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Le diable peint par lui-même

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CHAPITRE XX.
DES AMOURS DES DÉMONS AVEC LES MORTELS.

Quem non mille feræ, quem non Stheneleius hostis
Non potuit Juno vincere vincit amor.

Ovide.

Un monstre, que l'amour soumet à son empire,
Sent amollir son cœur et fait tout pour séduire.
Ne nous dites donc pas qu'un démon l'autre jour,
Étrangla son amante, en lui faisant sa cour.

Dans la mythologie ancienne, les dieux fréquentaient amoureusement les mortelles; et quelques héros furent admis à la couche des déesses. La mythologie moderne, qui considère l'amour, et souvent même les plaisirs conjugaux, comme des péchés damnables, a laissé aux démons les séductions amoureuses et les aventures galantes des anciens dieux.

Wierius et les autres démonomanes, qui voient dans Jupiter, dans Vulcain, dans Mercure, dans Apollon, et dans les autres divinités du paganisme, autant de compagnons de Satan, disent fort sérieusement que Pan est et a toujours été le prince des démons incubes, ou qui couchent avec les femmes; Lilith, le prince ou la princesse des démons succubes, ou qui couchent avec les hommes, etc., etc. Un homme de bon sens admettra, avec une pieuse soumission, que les démons se sont bien sûrement montrés parmi les hommes. Mais il se figurera difficilement l'accouplement d'un esprit avec un être corporel; car on sait que, quand le Diable prend un corps, ce corps est toujours composé d'air et de fumée, qui s'évanouit ordinairement au premier signe de croix. Nous ne rapporterons point les dégoûtantes idées des démonomanes à ce sujet; nous ne dirons point que le Diable prend d'abord le sexe féminin, pour surprendre dans un homme ce qui peut féconder une femme; et qu'il s'en sert ensuite, pour parvenir à ses fins avec les dames, etc. Nous observerons seulement qu'on ne donne aucun sexe aux démons, et qu'ils peuvent, selon l'occasion, prendre celui qui leur plaît, quoique les sujets de Pan se présentent plus souvent aux femmes, et que les démons soumis à Lilith séduisent plus particulièrement les hommes. Voici donc quelques contes sur les aventures amoureuses des démons, avant d'en venir aux histoires très-véridiques et très-merveilleuses.

—Dans un certain monastère de filles, on remarquait une jeune religieuse, aussi distinguée par la sainteté de sa vie, que par le soin qu'elle prenait de sa virginité. Comme elle était belle, un démon en devint amoureux. Il se travestit donc en jeune homme, pénétra tous les soirs dans la chambre de l'aimable vierge, et lui conta fleurette en galant qui sait son métier. Il lui donna de grands éloges, sur la pieuse constance qu'elle avait eue de rester vierge jusqu'alors, sur la sainteté angélique de sa vie, sur ses vertus, et sur sa beauté plus qu'humaine. La jeune religieuse reçut avec un secret plaisir tous ces complimens; elle s'habitua à voir l'amoureux sans en rien dire à ses sœurs; si bien qu'à la fin les actions succédèrent aux paroles: elle céda aux propositions de son amant infernal, et succomba avec lui.

Quelque temps après l'amoureux, ayant obtenu tout ce qu'il désirait, se retira, comme ils font tous, et ne parut plus. La jeune religieuse, percée d'un trait cruel, ne sentit d'abord que la perte de ses plaisirs; bientôt elle réfléchit sur son crime, et se mit à pleurer sa virginité perdue… Cependant elle sentait encore fréquemment de violentes tentations charnelles, qui lui ôtaient le repos. C'est pourquoi elle eut recours à la prière, et se décida à la pénitence la plus sévère.

