger mystérieux était saint André, en qui il avait tant de dévotion[267]. On pense bien qu'il ne fut point ingrat, et qu'il brûla bien des cierges en l'honneur de son protecteur.

[266] Populum convocavit… præcepit que ut omnes jejuniis et orationibus insisterent, etc.

[267] Légende Dorée de Jacobus de Voragine. Vie de S. André, Lég. 2.

C'est ainsi que la vertu triompha encore des vains efforts du vice, et que le démon n'eut qu'un pied de nez pour ses belles dépenses d'esprit et de finesse.

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