Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XIX.
DE L'ESTIME QU'ON A EUE POUR LES DÉMONS; DES HOMMES QUI LEUR ONT DU LEUR MÉRITE, etc.
Facta ducis vivent, operosaque gloria rerum,Hæc manet, hæc avidos effugit una rogos.Ovide.
La gloire qui s'attache à des faits honorables,Un éloge, appuyé de titres véritables,Vivra, malgré l'envie et la flamme et le temps;Car les faits bien prouvés sont des vrais monumens.
—Dans le douzième siècle, on portait en France des vêtemens assez bizarres, mais qui prouvaient, en quelque sorte, un esprit plus riant, une haine moins brutale contre les démons, que dans les siècles précédens et postérieurs. On se plaisait à se vêtir d'étoffes plissées, sur lesquelles on voyait des figures grotesques et de petits Diables de toutes formes, de toutes couleurs, avec des visages enjoués. Les femmes avaient des robes fort longues, qui se terminaient en queue de serpent. Le concile qui se tint à Montpellier, en 1195, trouvant que ces modes insolentes tournaient en ridicule des objets redoutables, défendit sévèrement ces sortes de parures… On pensera sans doute que ces défenses étaient maladroites, puisque la légèreté française suffisait pour changer la mode, et que le décret du concile ne fit qu'en prolonger la durée.
—On a vu peu de vrais grands hommes regarder le Diable comme un sot. L'immortel Érasme fit connaissance avec Thomas Morus d'une façon assez singulière, et qui prouve le bon esprit du chancelier anglais. Morus rencontra un homme qui parlait agréablement, et qui raisonnait très-bien. Après l'avoir entendu quelque temps, il le considéra avec attention, et s'écria:—Ou vous êtes le Diable, ou vous êtes Érasme?… Il se trouva effectivement que c'était Érasme, dont la réputation commençait à s'étendre dans l'Europe.
—Jacques Goyon de Matignon, qui servit Henri III et Henri IV avec tant de fidélité, était un homme du plus rare mérite. Ses envieux, apparemment pour le décrier, disaient que l'esprit, l'habileté, la prudence, le courage n'étaient point naturellement en lui, mais qu'ils lui venaient d'un pacte qu'il avait fait avec le Diable. Il fallait que ce Diable fût une bonne créature, dit Saint-Foix, puisque Matignon donna, dans toutes les occasions, des marques d'un caractère plein de douceur et d'humanité[218].
[218] Histoire de l'ordre du Saint-Esprit. Promotion de 1579, pag. 190.
—On a beaucoup vanté la belle morale de Socrate, la sagesse de sa conduite, l'expérience qu'il avait des choses, cette philosophie qui épura son âme de toutes les passions honteuses, son penchant à la vertu, et cette prudence qui lui faisait prévoir le résultat nécessaire des événemens incertains, qui guidait son choix dans les occasions douteuses, et lui montrait de loin tous les périls. Les anciens, qui trouvaient tant de grandes qualités surhumaines, ne les croyaient pas étrangères à l'essence des démons. Aussi disaient-ils que Socrate avait un démon familier, et Proclus soutient qu'il lui dut toute sa sagesse[219]. Peut-être les hommes trouvaient-ils leur compte à cet arrangement. Ils se consolaient d'être moins vertueux que Socrate, en songeant qu'ils n'avaient pas un appui comme le sien.
[219] Proclus, de animâ et dæmone.
—L'ingénieux Apulée fut accusé de magie, parce que, pauvre et dénué de tout, il épousa une femme extrêmement riche; et qu'on attribuait cette bonne fortune à des charmes surnaturels. Le vrai de la chose, c'est qu'Apulée était jeune et bien fait, et la femme qu'il épousa vieille et laide. Quelques démonomanes regardèrent aussi les métamorphoses de l'âne d'or comme un ouvrage inspiré par le Diable. On alla même jusqu'à dire que, lorsqu'il travaillait, Apulée obligeait sa femme, ou son démon, à lui tenir la chandelle. Quoi qu'il en soit, il y avait de la complaisance dans cette femme, ou dans ce démon.
—L'immortel Agrippa (Henri-Corneille), que ses plus grands ennemis ont regardé comme un prodige[220], et qui fut appelé avec raison le Trismegiste de son temps, ne pouvait passer pour un homme ordinaire dans le quinzième siècle. Aussi on débita qu'il devait tout son génie à un démon familier, qui l'accompagnait sous la figure d'un chien noir. Bénédiction! comme disait Philippe d'Alcrippe, quel digne et bon Diable, ou quel digne et bon chien!
[220] Portentosum ingenium, Paul Jove, dans ses Éloges. Inter clarissima sui sæculi lumina, Jacques Gohory, question 16. Venerandum Dominum Agrippam, litterarum litteratorumque omnium miraculum, et amorem bonorum, Ludwigius, Démonomagie, page 209; cités par G. Naudé, Apologie, chap. 15.