Malheureusement elle était devenue grosse. Sa taille commença à s'arrondir: elle sentit qu'elle portait dans son sein un témoin innocent de son crime. Elle fit alors des prières si ferventes, elle se frappa la poitrine avec tant de repentir, que le ciel eut pitié de sa douleur: le fruit qu'elle portait dans son sein s'évanouit; son ventre diminua peu à peu; et elle n'eut pas la douleur de perdre sa réputation, et de porter jusqu'au bout un fruit criminel. Elle avait fait vœu de mener une vie austère, si elle obtenait cette faveur du ciel: elle se mit à jeûner au pain et à l'eau. Elle récita dès lors, trois fois par jour, les cent cinquante psaumes de David, la première fois ventre à terre, la seconde fois à genoux, la troisième debout sur ses pieds. Enfin elle devint une autre Madeleine[231].

[231] Mathæi Tympii præmia virtut. christian. pænitentiæ, 28. post. Hist. S. Annon. a Reginhardo. Sigeburgensi.

—On a déjà vu qu'une jeune religieuse fut possédée du Diable, pour avoir mangé une laitue sans dire son benedicite. Il est probable que ce mot est terrible aux démons.

Une nonne était si véhémentement tracassée par le Diable, qu'elle excitait la pitié de toutes les sœurs. Ce n'était point de ces espiégleries qui ne font qu'exercer la foi et la patience, c'étaient des tourmens insupportables: l'esprit immonde se jetait impudemment sur le lit de la pauvre nonne, la serrait dans ses bras, et lui faisait toutes sortes de violences. On avait inutilement consulté les experts; tous les remèdes spirituels étaient sans effet; et les prières, les confessions, les signes de croix ne dérangeaient pas le moins du monde le démon obstiné. La religieuse s'adressa enfin à un pieux personnage, qui lui donna ce conseil:—Quand le Diable voudra s'approcher de vous, dites le benedicite, vous serez débarrassée, à coup sûr. La sœur suivit cette ordonnance; et véritablement le Diable fut obligé de reculer. On dit même qu'il n'osa plus y revenir[232].

[232] Cæsarii Heisterbach. miracul., liv. V. chap. 46.

—Un prêtre de Bonn, nommé Arnold, qui vivait au douzième siècle, avait une fille extrêmement belle. Il veillait sur elle avec le plus grand soin, à cause des chanoines de Bonn qui en étaient amoureux; et toutes les fois qu'il sortait, il l'enfermait seule dans une petite chambre. Un jour qu'elle était enfermée de la sorte, le Diable l'alla trouver sous la figure d'un beau jeune homme, et se mit à lui faire l'amour. La jeune fille, qui était dans l'âge où le cœur parle avec force, se laissa bientôt séduire, et accorda à l'amoureux démon tout ce qu'il désirait. Il fut constant, contre l'ordinaire, et ne manqua pas désormais de venir passer toutes les nuits avec sa belle amie. Enfin elle devint grosse, et d'une manière si visible, que force lui fut de l'avouer à son père; ce qu'elle fit en pleurant à chaudes larmes. Le prêtre, attendri et affligé, n'eut pas de peine à découvrir que sa fille avait été trompée par un démon incube. C'est pourquoi il l'envoya bien vite de l'autre côté du Rhin, pour cacher sa honte, et la soustraire aux recherches de l'amant infernal. Le lendemain du départ de la jeune fille, le démon arriva à la maison du prêtre; et, quoiqu'un Diable doive tout savoir et se trouver partout en un instant, il fut bien surpris de ne plus revoir sa belle.—Mauvais prêtre, dit-il au père, pourquoi m'as-tu enlevé ma femme?… En disant cela, il donna au prêtre un bon coup de poing dans l'estomac, duquel coup de poing le prêtre mourut au bout de trois jours. On ne sait pas ce que devint le reste de cette histoire édifiante[233].

[233] Cæsarii Heisterb. Miracul., lib. III, cap. 8.

