Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XXIX.
QUATRE PETITS CONTES.
Io LE SOUPER.
—Saint Germain, évêque d'Auxerre, faisant une tournée dans son diocèse, fut forcé, par la nuit et le mauvais temps, de coucher dans un petit village. Après qu'il eut fait un souper très-modeste, il remarqua que l'on préparait un second repas plus abondant et servi avec plus de soin. Germain, agréablement surpris du bon ordre de ce second service, demanda à qui on le destinait, et si l'on allait recevoir nouvelle compagnie. On lui dit qu'on attendait ces bonnes femmes qui vont la nuit[280]. Le saint n'en demanda pas davantage, et résolut de veiller pour voir la suite de cette aventure.
[280] Cui cùm dicerent quod bonis illis mulieribus quæ de nocte incedunt prepararent, etc. Jac. de Voragine, ubi infrà.
Quelque temps après, il vit arriver une multitude de démons, en forme d'hommes et de femmes, qui se mirent à table devant lui, en témoignant leur bonne humeur par de grands éclats de rire et des propos pleins de jovialité. Ces démons avaient l'air tout-à-fait benins, et ne montraient pas le moindre penchant à nuire; mais ils se festoyaient aux dépens des bonnes gens du village, et saint Germain n'approuvait pas cette liberté grande.
C'est pourquoi il leur fit connaître qui il était, et leur défendit de déloger jusqu'à nouvel ordre. En même temps, il appela les gens de la maison, et leur demanda s'ils connaissaient leurs convives?—Certainement, répond le patron; ce sont tels et telles de nos pays voisins. Les relations qu'ils ont avec les esprits apportent la bénédiction dans toutes les maisons où ils sont reçus…
Saint Germain, étonné de cette bonhomie, envoie aussitôt dans les maisons des prétendus voisins, que l'on trouve endormis dans leur lit. Il commande alors aux démons de dire la vérité. Le chef de la troupe infernale déclare, en conséquence, que lui et ses gens n'ont pris la figure des paysans du voisinage, que pour attraper un bon souper; que la crainte qu'ils inspirent aux hommes, dans leur forme naturelle, les force à de pareils stratagèmes; et que, pour donner de la vraisemblance à leurs courses nocturnes, ils font croire aux bonnes âmes qu'il y a des sorciers et des sorcières qui vont au sabbat, et autres balivernes semblables qui ne sont que des gausseries…
Après cette confession, les démons s'évanouirent, laissant leur souper à moitié mangé[281]… Sans doute il est mal de tromper les gens; mais quand on le fait avec tant de ménagemens, on mérite un peu d'indulgence…
[281] Bollandus, 25 juillet. Legenda aurea Jac. de Voragine, leg. 102; et les anciens bréviaires d'Auxerre, fête de St. Germain.
IIo LE CHATEAU MAGIQUE.
Le très-sérieux et très-excellent historien Théophanes raconte cette véridique et miraculeuse histoire.—L'an 408 de Jésus-Christ, Cabadès, roi de Perse, apprit qu'il y avait, sur les frontières de ses états, un vieux château, nommé le château de Zoubdadeyer, qui était plein d'or, d'argent, de pierreries et de richesses incalculables. Une pareille découverte n'est pas à négliger: aussi Cabadès résolut-il de se rendre maître au plus vite d'un trésor si précieux. Mais tous les biens d'ici-bas sont accompagnés de maux: le château de Zoubdadeyer était gardé par des troupes de démons, que l'on disait terribles, et qui ne laissaient avancer aucun mortel auprès des trésors confiés à leur garde.
Cabadès mit en usage, pour chasser ces démons, toute l'industrie et tous les exorcismes des mages et des sorciers juifs qui se trouvaient à sa cour. Leurs efforts n'eurent pas le moindre succès. Le roi, désolé de se trouver au milieu de l'abondance sans pouvoir en jouir, se ressouvint alors du Dieu des chrétiens. Il lui adressa des prières, et fit venir l'évêque qui dirigeait l'église chrétienne de Perse. Il le pria de se donner un peu de mouvement en sa faveur, et de le mettre en possession de ces trésors si bien gardés par les démons. Le prélat offrit le saint sacrifice, et se rendit au château de Zoubdadeyer, après avoir pris la communion. Il exorcisa lui-même les Diables qui défendaient l'entrée de ce lieu de richesses, les força à déloger, et mit le roi Cabadès en paisible possession du château magique[282].