—Le fameux Cardan, à qui l'on accorde une vaste érudition, un esprit subtil, et même du génie, avait un démon familier; et il avoue lui-même, dans ses ouvrages[221], qu'il devait tous ses talens et ses plus heureuses idées à son démon. Or, si Cardan était quelquefois plus simple qu'un enfant, comme dit l'historien De Thou, souvent aussi il paraissait au-dessus de l'homme[222]. Tous nos anciens ne l'ont jugé qu'avec une admiration semblable; et, en faisant l'éloge de Cardan, ils ont fait la part de son démon familier.
[221] Dans le dialogue intitulé Tétim, et dans le traité de Libris propriis, Cardan confesse que son démon familier tient de la nature de Vénus, de celle de Saturne et de celle de Mercure, astrologiquement parlant.
[222] Thuani histor., lib. II.
—Jules César Scaliger, si célèbre par l'immense étendue de sa science, par l'originalité de son génie, par sa supériorité au-dessus des hommes de son siècle, avait également un démon familier, à qui il devait ses plus belles inspirations. Il lui rend lui-même cette justice, dans son Art poétique, livre III, chapitre 26.
—L'abbé Fiard, qui se déchaîne si vertement contre le Diable, lui fait bien souvent plus d'honneur qu'il ne pense. Ce Mesmer, qui opéra, dans le dernier siècle, tant de guérisons surprenantes par le magnétisme, ou plutôt par l'empire qu'il sut prendre sur les imaginations, ce Mesmer qui ne fit que du bien, est mis, par l'abbé Fiard et par quelques autres théologiens de la même force, au nombre des suppôts de Satan. Quel que soit ce Diable, à qui Mesmer dut le bonheur d'être utile à l'humanité, nous ne lui devons que de la reconnaissance.
—Cagliostro est rangé pareillement dans le nombre des favoris de l'enfer, non pour ses fourberies et ses intrigues, mais pour les cures miraculeuses qu'il opéra à Strasbourg, et pour le peu de bienfaits qu'il eut l'adresse de répandre dans ses voyages; bienfaits et miracles, qui ne pouvaient être que l'ouvrage du Diable, comme le prouve judicieusement l'abbé Fiard[223].
[223] Voyez la France trompée par les magiciens et démonolâtres du 18e siècle.
—Quelques démonomanes ont voulu mettre aussi le philosophe Averroès au nombre des magiciens, et lui donner un démon familier. La complaisance de ces messieurs fait honneur au Diable[224]. Mais malheureusement pour le respect que nous devons à leur autorité, Averroès était un épicurien, qui, quoique mahométan pour la forme, ne tenait dans le cœur à aucune religion révélée, et ne croyait pas à l'existence des démons[225].
[224] Averroès, médecin arabe, et le plus grand philosophe de sa nation, naquit à Cordoue, dans le douzième siècle. Il s'acquit une si grande réputation de justice, de vertu et de sagesse, que le roi de Maroc le fit juge de toute la Mauritanie. Il traduisit Aristote en arabe, et composa plusieurs ouvrages sur la philosophie et sur la médecine.
[225] Magiam dæmoniacam pleno ore negarunt Averroes et alii epicurei, qui, una cum saducæis, dæmones esse negarunt. Torreblanca, Délits magiques, liv. II, chap. 5.
—Chicus Œsculanus, qui avança cette hérésie, que la lune est un globe habitable comme le nôtre, avait un démon familier, nommé Floron, de l'ordre des chérubins damnés, qui lui souffla la susdite hérésie et l'aida dans ses travaux.
—Le système de Copernic, que tous les peuples instruits ont adopté, fut condamné, quand il parut, par l'inquisition de Rome, comme une impiété et comme une œuvre du Diable.
—Jean Faust, l'un des inventeurs de l'imprimerie, fut aussi regardé comme hérétique et magicien, en plein commerce avec les démons. On fit des livres sur les merveilles qu'il opéra par ses prestiges, et quelques bons esprits de son siècle l'accusèrent d'avoir fait écrire par le Diable les premières Bibles qu'il imprima. Nos ancêtres faisaient bien peu d'honneur à l'esprit humain, puisqu'ils le croyaient incapable de rien inventer, sans le secours du Diable. Si quelqu'un s'amusait à en faire la recherche, il trouverait probablement toutes les anciennes découvertes qui ont pu causer quelque surprise, attribuées aux habitans de l'empire infernal[226].
[226] Il y a, par exemple, certaines inventions, dont nous ne pouvons nous attribuer l'honneur. Telles sont les poêles à frire, les broches à embrocher, les grils, les marmites, les chaudières, les fourches, les ponts, les disciplines, et autres objets de même acabit, qui sont en usage dans les enfers, depuis que les enfers sont sur pied.