—Un pieux personnage, nommé Victorin, qui devint par la suite évêque de Pettaw, dans le duché de Stirie[234], s'étant retiré dans le désert, y fut visité par une belle dame. Malheureusement cette dame était d'une grande lubricité. Elle s'insinua avec tant d'adresse dans le cœur de Victorin, qu'elle s'en fit aimer, et que le solitaire succomba à la tentation. Après que la faute fut commise, Victorin fit un retour sur lui-même, et accabla sa complice des plus amers reproches. Celle-ci se retira dès lors, et alla chercher ailleurs des amans d'une conscience moins timorée.

[234] C'est du moins ce que dit S. Jérôme; Mathieu Tympius prétend qu'il fut évêque d'Amiterne, près d'Aquila.

En réfléchissant aux séductions qui avaient précédé sa chute, Victorin reconnut bien vite qu'il n'avait pas eu affaire avec une femme, et qu'il venait de pécher avec le Diable… C'est pourquoi, désespéré d'avoir commis le péché de fornication avec un démon déguisé, il lia fortement ses deux mains ensemble, se décida à brouter l'herbe, et à ne boire que de l'eau de fontaine. Il vécut pendant trois ans dans ces austérités; après quoi, il fut élevé à l'épiscopat, et souffrit le martyre sous Nerva le persécuteur[235].

[235] Mathæi Tympii præmia virtut. Christian. pænitentiæ, 27 post Eusebii, lib. III, cap. 22.

—Nicolas Remi raconte l'histoire d'un paysan qui caressa une diablesse, laquelle diablesse tua le fils de son amant. Hector de Boëce fait l'histoire d'une jeune Écossaise, qui accoucha d'un monstre épouvantable, grosse qu'elle était du fait du Diable. Delancre parle de plusieurs démons, qui furent assez impolis pour tuer leurs bien-aimées, en leur contant des fleurettes à coups de poing. Cæsarius d'Heisterbach dit aussi la même chose dans plusieurs endroits, et il assure dans son IIIe livre des Miracles illustres, qu'une jeune fille, engrossée par le Diable, enfanta bon nombre de petits vers, non par la voie naturelle, mais par la bouche, et par la partie destinée aux déjections excrémentales.

On sent bien que tous ces contes ne méritent pas la moindre confiance. Les démons, quoique déchus, sont toujours des anges, qui n'ont point assez de bassesse pour faire de vilaines choses. On doit donc rejeter comme apocryphes toutes ces fables de monstres, dont on attribue à Satan la honteuse paternité. On doit refuser de croire aussi à ces chroniques qui nous disent que le Diable étrangle les femmes dont il abuse, et qu'il les caresse quelquefois sous des figures de chat, de bouc, d'ours, d'âne, d'oie, de chien, de serpent, de lévrier, etc. Quant aux histoires suivantes, c'est autre chose; et on peut les croire, pour peu qu'on ait de foi à occuper.

—Le fameux Zoroastre, prince et législateur des Bactriens, et fondateur d'une des plus anciennes religions, était fils du Diable et de la femme de Noé. Suidas prétend qu'il fut tué par la foudre; et ceux qui le confondent avec Cham, disent qu'il fut emporté par son père, après avoir vécu douze cents ans en grande réputation de sagesse. Il est vrai qu'il avait eu le temps de l'acquérir pendant une si longue vie.

—Celui qui éleva la ville de Rome, le fameux Romulus, était enfant du Diable, selon la plupart des démonomanes. Après qu'il eut bien établi son empire, un jour qu'il faisait la revue de son armée, il fut enlevé dans un tourbillon, à la vue de la multitude[236]; et Bodin observe que le Diable, à qui il devait le jour, l'emportait dans un autre royaume[237].

[236] Denys d'Halicarnasse, Tite-Live, Plutarque, in Romulo, etc.

[237] Bodin, Démonomanie, liv. III, chap. 1er, et dans la préface.