[282] Théophanis chronographia, anno 408.
IIIo LE PAUVRE PRÊTRE—CONTE NOIR.
Il y avait, dans le diocèse de Cologne, un saint prêtre respectable par sa bonne vie. Le Diable, jaloux de sa piété, et n'osant le tenter ouvertement, prit la figure d'un ange de lumière, et se présentant au bon prêtre:—Ami de Dieu, lui dit-il, je viens de la part d'en-haut t'avertir de te préparer à la mort; car tu mourras cette année.
Le prêtre reçut dévotement le conseil et la prophétie; il se disposa à bien mourir, purifia sa conscience par la confession, affligea son corps d'abstinences, de jeûnes et d'austérités, ne négligea aucune de ses prières, et donna tout ce qu'il possédait aux pauvres de sa paroisse. Comme ou lui demandait le motif de cette conduite, il avoua secrètement à un de ses amis la révélation qu'il avait eue, et les paroles de l'ange qui lui annonçaient le terme prochain de ses jours. Un pareil secret est trop pesant pour qu'on le puisse garder: l'ami en question le communiqua à un autre, qui en fit part à son voisin; et, de cette façon, toute la paroisse, bientôt instruite, attendit le jour où son pasteur devait mourir, pour l'accomplissement de la prophétie. Mais l'année étant écoulée, le prêtre ne mourut pas, à la grande surprise de toutes les bonnes gens.
Le saint homme, plus stupéfait que tous les autres de se voir trompé par un ange, et de s'être débarrassé si légèrement de tout son bien, s'aperçut avec douleur qu'il n'avait plus de quoi vivre, et qu'il devait s'attendre aux railleries de ses amis… C'est pourquoi il abandonna sa paroisse, et se retira dans un monastère de l'ordre de Cîteaux.
Pendant qu'il faisait son noviciat, le Diable lui apparut encore, et chercha, par ces mots, à regagner sa confiance:—Homme juste, lui dit-il, ne vous étonnez point de vivre encore, quoique je vous aie prédit le contraire; Dieu a différé votre dernière heure, parce que vous devez servir à l'édification de ceux avec qui vous vivez. Il m'envoie près de vous, pour vous aider dans vos peines, vous instruire, et vous garder contre vos ennemis.
Le novice flatté crut tout cela; et dès lors il reçut de fréquentes visites du Diable, qui lui donna bientôt de mauvais conseils, sous une belle apparence; par exemple, lorsqu'il priait trop long-temps, ou qu'il veillait trop tard, ou qu'il travaillait trop ardemment, son ange avait l'impiété de lui dire:—La discrétion est la mère de toutes les vertus; ne faites rien au-dessus de vos forces; vous pouvez vivre long-temps encore; ménagez-vous pour le service de Dieu…
Quand le prêtre voulait lever un grand fardeau, le Diable se hâtait de lui dire:—Cette charge est trop forte; levez ceci, qui est plus léger…
Enfin, une certaine nuit, le Diable, espérant tirer parti de ses longues complaisances, entra vers minuit dans la cellule du prêtre devenu moine, et lui dit en l'éveillant:—Lève-toi, saint homme; Dieu veut récompenser tes pieux travaux et ta constance: pends-toi; tu auras la palme du martyre…
Le moine, effrayé de ce blasphème, reconnut alors qu'il était en commerce avec le Diable, et s'écria:—Retire-toi, méchant; tu ne me tromperas plus… En même temps, il fit un signe de croix qui força l'ange imposteur à détaler. Après cela, il s'habilla à la hâte, courut au lit du prieur, l'éveilla bien vite, et le pria d'entendre sa confession. Le prieur, à moitié endormi, répondit qu'on pouvait bien remettre cela au lendemain matin; mais, ayant appris le motif d'un empressement si naturel, il se leva bientôt, et entra dans son confessionnal, où il entendit le pauvre moine, et lui donna une pénitence; après quoi il s'alla recoucher.