—Roger Bacon parut dans le treizième siècle. C'était un cordelier anglais. Il fut mis en prison comme magicien damnable, parce qu'il étudiait les mathématiques et les autres sciences naturelles. La beauté de son esprit le fit surnommer le docteur admirable. On dit qu'il inventa la poudre. Il était versé dans les beaux-arts, et surpassait tous les moines ses confrères, par l'étendue de ses connaissances et par la subtilité de son esprit. C'est pourquoi on publia qu'il devait sa supériorité aux démons, avec qui il commerçait nuit et jour.
—Pierre d'Apone, l'un des plus célèbres médecins du treizième siècle, se faisait servir par les Diables. Il acquit la connaissance des sept arts libéraux, en quelques leçons que lui donnèrent sept démons familiers. Malheureusement encore pour cette belle histoire, Pierre d'Apone ne croyait pas aux démons.
—Dans des circonstances désespérées, une jeune fille, l'immortelle Jeanne d'Arc, ranima le courage des guerriers français, releva notre gloire ternie, nous sauva de l'esclavage… Elle avait fait des prodiges: on l'accusa d'être sorcière, de commercer avec les démons; et ce fut sous ce prétexte ridicule que la Pucelle fut indignement brûlée, à la honte de Charles VII et des Anglais[227].
[227] Voyez l'Histoire de Jeanne-d'Arc, par M. Lebrun de Charmettes; et l'Histoire de la Magie en France, par M. Jules Garinet.
—Les Templiers furent exterminés comme adorateurs du Diable, avec qui ils commerçaient secrètement, parce que, dans les deux cents ans que leur ordre exista, ils s'étaient couverts de lauriers, et surtout parce qu'ils avaient amassé de grandes richesses. Aussi eut-on bien soin de confisquer leurs biens… Combien d'autres furent traités comme les Templiers et la Pucelle d'Orléans!…
—Le Diable n'est point, aux yeux des bons montagnards de la Suisse, un ennemi malfaisant, ingénieux pour le mal, comme nous le représentent certains hommes éclairés de l'Europe. Il est même assez bonne personne; et on lui fait honneur de plusieurs chefs-d'œuvre qui étonnent l'esprit humain.
Après que l'on a suivi pendant quelque temps la route suspendue qui parcourt la vallée de Schellenen, on arrive à cette œuvre de Satan, que l'on appelle le Pont-du-Diable. Cette construction surprenante est moins merveilleuse encore que le site où elle est placée. Le pont est jeté entre deux montagnes élevées, au-dessus d'un torrent furieux, dont les eaux tombent par cascades sur des rocs brisés, et remplissent l'air de leur fracas et de leur écume[228].—On ne doit pourtant pas s'étonner excessivement de la hardiesse de cet édifice: Denis le chartreux dit que le Diable est grand architecte; Milton ajoute qu'il excelle à bâtir les ponts[229]; et l'abbé Fiard dit qu'il est habile, plein de force et de génie, et grand physicien[230].
[228] Nouveau voyage en Suisse, d'Hélène Maria Williams, tome 1er, chap. 2.
[229] On sait que Satan a bâti un pont, par lequel on communique de l'enfer à la terre. (Paradis perdu.)
[230] La France trompée par les magiciens et démonolâtres du 18e siècle.
—L'Angleterre et l'Écosse étaient autrefois séparées par une grande et fameuse muraille, dont quelques débris ont été jusqu'à ce jour respectés par le temps. Le ciment en est si fort, et les pierres si bien jointes, que les habitans laissent au Diable l'honneur de cette construction; et on ne l'appelle pas autrement que la muraille du Diable.
—Nous ne ferons point ici l'ennuyeuse nomenclature des ouvrages des démons. Il nous suffit de prouver qu'on leur a attribué de grandes choses et accordé de grands talens. Quant aux hommes qui ont dû leur mérite au Diable, le nombre en est immense; et on n'a cité que quelques-uns des plus connus. Qu'on lise un très-succulent et très-docte ouvrage de notre temps: les Précurseurs de l'antéchrist; qu'on s'endorme encore avec les Superstitions et Démonolâtrie des philosophes, etc., imprimés chez Rusand, à Lyon; on apprendra que tous les grands hommes du dernier siècle, tels que Voltaire, Diderot, Holbach, et autres impies, n'étaient purement et simplement que des démons, envoyés par l'enfer pour préparer la venue de l'antéchrist, dont l'heure est proche. Ceux qui ont hanté Voltaire ne se doutaient peut-être pas qu'ils commerçaient avec le Diable. Mais c'est comme cela; et maintenant encore, il y a en France bon nombre de démons, qui y font des choses que la décence et la morale empêchent de nommer.