—Numa Pompilius, successeur de Romulus, fut également enfant du Diable, selon quelques-uns, et grand magicien selon tous les démonomanes. Comme il est naturel à chacun d'aimer les gens de son pays, Numa entretint toute sa vie un commerce amoureux avec un démon femelle, que les anciens nomment Égérie. Denys d'Halicarnasse, qui s'entendait assez bien à recueillir les découvertes des bonnes femmes, dit que Numa évoquait habilement les Diables. Ce qui est probable, vu qu'il était de la famille.

—Tanaquil, femme de Tarquin-l'Ancien, avait une belle esclave, qui se nommait Ocrisia. Vulcain en devint amoureux, selon les anciens, et l'engrossa. Elle accoucha d'un fils, qui se nomma Servius Tullius, et qui fut roi des Romains. Le Loyer, et d'autres écrivains aussi judicieux, prétendent théologiquement que l'amant d'Ocrisia venait de l'enfer, et que Servius était fils du Diable. Les cabalistes soutiennent, de leur côté, que ce prince fut fils d'un salamandre; et les incrédules de notre malheureux siècle diront sans doute qu'il était fils d'un homme. Quant à moi, je penche pour le Diable, par égard pour la vertu d'Ocrisia.

—L'empereur Auguste était aussi enfant du Diable. Delancre assure même, en homme qui aurait vu la chose, ou qui la tient de bonne part, que le démon, avec qui la mère d'Auguste fabriqua un grand homme, imprima de sa griffe un petit serpent sur le ventre de cette dame, pour sceller son œuvre, et empêcher tout autre d'y mettre la main, avant la naissance de l'enfant.

—On dit encore que Simon-le-Magicien, le premier des hérétiques, et le plus habile homme à voler sans ailes en plein air, était enfant du Diable. Comme il n'y a là-dessus aucune autorité admissible, nous n'en dirons rien.

—Luther était fils de Satan par la génération, comme dit Georges l'apôtre, et tous ses sectateurs sont enfans du Diable par adoption; ce qu'il faut bien distinguer. En attendant que les réformés veuillent accepter ce père adoptif, à la mort de Luther une troupe de démons en deuil vint chercher le fils du roi de l'enfer, habillés en corbeaux et en oiseaux noirs. Ils assistèrent invisiblement aux funérailles, et Thyræus ajoute qu'ils emportèrent ensuite le défunt loin de ce monde, où il ne devait que passer.

—Le grand prophète Merlin, qui prédit avec tant de sagacité, comme on l'a su depuis, les orageuses destinées de l'Angleterre, et qui eut l'avantage de prophétiser le lendemain de sa naissance, était fils d'une religieuse et d'un démon incube. Merlin fit danser des montagnes, servit les amours d'Uterpen Dragon, et opéra une foule de merveilles. Galfridus et quelques autres disent qu'il fut emporté par le Diable, quand il n'eut plus que faire ici-bas.

—Apollonius de Thyane, qui ressuscitait les morts et qui comprenait le chant des oiseaux, était pareillement fils du Diable. Il délivrait les possédés, d'autant plus facilement qu'il était parent des possesseurs, et qu'il n'avait qu'à parler. Il fut enlevé par son père, quand il eut fait son temps en ce monde.

—Les comtes de Clèves descendaient du Diable, en ligne directe, du côté paternel. La maison de Lusignan descend aussi de la fameuse Mélusine[238], que les théologiens reconnaissent pour un démon femelle.—On voit, par cette nomenclature, que les œuvres amoureuses du Diable ne sont pas si mauvaises.

[238] Voyez son histoire dans le Dictionnaire infernal. M. St-Albin a rapporté, dans ses Contes noirs, les Croyances des bonnes femmes du Poitou sur cette fée, ou Nymphe, ou Démon femelle, ou Sylphide, etc.

Boguet et d'autres démonomanes, grandement sensés, disent encore que les enfans du Diable sont difficiles à nourrir, et ne vivent que sept ans. Les exemples que nous venons de rapporter démentent assez cette ridicule opinion, pour qu'il ne soit pas besoin de la combattre.

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