Avant d'en faire autant, le prêtre, que le Diable avait si long-temps abusé, monta aux lieux d'aisance pour satisfaire à des besoins pressans. Tandis qu'il était assis sur l'une des lunettes[283], le Diable, courroucé de la confession qui venait de se faire, eut l'audace de se montrer encore, pour effrayer son homme et lui faire commettre quelque imprudence; il parut tout subitement sous sa propre forme, tenant à la main un arc bandé, sur lequel était une flèche dirigée contre le religieux:—Misérable, lui dit-il, tu m'as confondu; mais je te tiens ici, et tu ne mourras que de ma main.—Retire-toi, maudit, répondit le prêtre, je ne te crains plus… Il accompagna ces mots d'un signe de croix; et l'absolution du prieur obligea bien le Diable à ne plus se montrer[284].
[283] Monachus verò, ob necessitatem naturæ, privatam ascendens, dùm in unâ sedium sederet, etc.
[284] Cæsarii Heisterbachensis miraculorum, lib. III, de confess. cap. 14.
IVo CE QUE L'ON VOUDRA—CONTE BLEU.
L'abbé Macaire, résolu de fuir le monde, s'était enfoncé dans un grand désert. Il arriva dans un lieu jadis habité, où il ne trouva plus que quelques tombeaux de païens. Comme il avait besoin de repos, il ouvrit un sépulchre, tira dehors un cadavre, et le mit sous sa tête pour lui servir d'oreiller[285].
[285] Sub caput suum tanquam plumacium… c'était un coussin fort agréable!
Les démons, qui hantaient ces tombeaux, voyant le sang-froid de l'abbé Macaire, résolurent de le tourmenter un peu. Ils se mirent donc à crier:—Madame, levez-vous, nous allons au bain… Le Diable, qui se trouvait dans le cadavre que Macaire avait pris pour dormir, répondit aussitôt:—J'ai sur le ventre un étranger qui m'empêche de vous suivre…
Macaire, entendant ces mots, eut bien quelque étonnement, mais pas la moindre frayeur. Il fut même assez intrépide pour donner des coups de poing à son oreiller, en lui disant:—Lève-toi, et va-t'en, si tu peux… Et les démons stupéfaits prirent la fuite, en criant:—Seigneur étranger, vous êtes plus fort que nous…
Les esprits malins n'osèrent donc plus attaquer ouvertement l'abbé Macaire; mais ils lui envoyèrent, sans se montrer, des tentations charnelles. C'est pourquoi il se leva, remplit un grand sac de sable et de pierres, le chargea sur ses épaules, et marcha plusieurs jours dans le désert, sans quitter son fardeau. Il voulait par là tourmenter son corps regimbant.
Satan se présenta à lui, sous la figure d'un homme fort et vigoureux, vêtu d'un habit de lin, et chargé de bouteilles.—Où vas-tu, lui dit Macaire?—Mon voyage et mon fardeau sont utiles à quelque chose, répondit le Diable. Je porte à boire à mes compagnons.—Et pourquoi as-tu pris tant de bouteilles?—Parce qu'ils sont plusieurs; et puis, vu que chacun a ses goûts, j'ai eu soin de prendre aussi différentes espèces de vins. Ce qui ne plaira pas à l'un plaira à l'autre: moi, je veux que tout le monde soit content.
Après ces mots, Satan reprit son chemin, et Macaire sa promenade. Il rencontra bientôt une tête de mort, et lui demanda sur quel corps elle avait figuré dans le monde?—Sur le corps d'un païen, répondit la tête.—Où est maintenant ton âme?—Dans l'enfer.—Les païens sont-ils bien bas dans les pays enflammés?—Ils sont enfoncés dans le cœur de la terre, aussi bas que le ciel est haut.—Y a-t-il quelqu'un au-dessous des païens?—Oui, les Juifs.—Et au-dessous des Juifs?—Les chrétiens qui ne sont pas dévots. Ceux-là sont au fin fond de l'enfer[286]…
[286] Legenda, opus aureum Jacobi de Voragine, auctum à Claudio à Rotâ, Leg. 18.